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« Si se reproduit un 27 septembre, le souverainisme devra actualiser sa stratégie ».

Jordi Munoz (Valencia, 1979) est politologue, chercheur à l’Université de Barcelone.
Entretien avec Irala Oiarzabal.
GARA, 8/11/2017

Traduction du castillan : Marie Cosnay.


Il est important de comprendre comment la Catalogne en est arrivée là. Est-ce que le processus en est à un point de non-retour ?

Oui, c’est un point de non-retour – ou nous ne verrons pas de retour en ces prochaines années. C’est sûr, il y a eu un changement structurel dans la société. Au-delà de ce qui se passe en surface, il y a eu en profondeur un mouvement très fort vers le souverainisme et l’idée d’être une société avec le droit de décider, avec la pleine conscience d’être un sujet politique. Le processus de la réforme de l’Etat et l’arrêt du Tribunal Constitutionnel pose d’une manière évidente les limites du cadre autonome pour le gouvernement du même nom. Il y a en même temps un processus lent et souterrain d’accumulations de forces indépendantistes, de production, venue d’en bas, de structures qui plus tard en deviennent d’autres, plus puissantes, comme la ANC ou Omnium. Tout cela, à la fin, déborde la logique des partis traditionnels et de l’autonomisme qui a prévalu jusqu’à maintenant – et entraîne tout le spectre de la vie politique. C’est pourquoi je pense qu’il y a un changement structurel : d’un jour à l’autre les élites politiques n’ont pas décidé de mettre ça en route, c’est un processus qui vient d’en bas.


L’horizon immédiat, ce sont les élections du 21 décembre. La question clef, que se passera-t-il si l’indépendantisme gagne de nouveau ? Qu’est-ce qui change s’il dépasse (ou non) le plafond des 47% ?

Soit, on verra que se répète le schéma de 2015, soir l’indépendantisme dépassera les 50% des votes. Ce sont deux films différents. Si se répète le schéma des résultats de 2015, le souverainisme devra actualiser sa stratégie. Si on dépasse 50% des votes, ce qui est une hypothèse plausible dans la situation actuelle, il faudra voir si cela interpelle réellement ou non l’Etat, parce que l’Etat, je crois que même avec 80% des votes, ne se sentirait pas concerné. Mais oui, cela interpellerait d’autres acteurs de la société catalane, autour des Communs, du Parti socialiste, ou des acteurs internationaux. Cela rend plus flagrant le conflit démocratique et il faut voir, peut-être cela engendrerait quelque chose pour débloquer la situation ? Si on ne dépasse pas les 50% des votes, si on reste autour des 47-48 %, la question ne va pas disparaître, et de plus, la majorité sociale, politique et parlementaire catalane reste très loin du statu quo qu’offre l’Etat espagnol. Je pense donc que nous allons vers un processus plus large, qui ne va pas disparaître, dans aucun des deux cas.

Et l’Etat espagnol aurait convoqué des élections, disposé à ne pas les gagner ?

C’est aussi ce que nous nous demandons en Catalogne. Nous le verrons au cours des semaines prochaines. L’hypothèse d’une illégalisation tombe, il ne semble pas que ce soit par le biais de la loi des partis, ils n’en ont pas le temps, et il faudrait forcer beaucoup, mais ça pourrait être par le biais de la suspension des activités, de l’Audience nationale, ça c’est une hypothèse plausible. Et puis s’ils n’empêchent personne de se présenter, selon le résultat obtenu, ils peuvent ne pas lever le 155. Les élections peuvent être annulées avant ou après.

C’est à dire, si les résultats ne leur plaisent pas.

C’est ça, ce serait un problème, parce qu’une fois que les gens ont parlé dans les urnes, c’est un fait très violent. Mais aujourd’hui nous savons qu’ils sont disposés à ça, et à pire.

Tout à l’heure, vous avez mentionné les Communs et une partie du PSC ; ce qui s’est passé ces derniers mois a créé quelques failles dans ces secteurs…

Le PSC s’est fait tout petit, il s’est « bunquérisé» Maintenant il va à des manifestations avec le PP et Ciudadanos. Jusque-là, le socialisme catalan ne l’avait jamais fait. Il continue à perdre des espaces, il a perdu le maire de Terrassa, la troisième ville de Catalogne, et la maire de Santa Coloma, une ville très importante. Il s’affaiblit au fur et à mesure qu’il se bunquerise auprès du bloc espagnoliste.
Les Communs, je crois qu’ils ont une stratégie propre, qui n’est pas celle de l’indépendantisme, et qui est en relation avec la stratégie de Podemos au niveau espagnol. Cela dit, je crois que quoi qu’il en soit, le groupe parlementaire qu’ils auront au Parlement sera différent de celui qu’a eu Catalunya Si que est Pot, et ce sera plus facile de travailler avec eux. Sans espérer qu’ils soient ce qu’ils ne sont pas, j’espère qu’il y aura une marge pour collaborer à une solution démocratique.

Il est évident que ce qui se passe en Catalogne et les stratégies des forces au niveau d’Etat divergent. Quelle influence cela peut-il avoir ?

Voilà des masques qui sont tombés dans cette histoire. Le PSOE et son entourage médiatique étaient ceux qui disaient le plus ici, au Pays Basque, que sans violence on peut parler de tout. Le PP et la droite médiatique ne l’ont jamais vraiment dit. Aujourd’hui, on voit bien que non. Quand les choses se présentent comme elles se présentent en Catalogne, la réponse est de resserrer les rangs, de se bunqueriser auprès de la droite.
C’est un bloc qui ne laisse pas de marge en dehors de l’unilatéralité. Avec tous ses mécanismes médiatiques et judiciaires, la monarchie est une question … de dispositifs d’Etat qui agissent de manière coordonnée. Le PSOE et ce qui le représente, El Pais et ce qui le représente, font partie intégrale de cela.

En Europe,s’est fait entendre une voix critique de l’exécutif du PP, la Belgique a refusé l’emprisonnement de Puigdemont… Est-ce la carte qui reste à la Catalogne ?

Au niveau de l’opinion publique internationale, de nombreuses positions ont été gagnées. Mais au niveau des Etats, ce qui domine dans les relations d’Etat à Etat, c’est bien plus difficile à rompre, même si on entend quelques protestations. Ce sont peut-être ces protestations qui permettront que la moitié du Gouvernement qui est à Bruxelles s’y maintienne et qu’on ne les extrade pas. Mais sûrement, cela n’est pas suffisant.

L’élan social est une clef dans ce processus bien que la situation se soit sans doute aggravée avec le 155, les emprisonnements et la répression… Maintenir cet élan ne sera pas facile.

L’indépendantisme doit maintenant faire cet apprentissage : comment faire face à la situation avec les prisonniers. C’est du nouveau. Le 1er octobre, quand les gens étaient dans les bureaux de vote et ont commencé à envoyer des images des charges policières, je pensais qu’une partie de ces gens était habituée à des manifestations avec la présence de la police anti-émeute, mais la grande majorité de ceux qui étaient dans les écoles n’avait jamais vu de police anti-émeute de près de leur vie. Je crois que le calcul de l’Etat était d’effrayer les gens pour qu’ils rentrent chez eux ; ça ne s’est pas passé ainsi. C’était un mouvement, il s’était déplacé comme pour une fête – jusqu’au moment où il s’est endurci. Cela donne une idée de la solidité de ce qu’il y a derrière.

Vous utilisez le mot ingénuité pour définir le comportement de l’Indépendantisme avant la menace de l’Etat.

Il y a combinaison d’une ingénuité réelle et d’une ingénuité stratégique. Pour mettre la démocratie espagnole devant un miroir, tu interpelles, attendant qu’on te réponde comme répond une démocratie. Qu’elle ne le fasse pas, ça la met devant un miroir.

Un autre aspect, la croissance ou la meilleure visibilité du nationalisme espagnol. Est ce que vous percevez un risque de polarisation ?

C’est quelque chose qui se passe, nous ne savons pas quelle en est l’ampleur parce que c’est très récent. Il faudra voir quel scénario social cela laissera. 2015, ça a été un peu ça, avec la grand développement de Ciudadanos. Le PP n’a pas su faire quelque chose de cet espace.

Sur ce terrain l’image médiatique joue un rôle important…

La distance qu’il y a entre les récits des faits depuis la perspective que nous avons en Catalogne et le récit qui se tient si tu lis la presse espagnole, est si grande qu’elle rend difficile tout dialogue. C’est une des raisons pour lesquelles le PSOE et son entourage se sont lancés si facilement dans les bras du 155 et de la répression.

Comment évaluer le rôle du PNV et du gouvernement de Lakua ? Jusque là, il gouverne avec le PSE et on ne peut pas écarter qu’il finisse par s’entendre avec le PP ?

Une médiation possible, cela doit être un acteur qui n’a pas un intérêt direct dans le conflit, non ? Sinon, ce n’est pas un bon médiateur. Je pense que le PNV et Urkullu avaient un intérêt, et que cet intérêt allait dans une direction déterminée. C’est légitime, mais rend difficile leur rôle de médiateurs. Eux et les socialistes, les deux ont des intérêts.

Précisément, votre discours se centre sur la défense de la bilatéralité, sur les modèles de l’Ecosse et du Québec, même si l’autre partie, l’Etat espagnol, ne montre aucune disposition au dialogue. Comment entend-on cette position en catalogne ?

