J’avais conduit un personnage de 1962, un personnage d’Algérie, dans une cellule du château d’If.
Mon personnage avait perdu une terre, avait perdu avec sa terre ses vignes, son soleil, sa maison qui n’était pas une maison mais un palais.
Mon personnage était enfermé à quelques kilomètres de Marseille dans une cellule du château qui n’était plus une prison d’Etat mais appartenait toujours à l’armée.
Mon personnage a failli se trouver mal.
C’est un peu comme si jusque-là le château-prison l’avait attendu.
Sur le mur de cette cellule aménagée, il lit son nom, griffé. Lui qui n’en a pas changé. Il a perdu des pays, deux au moins, le premier qu’il n’a jamais connu, France métropole et le deuxième, France-Algérie. Il a perdu des pays mais pas son nom. Le siècle a fait un tour presque complet. Un de ses ancêtres après la Commune de Paris, en 1871, victime de la semaine de répression sanglante ordonnée par Adolphe Thiers, est enfermé au château d’If avant d’être déporté, certainement en Nouvelle Calédonie.
L’ancêtre grave son nom. Signe le château de son nom et d’une date.
Les communards futurs déportés en Nouvelle Calédonie ont-il été enfermés au château ?
Le château a-t-il emprisonné en 1962 de plus ou moins gros activistes de l’OAS ?
La seule histoire qui est attestée : les retrouvailles, en ce lieu, d’un nom.
Le nom de 1871 est celui de 1962.
En 1962, mon personnage de l’OAS n’a absolument pas conscience de la sorte de triangle historique et géographique qui s’est dessiné autour de lui, depuis presque cent ans.
En octobre 1870, Napoléon III vient de perdre la bataille et l’Alsace à Sedan, malgré 37.769 hommes partis sur le front franco-prussien, hommes enlevés à l’Algérie jusque-là de régime militaire. En septembre a été instaurée en France la IIIème République. En mars 1871 le gouvernement républicain se méfie du peuple de Paris affamé et révolté par la défaite. Les soldats, aux ordres de Thiers, viennent chercher, au nez et à la barbe de la garde nationale, les fameux canons qui appartiennent au peuple de Paris. On sait la suite, le 18 mars les soldats, à qui on intime l’ordre de tirer sur le peuple de Paris affamé et révolté, lèvent la crosse de leurs armes. On sait la suite. La Commune de Paris s’organise. On sait la suite. La IIIème République et Aldophe Thiers font un carnage.
L’Algérie de statut militaire a perdu 37.769 hommes au profit du front franco-prusse. Il faut dire que la IIIème République se démarque de l’Empire et souhaite, c’est Adolphe Crémieux qui parle, substituer en Algérie, au détestable régime militaire, un régime civil. La IIIème République souhaite assimiler l’Algérie à la France à un moment où l’assimilation est portée par des voix progressistes, celles qui visent à l’égalité.
Crémieux naturalise par décret les juifs algériens.
On commence par là – et on s’arrête là.
Quand on attribue la division juifs – musulmans au décret Crémieux, on oublie que ceux qui craignaient de tout perdre, les seuls à avoir quelque chose à perdre, étaient les colons pieds-noirs, on oublie l’excitation des émeutes antisémites provoquées par les agitateurs pieds-noirs, on oublie que Drumont une vingtaine d’années plus tard profite du climat, se présente à Alger aux élections législatives, y est élu député.
Les indigènes de statut musulman ne l’ont pas élu, qui ne votent pas.
Ce qui n’est une menue question.
Drumont voudra faire abolir le décret Crémieux, réviser le procès Dreyfus, condamner Zola.
La IIIème République souhaite donc l’assimilation et un régime civil en Algérie mais après la défaite de Sedan elle renvoie 17.000 hommes en Algérie. C’est que comme à Paris et comme à Marseille, on l’entend gronder, la révolte. Les paysans sont laminés par les séquestres, doubles impôts, confiscations, rétentions administratives, code de l’indigénat.
