fils et fille de titans

Ils versent un peu de l’eau puisée

Sur leurs vêtements et leur tête ; ils tournent les pas

Vers le sanctuaire de la déesse sacrée, les pentes du toit blanchissaient

D’une vilaine mousse et les autels, debout, étaient sans feux.

Devant les escaliers du temple, l’un et l’autre se couchent,

Et penchés en avant, au sol, angoissés, donnent leur bouche à la pierre gelée. 

Ils disent : « si sous les prières justes, les divinités, vaincues,

S’attendrissent, si la colère de la déesse est retournée,

Dis, Thémis, par quel art peut-on réparer la ruine de notre espèce ?

Offre de l’aide, Très Douce, aux choses immergées. »

La déesse est émue et rend cet oracle : « éloignez-vous du temple,

Couvrez-vous la tête, détachez vos ceintures

Et derrière votre dos jetez les os de la Grande vieille mère. »

Ils restent longtemps interdits ;  Pyrrha rompt le silence

La première et refuse d’obéir aux ordres de la déesse,

Elle demande d’une voix effrayée qu’elle lui pardonne mais elle a peur

De blesser avec des os jetés les ombres d’une mère.

Ils cherchent cependant à comprendre, dans des ténèbres aveugles,

Les paroles obscures et les agitent en eux et entre eux. 

Le fils de Prométhée caresse la fille d’Epiméthée de paroles

Apaisantes et : « ou mon intelligence me trompe

Ou les oracles religieux ne commandent jamais le crime.

La terre est une Grande vieille mère. Les cailloux dans le corps de la terre

On peut les dire os ; on nous ordonne de les jeter derrière notre dos. »

La fille du Titan est émue de l’interprétation de son mari,

Elle doute pourtant de son espoir tant ils se méfient tous deux

Des conseils célestes ; mais quel danger à essayer ?

Ils s’éloignent, voilent leur tête, délacent leur tunique

Et envoient derrière leurs pas les cailloux qu’on a dits.

Les pierres (qui le croirait, mais l’Histoire en témoigne)

Commencent à perdre leur dureté, leur rigidité ;

Un peu de temps et elles s’amollissent, amollies elles prennent forme.

Bientôt, elles grandissent, une plus douce nature

Leur vient, de sorte, mais ce n’est pas manifeste,  qu’on peut voir

Une forme d’être humain, comme ébauchée dans le marbre,

Pas précise assez, très semblable à une statue brute

Dont une part, avec un peu de suc, est humide

Et faite de terre ; la forme changée sert de corps.

Ce qui est solide  et ne peut être fléchi se change en os,

Ce qui était veine, sous le même nom, demeure.

En un bref instant, sous la volonté des dieux, les pierres

Envoyées par les mains d’un homme dessinent la figure d’un homme

Et du geste d’une femme une femme est  réparée.

 

A notre humanité

Quidam editeur

“Sur le chemin de halage, Emmy ouvre les yeux. Quand elle s’est endormie, les nuages faisaient des formes aux gris profonds, tout ça se délavait vite, elle avait hâte d’en finir. Tom a disparu. Elle tend les mains dans les airs du dessus pour attraper la silhouette invisible. Tom, dit-elle, je m’appelle Madeleine, se pourrait-il que tu prononces mon vrai prénom. Un silence répond, un frottement. Ou bien ce sont les morts qui gigotent sous la terre ou bien ce sont les mortes. Dans les caves des couvents, disait Tante M., les os des religieuses torturées se plaignaient ou sifflaient en douce. Du vent dans les os vides des corps des sœurs. Tu entends, pauvre Tom, dit Emmy qui s’appelle Madeleine à Tom qui n’est pas là. Elle l’a touché cette nuit, elle a sur la petite peau des paumes l’odeur du corps de Tom. D’abord il a ôté son costume.”

On en parle :

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Kerouac Chefjec Proust Deleuze Lowry

Littérature et cinéma : c’est l’intitulé du futur atelier d’écriture  à la médiathèque de Biarritz. Un intitulé de départ, duquel on fait ce que l’on veut. Et là c’est tellement large, possible, énorme, ouvert. Bien sûr pensé aux adaptations, celles que j’aime, Mouchette Bresson Bernanos. Avec Delphine, au scénario de la Maman et la putain. A L’amour existe, de Pialat. Théorème. Je ne sais pas où est cette image, peut-être Tarkosvski, mais un arbre monte, monte et sort du cadre. A tout ce que je ne connais pas. A ce que je connais un peu trop. Sans soleil.  Pour l’heure j’ai fait autrement. Pas plus vite, pas plus mal, mais proche, proche.

Sergio Chefjec et son arbre qui monte à la page 105 de Mes deux mondes. La scène commence devant le lac, une aventure dit Chefjec, alors qu’une petite fille et son père en pédalo s’éloignent, s’éloignent. Et l’écrivain regarde la scène (banale familière mais recelant l’aventure), l’écrivain écrit sur le bord, dans un café où l’on pense qu’écrivent les écrivains. 

A la page 45 des Souterrains de Kerouac Mardou est juchée sur une barrière et on la voit fixement regarder le Noir avec un peu de brume qui se dégage de sa bouche brune.  Plus tard elle descendra, coeur battant dans la nuit de Frisco. Quand elle était sur la barrière on a eu L’Asie, la chaîne Alaskienne, les désastres du Nouveau Monde, les poneys indiens, l’Egypte les Aztèques et les Grecs.