Si un jour l’Etat se retrouve avec deux front simultanés, tout sera différent. La rhétorique du Québec et de l’Ecosse est un contre-exemple du point de vue de ce qu’a fait l’Etat, non du point de vue ce qu’a fait la Catalogne ; la Catalogne a copié, parfois littéralement, les mesures et élaborations du Québec et de l’Ecosse. La grande différence, c’est l’Etat qu’on avait en face…

En Euskal Herria, la majorité syndicale, des groupes comme Gure esku dago ou des formations comme EH Bildu plaident pour activer la majorité sociale et ouvrir ce deuxième front. Qu’en pensez-vous ?

Je ne connais pas trop la situation ici. Ce sont des processus, je le crois dans le cas de la Catalogne, qui viennent s’imposer d’en bas. Ce n’est pas une déclaration soudaine des élites, en ce cas du PNV ou d’autres positions. Mais il faut que ce soit les bases, le mouvement d’en bas, ce qui obligera à se bouger.

en défense de la République Catalane (Juan Carlos Moreno Cabrera, le 28/10/17)

Hier, le 27 octobre 2017, se sont produits deux événements d’une énorme importance politique. D’abord, la proclamation de la République Catalane. Puis le coup d’Etat du gouvernement contre la démocratie sous couvert de l’article 155 de la Constitution, apparemment une espèce de barre libre pour ennemis de la démocratie.

La proclamation de la République Catalane est le reflet institutionnel de la lutte du peuple catalan pour ses liberté et dignité nationales. Ce n’est pas une mesure imposée par une bande d’indépendantistes enragés, qui seraient devenus fous. L’élan est venu d’en bas, du peuple : il y avait là les autorités municipales catalanes, celles qui sont en contact direct avec le peuple, soutenant ou exigeant cette proclamation.

Le gouvernement de la Généralitat a paru douter jusqu’au dernier moment mais faisant preuve d’une attitude démocratique, il a écouté qui il devait écouter : le peuple catalan. La proclamation de la République Catalane est un événement à immense portée politique. Elle marque le commencement de la fin du post-franquisme, de la transition ratée, concrétisée dans la constitution de 78, carcan qui empêche le développement conséquent des libertés et de la démocratie. Pour détourner notre attention de cet événement décisif, de nombreuses personnes représentantes des partis de gauche parlent d’illégitimité supposée ou d’inconvenance de la séparation ou indépendance de la Catalogne du reste de l’Espagne, reprenant les paramètres du discours officiel post-franquiste et sans mettre en avant, dans l’absolu, l’importance, au coeur de la lutte, pour la démocratie, de cette proclamation.

Quelques-unes se disent tristes que la volonté majoritaire du peuple catalan l’ait emporté, dans cette décision. Ce qui est triste, très triste, c’est de voir des personnes représentantes de partis qui se disent démocrates se plaindre que le gouvernement écoute le peuple et agisse en conséquence.

La destitution, par l’actuel gouvernement espagnol, des représentants légitimes du peuple catalan, est une des attaques les plus terribles contre la démocratie qui se soient produites dans ces dernières décennies. Le gouvernement d’Espagne agit contre les décisions démocratiquement adoptées par le peuple catalan, en s’emparant d’un article de la Constitution qui ne sert en réalité qu’à mettre en évidence la réelle nature antidémocratique et excluante de l’actuelle Constitution, dans laquelle se reconnaît une seule nation souveraine, l’espagnole.

Le gouvernement espagnol a convoqué des élections sous prétexte de restaurer la légalité constitutionnelle en Catalogne. Et il le fait, avec des prisonniers politiques catalans, en menaçant de mettre le gouvernent en prison, et à la table du parlement catalan. Qui sait, avec peut-être aussi l’idée de rendre illégaux les partis indépendantistes ? C’est à dire, des élections « vraiment libres et démocratiques ». Supposons, si le résultat des élections catalanes de décembre ne satisfont pas le gouvernement, ou si ceux qui sont élus se comportent d’une façon « non acceptable » constitutionnellement, qu’on pourra toujours revenir à l’article 155 et convoquer d’autres élections – jusqu’à ce que les résultats satisfassent le gouvernement du PP.

Est-ce la démocratie que désirent ceux qui se félicitent de cette convocation électorale de décembre ?

Juan Carlos Moreno Cabrera / professeur de linguistique à l’Université autonome de Madrid.
Traduction : Marie Cosnay.

nos corps-pirogues

On ne voit plus une sculpture. Chacune est cachée derrière les fougères hautes. Les orateurs, par exemple, et la structure de verre, de l’autre côté, à l’autre bout du jardin, juste avant la tourbière, disparaissent sous la végétation.
On trouve un espace plat et d’ombre.
On y fera notre premier cercle.
Il y a les âmes du jardin, celles qui t’accueillent, te demandent de ne pas marcher où c’est semé, te font observer les ruches ici, le feu là-bas, te disent que tu peux dormir sous un arbre, marcher pieds nus, toucher les écorces et les bronzes.

Il y a aussi, au jardin, des gardiens de jardin, comme tous les gardiens ils donnent des ordres, de mini-ordres d’ordre, ce sont de ces gardiens qu’on trouve partout, de ceux qui veulent qu’un ordre soit un ordre. Les gardiens du jardin comme tous les gardiens distribuent les ordres pour l’ordre, pour l’ordre qui ne doit à aucun prix virer désordre même s’ils ne se font aucune idée à propos du désordre, à propos de l’ordre non plus d’ailleurs ne se font aucune idée, si ce n’est que l’ordre qu’il faut conserver est triste et morose comme une tête de gardien de jardin et de dragon.
Une tête de soi-même.
Que rien ne vient déplacer.
Déséquilibrer.

Sur un pied.
Sur un pied, c’est nous.
Tête sur pied et pied en l’air.
Sur un pied, c’est nous, au jardin.
On ne voit pas une sculpture.
Dans cet espace d’ombre Camille dit de marcher, d’abord lentement puis vite. De choisir une direction.
Arrivés à destination nous prononçons à voix haute le mot de la chose choisie.
Genou. C’est le genou d’Adam.
Feuille.
Pâquerette.
Fermons les yeux.
Nous pouvons choisir le ciel.
Comment on fait ?
Camille lève la tête, menton entre les branches, là-haut.

Tout à l’heure Christian dira qu’il n’est pas musulman mais il fait le Ramadan avec ses camarades. Il le fait par aide et solidarité, il le fait parce que catholique ou musulman, en trouvant le lien avec les autres tu trouves celui avec l’esprit.
L’Esprit saint, il dit.
On remarquera, tout à l’heure, à la table, que catholiques d’ici, nous ne faisons plus le carême même si enfants nous le faisions. C’est à dire, disons-nous, à la table, pendant que Mohammed, vingt-trois ans, qui n’en boit pas, sert le café, c’est à dire, disons-nous, qu’en une ou deux, au plus, générations, une culture religieuse, des traits communs, l’esprit des autres, comme dit Christian qui vient du Tchad, nous avons tout laissé.
Tout ça va très vite, disons-nous et le disons d’autant plus que nous sommes à la fois celles et ceux qui perdons et avons précipité la perte, celles et ceux qui avons voulu la perte.
Corinne raconte que les enfants qui viennent au jardin ne savent pas qui sont Adam, Eve, le serpent – ni quel rôle joue la pomme.
Ce sont à peu près les mêmes générations qui ont vu se perdre la langue perdue dont parle Camille et que parle Camille – la langue perdue que tu retrouves partout, dit-elle, dans l’océan, le sel, le ciel, la cendre, les champs.

Camille lève la tête et nous levons la tête. Le deuxième espace c’est autour de la structure araignée d’Edith. Le sol est un peu humide malgré le soleil, la terre est noire, de la plante des pieds nus et de la main nous frottons, frottons tout, après l’ouïe c’est le toucher et nous touchons et après c’est le passage du geste et après le passage du geste, dans un sens puis dans l’autre puis dans l’autre encore, ce sont nos rires. Celui qui n’arrive pas à attraper le geste, les autres l’aident, nous marchons vite, quand l’un de nous s’arrête les autres aussi nous arrêtons, dans la sculpture d’Edith nous marchons vite et nous arrêtons aussitôt que l’un d’entre nous s’arrête, aussitôt que le sentons s’arrêter nous nous arrêtons. Et il y a ceux qui marchent dans la sculpture d’Edith à tâtons les yeux clos sans danger sans risque sans peur sans broncher.

Camille donne les mots.
De notre abécédaire, Camille donne les mots.
Il y a les âmes du jardin.
Le premier mot est accueil, le tableau vivant que nous composons ouvre les mains et les bouches ; le suppliant genou à terre tend vers nous, qui tendons vers lui les mains, ses mains et son visage.
Il y a des mots qui amusent, danser et colis, on fait des tableaux légers ou lourds, comme le colis que devient le corps de quelqu’un.
Il y a des mots comme collectif, et les poings sont tendus et les mains dégagées, vers le ciel, issues du bloc réuni de nos corps.
Il y a les mots et les âmes du jardin.
Quand c’est le mot arbre, les corps font tronc et branches, vers là-bas.

