entre les mains et la tête

Bernadette Soubirous tenait bon, enfant, devant les questions. Qu’a-t-elle vu, où, comment, quelle fleur sur le bout des chaussons, dame, vierge, pourquoi, quelles paroles. Vous transformez tout ce que je dis. Pourquoi faut-il que ce que je dis de plus simple et de plus vrai se défigure quand vous le répétez, vous. Quelque chose. Quelque chose de blanc. Une dame. La tête inclinée. Pas comme ça. Pas encore ça. Plus tard elle ne tenait pas si bon : peut-être, après tout, s’était-elle trompée. Le temps créait de l’espace. L’espace entre la vision et elle s’élargissait. Devenait flou. Les espaces sont flous et les temps, n’en parlons pas.
Avec Bernadette, petite fille du meunier pauvre de Lourdes, dans le milieu du XIXème siècle, je touchais mon enfance.
Mon enfance qui n’avait jamais cessé.

Quelque chose m’a réveillée.
Un cauchemar, un tellement vrai, les personnages inquisiteurs y avaient le premier rôle et les larmes, c’était par flots, au réveil.
Rien n’allait les arrêter.
C’est comme ce jour, j’ai une douzaine d’années, je rencontre par hasard le procureur qui a instruit le procès de Christian Rannucci. Il me dit : j’ai vu sa tête tomber, il était coupable, point final. J’avais entre dix et douze ans, plus jamais les têtes n’ont cessé de tomber. Plus jamais.
Tête coupée, on ne pouvait plus rien pour les temps et les espaces. Tu es coupable, coupé, et fin de l’histoire.
Des fins de l’histoire, j’en pleure avec excès, encore et encore, les enfances on n’en revient jamais.
Quelque chose m’a réveillée la nuit.

Les têtes qu’avaient les petits personnages dans ma nuit. Revêches, sûrs d’eux, agités derrière leur bureau, cous plissés, je me concentrais sur le détail des cous plissés pour tenter de retenir le cri qui suppliait pour qu’on le laisse devenir hurlement, sanglot, sanglot interminable. Les personnages cous plissés exigeaient. Ils exigeaient entre autres choses ma présence, tôt le matin, ils exigeaient que je me lève à un moment où je ne pouvais pas me lever. Ils exigent que je me lève précisément à ce moment où je ne peux pas me lever, je ne commande pas à mes pieds. Mes pieds libres et intelligents, je ne sais pas leur commander. Levez-vous, criaient les bonhommes. Rien à faire. Les bonhommes posaient alors des questions, de nombreuses questions, ils tiraient des questions comme des balles, comme des flèches, il n’y avait pas de réponse à leurs questions ou bien on hésitait entre deux ou trois, il fallait prendre des chemins de traverse pour bien mesurer la complexité des questions, ce n’était pas du mauvais esprit, plutôt un désir de trop bien faire avec la mémoire et le temps qui a passé, le temps d’hier : hier j’ai vu, hier j’ai pris telle route, j’ai libéré une classe entière qui grinçait des chaises et cachait ses yeux, endormait ses oreilles, hier j’ai quitté l’école en disant que je n’y retournerai jamais, hier j’ai pris ce rond-point, laissé mon pays, hier le 15 ou le 16, ou, à moins que. Les bonhommes ricanaient. Si je me trompais d’un jour c’était fichu.
Fin de l’histoire.

Les histoires c’est fait pour commencer. Quand elles s’étranglaient sous le joug de la science sûre de ma vie qu’avaient les bonhommes inquisiteurs, quand ils jouaient de leur couperet, le rêve me réveillait.
En larmes, les larmes feraient monter une migraine pour toujours, je voulais les refouler, les sanglots, c’était dedans.
Mince.

Hier soir, coup de téléphone de S., admis à l’entretien incontournable du DEMIE parisien, l’entretien d’accueil, comme on dit.
Ce qui ne veut pas dire qu’il sera jugé mineur, l’accueil n’est pas l’évaluation.
L’accueil, c’est après avoir effacé de son portable les numéros des téléphone amis. Pour ne pas paraître non isolé.
L’accueil, ce sont les questions dont on le bombarde.
La première ville où je suis arrivé ? Bayonne. Après, Paris.
Je n’ai pas demandé la deuxième. Contente-toi de répondre aux questions.
A la moindre hésitation, qui est la quête d’une meilleure manière de faire la phrase ou d’être plus précis, l’enquêteur se réjouit : mensonge.
Tu n’as pas les originaux. Ton scan imprimé ne vaut rien, nous ce qu’on veut ce sont les originaux.
Mensonges, mensonges.
Que de mensonges, se rengorge l’inquisiteur.