A la page 149 de la dernière version de Lunar caustic de Lowry, une scène se dessine, d’une netteté extraordinaire. Petit bassin, tonnerre, feuilles et bourgeons tombant puis Bill fait deux pas dans la salle. Hop, on voit un homme en haillons, loin au-dessus une jeune fille au col blanc, loin au-dessous des feuilles qui volettent. Au milieu et parmi, des morts, des dormeurs, des fantômes, pas mal de tristesse. Et puis j’ai entouré Chefjec, Lowry et Kerouac de deux textes connus, ici tronqués.

“Une voix parle de quelque chose. On parle de quelque chose. En même temps on nous fait voir autre chose. Et enfin ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. (…) La parole s’élève dans l’air, en même temps que la terre qu’on voit s’enfonce de plus en plus. ou plutôt en même temps que cette parole s’élève dans l’air, cela dont elle nous parlait s’enfonce sous la terre. (…)”

“Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons réalité est un certain rapport entre sensations et souvenirs qui nous entourent simultanément. (…) La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport…”

aux deux sommets, abrupte, cherche les astres

La Phocide sépare des plaines de l’Oeta les Aoniens,

Une terre fertile quand c’était une terre mais en ce temps-là

Un morceau de mer, une plaine large d’eaux précipitées.

Ici une montagne aux deux sommets, abrupte, cherche les astres,

Son nom, le Parnasse, et ses pointes dépassent les nuages.

Ici Deucalion, quand l’océan avait tout recouvert,

Avec sa compagne, porté sur un petit radeau, aborda.

Tous les deux priaient les  nymphes Coryciennes, les divinités de la montagne

Et Thémis la fatidique qui alors rendait les oracles.

Aucun homme n’était meilleur ni n’aimait plus la justice

Que celui-là, aucune femme plus respectueuse des dieux que celle-là.

Jupiter, quand il voit que le monde baigne dans ces marais liquides,

Et qu’il reste, de tant de milliers, un seul homme,

Et qu’il reste, de tant de milliers, une seule femme,

Tous les deux innocents, tous les deux soucieux des divinités,

Disperse les nuées et, alors que l’Aquilon écarte les nuages,

Montre au ciel la terre et l’éther à la terre.

Et la colère de la mer ne dure pas et d’un trait à trois pointes

Le maître des mers adoucit les eaux et fait venir par-dessus l’abîme,

Dressé, couvert aux épaules de son pourpre natif,

Triton bleu azur : qu’il souffle, ordonne-t-il,

Dans le coquillage sonore ; les flots et les fleuves,

Qu’il les renvoie à ce signal.  Celui-ci prend la trompette creuse,

Tortillée, qui s’évase, large, de la base au pavillon,

Trompette qui, en pleine mer, quand elle avale les airs,

Remplit de sa voix les rivages d’un côté et de l’autre de Phoebus.

Elle a touché la bouche du dieu, mouillée par la barbe ruisselante,

Elle a chanté, exaltée, l’ordre du retrait,

De toutes les terres elle est entendue, et des eaux de la mer ;

Entendue des eaux, elle les contraint toutes.

Maintenant la mer a un rivage, le lit reçoit des fleuves pleins,

Les rivières descendent, on voit pointer les collines,

Surgir la terre, croître les lieux et décroître les eaux

Et après un long jour les forêts montrent

Leurs cimes nues, elles portent sur le front un peu encore de limon.

Le monde est revenu. Quand il le voit vide,

Quand il voit les terres désolées qui font de profonds silences,

Deucalion, avec des larmes, dit à Pyrrha :

« Oh ma sœur, oh ma femme oh unique survivante,

Toi à qui la famille, l’origine de nos pères

Puis le mariage m’a uni, maintenant les dangers nous unissent.

De toutes les terres que voient le couchant et le levant,

Nous deux sommes le seul peuple. La mer possède le reste. 

Nous ne pouvons pas encore nous fier à la vie

Avec certitude. Encore les nuées terrorisent ma pensée.

Si sans moi tu avais été arrachée à la mort,

Malheureuse, comment irait ton esprit ? Comment, seule,

Pourrais-tu supporter la peur ? Qui te consolerait quand tu soufres ?

Moi, crois-moi, si la mer te prenait

Je te suivrais, ma femme, et la mer me prendrait.

Oh, si je pouvais refaire des peuples avec l’art

De mon père et verser des âmes dans la terre façonnée !

Maintenant le genre humain, c’est nous deux.

Ainsi l’ont vu les dieux, nous restons seuls échantillons des hommes.

Il dit, ils pleuraient. Ils veulent prier la force

Céleste et demander de l’aide aux oracles sacrés.

Sans attendre ils vont aux eaux du Céphise,

Elle ne sont pas bien claires, mais coupent déjà le tracé connu.

Ils versent un peu de l’eau puisée

Sur leurs vêtements et leur tête ; ils tournent les pas

Vers le sanctuaire de la déesse sacrée, les pentes du toit blanchissaient

D’une vilaine mousse et les autels, debout, étaient sans feux.

Devant les escaliers du temple, l’un et l’autre se couchent,

Et penchés en avant, au sol, angoissés, donnent leur bouche à la pierre gelée. 

Ils disent : « si sous les prières justes, les divinités, vaincues,

S’attendrissent, si la colère de la déesse est retournée,

Dis, Thémis, par quel art peut-on réparer la ruine de notre espèce ?

Offre de l’aide, Très Douce, aux choses immergées. »

La déesse est émue et rend cet oracle : « éloignez-vous du temple,

Couvrez-vous la tête, détachez vos ceintures

Et derrière votre dos jetez les os de la Grande vieille mère. »

Ils restent longtemps interdits ;  Pyrrha rompt le silence

La première et refuse d’obéir aux ordres de la déesse,

Elle demande d’une voix effrayée qu’elle lui pardonne mais elle a peur

De blesser avec des os jetés les ombres d’une mère.