Cependant qu’à Calais, aujourd’hui même, des CRS ont empêché des bénévoles de donner de l’eau à des bébés.
Le défenseur des droits envoie un signal d’alerte.
Philippe dit : l’air dont vous avez peur, nous en avons besoin.
Ce n’est pas nous, ici, au jardin, qui le contredirions.
Qu’est ce qui vous rend tous si gentils ? A demandé Mohammed.
Si on m’avait dit que j’irais trois fois en une semaine, dans ma vie, à l’ambassade de Guinée, dit Philippe.
C’est tout cet imprévu qui est arrivé.
On va, dit Pierre, on va recueillir les témoignages de chacun des droits bafoués.
Concernant la santé, on va le faire.
Les PASS qui demandent quand même des ordonnances.
Les hôpitaux qui ne reçoivent plus les enfants non reconnus par l’ASE – qui ne bénéficient donc pas de l’AME.
Parce que « les budgets ne sont pas extensibles », dit l’hôpital.
L’hôtel Dieu qui considère adulte un jeune s’il a plus de 15 ans et 3 mois…
On va collecter les témoignages, les rendre anonymes, ne faire courir de risques à personne. On ne va pas obéir aux injonctions déshumanisantes, on ne va pas y obéir et on va le dire, qu’on n’y obéit pas. Finis, les enfants isolés à qui on ne peut donner un drap pour remplacer les draps très sales de l’hôtel pendant la semaine d’évaluation. On commence par faire semblant de ne pas accompagner un enfant lors de son entretien d’évaluation ? Afin de ne pas lui faire quitter le dispositif d’isolement auquel il est contraint ? On poursuit en montrant sa méfiance devant la personne qui demande à être accueillie ? A-t-elle vraiment besoin d’aide ? Est-elle, comme on dit, éligible à l’asile ? On obéit aux soupçons ? On est entré, pour bien faire, pour ne pas donner d’espoir, pour ne pas fragiliser les plus fragiles, on est entré à son tour dans l’ère du soupçon ?
Mais c’est qu’on va prendre la figure triste d’un gardien dragon de jardin, à force.
Les pommes d’or d’Atlas, le monde, sont bien gardées.
Quand Hercule pénètre dans le jardin, quel air.
Quelle joie.

Aujourd’hui, c’est Camille qui est entrée au jardin.
Les pommes d’or des Hespérides, de main en main elles sont passées.
On les envoyait, les rattrapait.
Puis Camille a proposé les tableaux vivants.
Devant la mosaïque de Fernand Léger.
Une femme tenait sur son bras un oiseau.
Un homme s’accrochait à un radeau, une planche, un radeau.
Le petit banc devant la grande mosaïque dans le jardin, nous pouvions nous y asseoir dessus pour observer, voir venir. Nous avons fait autre chose.

Nous avons besoin de l’air qui vous effraie, disait Philippe.
Raphaël disait, il n’y a pas si longtemps, parlant de l’expérience d’hospitalité basque, à Baigorri : il me semble que les piétés se sont rencontrées.
Des piétés se sont rencontrées.
Pour moi, l’imprévu, c’est ça : rencontrer la piété sous mes pas.
Aujourd’hui, au jardin, Christian a dit : pas de relation spirituelle sans pratique. Je ne mange pas et ne bois pas pour être en relation avec mes camarades, mes frères et à travers mes frères, à l’esprit.

Le petit banc nous nous y sommes installés, à califourchon. Il est devenu une pirogue. Nos corps, ces pirogues. On ramait. Il y avait le bruit des rames, le choc de l’eau, les oiseaux criards, il y avait le souffle de chacun et déjà l’un de nous se fatiguait. Un autre a donné l’alerte. La pirogue prenait l’eau. On a rempli des seaux d’un côté du banc, on les a versés de l’autre, en rythme, ensemble, sur la voix de l’un des nôtres qui psalmodiait un drôle de poème : il y a de l’eau, il y a de l’eau. On a vu s’affaiblir l’un des nôtres. On l’a enlacé. On l’a soutenu. On n’a pas chaviré. Pas tout de suite. On a appelé à l’aide, bouches grande ouvertes. Bras tendus, immobiles, vers la côte et les garde-côtes, vers les jardins et les pommes et les frères, les Hercule, les occidents, les couchants, les Hespérides, vers quiconque n’a pas peur de l’imprévu mais y retrouve ses esprits.

entre les mains et la tête

Bernadette Soubirous tenait bon, enfant, devant les questions. Qu’a-t-elle vu, où, comment, quelle fleur sur le bout des chaussons, dame, vierge, pourquoi, quelles paroles. Vous transformez tout ce que je dis. Pourquoi faut-il que ce que je dis de plus simple et de plus vrai se défigure quand vous le répétez, vous. Quelque chose. Quelque chose de blanc. Une dame. La tête inclinée. Pas comme ça. Pas encore ça. Plus tard elle ne tenait pas si bon : peut-être, après tout, s’était-elle trompée. Le temps créait de l’espace. L’espace entre la vision et elle s’élargissait. Devenait flou. Les espaces sont flous et les temps, n’en parlons pas.
Avec Bernadette, petite fille du meunier pauvre de Lourdes, dans le milieu du XIXème siècle, je touchais mon enfance.
Mon enfance qui n’avait jamais cessé.

Quelque chose m’a réveillée.
Un cauchemar, un tellement vrai, les personnages inquisiteurs y avaient le premier rôle et les larmes, c’était par flots, au réveil.
Rien n’allait les arrêter.
C’est comme ce jour, j’ai une douzaine d’années, je rencontre par hasard le procureur qui a instruit le procès de Christian Rannucci. Il me dit : j’ai vu sa tête tomber, il était coupable, point final. J’avais entre dix et douze ans, plus jamais les têtes n’ont cessé de tomber. Plus jamais.
Tête coupée, on ne pouvait plus rien pour les temps et les espaces. Tu es coupable, coupé, et fin de l’histoire.
Des fins de l’histoire, j’en pleure avec excès, encore et encore, les enfances on n’en revient jamais.
Quelque chose m’a réveillée la nuit.

Les têtes qu’avaient les petits personnages dans ma nuit. Revêches, sûrs d’eux, agités derrière leur bureau, cous plissés, je me concentrais sur le détail des cous plissés pour tenter de retenir le cri qui suppliait pour qu’on le laisse devenir hurlement, sanglot, sanglot interminable. Les personnages cous plissés exigeaient. Ils exigeaient entre autres choses ma présence, tôt le matin, ils exigeaient que je me lève à un moment où je ne pouvais pas me lever. Ils exigent que je me lève précisément à ce moment où je ne peux pas me lever, je ne commande pas à mes pieds. Mes pieds libres et intelligents, je ne sais pas leur commander. Levez-vous, criaient les bonhommes. Rien à faire. Les bonhommes posaient alors des questions, de nombreuses questions, ils tiraient des questions comme des balles, comme des flèches, il n’y avait pas de réponse à leurs questions ou bien on hésitait entre deux ou trois, il fallait prendre des chemins de traverse pour bien mesurer la complexité des questions, ce n’était pas du mauvais esprit, plutôt un désir de trop bien faire avec la mémoire et le temps qui a passé, le temps d’hier : hier j’ai vu, hier j’ai pris telle route, j’ai libéré une classe entière qui grinçait des chaises et cachait ses yeux, endormait ses oreilles, hier j’ai quitté l’école en disant que je n’y retournerai jamais, hier j’ai pris ce rond-point, laissé mon pays, hier le 15 ou le 16, ou, à moins que. Les bonhommes ricanaient. Si je me trompais d’un jour c’était fichu.
Fin de l’histoire.

Les histoires c’est fait pour commencer. Quand elles s’étranglaient sous le joug de la science sûre de ma vie qu’avaient les bonhommes inquisiteurs, quand ils jouaient de leur couperet, le rêve me réveillait.
En larmes, les larmes feraient monter une migraine pour toujours, je voulais les refouler, les sanglots, c’était dedans.
Mince.

Hier soir, coup de téléphone de S., admis à l’entretien incontournable du DEMIE parisien, l’entretien d’accueil, comme on dit.
Ce qui ne veut pas dire qu’il sera jugé mineur, l’accueil n’est pas l’évaluation.
L’accueil, c’est après avoir effacé de son portable les numéros des téléphone amis. Pour ne pas paraître non isolé.
L’accueil, ce sont les questions dont on le bombarde.
La première ville où je suis arrivé ? Bayonne. Après, Paris.
Je n’ai pas demandé la deuxième. Contente-toi de répondre aux questions.
A la moindre hésitation, qui est la quête d’une meilleure manière de faire la phrase ou d’être plus précis, l’enquêteur se réjouit : mensonge.
Tu n’as pas les originaux. Ton scan imprimé ne vaut rien, nous ce qu’on veut ce sont les originaux.
Mensonges, mensonges.
Que de mensonges, se rengorge l’inquisiteur.

La tête qu’ils ont, ces évaluateurs – et les formations qu’ils suivent ?
Sont-ils persuadés de chercher au plus près du vrai, de l’os ? La chose, le mot. Et point final. Peut-être se disent-ils, le soir, peut-être se disent-ils : il faut bien un cadre, des manières de juger, il faut bien tirer de l’immense nappe floue des mensonges venus d’Afrique et d’ailleurs le bon grain, le vrai, l’os, un point. On n’a pas le choix. Quand il y en a pour trois il n’y en a pas pour quatre, le bon sens. Peut-être aussi reçoivent-ils des consignes, des consignes claires en matière de chiffres ? Il nous en faut tant ce coup-ci. Mettez la pression. Pierre me raconte que pas mal d’éducateurs de la PAOMIE démissionnent. Restent ceux qui font le boulot d’un flic. On peut faire le boulot d’un flic pensant qu’on fait du travail social.

On peut faire aussi du boulot bénévole et social qui soit du boulot de flic, ça arrive quand on croit que les temps et les espaces sont limités, que le flou ou les incertitudes ça n’existe pas, que c’est toi ou l’autre, en face, jamais les deux, qu’il y a une règle qui est plus forte qu’une autre, la mesure, l’âge, le chiffre, l’expression claire. Plus forte qu’une autre règle, celle qui poserait que c’est nous deux, avec nos arrangements et nos conflits, nous deux, et le besoin que j’ai, en ce moment, le voici, vois si tu peux.