La tête qu’ils ont, ces évaluateurs – et les formations qu’ils suivent ?
Sont-ils persuadés de chercher au plus près du vrai, de l’os ? La chose, le mot. Et point final. Peut-être se disent-ils, le soir, peut-être se disent-ils : il faut bien un cadre, des manières de juger, il faut bien tirer de l’immense nappe floue des mensonges venus d’Afrique et d’ailleurs le bon grain, le vrai, l’os, un point. On n’a pas le choix. Quand il y en a pour trois il n’y en a pas pour quatre, le bon sens. Peut-être aussi reçoivent-ils des consignes, des consignes claires en matière de chiffres ? Il nous en faut tant ce coup-ci. Mettez la pression. Pierre me raconte que pas mal d’éducateurs de la PAOMIE démissionnent. Restent ceux qui font le boulot d’un flic. On peut faire le boulot d’un flic pensant qu’on fait du travail social.

On peut faire aussi du boulot bénévole et social qui soit du boulot de flic, ça arrive quand on croit que les temps et les espaces sont limités, que le flou ou les incertitudes ça n’existe pas, que c’est toi ou l’autre, en face, jamais les deux, qu’il y a une règle qui est plus forte qu’une autre, la mesure, l’âge, le chiffre, l’expression claire. Plus forte qu’une autre règle, celle qui poserait que c’est nous deux, avec nos arrangements et nos conflits, nous deux, et le besoin que j’ai, en ce moment, le voici, vois si tu peux.

Nous deux, et pas si simple de dire en quelques phrases la vie, mes morceaux de vie.
Il n’y a que des commencements.
En voici un.

Et pourtant.
Quel âge il dit qu’il a, déjà ?
La bénévole qui insiste : on dirait qu’il a vingt-cinq ans, ton mineur.
Le bénévole : celui-ci dort dehors, sur des palettes, il ne nous embête pas.
Celle qui loge et dit : il utilise toute l’eau de la douche, je n’ose pas le lui dire, il me terrorise.
Il prie la porte ouverte.
Leur enfant est enfant roi.
Ils dépensent la nourriture qu’on leur donne.

C’est moi ou l’autre mais moi je paye. Ce que je paye, bénévole fatigué, je ne veux pas savoir. Le monsieur qui utilise toute l’eau de la douche et terrorise son hôte est algérien. L’hôte vient d’une histoire où le père, en 57… L’hôte ne veut pas savoir.

Au jardin, l’araignée d’Edith avait gagné de l’espace. Elle ne montait pas si haut que ça mais les fils rendaient les bois et le ciel fait de lourds et beaux gris légèrement flous, des fils il y en avait toujours plus, à hauteur de regard. Le geste de tendre d’arbre en arbre les fils de coton, le mouvement perpétuel d’Edith et du jeune homme qui l’assiste. Quand il pleut, Corinne a l’idée d’épingler au mur la grande feuille. Avec des feutres on dessine les mots dans toutes les langues qu’on a, le premier poème vient, proposé par Nathalie. Rappelle-toi Barbara. Il pleuvait sur Brest ce jour-là. On dit des noms de filles dans toutes les langues. Noms de filles et Dachtee comprend qu’il faut trouver deux filles, ce qui fait rire tout le monde, deux filles, quand même. Rappelle-toi Barbara et il se trouve que Barbara, pas celle du poème mais la Barbara du jardin, filme et ce que Barbara filme, où nous dessinons et écrivons, Ophélie le filme aussi, un plan derrière. Un plan derrière un plan. Dehors Ophélie tout à l’heure a filmé les fils en tissage et le feu qui montait et les corps dans l’espace, à présent nous sommes debout sur la feuille épinglée et debout pour filmer, il y a de l’espace et du corps et si Mohammed est fatigué c’est qu’il a fait une journée test de ramadan, il s’entraîne pour le 27, son premier ramadan en Europe, quatre heures de plus de jour qu’au Soudan, Ophélie dit qu’elle se prive de boire comme ça, pour le plaisir de se priver, elle ne prend qu’un petit verre d’eau par semaine, c’est la chose la plus étrange que j’ai jamais entendue, dit Mohammed, tu veux mourir, peut-être, quelle connerie la guerre, on continue avec Prévert, il pleuvait sur Brest ce jour là, on explique que la pluie peut être d’acier de sang de feu et sous la pluie de fer les filles ruissellent les amoureux éperdus se perdent, on parle de mémoire et de nostalgie, en faisant plein de gestes avec les mains, en faisant plein de gestes entre les mains et la tête, parce que comment dire mémoire et nostalgie, sinon.