Ils cherchent cependant à comprendre, dans des ténèbres aveugles,

Les paroles obscures et les agitent en eux et entre eux. 

Le fils de Prométhée caresse la fille d’Epiméthée de paroles

Apaisantes et : « ou mon intelligence me trompe

Ou les oracles religieux ne commandent jamais le crime.

La terre est une Grande vieille mère. Les cailloux dans le corps de la terre

On peut les dire os ; on nous ordonne de les jeter derrière notre dos. »

La fille du titan est émue de l’interprétation de son mari,

Elle doute pourtant de son espoir tant ils se méfient tous deux

Des conseils célestes ; mais quel danger à essayer ?

Ils s’éloignent, voilent leur tête, délacent leur tunique

Et envoient derrière leurs pas les cailloux qu’on a dits.

montagne pliable

Nous sommes plusieurs à ne pas craindre dérives et déplacements. Ah, Cesare Aira, quand il invente devant nous le monde des poètes, montagne pliable après montagne pliable.

A ne pas craindre de ne pas comprendre. Juan Benet, quand il refuse de revenir en arrière dans son récit et qu’il exige qu’éditeur et lecteurs ne se retournent pas non plus.

A ne pas chercher l’homogénéité à tout prix. A revendiquer l’hybridation. Et à aller du côté du mélange des genres et de la transfiction. Bolano, Bellatin, Piccirilli.  Enfin, à abattre les frontières dans ce réel magique qu’est le récit.

Nous savons que nous ne sommes pas obligés de coller l’offre à la demande supposée du lecteur /consommateur – hélas nous savons à quelle démocratie cela convie.

Nous posons qu’il n’y a pas de littérature exigeante, que c’est une expression sortie tout droit de la bonne volonté de républicains progressistes qui veulent depuis cent ans pédagogiquement faire société égale avec des hommes inégaux. Nous posons que nous sommes absolument égaux. Absolument égaux devant la lecture et ses cheminements. Et que si quelque chose nous a échappé, nous sommes libres de lire et de relire, deux fois, trois fois, et encore – comme le proposait Faulkner à ses critiques.

Aloysia ou Notre besoin de consolation ….

Quand Elise arrive, elles posent les masques. Chacune pose sur la table marquetée le masque peinturé d’une bouche violine, charnue. Sur le front du masque de Valentina, des cornes noires sont dessinées, des troncs d’arbre noueux, des tigrures. Elles épongent la sueur derrière les oreilles. La cérémonie a été épuisante.

Elise est arrivée très tard. Nous diras-tu ton prénom de ville, Aloysia ? Le visage d’Aloysia se fige. Elle retient son souffle. Des bruits de bottes, un cliquetis d’armes et de ceinturons sévères : une cohorte peut-être passe. Le front d’Aloysia est rayé horizontalement. Quatre ou cinq lignes d’âge, arquées, dessinent ses joues. Les hommes en armes ont disparu. Le silence est lourd.

Elise est préoccupée, elle ne veut rien savoir pour l’instant – ni des hommes en meute ni des pouvoirs d’Aloysia. Peut-être la scène d’Aloysia, promise et préparée, la cérémonie, dure-t-elle encore. On fait le rêve de quitter le rêve et éveillée au fond du rêve il s’agit de s’éveiller encore, une dernière fois, de toute urgence. Le danger est physique, on veut nous rétrécir, peut-être par les oreilles, peut-être par ailleurs, la lumière est cisaillée, les brises sont cisaillées, l’espace entre l’assaillant armé et moi-même (dont on ne voit que les oreilles) est réduit, se réduit, on me touche. Une voix prononce qu’il ne s’agissait pas de  moi : on cherchait des choses légères, on cherchait les choses ténues et flottantes qui font courir les rêves.

Elise Dmitriev porte ses mains à ses tempes. Il y bat un sang costaud, épais, le sang de la plante des pieds, le sang de ceux qui s’agenouillent, décident de l’heure du feu et tombent surpris pourtant, hagards. Elise frissonne. Une imagination. Comme les soldats d’Aloysia, une hallucination. Le petit ours qu’est Aloysia sourit, tout s’est bien passé, dit-elle encore. Et : comme on a voyagé.

La cérémonie était réussie. Aloysia le répète. Valentina a mal à la gorge. Il y a dans l’air une pointe de réprobation. Mais où. Six ou douze grands oiseaux s’envolent dans un froissement de velours. Ce sont des oiseaux en armes, l’épée cachée sous le plumage. Ou bien : un oiseau aux ailes grasses et luisantes (d’une matière qui laisse venir la lumière ou l’image) devient Valentina. Un oiseau devient Valentina, plane très lentement par-dessus les toits. Les angles se chevauchent défiant les géométries. Quelques fils tendus brusques se rompent. Le vide entre les corps ou les images fourmille. L’oiseau garde en lui un cri secret, très profond, très secret. Le cri malgré la rétention va exprimer un peu de lui en larmes salées. Les larmes coulent le long du bec de l’oiseau. Finissent en flaque dans laquelle les enfants en bas jouent. Derrière chaque temps (instant, laps d’un son, de syllabe), d’autres temps se cachent. Les yeux dans le vide, léthargique, Valentina, pose une joue sur la table.

Les camarades sont assises autour de Valentina. On a bien voyagé, répète Aloysia. Qui parfois fait bouger le bras (du bout de la bottine) ou les hanches du cadavre caché sous la chauffeuse.