Nous deux, et pas si simple de dire en quelques phrases la vie, mes morceaux de vie.
Il n’y a que des commencements.
En voici un.

Et pourtant.
Quel âge il dit qu’il a, déjà ?
La bénévole qui insiste : on dirait qu’il a vingt-cinq ans, ton mineur.
Le bénévole : celui-ci dort dehors, sur des palettes, il ne nous embête pas.
Celle qui loge et dit : il utilise toute l’eau de la douche, je n’ose pas le lui dire, il me terrorise.
Il prie la porte ouverte.
Leur enfant est enfant roi.
Ils dépensent la nourriture qu’on leur donne.

C’est moi ou l’autre mais moi je paye. Ce que je paye, bénévole fatigué, je ne veux pas savoir. Le monsieur qui utilise toute l’eau de la douche et terrorise son hôte est algérien. L’hôte vient d’une histoire où le père, en 57… L’hôte ne veut pas savoir.

Au jardin, l’araignée d’Edith avait gagné de l’espace. Elle ne montait pas si haut que ça mais les fils rendaient les bois et le ciel fait de lourds et beaux gris légèrement flous, des fils il y en avait toujours plus, à hauteur de regard. Le geste de tendre d’arbre en arbre les fils de coton, le mouvement perpétuel d’Edith et du jeune homme qui l’assiste. Quand il pleut, Corinne a l’idée d’épingler au mur la grande feuille. Avec des feutres on dessine les mots dans toutes les langues qu’on a, le premier poème vient, proposé par Nathalie. Rappelle-toi Barbara. Il pleuvait sur Brest ce jour-là. On dit des noms de filles dans toutes les langues. Noms de filles et Dachtee comprend qu’il faut trouver deux filles, ce qui fait rire tout le monde, deux filles, quand même. Rappelle-toi Barbara et il se trouve que Barbara, pas celle du poème mais la Barbara du jardin, filme et ce que Barbara filme, où nous dessinons et écrivons, Ophélie le filme aussi, un plan derrière. Un plan derrière un plan. Dehors Ophélie tout à l’heure a filmé les fils en tissage et le feu qui montait et les corps dans l’espace, à présent nous sommes debout sur la feuille épinglée et debout pour filmer, il y a de l’espace et du corps et si Mohammed est fatigué c’est qu’il a fait une journée test de ramadan, il s’entraîne pour le 27, son premier ramadan en Europe, quatre heures de plus de jour qu’au Soudan, Ophélie dit qu’elle se prive de boire comme ça, pour le plaisir de se priver, elle ne prend qu’un petit verre d’eau par semaine, c’est la chose la plus étrange que j’ai jamais entendue, dit Mohammed, tu veux mourir, peut-être, quelle connerie la guerre, on continue avec Prévert, il pleuvait sur Brest ce jour là, on explique que la pluie peut être d’acier de sang de feu et sous la pluie de fer les filles ruissellent les amoureux éperdus se perdent, on parle de mémoire et de nostalgie, en faisant plein de gestes avec les mains, en faisant plein de gestes entre les mains et la tête, parce que comment dire mémoire et nostalgie, sinon.

Hospitalités…

Texte de la conférence donnée à Baroja le 6 janvier, à l’invitation de Christophe Lamoure, que je remercie.

(avec des textes de Ingeboch Bachman, Ovide, Bernanos, Dostoïevski, John Berger).

***

Il y a presque dix ans, j’écrivais Entre chagrin et néant, récit des auditions de sans papiers devant le juge de la détention et de la liberté au TGI de Bayonne.
Les personnes passaient devant ce juge judiciaire qui vérifiait la légalité de leur rétention, et non détention – puisque leur délit consistait à ne pas avoir les papiers autorisant à se déplacer dans l’espace Schenghen, ou dans ce pays-ci de l’espace Schenghen, ce qui n’est pas un délit.
On était en 2007, la politique européenne d’immigration avait des années de fermeture derrière elle et elle avait de longues années, on s’en doutait, on le sait maintenant, devant elle.
Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin, c’est ce que dit un personnage de Faulkner à la fin de Si je t’oublie Jérusalem.
Le chagrin est un affect.
Contrairement au néant.
Je choisissais d’être affectée.

Je mettais en exergue de mon livre cette phrase de Cornelius Castoriadis, lue dans La cité et les lois : « par rapport à autrui, j’ai à faire – et non pas au sens de l’aumône et de l’assistance -, j’ai à intervenir, et cela même au plan de l’éthique, indépendamment de toute action politique ».
Au plan de l’éthique, donc.
Qui n’est pas un affect.

J’écrivais, dans les premières pages du livre, pour définir le projet : « la révolte, je ne sais pas la mener. Le chagrin m’envahit. Je le pense insuffisant, agaçant, inquiétant même, s’il n’est accompagné d’une mise en question et de travail – tout modeste que soit ce travail ».

Dix ans après, en relisant ces bribes d’introduction, je me souviens de la conviction qui était ma mienne : le chagrin, l’affect seul, ne suffit pas.

Je pense à un autre affect qui n’est pas nommé ici, au tout début de Entre chagrin et néant, mais très vite après et auquel tout le monde pense, la peur.
L’exclusion de l’autre se fonde sur une panique radicale, existentielle.
La peur d’être mis en danger fondamentalement par l’autre.
Une peur qui met la vie en jeu.

Cette peur qui est un affect travaille l’élaboration des institutions, qui ont pourtant peu à voir avec les affects.
Cette peur joue au niveau des états-nations, débordés par la mondialisation, par la menace planétaire du terrorisme. Ces institutions mettent donc en place une justice spéciale pour les migrants.

Cette peur joue bien sûr aussi au niveau de l’individu et dans les mêmes termes.
J’écrivais dans Entre chagrin et néant, il y a dix ans : « peur des débordements. Peur d’être entamé. Effroi d’être l’autre où l’on pleure. Alors on tourne et on ferme et on devient hors jeu, impitoyable, tous les autres, saisis en masse et en globalité, jetés dans le domaine hors espèce. À l’intérieur, le monstre ».

Soi même comme un autre, et un autre surtout pas comme soi-même, pour jouer avec un titre d’un ouvrage de Paul Ricoeur.

Il y a un autre affect dont on parlera ici en tournant autour de l’expérience ou des expériences d’hospitalités, c’est la joie. On en parle peu, pourtant c’est la joie.

C’est cette joie que donne l’hospitalité que je voudrais installer ici.
Chagrin et joies, des affects dont il me semble, c’est ce que je propose ici, qu’ils sont politiques.

1/

Par rapport à autrui, j’ai à faire, disait Castoriadis en 1983 dans son séminaire La cité et les lois. Beaucoup plus tard, il expliquait, dans Le monde diplomatique, un an avant sa mort, que nous naissons monades, monades psychiques, monades qui se vivent dans la toute-puissance, ne connaissent pas de limites, devant qui tout obstacle doit disparaître. Nous avançons et devenons des individus qui acceptent tant bien que mal l’existence des autres. Nous formulons des voeux de mort à leur égard, qui ne se réalisent pas, bien sûr. Nous acceptons intellectuellement que le désir des autres ait le même droit que le nôtre à être satisfait. Cela se produit grâce au refoulement, toutes les pensées de notre imagination radicale ou meurtrière s’échappent dans l’inconscient.
Refoulées mais à l’oeuvre d’une manière ou d’une autre.
L’autre que j’ai voulu tuer sans doute veut-il ma mort lui aussi.
Les peurs sont enfouies mais prêtes à surgir et quand elles surgissent c’est sous des formes politiques.
Bien sûr je vais vite, je résume et caricature des processus psychique complexes, dans cet article du Monde diplomatique. Castoriadis va vite lui aussi, puisque ce qu’il veut dire, c’est à quel point nous avons intérêt à devenir autonomes, à ne pas subir passivement nos pensées d’imaginations radicales.

Lors d’une psychanalyse, on tente de pénétrer un peu cette barrière de l’inconscient, de repérer les pulsions qui laissent des traces dans la vie et parviennent plus ou moins parfaitement à nous la gâcher.
Mais on ne peut pas amener une classe politique se faire psychanalyser.
C’est bien pourtant elle, la classe politique, qui en aurait besoin, et non les citoyens : c’est la classe politique, le discours d’en haut, comme on dit, qui lance la musique, la musique empoisonnée, après tout est affaire d’agencement, de mise en place, de discours qui suivent les discours, de répétitions.
Psychanalyse pour les uns, éducation pour tous – on peut rêver.

La peur de l’autre est la peur fondamentale, première.
L’autre, le radicalement différent.
Parfois ce grand inconnu, ce tout autre, surgit comme très familier.
Comme étrangement très familier.
Freud a appelé ce phénomène l’inquiétante étrangeté, quand l’intime surgit comme étranger, inconnu.
Tous ces moments qu’il nous semble avoir déjà vécus, ces impressions de dédoublement, ces peurs d’enfance quand ce que je connais si bien risque de basculer et de devenir le grand danger.
Moi comme un autre et l’autre comme moi.
C’est dire que les barrières entre moi et l’autre sont difficiles à établir.
Lacan dira, en commentant le célèbre texte de Freud sur l’inquiétante étrangeté, que l’étranger est au coeur du sujet.
Dans le sujet il y a déjà de l’étranger.
Le sujet où il y a de l’étranger reconnaît cet étranger au-dehors.
Dedans, dehors, on peut ne plus faire la différence.
Les récits fantastiques s’inspirent de ces expériences psychiques-là.
Que le sujet est un autre, il n’y a pas que Lacan qui l’a dit.
Je est un autre.