Les années qui précèdent ont vu le succès, craint par le gouvernement français qu’alertent des rapports militaires, de la confrérie religieuse Rahmaniyya et de son Cheikh Améziane El-Haddad.
La confrérie exhorte les musulmans à la ferveur.
Début 1871, les officiers des bureaux arabes enregistrent le refus de payer l’impôt.
On vend les semences à vil prix pour s’acheter au plus vite des armes.
On s’assemble en confréries de dix à douze membres.
A Paris, dans le même temps, la Commune crée comités et commissions.
Le 11 avril, à Paris, l’Union des femmes se constitue pour la défense de Paris. Le 8 avril, en Algérie, 15.000 Kabyles se soulèvent, appelés au djihad par le Cheikh El-Haddad.
Quelques décennies plus tard, on lira dans le Figaro, à l’occasion d’une nouvelle insurrection que la répression ultra sévère expliquera par le désormais célèbre fanatisme musulman, on lira dans le Figaro qu’à côté « des choses du ciel, les choses de la terre entraient pour quelque part dans l’exaspération des fanatiques ».
Ces choses de la terre qu’on aime oublier ou faire semblant d’oublier.
Dans les années 1858, dans les vallées béarnaises, les famines se succédaient. Les préfets craignaient recrudescence de foi et protestation politique conjointe. Cela n’a pas manqué, une petite fille a vu la Vierge. On s’arrangera pour que le Vierge elle-même, que l’Eglise va dessiner comme elle veut pendant que la petite fille meurt de tuberculose, écrase ceux-là même pour qui elle est venue.
Aux Kabyles entraînés par El-Haddad il faut ajouter ceux que El-Mokrani soulève avec lui.
Ou comment la révolte vient aux hommes qui n’ont rien à voir avec la révolte.
Parce que El-Mokrani, c’était pas franchement l’esprit de rébellion qui l’animait.
El-Mokrani, nommé bachaga, titre institué par les Français, avait reçu la légion d’honneur. Etait reçu chez le petit Napoléon, à Compiègne. Soutien des Français, il recevait le soutien des Français. Au milieu des années 1860, il avait payé de sa poche les semences pour ses villageois victimes de famines. La France de Napoléon III devait les lui rembourser. Il attendait. La France de la République a oublié. De plus, comme l’a dit Adolphe Crémieux, passons à un régime civil. El-Mokrani perd ses soutiens militaires. Un régime l’a trahi, lui qui a, si on peut dire ainsi, trahi. Ou accepté. Il a pris les honneurs et ça fait d’autant plus mal s’ils n’ont plus besoin de moi. Les honneurs perdus, il s’agit de retrouver l’honneur. Soudain El-Mokrani se lève, on va des portes de la Tunisie jusqu’aux portes d’Alger, d’est en ouest.
21 avril 1871, 20.000 insurgés marchent sur Alger.
A Paris, on interdit le travail de nuit et celui des enfants.
Le 8 mai El-Mokrani est tué au combat.
Au mois de juillet, le Cheikh El-Haddad est arrêté.
La répression est sauvage comme à Paris.
Le fils du Cheikh est déporté en Nouvelle Calédonie, avec une centaine d’insurgés. C’est là-bas que ceux-ci rencontreront ceux-là, les insurgés d’Algérie ceux de Paris. A ces gens-là on proposera remises de peine et grâces contre participation à la répression de la révolte kanake, on est en 1878.
Ce que tous ces gens-là accepteront, le plus souvent.
Quant à ceux qui n’ont pas été déportés.
Combien ont été, comme Crémieux, l’autre, celui de Marseille, Gaston, fusillés, visez la poitrine et non la tête, encore un qui est passé par la forteresse d’If, et vive la République.
Combien ont perdu de proches et d’espérances.
Combien de terres, combien ont été expropriés, rendus à la misère.
Défaite ou répétition générale, rendez vous dans même pas cent ans.