Aloysia ne nous a jamais montré la lettre dont elle dit qu’elle l’a trois fois perdue et trois fois miraculeusement retrouvée. Elle nous a raconté l’anecdote du dernier retour de la lettre, retour imprévisible et enchanté : les lampions étaient allumés au bord de l’étang du Canet, on fêtait la sainte Agathe, un héron pourpré clopinait. Dans son bec l’oiseau tenait la lettre perdue. Le héron crache la lettre sur les roseaux. Aloysia la retrouve et l’égoutte. Depuis, elle la cache. La lettre assigne, dit Aloysia, à Aloysia un sort incomparable, le sort qu’eurent ceux et celles qui comme elle sont nés coiffés. Un sort et des devoirs : toutes sortes d’actions à mener et non des plus faciles. La cérémonie à laquelle a participé Valentina cette nuit est un point culminant sur le chemin du sort incomparable et mystérieux promis à Aloysia.

Elise est arrivée très en retard. Elle n’a pas assisté à la fabrication du cadavre qu’Aloysia pousse maintenant du bout du pied, nerveusement. D’abord, elle n’a pas compris. Les filles ont posé les masques. Il fallait boire à la coupe magique dont les parois sont écrites et guérisseuses. Aloysia tranchait l’air de coups de canif. Parfois, elle s’arrêtait et effrayée guettait des présences ennemies. Rien ne semblait plus vrai que la bataille menée.

On est au mois de février 1877. Le chemin est marécageux. La jeune femme veut se lever. Elle a donné naissance à un enfant féminin née en avance et coiffée. Pilar a longuement marché, l’enfant dans les bras. Elle trouve refuge. Elle demande de quoi écrire, c’est du français d’oreille tranché de catalan, personne ne le sait car personne ne lit la lettre. La destinataire est l’enfant qui vient de naître, au mois de février 77. Pilar craint de ne pas survivre et confie la lettre à la métayère qui les nourrit. Elle lui confie la poche amniotique qui couvrait la tête de l’enfant à sa naissance. Dans les champs où elle glane, Pilar tombe d’épuisement comme elle s’y attendait. Cela bien qu’elle ait de nombreuses raisons de survivre. Ce jour le ciel est verdâtre, des corneilles le rasent et Pilar de ses deux mains le pousse, le pousse, le recule farouchement, en vain.

Avec la poche amniotique et la lettre de sa mère, l’enfant de sexe féminin conserve, en souvenir de sa mère, un mystérieux bol de rondeur parfaite. Sur les parois du bol est gravé un texte guérisseur. De ces trois objets, la lettre trois fois perdue et une fois dans le bec d’un héron absurdement retrouvée, le bol de guérison et la coiffe de naissance, la jeune fille ne se sépare pas.

L’orpheline a quatorze ou quinze ans. Jusqu’en juin elle a travaillé à Castres. Mi-juin elle s’est sauvée, a fait un morceau de chemin à pied, le reste en train. Au début du mois d’août 1891 elle détroussait les passants à la porte de Pantin. Elle y a rencontré Elise. Bientôt toutes les deux ont recueilli Valentina malade des nerfs et revenue de Suisse. Valentina a des mains d’homme, a creusé des tunnels, fait du mauvais théâtre, lavé les draps des riches. Elle raconte qu’elle était cantatrice et a perdu, il y a vingt ans, avec son domicile parisien, sa voix.

Quelque chose m’a ouvert à la gorge. J’ai sorti un quart de lobe d’oreille. Une once de peau. J’ai avalé l’air avec le huitième de ma bouche. J’ai pris ce que je pouvais prendre avec la moitié, le quart, moins que ça, qui restait. Tellement j’ai pris dans tellement peu de contenant.

Elise et Aloysia calment Valentina. Aloysia fait quelque pas de danse, s’assied de nouveau, ses pieds ne touchent pas le sol mais en gigotant un peu elle parvient à remuer le corps de l’homme caché sous la chauffeuse.

Elise, amie de Jenny Marx, pose le pied à Paris le 22 mars 71. C’est le tout début de la guerre sociale. En pleine journée Paris dort ; Elise a des rendez-vous. 71 sera la contrepartie de 48. Les indigents dans la rue, les rhumatisants, les infirmes vivent de la charité publique, l’Assistance publique a fermé ses portes et les administrateurs sont partis avec les caisses. Sur l’île Saint-Louis Elise a rejoint Noémie et son frère Elie. Elle a vingt ans. Ce qu’elle voit ce jour-là sur le trottoir la surprendrait si elle y accordait la moindre importance. Elie et Noémie lui donnent des informations capitales. Ce qu’elle voit, que le frère et la sœur ne voient pas, pourrait l’effrayer si elle en tenait compte, un présage dit-elle aujourd’hui (peut-être étais-je aussi épuisée du voyage qu’excitée par la révolution que nous épuisions de paroles), un présage de ce qui viendrait vers moi plus tard, à Pantin, ce qui dans la nuit grasse trancha dans l’épaisseur de mes jours et m’offrit deuxième désir et deuxième force.

Elle écoute Noémie et Elie. Elle ne regarde pas l’enfant mendiante qui approche. La mendiante rétrécit à mesure de l’approche. Elise oublie le phénomène et l’enfant mais toujours plus petite l’enfant tend la main. Elise baisse les yeux. Elle a la berlue. Elie et Noémie donnent quelques pièces à l’enfant sans montrer le moindre étonnement. L’enfant a rétréci, l’enfant m’arrive aux genoux. Elise s’interroge si la succession de secondes où s’élabore la pensée suffit à rétrécir une enfant pour de bon et elle revient au beau visage de Noémie dont les yeux vont au vert dans le mois de mars et de Paris et aux paroles d’Elie On a trouvé dans les Ministères abandonnés des télégrammes, celui-ci de Jules Ferry : une partie des bataillons, une minorité, obéit à un comité occulte qui n’a pas d’autre but que de rassembler fusils canons et munitions. Un bon général pourrait reprendre en main les bons éléments.