Quittons la sphère psychique pour rejoindre la sphère du quotidien, comment ça se passe, dans nos affaires de tous les jours : mon petit monde, mon foyer, mes enfants, mon mari, ma femme, mon économie domestique, mon système de repères, mes références, mes bons mots, tout cela peut être bien embêté par la présence de l’autre, d’un autre.

Ce que disait Castoriadis, on le retrouve au quotidien : n’importe qui me gêne. N’importe qui gêne mes habitudes, gêne le monde bien arrangé qui est le mien.
C’est alors qu’il se passe, c’est le philosophe Emmanuel Lévinas qui nous le dit, quelque chose comme une dénucléation. On sort de son noyau. On est tellement gêné par l’autre que ça ne peut pas durer, en quelque sorte, cette gêne, et on transforme la gêne.
L’autre me gêne et m’oblige impérativement et douloureusement ? Oui, il m’oblige, il m’oblige à m’exposer à lui, à sortir de mon noyau cognitif et jouissif.
A ce moment-là, j’ai renoncé à le tuer, dit Lévinas, et puisque je ne vais pas le tuer, je vais faire autre chose, je vais faire radicalement autre chose, j’ai le sens de la mesure : je vais prendre soin de lui, je vais panser ses blessures, je vais le faire passer avant moi-même, bref je vais lui donner l’hospitalité.

Et Lévinas de citer tantôt le Décalogue – « tu ne tueras point » – et Isaïe « partager ton pain avec l’affamé, recueillir dans ta maison des miséreux ».

Ce n’est pas la copie d’une antique loi religieuse qui est en jeu.
C’est un savoir valable pour tout homme, quelles que soient sa culture et sa foi.
Parce qu’il est question de survie.
L’autre m’oblige à l’accueillir et à assumer ma responsabilité.
L’autre me fait devenir ce que je suis déjà, moi-même, c’est à dire un peu autre.
(L’autre est au coeur du sujet).
C’est à dire quelqu’un qui ne tue pas.
C’est à dire un être humain.

Je pense à un poème de Ingeboch Bachman, cette femme romancière et poète qui s’est frottée, elle, à du tout autre. Fille d’un directeur d’école qui avait adhéré, en Autriche, au NSDAP, au parti nazi, elle sera après la guerre la maîtresse, ou une des maîtresses de Paul Celan, poète juif roumain de Bucovine (Ukraine), dont la mère a péri dans ce qu’on a appelé la Shoah par balle et son père dans les camps.

Si ce n’est pas moi c’est quelqu’un qui vaut autant que moi
si un mot ici touche à mes frontières, je le laisse y toucher
si la Bohême est encore au bord de la mer, de nouveau je crois à la mer
et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.

si c’est moi c’est tout un chacun, qui est autant que moi
je ne veux plus rien pour moi, je veux toucher le fond

au fond, c’est à dire en la mer, je retrouverai la Bohême
ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement
ressurgissant du fond, je sais maintenant et plus rien ne me perd

venez à moi, vous tous, Bohémiens, navigateurs, filles des ports et navires
jamais ancrés. Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous tous ?

(Ingeboch Bachman)

C’est un poème qui se passe de commentaires.
Si c’est moi c’est tout un chacun, qui est autant que moi.
C’est la phrase ou le mot de passe de toute hospitalité.

2/

L’accueil, c’est inconditionnel.
On accueille tout un chacun, chacun est exactement autant que moi.
C’est ça ou c’est la guerre sans limite.
Autant que ce soit l’accueil sans limites.
D’ailleurs, pourquoi on mettrait des limites ?
Au nom de quoi ?
Je veux dire : du point de vue de l’éthique (« par rapport à l’autre, j’ai à faire »), du point de vue de ma responsabilité, de tout ce qu’on a dit (moi-même c’est l’autre,) où vais-je poser les limites ?
Je ne peux pas.
La terre et la mer sont deux choses distinctes mais ce qui distinct, différent, ne peut être pensé qu’ensemble.
Si je pense la terre et la mer ensemble, je ne vois pas où sont le limites.
Même chose entre moi et tout un chacun.
D’ailleurs, si je confonds la terre et la mer, si moi c’est tout un chacun, plus rien ne peut me perdre, je suis déjà perdue, c’est ce qu’écrit Bachman.
Plus rien ne peut me perdre, mon noyau s’est élargi à l’infini.

L’hospitalité, écrit Jacques Derrida, c’est ne pas demander son nom à celui qui arrive.
Il arrive, homme, animal, peu importe.
Il n’y a pas de limite à l’accueil. Il ne peut pas y en avoir. On donne à manger, puis un toit, puis un toit pour un jour, puis un toit pour trois jours, puis « fais comme chez toi », dit-on à l’hôte – phrase paradoxale s’il en est.
L’éthique, écrit Derrida toujours, nous commande de ne pas avoir de limites.
Or …
Or l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique. Elle contredit trop de droits, de lois écrites ou non, de moeurs, la propriété, la famille, etc. Bref.
Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, faire l’impossible c’est la condition de l’éthique.
J’essaie de penser la possibilité de l’impossible, écrit encore Derrida.
Rendre l’impossible possible.

Un petit détour par la littérature où on verra l’inconditionnel du rapport de l’un à l’autre à l’oeuvre. L’un voit l’autre, l’aime, l’aide absolument, lui donne tout, l’un est l’autre. Il n’y a pas de moralité, dans un cas ça se passe mal mais ça se passait mal de toute façon, le destin de l’homme est tragique, peu de chance que ça finisse bien.

Dans Sous le Soleil de Satan, de Georges Bernanos, deux personnes se font face, la terre et la mer, Mouchette une jeune fille perdue qui a tué son amant et Donissan, le curé qui est tenté par la sainteté et le désespoir.

Pages 159-166, édition de poche.

Voilà jusqu’où peut aller l’hospitalité complète : ce que l’Eglise catholique appelle la communion des saints, ce qui saisit ici Donissan, la vision du secret, de l’affreux secret, un mort, que cache une jeune fille. L’hospitalité absolue, qui va jusqu’à confondre deux êtres, va entraîner la mort de Mouchette qui ne résistera pas à la force de la révélation, elle-même, si connue, si familière à elle-même, qui prend devant elle, face à elle, une figure d’autre. Elle est dedans, elle est dehors, pitoyable et ayant pitié d’elle-même. Elle se tue.
C’est évidemment une expérience radicale, choisie pour montrer l’outrance de ce qui se passe ou peut se passer quand « je suis l’autre ». Je suis l’autre, ou ici je vois l’autre, c’est fascinant et dangereux. C’est un immense plaisir, ou jouissance – la suite des événements prouvera que ce n’est pas vraiment la joie, pas l’affect dont on parlait.

Je pense à un autre garçon comme Donissan appelé à la sainteté. C’est Aliocha, le plus jeune des frères Karamazov, dans le roman de Dostoïevski.

Pages 297-300, 1er traduction, édition de poche Folio.

Ce qui a déclenché le revirement, c’est la parole de trop, l’excès, le toujours plus, c’est Aliocha qui fait son Donissan, si on peut dire parce qu’Aliocha précède Donissan, qui dit : « Catherine Ivanovna vous enverra encore de l’argent, autant que vous en voudrez. J’en ai aussi, prenez ce qu’il vous faut, je vous l’offre comme à un frère, comme à un ami… »

3/

L’autre c’est toujours moi-même qui débarque, un comme moi, comme l’écrit Bachman.
Ou alors, celui qui débarque n’est pas comme moi mais c’est plus terrible encore, il mérite tout, il va m’apporter le bouleversement absolu. Son irruption dans ma vie va tout chambouler, il met la Bohême au bord de la mer.
Par exemple : un dieu, un roi.

On pense à Ulysse déguisé en mendiant devant Nausicaa.
Les Phéaciens ne font pas la bêtise de le rejeter, ça tombe bien, on le sait après, c’est un roi, ils peuvent rêver d’une alliance, etc.

Ou bien nos amis Philémon et Baucis, qui auront la joie inestimable de mourir ensemble et arbres, liés. C’est pas rien. 
C’est Ovide qui raconte cette séquence d’accueil, d’accueil absolu.