Maintenant l’enfant est aux chevilles et aux talons, elle lève les yeux vers moi, visage mutin et transformable, les yeux d’un chat, je ferme les miens, les rouvre à toute vitesse, l’enfant féminin est sur mes bottines, une boule de poils à mes pieds. Noémie attire mon attention et je reprends plus loin, ailleurs, où sont nos espérances. L’assemblée de Thiers devait légitimer le coup d’état contre Paris. Tu parles, l’affaire des canons pouvait s’arranger dix fois. Cependant le corps minuscule et douillet a trouvé un gîte, recroquevillé sur le cuir de mes bottes.

Vingt ans plus tard la petite bête m’appelle, ou sa pareille, c’est à Pantin. Je l’ai prise sous mon aile. J’ai appris à sortir certaines nuits, m’a dit Aloysia tout de suite. Ne t’inquiète pas si je quitte la chambre portée sur le dos d’un griffon ou d’un chat, c’est que j’ai à faire.

Au mois de mars 1871, une petite bête s’est pelotonnée sur les chaussures d’Elise pendant que Noémie et Elie racontent leur journée du 18 et rêvent de faire jusqu’à Versailles la chasse aux fuyards. Excitée par la puissante réalité de ce qui jusque là était une idée, Elise avait secoué la tête et nié la mendiante à ses pieds.

Aujourd’hui elle regarde sans un mot Aloysia qui fait bouger le corps sous la chauffeuse servant de lit et de cachette. Elle se mord les lèvres nerveusement.

Au début du mois de septembre, Valentina était arrêtée. Quelques mois plus tard c’était au tour d’Aloysia. Le procès serait retentissant. Quant à Elise, elle s’était échappée, munie d’un faux passeport et d’un homme de vingt ans son cadet. Peut-être avait-elle rejoint la Russie et ce qui s’y préparait. Au mois de septembre 1892 à Paris, les fleuves charrient de piètres mémoires. L’angoisse ne touche rien. Un mort ou dix mille ou l’effroi de mourir (les yeux vides déjà, on n’a plus qu’à se présenter) d’un seul, de dix mille, ce n’est pas grand-chose.

Le 30 août 1892, des gens d’armes entrèrent au cinquième étage de l’appartement de la rue des Pyrénées. Ils frappèrent à la porte, n’obtinrent pas de réponse, forcèrent la serrure, trouvèrent le corps de ce qui fut un jeune homme glissé sous la chauffeuse, le corps dans un état tel qu’on  ne pouvait que deviner le jeune homme. Les gens d’armes se munirent de masques, de pinces et de pelles et lorsqu’ils descendirent le corps langé dans un linceul de fortune les riverains, cloués en bas, frémirent d’horreur. Pour toutes pièces à conviction les gens d’armes ramassèrent des hardes, trois masques artisanaux qui représentaient des animaux sauvages.

Valentina, que les voisins appellent la folle, disparut à son tour. Elle a déguerpi, toute nue si vous voulez savoir, c’est comme ça que je me souviens. Je l’ai dit à mon mari, la folle court toute nue, courir pour courir, il a dit, un 15 août, la pauvre fille. Les voisins étaient formels. Quant à l’étrangère, ils s’en étaient toujours méfiés.

Je prenais des notes, debout, carnet sur un genou. Des enfants s’accrochaient aux jupes des femmes. Une étrangère, une socialiste, avec les bonnes manières. Les bonnes manières, grommelle un petit homme qui tient à la main un torchon. Elle en avait jusque là, des valises. Ils ont fait trois trajets jusqu’à la voiture, elle était au bras d’un joli monsieur au visage de fille. On l’a vue monter dans la voiture. Zou. On s’en méfiait, de là à se douter. Pourtant : elle part avec sa flopée de valises et un gosse qui n’a pas vingt ans, c’est peu avant le 15, attendez. Elle a salué, rien expliqué, c’était pas son genre. Pour être polie, oui, oui. Cette odeur, avec la chaleur, au début, on ne situait pas. Je dirais le 13, le lundi, il faut vérifier. C’était un beau jeune homme qui partait avec elle, tête tendre et bouclée, j’aurais dit une demoiselle. C’est lui qui conduisait la voiture. Enfin ça me ferait quelque chose que ce soit… Vous croyez ? Dire qu’elles l’ont découpé… Vous pensez que…

Oh on aurait vu, nous autres. Comment ça, on n’aurait rien vu ? Quelqu’un d’autre dans l’appartement avec les deux filles ? Non jamais, pensez, j’aurais vu, sur le même palier, la fenêtre sur la rue. La femme rit, non, personne d’autre, et de la visite, jamais.

On a recomposé tant bien que mal le cadavre, on a posé sur ses yeux un bandeau noir. On a rempli d’étoupe les trous vides de chair. Le bras droit est détaché du corps. Non, ce n’est pas le garçon de la Russe, dit la voisine. Elle ne l’a vu qu’une fois mais elle est sûre de ses cheveux blonds et bouclés et de sa haute taille. Celui-ci est petit. Brun comme tout. Comme on nous l’a arrangé, ce petit monsieur.

Le corps d’Aloysia, arc-bouté, est tendu comme celui d’une acrobate. Une  machine à vapeur passerait sous le pont de son dos cambré. Elle reste ainsi de longues minutes puis, bras en croix, tombe. On est au début du mois d’août. Aloysia ne répond à aucune question. Quand on pense qu’elle a froid, on la couvre. Ses yeux sont une petite fente blanche. La prunelle disparaît. Sur la peau laiteuse éclatent des fleurs rosées, des griffures étoilées. Elise pose la main sur le ventre moucheté. De l’ongle elle écrit à même la peau. Elise. Les lettres rougissent, gonflent, durcissent, de petits tumuli de chair se dressent, s’horripilent. La peau est écrite comme le sont les parois du bol magique. La peau est sous l’ongle d’Elise. Aloysia se redresse et sans remarquer le nom durci sur son ventre elle veut savoir si elle a parlé. C’était incompréhensible, dit Elise.