Jupiter, sous visage humain, y vient, et avec son père
vient le petit fils d’Atlas, sans ses ailes, le porteur de caducée.
Ils frappent à mille maisons, cherchant un lieu de repos,
mille maisons sont fermées, à clef. Une seule les reçoit.
Toute petite, couverte de chaume, de roseaux des marais.
Baucis, bonne vieille, et du même âge qu’elle, Philémon,
ensemble depuis leurs jeunes années, la
maison les a vus vieillir, ils avouent leur pauvreté,
la trouvent légère, la supportent sans la trouver injuste.
Ne va pas ici chercher maîtres et serviteurs ;
toute la maison, c’est eux, à la fois ils obéissent et commandent.
Quand les habitants du ciel touchent ces petits foyers,
quand ils entrent, tête baissée, par la porte modeste,
le vieil homme leur dit de reposer ici leur corps, sur ce siège,
où Baucis a posé, délicate, un rude tissu ;
dans le foyer elle remue la cendre tiède, réveille
le feu de la veille, avec des feuilles et de l’écorce sèche elle
le nourrit, de son pauvre souffle l’allume de flammes,
apporte des torches fendues, des branchages secs,
les brise, les met dans un petit chaudron de bronze.
Ce que son mari a cueilli comme légumes dans le jardin bien arrosé,
elle l’épluche, d’une fourche à deux dents soulève
le dos poussiéreux d’une truie, qui pendait à une poutre noire,
de cette peau longtemps conservée coupe une petite
partie, coupée l’attendrit dans les eaux bouillantes.
Les dieux se couchent. Robe troussée, tremblante, la vieille
installe la table. Le troisième pied de la table est trop court.
D’un morceau d’argile, glissé dessous, elle l’équilibre. Plus
de pente. Les menthes vertes essuient la table droite. 
Le fruit bicolore de Minerve la pure, on le pose ici,
cachées dans le dépôt liquide, des cornouilles d’automne,
ici des salades, des racines, des blocs de lait caillé,
des oeufs tournés doucement sous la cendre,
le tout dans des plats d’argile. Après ça, gravé d’un même
argent, on apporte un vase, des coupes faites
de bois de hêtre, creuses, ointes de cires dorées.
Un peu de temps et on envoie les plats chaud sortis du feu,
puis les vins qui ne sont pas de longue vieillesse,
on les met un moment à part, en attendant le deuxième service.
Ici, la noix, la figue et la datte plissée,
la prune, dans les larges corbeilles les pommes odorantes,
et les grappes cueillies aux vignes pourpres.
Au milieu, un blanc rayon de miel ; par dessus tout, des visages
bons, de la volonté, ni passive ni pauvre.
Chaque fois que le cratère est vidé, il se remplit
de lui-même, on le voit, le vin remonte ;
Effrayé par la nouveauté, le couple prend peur ; de leurs mains tendues
Baucis et le timide Philémon font des prières,
demandent pardon pour ce repas sans apprêt.
Il y avait une oie, une seule, gardienne de la petite maison,
à leurs invités divins ils sont prêts à la sacrifier.
Elle, vive, les fatigue, lourds d’âge,
les évite longtemps, et à la fin, on dirait qu’au pied des dieux
elle se réfugie. Ils interdisent qu’on la tue.

D’autres traditions montrent les parents d’un dieu expulsés de partout, qui trouveront le refuge d’une étable.
Le thème de l’autre qui vient sous visage mendiant et qui se révèle plus grand que tout, nous obligeant, nous liant à lui est un thème très ancien. Et l’hospitalité un devoir aussi ancien qu’est ancien l’interdit de l’inceste.

C’est un devoir qui rend possible la civilisation : en effet, comme on le lisait chez Castoriadis et Levinas, sinon on n’aurait qu’une envie, se tuer, en finir avec l’autre.

Pour ne pas devenir fou, saisis entre l’impossible qu’on doit faire et le possible qu’on fait, les différentes traditions ont imaginé des règles, des lois de l’hospitalité.
Si tout donner est impossible, il reste à faire des pactes.

Si faire son possible est la position éthique mais faire l’impossible est ce qui fonde l’éthique, comment fait-on son possible ?
Comment rend-on l’impossible un peu possible ?

Ce pacte entre deux personnes peut passer par un signe de reconnaissance, un tesson, sumbolon, un symbole, que porte l’un vers l’autre : j’ai mon petit objet tiers avec lequel je viens vers toi, nos objets tiers coïncident, nous nous entendons.
Une réciprocité est créée.

On l’a dit au tout début de l’exposé : l’éthique n’est pas un affect, elle est un chemin, une tentative.
Le chagrin est un affect.
A Baigorri, lors du CAO en 2015-2016, l’association Atherbea a posé un cadre où celui qui donne et celui à qui on donne ne peuvent être déçus.
Peut-être qu’aucun des deux ne sera endetté, il y a entre les deux partis cette chose, ce signe de reconnaissance qui est un tiers, ce symbole qui protège, ce point de rencontre.
Si quelque chose, une moindre chose, fait qu’on se reconnaît, on y va.
Une institution est un tiers, est une moindre chose.

A ce propos, si le pays basque a connu l’an dernier cette expérience d’accueil réussi et ne la renouvelle pas cette année ce n’est pas parce qu’on est soudain devenu inhospitalier ! C’est que l’association n’a pas été aidée par l’Etat comme l’an dernier, n’a pas été aidée dans la mise à disposition de logements dignes et salubres, ni dans la trentaine d’euros par jour et par personne que l’association a jugé qu’il fallait pour que l’impossible devienne un peu possible.
L’Etat a tout intérêt à faire comme s’il pensait que la bonne volonté suffit, que la générosité et le degré de civilisation suffit.
C’est tout oublier du travail.
C’est faire comme si le pacte n’était pas nécessaire.

L’hospitalité se cadre, se règle, s’apprend, se met en place, c’est un dispositif et c’est ce dispositif, avec toutes ses questions et ses impossibilités, avec ses désirs de tout, d’absolu, d’absolu qu’il faut contraindre, avec ses chemins, ses erreurs, qui est éthique.
Il n’y a pas de bonne réponse.
Il n’y a pas en tout cas de réponse éthique.
Il n’y a qu’un processus, un chemin, des questions.

N’empêche, on établit des règles, on se met d’accord autour de ses règles – ce sont nos signes de reconnaissance symboliques.

Mais il est très important de poser comme un devoir absolu l’hospitalité inconditionnelle (et impossible): cela rappelle au politique le devoir de civilisation auquel il est engagé lui aussi. Il ne peut pas lâcher. Quoi qu’il légifère, il faut lui dire et redire qu’il y aura toujours cette exigence infinie de l’accueil de l’autre, quel qu’il soit, qui excèdera toutes les restrictions les plus apparemment justifiées qu’il tentera d’y apporter.

4

Du côté des affects.
Ce n’est jamais : les affects d’un côté et le reste de l’autre ; ça ne marche pas comme ça.
On va voir comment la morale (le devoir de civilisation) et les affects sont mêlés.
On est à Baigorri, l’hiver dernier, un conseiller municipal dit : c’est joyeux, on sait qu’on fait un bon truc.
Un bon truc : par rapport aux autres, par rapport à soi-même.
Le sens du devoir, du bon devoir accompli, produit une fierté.
La fierté donne la joie.
Le conseil municipal, me dit quelqu’un, n’a pas refusé nos peurs. On les a exprimées. On a pu les exprimer.
La peur exprimée et reçue, ce n’est pas rien non plus.
Il y a du courage à l’exprimer et à la recevoir.
La peur, un affect à qui on a laissé sa place.
Je vous comprends, vous avez peur, vous avez entendu parler d’insécurité, de chômage, etc. Je vous comprends. 
Il y a cette anecdote d’un coupe récemment arrivé dans le village et offusqué que la misère du monde vienne les poursuivre jusque dans leur retraite basque. Ils ont voulu créer une association de riverains en colère, quelque chose comme ça. 
Le village, le conseil municipal a dit : oui, allez-y, si vous voulez. Mais avant ça, venez avec nous le jour où on reçoit les garçons.
Ils sont venus, ils ont jugé tout de suite que ces garçons n’avaient rien à se mettre dessus, sont partis chercher des vêtements chez eux.
Le réel est le meilleur piège à fantasmes.
Le conseil municipal a écrit une lettre à tous les habitants, renvoyant chacun à une expérience d’exil connu par les grands parents.
Renvoyant également à une autre expérience d’accueil de Bosniaques en 93.
C’est à dire que le conseil municipal a dit : tu as été accueilli et tu as accueilli. Tu es déjà celui-là qui va accueillir, et tu es celui qui va être accueilli.
Pas d’étranger là-dedans.
C’est à dire que le conseil municipal a rappelé le mot d’Ingeboch Bachman : tout un chacun vaut autant que moi. Communauté de destin, tragique, oui. Mais quelle joie de partager un destin. Autant dans l’espace (ici, dans le village) que dans le temps (mes ascendants).
Une horizontalité (la communauté politique au présent) et une verticalité (mes ascendants, mes descendants).

Enfin, une parole m’a beaucoup frappée.
Elle est dans la bouche d’un conseiller municipal.
Tu as peur de quoi, dit-il à quelqu’un ? Que ton quotidien soit dérangé ?
On y vient.
Bien sûr on a peur pour la monade qu’on est. Pour le monde clos qu’on est. Le noyau, comme dit Lévinas.
Le jeune conseiller municipal éclate de rire : ou alors, dit-il on peut adorer que notre quotidien (un peu ennuyeux ? Toujours un peu ennuyeux ?) soit dérangé !
Quelle joie.
Et cette joie, qui est un affect, elle n’est pas morale, cette fois.
Mais elle est comme le chagrin de tout à l’heure, elle fait réagir politiquement, elle est politique.
Au sens très trivial : elle est capable de proposer des modifications des lois écrites de la cité.
Il y a nous, qui accueillons. Il y a l’autre, qui arrive. Qui est peut-être très différent (rites, habitudes alimentaires, danses, chants, couleur de peau, foulard) mais sa différence ne parvient pas à fabriquer, quoi qu’il en soit, une très grande différence. Bien plus de chose sont partageables que le contraire, il faut le dire : les politesses, l’attention, la curiosité, le goût pour les repas partagés, le fait d’avoir des traditions, des douleurs, des soeurs, des frères, des amours, etc).
L’autre arrive et c’est le début de la multiplicité. 1, 2, et 3..
C’est du pluriel.
Un début de communauté politique.

Contre la plénitude frelatée du petit-moi…
La joie, c’est politique.

5

L’affect de la joie, qui s’est manifesté de façons très variées et se manifeste encore, et se manifeste à Baigorri et ailleurs, sur les bords du canal saint Martin à Paris, à Stalingrad, à Pajol, au moment où les bénévoles riverains distribuent le chocolat au lait, le café, le pain aux hommes qui dorment dehors depuis des mois, l’affect de la joie, qu’est ce qui le rend possible ? Qu’est ce qui fait qu’on s’y risque ? S’y livre ?