Les voisins étaient formels : seules deux femmes vivaient dans l’appartement. L’étrangère, qu’on avait identifiée, prénom Elise, nom Dmitriev, et l’autre, qui n’avait pas toute sa tête, sous la protection de la première. Tout s’est précipité : la première a accumulé vingt ans de bagages et s’est sauvée au bras d’un jeune homme au visage d’ange, dans une Peugeot dernier modèle, la capote blanche faisait un auvent ou une couronne à la fière étrangère et les bagages tenaient tant bien que mal les uns sur les autres. L’autre s’est enfuie deux jours plus tard, le 15 août, c’est l’aube et elle est nue. On recherche, fin août, la folle et la Russe.

Début septembre, Valentina est arrêtée. On ne retrouve ni ne retrouvera Elise. Les propos de Valentina sont confus : il est question de la viande d’un jeune homme que l’on tenta de rendre plus douce. Pour cela il fallut ouvrir, coudre, découdre et recommencer. Jamais l’opération ne fut réussie. Jamais on ne put se rassasier.

Les placards étaient vides, les lits défaits, quelques couvertures pliées sur les chaises. Trois ou quatre gouttes de sang, sur le sol, près du lit, avaient séché. Le sang a rempli les rigoles du bois. Je gratte les traces de mon ongle. Je voudrais pour mon repos un édredon qui épouse chaque forme. C’est ici qu’a eu lieu le rite barbare que la rumeur grossit.

Une silhouette reste tapie derrière le muret qui sépare de la rue les jardins ouvriers. La première personne, de sexe masculin, qui traversera l’espace, nous l’attraperons. La petite silhouette est seule, accroupie, prête à bondir. L’homme est de taille moyenne. Il est brun et chantonnant. Il boite légèrement, ce qui est un détail. Il est jeune et tête nue. Il porte un foulard autour du cou et si ce n’est le léger vacillement d’une jambe sur l’autre il semble en pleine possession de ses moyens. Nous, pense la silhouette informe et accroupie, allons le prendre à la gorge. C’est ce qui se passe. Un lacet l’entoure au cou, le rougit en cercle, creuse une rigole entre le buste et le regard, c’est vite fait, il tombe dans un râle tiède, bref, poli. Il est impeccable, bien mis, le pied gauche n’est pas chaussé. Il est à terre. La petite silhouette disparaît complètement sur et sous le cadavre. Couchée, plaquée contre le corps sans vie, la silhouette ne bouge pas. Elle connaît un instant de panique. On est le 12 août 1892. C’est un dimanche peut-être, les cloches d’une église sonnent, du moins la petite silhouette les entend. Elle reprend confiance. Du canif elle déchire les vêtements de l’homme. Le corps est nu. C’est alors qu’elle l’aime en sa totalité. Elle peut le toucher. Elle peut le toucher jusqu’à la disparition. C’est l’heure de Valentina. Tout s’est passé comme prévu. Valentina rampe. Quel léger frottement. On se redresse. Valentina et Aloysia portent le corps, il est 5 heures du matin. Les deux filles courent. 12 août 1892, 5 heures 20 du matin. Elles ont 20 minutes de retard. Elles couchent le corps au milieu de la pièce, sur le plancher, attendent. Aloysia montre un moment d’inquiétude : l’homme n’avait qu’une chaussure, ce n’est peut-être qu’un détail mais elles ont vingt minutes de retard et quand elles posent le corps à terre, Elise n’est pas dans la pièce. On va commencer sans elle.

Quel est ton prénom de mère, demande Elise à la jeune fille. Le soir est tombé. Aloysia joue avec le masque fabriqué pour l’occasion. Dans la nuit, après qu’Elise a posé maintes fois la question, Aloysia répond. On voit la petite bête nue qu’elle est, moustachue, cornée et griffue. Une dernière fois elle se pelotonne. Le prénom donné par ta mère à ta naissance. Elise, dit Aloysia, c’est mon prénom de naissance, Elise.

Elise Dmitriev est arrivée en retard. Aux environs de midi elle ouvre la porte. Les deux filles ne sursautent pas. Nous avons voyagé, a dit Aloysia. Je ne sais pas à quel moment j’ai compris, dirait Elise si on la retrouvait. Elles avaient coupé, tranché, attendri, mangé, cousu, recoupé et remangé. Quand je suis arrivée le corps était sous le lit, je ne l’ai pas vu tout de suite. Nous avons bu à la coupe d’Aloysia.

Sous une latte de plancher flottante de l’appartement condamné, les enquêteurs trouvent, au milieu du mois de septembre, un canif au manche de corne. Sur la corne on lit Aloysia. De toute évidence il y a, dans l’histoire du meurtre de la rue des Pyrénées, une troisième personne.

Le 15 août Valentina a quitté l’appartement où est caché le  mort déchiqueté. On la voit rôder, complètement nue, aux alentours de la rue Puebla. Arrêtée, elle avoue avoir mangé de la chair d’homme. Nous avons bu, dit-elle, dans le vase dont le texte, gravé sur les parois, guérit. Il combat les poisons, les morsures, les fièvres, les maux de ventre, les abcès et les éruptions. Il agit contre les pertes de sang et le mauvais œil. Il faut boire l’eau qui a touché le texte. Il guérit de l’oubli. Il ramène les amours perdues et réconcilie les frères ennemis. Il guérit les hésitations.