Je pense à tous les bénévoles qui ont dit : on reçoit plus qu’on ne donne. On est sorti de l’isolement. On ne sait pas ce qu’on va faire, après. Quel vide.

Je crois qu’on ne comprend rien à l’exil si on ne comprend pas quelque chose à ce que la philosophe Simone Weil appelait l’enracinement.
Rien à la déterritorialisation si on ne pense pas au territoire.
On ne peut pas penser l’un sans l’autre.
C’est comme la Bohême et le bord de la mer.

Dans l’Enéide, l’épopée latine écrite par Virgile pour donner une identité culturelle et mythique aux Romains d’Auguste, Enée, le jeune héros, qui vient de loin (d’Asie Mineure) porte son vieux père sur son dos et son fils dans ses bras. Il dessine et conquiert une géographie en portant le temps avec lui. Il porte le temps mais ce n’est pas tout : il porte les Pénates. Son foyer. Il emporte son foyer avec lui. Rescapé, réfugié d’une guerre terrible il emporte son foyer en exil et il va le poser quelque part.
Ce sera dans le Latium, pour les besoins de l’histoire…

A Baigorri, lors de la fête des cultures organisée par les accueillis et les habitants du village, tout le monde, chaque groupe a des traditions à partager. On a quelque chose qui s’est transmis, se transmet encore, d’ascendant à descendant. On peut donc le partager, le transmettre horizontalement maintenant à cette nouvelle famille, communauté politique, donc, qui se constitue, là.

On ne peut pas comprendre le foyer sans la perte.
On ne peut pas dire exil sans penser immédiatement à l’amour pour le foyer.
Je pense à ce beau texte de l’écrivain John Berger, qui vient de mourir en ce début 2017, qui s’intitule L’exil.

En voici un extrait :

Le terme foyer a été repris depuis longtemps par deux genres de moralistes, tous deux proches des sphères du pouvoir. La notion de foyer constitue le noyau central de la moralité domestique, qui protège la propriété de la famille (femmes comprises) ; simultanément, elle s’est étendue à la patrie (homeland), a fourni le premier commandement de la loi patriotique, et aidé à persuader les hommes de mourir dans des guerres qui, souvent, ne servaient que les intérêts de la classe dirigeante minoritaire. Et ces deux notions ont effacé le sens original du terme.

A l’origine, le foyer représente le centre du monde, non pas au sens géographique, mais au sens existentiel. Mircea Eliade montre admirablement dans ses nombreux ouvrages qu’à partir du foyer on peut jeter les bases du monde. Le foyer fut établi, dit-il, « au cœur du réel ». Sans un foyer au coeur du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l’irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments.

Le foyer est le centre du monde, car c’est là où la ligne verticale croise l’horizontale. La ligne verticale monte au ciel et descend au pays des morts, sous la terre. La ligne horizontale représente la circulation terrestre, toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux. Ainsi c’est au foyer que l’on est le plus près des dieux du ciel et des morts sous la terre. Cette proximité permet d’espérer pouvoir les atteindre. Et en même temps, on se trouve au point de départ et de retour (si tout va bien) de tous les voyages terrestres.

Le croisement des deux lignes, le réconfort promis par leur intersection sont des idées qui existaient probablement à l’état embryonnaire dans la pensée et dans les croyances des peuples nomades, mais ils emportaient avec eux la ligne verticale, tout comme les montants de leurs tentes. Pareillement, de nos jours, à la fin de ce siècle de déplacements sans précédent, des vestiges de ces sentiments subsistent dans la pensée et le cœur de millions de gens.

J’y insiste car si on ne saisit pas ce que le foyer a signifié à l’origine, on ne comprendra jamais pleinement le sens de l’émigration. L’émigration n’est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser l’eau, de vivre parmi des étrangers, c’est aussi défaire le sens du monde – et à l’extrême limite – s’abandonner à l’irréel qui est l’absurde.

Chaque émigrant sait au fond de son âme que le retour est impossible. Même si, physiquement, il est capable de revenir, il ne revient pas vraiment parce que l’émigration l’a profondément changé. Il est également impossible de retourner au vécu historique lorsque chaque village était au cœur du réel. Le seul espoir de refaire un centre est de faire un centre du monde entier. Une seule chose peut transcender le manque de foyer moderne ; la solidarité mondiale. Fraternité est un terme trop facile. Sans tenir compte de Caïn et d’Abel, la fraternité laisse espérer que tous les problèmes seront résolus. En réalité, beaucoup sont insolubles.

D’où l’éternel besoin de solidarité.

La grande demeure

Les premiers symptômes d’une maladie mortelle fournissent au professeur le sujet de brillantes leçons, mais toutes les maladies mortelles présentent le même phénomène ultime, l’arrêt du coeur. Il n’y a pas grand chose à dire là-dessus. La société ne mourra pas autrement.
Vous discuterez encore des pourquoi et des comment.
Et déjà les artères ne battront plus.
(Bernanos)

Vous trouverez ICI notre deuxième chronique musicale.
Vincent Houdin & Marie Cosnay

un peu voyou

Nous commençons une série de chroniques, polychronies, musique et voix, par celle-ci, que nous vous donnons ici à écouter.

Marie Cosnay & Vincent Houdin

*

Nous en avons assez de devenir des jeunes sérieux
ou heureux par la force ou criminels ou névrosés
nous voulons rire être innocents attendre
quelque chose de la vie demander ignorer

nous ne voulons pas d’emblée être si surs
nous ne voulons pas être d’emblée tellement sans rêves
Grève grève camarades ! Pour nos devoirs !

Monsieur l’instituteur cessez de nous traiter comme des idiots
qu’il faut toujours ne pas vexer ne pas blesser
ne pas toucher. Ne nous adulez pas, nous sommes
des hommes, Monsieur l’instituteur.

Pasolini

cependant

D’une part, les armes exocet les sous-marins les outils de (toujours plus définitives) guerres circulaient, d’autre part circulaient aussi les mallettes, les liasses, trésors de guerre, butins – chaudrons à trois pieds, vases ciselés, tuniques brodées, rivières de diamant, filles pour servir. Circulaient, se divisaient en monceaux de richesses, s’éparpillaient, se planquaient. Des hommes de lettres morts prêtaient leurs noms sous lesquels cacher du très mort en monceaux. D’autres noms de fantaisie et de fumée cachaient en sociétés les avoirs faiseurs de rois et de très morts.

Cependant qu’on s’étonnait : la guerre n’était donc pas ce prétexte servant à faire circuler hautes technologies contre mallettes et noms situés sur la carte entre deux palmiers ?

Cependant qu’on s’étonnait : la guerre ?

Cependant, elle avait, la guerre, des tas d’années, elle était tout à fait une dame plissée, une vieille dame pareille au chien des Enfers, avec sur le cou plusieurs têtes, les têtes géantes se ramifiaient en autant de têtes de complexités, de deuils et d’exils – de têtes de petits arrangements aussi, et de gros profits.

Cependant, les meutes féroces devenaient plus féroces, plus avides, maladie que l’avidité et la férocité, les meutes disaient s’adapter, à ce monde cruel il leur fallait, pensaient les meutes, s’adapter, sortir pour le souper les marrons chauds du feu où elles se brûlaient les doigts, aux marrons chauds les meutes se brûlaient les doigts mais les sortaient du feu pourtant, ce faisant sans surprise elles en piquaient pour les marrons chauds sortis du feu, tout à fait addicts maintenant les meutes recommençaient, sortaient du feu et planquaient les prises, entre deux palmiers.

Chaque fois les éléments se mettaient en place.
Sur ce grossier schéma, qu’est-ce que tu vois ?
Ceux du régime à qui la Russie donne des ailes.
Contre le régime, ceux qu’on dit rebelles.
Contre encore, un mouvement enfant de mouvements que les guerres de guerre froide et que les guerres pas froides, Irak 2003, vieilles dames difformes, alimentèrent. Certains de l’EI étaient côté rebelles, avant, c’est vrai. Tu remarqueras que vu d’ici, du dedans, tu te places et ne te nommes pas toujours si clairement.
Les Peshmerga empêchent l’EI d’avancer.
La coalition des européens contre l’EI fait des victimes armées et des victimes civiles.
Attaque l’EI qui attaque le régime.
N’attaque pas le régime.
Ne le soutient pas.
Attaque, collatéralement, ceux qui attaquent l’EI et le régime, qu’on appelle rebelles.
Cependant.
Des types d’Europe et de partout rejoignent l’EI. Cherchant un royaume mille merveilles, cherchant aussi l’aventure, parfois merveilles, aventures et cruauté font bon ménage. Cherchant un bon royaume de revanche.
Des types d’Europe et de partout rejoignent les Kurdes, parfois de ceux qui viennent crâne rasés contre l’islam les Kurdes sont un peu encombrés.
Infiniment plus nombreux, des hommes femmes et enfants se retrouvent coincés, noyés, dans les criques d’une île. Cherchant non pas un royaume à merveilles mais un toit que les bombes ne déchirent pas – ou ne cherchent pas de toit mais un ciel que les bombes ne pas.
Sont renvoyés. 
Ici, trafic avec la coalition d’Europe : être un bord d’Europe enfin, et tenir les flux et reprendre les flux.
Cependant que rage la guerre de force avec les Kurdes, peuple qui, de temps ancien et de tout temps, etc.
Qui tient tête à l’EI, avec quelque chose comme l’idée que ça peut compter dans l’histoire. 