Quand en janvier 93 la police arrête dans le cimetière du Père Lachaise une fille malingre, collée au corps en décomposition d’un jeune homme dont elle a profané la tombe, on fait le rapprochement avec le fait divers de l’été. La jeune femme tient contre elle un vase de facture orientale. Les gens d’armes ont toutes les peines du monde à soulever la fille. Elle est dotée d’une force extraordinaire. Le feuillet, plié en huit, déchiré aux pliures, qu’elle a rangé au fond du bol d’Aden, restera illisible. La tristesse s’alourdit, il fait une nuit poisseuse. On peut aller à la mort, dormir avec elle, la fréquenter, y goûter.

Le chemin est droit. S’il sillonne c’est plus loin, là où je ne vois pas. Je suis attentive à chaque mouvement de terrain. Un orne, on dit un frêne à manne, immense, à ma gauche, forme une étape. Un chant d’oiseaux inconnus dans les branches de l’orne me sert de chant des sirènes mais je poursuis, quelque chose attend devant et c’est pourtant le temps (la moitié de mon âge) où j’ai cessé pour de bon de penser que quelque chose attend. Je vois ce qui dégringole : on va couper tout ça en petits morceaux, cou, épaules, nuque, nuque, et cet endroit du cou où ça passe, circule. Il y a ce qui dégringole et ce qui résiste à la dégringolade, y résiste de toutes ses forces. Je marche dans ce double état de résistance et de perte. D’attente et de fin de l’attente. Il y a quelque chose là-bas qui m’est destiné. Cela ne me met pas en grande joie, j’ai passé le cap des grandes joies. Le chemin est droit, il dure toute la nuit, autrement dit il court tout au long du rêve. Il est trop tôt pour m’éveiller. Il est trop tôt. J’ai oublié quelque chose. Une silhouette élégante, légèrement pliée sur elle-même, me fait un signe de main. Je m’approche et l’avise : sur cette femme il n’y a pas de visage. Je sursaute. J’ai vu ce qui tient entre l’attente et la non-attente, entre ce qui dégringole et ce qui refuse de le faire.

A l’aube du 23 mars 1892, jour de l’exécution de la sentence, dans la cellule de celle qu’on appelle Aloysia, les gardiens ne découvrent rien ni personne, ni ombre ni chuchotement. La tête de Valentina roule dans la sciure.

La femme sans visage n’était pas devant comme dans mon rêve mais légèrement en surplomb, elle servait de guide mais de guide trompeur, borne d’en haut, illusoire. Un demi corps de lézard tressaute sous les pierres. Nous avançons, les lauriers roses et les fougères préhistoriques nous frottent aux épaules, nous sommes suivis par de petits membres épars, masculins, féminins, morts et vivants et joyeux, ils marchent derrière nous, pas gênés, ils sont nos fiers enfants, ils l’affirment, quand même furent-ils coupés brutalement, quand même furent-ils nés ainsi, l’œil à l’oreille, la jambe à l’épaule. 

Aloysia quitte Castres pour Paris. A quinze ans elle a déjà vécu de longues journées d’usine. Elle a emporté avec elle la coiffe avec quoi elle est née, la lettre rédigée par sa mère catalane, le bol des légendes et des guérisons. Elle possède de petits poings encolérés. Quand elle rencontre Elise dans la nuit de Pantin, c’est l’aubaine. Elle s’installe rue des Pyrénées dans l’appartement du deuxième étage. A Elise qui a lutté sur les barricades une enfant paraît dans la nuit de Pantin sous le nom d’Aloysia. Qu’à cela ne tienne. A Elise l’amour venait facilement. Elise porte assistance aux enfants transformables et affamés.

Cependant Aloysia est dans le paysage (un bosquet de roses s’embrouille, la terre est capricieuse, les feuilles de fougères entravent le pied du rosier, pointées deux branches s’évadent, craquent en tombant, poussées par le poids des fleurs, l’une l’autre, parallèles). Aloysia est le paysage. Des flocons s’échappent, volètent. Aloysia les prend. Elle devient les flocons. Elle a ramassé de vieilles choses dont elle s’est ornée, ravaudée. Des lettres, des tas de paperasses, des vieux journaux. Elle a mis tout ça contre sa poitrine. Que quelque chose fuie et c’est la fuite entière. Elle préfère ne pas crier. Il s’agit de rester calme, de calmement fomenter la croissance (la conquête, le salut). Elle ne veut pas faire peur à ceux qui approchent. La plupart de ceux qui approchent, elle ne les voit pas. Ils fondent dans le paysage qu’elle est, au milieu des fougères. Les herbes grasses, poussées trop vite, piquent la plante des pieds. Elle travaille à apprendre à distinguer. D’abord les femmes, ça, ça va tout seul. Aloysia-le-paysage est heureuse. On fait des entraînements toutes ensemble et Aloysia-le-paysage devient de nombreuses Aloysia c’est à dire de sombres paysages – avec des zébrures dans le ciel comme en orage et des fentes dans les grottes qui logent les géants. On fait un effort de rassemblement puis un effort d’accroissement. Ogresse, la petite figure d’Aloysia qui connaît chaque mort par son prénom a faim. Si on la prenait par les coudes pour la traîner n’importe où (bûcher, mur des fédérés, place des guillotinés), elle hurlerait et chaque temple tomberait. De fait elle fuit. Elle fuit en sifflant, file. Elle a faim. Elle veut. Elle prend. L’enfant-joie qu’elle a fabriquée de toutes pièces, que personne n’y touche. C’est un duel à mort.

 

 

pêche un poisson au sommet d'un ormeau

Il : Poséidon

Aussitôt il enferme l’aquilon dans les grottes d’Eole

Et tous les souffles qui font fuir les nuages.

Il envoie le Notus. Le Notus s’envole, les ailes mouillées,

Couvert au visage d’une ténèbre de poix.

Sa barbe est lourde de pluies, de ses cheveux blancs l’eau coule,

Sur son front siègent les brouillards, ses plumes et son sein ruissellent.

De sa large main il presse les nuées suspendues

Et le fracas se fait ; des averses serrées tombent de l’éther.

La messagère de Junon, de toutes les couleurs,

Iris, absorbe les eaux et les offre aux nuages, en pâture.

Les moissons sont terrassées et pleurées des paysans

Gisent les offrandes ; le travail d’une longue année est perdu.

La colère de Zeus n’est pas contente du ciel ;

Son frère bleu azur l’aide de ses eaux alliées.

Il convoque les fleuves ; ils entrent au toit de leur maître,

 « Pas besoin de long discours,

Leur dit-il. Versez vos forces,

Voici le travail. Ouvrez vos maisons, allégez-vous,

Lâchez les rênes à vos flots ».

Il ordonne ; eux se retirent et ouvrent les bouches des fontaines,

D’une course sans frein elles roulent jusqu’aux plaines des mers.

Il frappe la terre de son trident. Qui,

Sous le mouvement, tremble et ouvre le chemin des eaux.

Vagabonds les fleuves se ruent à travers champs

Et prennent tout, arbres, troupeaux, hommes,

Toits, autels et objets sacrés.

Si une maison a tenu bon, a su résister,

Debout, à un si grand mal, l’eau en couvre

Le sommet ; prisonnières ses tours s’enfoncent dans l’abîme.

Entre la mer et la terre, il n’y avait plus de limite

Tout était océan, l’océan était sans rivage.

L’un s’installe sur la colline, l’autre, sur le bec d’une barque,

Agite les rames là où hier il labourait.

L’un sur ses moissons et sa maison engloutie

Navigue ; l’autre pêche un poisson au sommet d’un ormeau.

On jette l’ancre, avec un peu de chance, dans une prairie verte,

Les coques courbes frottent les vignes englouties

Et là où les chèvres graciles ont jadis brouté l’herbe,

Des veaux de mer sans forme posent leur corps.

Sous l’eau les Néréides admirent bois, villes et maisons.

Les dauphins vivent dans les forêts et se cognent

Aux chênes, ils en agitent les plus hautes branches.

Nage le loup au milieu des brebis, l’onde porte les lions fauves,

Porte l’onde les tigres et ni au sanglier ses forces de foudre

Ne servent, ni au cerf ses jambes rapides.

Depuis longtemps, l’oiseau errant cherche une terre où se poser,

Sur la mer il laisse tomber ses ailes lasses.

L’immense liberté de l’océan a couvert les collines

Et de nouveaux flots frappent les pointes des montagnes.

 

 

Comment on expulse

Lecture de JM Barnaud sur Remue.net

En novembre 2008, une famille du Kosovo est expulsée de l’aéroport de Biarritz. Trois enfants sont portés dans l’avion par les policiers. Le père monte, la mère s’évanouit sur le seuil. On l’embarque, sous les yeux de ses amis et soutiens impuissants.
Ce jour-là, je me formulai que la question des responsabilités, au milieu d’un ensemble qui vise à les émietter, était posée. Il faudrait, pour l’étudier, en passer par les mots et les représentations que l’on se fait des choses. Le tribunal est un espace de paroles. Un policier y raconte qu’il n’est plus le même après avoir assisté à l’expul­sion « couchée » d’un jeune homme kurde. Le représentant de la préfecture craint qu’on ne le prenne pour « un nazi ».
L’exil, la frontière, l’étranger, le droit : autant de thèmes que traite, depuis son antiquité, notre civilisation. J’avais besoin que la politique contemporaine du droit (ou non-droit) des étrangers dialogue avec les grandes figures mythiques, les textes fondateurs, de Platon à Ovide, qui en dirent jadis quelque chose.
J’avais besoin d’interroger différentes manières de dire, persuadée que chacune crée un espace de représentation qui fait, peut faire ou fera, même de manière infime, bouger le réel.

Le vent se léve

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Indignés et murés

Pendant les vacances de Toussaint, Monsieur P., prof de sport à Bayonne, réunissait un peu d’argent pour permettre à un de ses élèves sans papiers ni toit de dormir quelques nuits, avec ses parents, à l’hôtel. Dans le même temps, Thierry, Txetx, Florent et moi trouvions une solution provisoire pour les trois enfants K. inséparables de leurs parents. Chantal téléphonait au Point accueil jour, qui partage avec le Foyer des jeunes travailleurs une grande maison aux vingt-quatre couchages. La maison était libre de travailleurs saisonniers et libre d’urgences hivernales. Mais rien ne permettait de prêter aux déboutés de l’asile les chambres réservées, par contrat avec la mairie, aux travailleurs précaires et SDF français. Il y avait bien cette maison que les Indignés, en été, occupèrent quelque temps. C’est Castorama qui porta plainte. Ce sont les violences policières qui les délogèrent.

 

Aujourd’hui, personne n’aurait l’idée d’aller s’abriter là. Aujourd’hui, il pleut. Mouraz a l’âge de mon fils, il fréquente le même collège et ce soir il dort sous la tente que Chantal a achetée. Dans la forêt, dit-on. En ville, à côté de nos zones d’urbanisation prioritaire, il y a des forêts, elles sont tout près, on n’avait pas fait attention jusque là. Et elles sont habitées.

C’est pas comme la maison voisine de Castorama, celle que les Indignés occupèrent cet été. Personne vraiment n’aurait plus l’idée de s’abriter là. Ni l’idée, ni la possibilité.


 

 

 

 

Des aubes particulières