Cependant qu’on entendait : on a toujours été les dindons de la farce.

ceux-ci qui attendent 2017

Ceux-ci qui attendent 2017.
Ceux-là, très différents (télévision, chaque fois qu’un enfant passe devant il change de chaîne, cherchant mieux sans doute, toujours plus fort). Le père (flic) craint 2017. Ils vont l’avoir, on va l’avoir.
Il ne se passera rien disent ceux-ci dans la petite cuisine collective. Il y a trop d’enjeux économiques, financiers, l’Europe ne laissera pas faire.
On va l’avoir, et maintenant, au plein des affaires, quand tu entends tous les administratifs qui ont la phobie administrative, quand tu vois ceux qui font les lois qu’ils disent trop dures à appliquer pour eux-mêmes, on va l’avoir, on va l’avoir. Et qu’est ce qu’on peut leur dire à ceux qui voter ? On va leur dire que derrière tout ça, attention se cache le racisme ? On va leur dire mais tu sais, disent ceux-là, chez qui télé et père flic…
Ceux-ci attendent 2017. D’un côté tu n’auras jamais. De l’autre, après tout…
Ceux-là se sont installés à Sceaux pour le lycée et l’ascension sociale. le public mais très bon, pour les grandes écoles, après. On voulait pas me les prendre. Alors on a fait à la française. Piston.
Ceux-ci payent cher pour des écoles où nourrir les chèvres au coeur des bois mais au coeur de la ville. Mes enfants avant tout. Mes enfants ne sont pas mes porte drapeaux.
Après tout, disent ceux-ci, tu l’aurais là, la révolution. 
La révolution ? C’est le lendemain de la mort de Rémi Fraisse. On sent les désirs de violence mais surtout les désirs de forêts et de bonnes, bonnes écoles pour que nos enfants, pas nos porte drapeaux, ne soient en rien retardés, aient accès au meilleur.
Leur rythme respecté.
En fait vous avez peur ? Pas de la télé. D’autre chose. Des pauvres, non, vous avez un peu peur des pauvres ? Du périph de Paris de vous-mêmes de la révolution que vous appelez de vos voeux en 2017.
Peut-être non, peut-être non, n’avez-vous pas peur.
Hello kitty mais hello kitty ou iphone tu sais.
Oh moi c’est pas parce qu’il y avec ma fille les enfants de, et de.
C’est vrai cet entre-soi, tu as raison, mais comment faire quand tu habites à Jaures, à Montreuil, vraiment tu peux pas. Toi la province. La mixité à l’école publique ? Et puis la mixité moi je la vois autrement : on voit tellement de gens, des comédiens, des écrivains, de tous les pays, de toutes les.
Aussi on évite le périph. La pollution.
Et la société de consommation, superman les hamburgers les après midi télé et hello kitty.
Et la révolution.

se voiler la tête

Velantque caput. Ils volent une capote, propose Hugo. Mais non, ils voilent leur tête, parce qu’ils font des rites sacrés et que c’est comme ça quand on fait des rites sacrés, dit Jules, on se met une petit foulard sur la tête. Décapotable, décapiter, capitale, dit Cyllian. La tête d’une voiture, la tête d’une ville et la tête d’un homme. Et quand on dit je suis kaput, c’est du patois ? Mon grand-père il dit je suis kaput quand il est épuisé.

Quand Xabi raconte, on rit. On les voit, les trois jeunes gens, attendre la police française à Marseille, la police n’est pas là, d’abord la Turquie n’a pas prévenu, ensuite le logiciel d’hyper sécurité était en panne, on les voit, les trois, appeler la police, nous nous tenons à votre disposition et on les voit se rendre à la gendarmerie le lendemain, garde à vue pour délit de proximité et jeux de paintball. A l’aéroport personne pour les arrêter, nos trois Djihadistes dont le groupe Etat Islamique n’a pas voulu, d’ailleurs, soupçon d’être infiltrés, d’ailleurs on en reparle un peu du rôle supposé du beau-frère de l’un, dans les services secrets ?

Xabi raconte la scène rocambolesque et on rit. Penser à Fabius (avec soudain, petite hallucination temporelle) et ses égorgeurs, égorgeurs de Daesh, allons-y, en temps de guerre n’ayons pas peur des mots, ça s’appelle propagande, et c’est dommage, là, on n’arrive plus à rire.

Velantque caput. On se voile la tête. Se bouche les oreilles. Chez Ovide, on jette des cailloux derrière notre dos, dans la vieille terre qui est une ancêtre, une grand-mère. Le passé surgit, lui qui était tout dur et décharné, ossifié, le voilà s’amollir, à prendre chair. Jusqu’à la prochaine fois, jusqu’au prochain déluge, quand les dieux auront besoin de recommencer un peu l’espèce qui laisse à désirer. Egorgeurs, barbares, on aura tout entendu. 2014.

Achever la traduction, ce dimanche, du chant XII de l’Enéide, chez Virgile. Les combats de la fin étaient un peu ennuyeux. Jamais Enée et Turnus n’en finissaient. Puis la mort de Turnus, son épaule, son genou que les traductions disent jarret, jarret à terre, animal blessé, la cuisse a été traversée par un trait gros comme un arbre, un trait d’arbre. On voit l’épaule et le genou et on entend son appel à la pitié. On voit sa main, aussi, qui s’élève. Turnus dit : voici la main des vaincus.

J’en avais assez des combats, cervelle qui jaillit par les oreilles et décapitations à qui mieux mieux. Trash, diraient les enfants. C’est ça l’épopée, cette répétition sanglante et la fin, échevelée, triste à souhait, qui émerveille pourtant. Un gamin s’en va sous les ombres, abandonné. La perte, sous les ombres.

Silence sur la guerre, la France entre en guerre, les Français aussi, lit-on quand on lit par inadvertance, on ne peut pas ne pas s’arrêter un moment sur ces Français que Yahoo nous dit en guerre, parce que la guerre posée ainsi, sur les moteurs de recherche, ça tourne forcément à la guerre au-dedans, ici et maintenant -en fait, des égorgeurs ou des trancheurs de tête, c’est encore, même quand on ne traduit pas Virgile, chez Virgile qu’on a le plus de chance d’en rencontrer, du côté de chez nous. La guerre, donc. La France et les Français en guerre.

Mort parce que français, quelque chose comme ça titrait un journal et ça se répétait un peu partout. Velant caput et nous, bouchons-nous les oreilles. Comment un discours pouvait ainsi s’emballer, comment, malgré le drame, ne pas rire de l’évidente propagande, respect gardé pour celui qui est mort affreusement, d’ailleurs d’une manière inimaginable, que nous n’imaginons pas, comment pouvons-nous croire que nous pouvons voir ou imaginer ?

Entendre qu’une personne s’immole en France par le feu tous les quinze jours ? Une personne tous les quinze jours. La guerre ? Entendre que pour atteindre la riche Europe, l’Eldorado, notre jeune fille toute fortifiée, meurent huit personnes par jour, meurent affreusement, asphyxie, noyade – et parmi les huit, des enfants ? Et ce n’est pas imaginable, malgré les (rares) images ce n’est pas imaginable, comme ne sont pas non plus imaginables les raisons qui poussent à aborder aux côtes de la riche Europe où s’immole, il semble que ce soit ainsi en France, une personne tous les quinze jours ?

La barbarie. L’égorgement. Contre quoi partir, excité un peu, presque passionné, en guerre. Tandis que sombrent sub umbras des ombres, en silence.

De mémoire, Yahoo peut-être encore (quant à nous : tête voilée et oreilles bouchées) annonçait que c’était mondial, cette affaire, tiens donc, ce ne sera pas fini de si tôt, ce ne sera pas la der des der, il y a bien, d’un siècle à l’autre, des différences en matière de pub, ce n’est pas le Mali non plus, ce sera long, une guerre sans fin, dit Yahoo, avec de graves conséquences sur les Français qui, le veuillent-ils ou non, se promènent-ils sur les montagnes du Djurdjura ou non, risquent gros. On dit les égorgeurs. On réfléchit, même : dire Etat islamique ou non, faire de la pub à ce qui n’est pas un Etat, à ce qui n’est pas l’Islam. Parfois on dit quand même Etat islamique, justement, pour montrer qu’il y a danger, qu’il y Etat et qu’il y a Islam. On n’hésite devant rien. Parfois, en une phrase, on résume : «cette multinationale de la délinquance religieuse sera tentée d’ouvrir un front extérieur en Europe ». La palme au Républicain lorrain qui mêle tout : fric, délinquance et religion, contre quoi on est en guerre, donc.

Paris est bien entré en guerre contre un ennemi fanatique mais aussi déterminé et puissant / la France est en guerre, il faut en être conscient, les mots sont durs mais réels / l’appel au meurtre lancé par l’État islamique sonne comme un aveu / nous sommes en guerre, faisons-la ! Jusqu’au bout.

Jusqu’au bout ? Quelle excitation. Les points d’exclamation. L’union, la première personne du pluriel. Que peut le discours ? Celui-ci, excité, excitant, que peut-il ? Gorgias, sophiste né autour de 480 avant Jésus-Christ, défend, rhéteur de talent, Hélène l’indéfendable, à cause de qui eut lieu cette longue guerre, dix ans, à Troie. Par le discours il renverse le jugement porté sur la femme infidèle et explique : « le discours a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie, d’accroître la pitié. (…) Le discours est comme la drogue ; certains discours chagrinent, d’autres charment, certains usent de mauvaises persuasions pour ensorceler l’âme ».

La propagande de guerre n’a rien inventé. L’âme ensorcelée de ma voisine, Républicain lorrain, Yahoo et cie, vous en répondrez.