Aloysia ou Notre besoin de consolation ….

Quand Elise arrive, elles posent les masques. Chacune pose sur la table marquetée le masque peinturé d’une bouche violine, charnue. Sur le front du masque de Valentina, des cornes noires sont dessinées, des troncs d’arbre noueux, des tigrures. Elles épongent la sueur derrière les oreilles. La cérémonie a été épuisante.

Elise est arrivée très tard. Nous diras-tu ton prénom de ville, Aloysia ? Le visage d’Aloysia se fige. Elle retient son souffle. Des bruits de bottes, un cliquetis d’armes et de ceinturons sévères : une cohorte peut-être passe. Le front d’Aloysia est rayé horizontalement. Quatre ou cinq lignes d’âge, arquées, dessinent ses joues. Les hommes en armes ont disparu. Le silence est lourd.

Elise est préoccupée, elle ne veut rien savoir pour l’instant – ni des hommes en meute ni des pouvoirs d’Aloysia. Peut-être la scène d’Aloysia, promise et préparée, la cérémonie, dure-t-elle encore. On fait le rêve de quitter le rêve et éveillée au fond du rêve il s’agit de s’éveiller encore, une dernière fois, de toute urgence. Le danger est physique, on veut nous rétrécir, peut-être par les oreilles, peut-être par ailleurs, la lumière est cisaillée, les brises sont cisaillées, l’espace entre l’assaillant armé et moi-même (dont on ne voit que les oreilles) est réduit, se réduit, on me touche. Une voix prononce qu’il ne s’agissait pas de  moi : on cherchait des choses légères, on cherchait les choses ténues et flottantes qui font courir les rêves.

Elise Dmitriev porte ses mains à ses tempes. Il y bat un sang costaud, épais, le sang de la plante des pieds, le sang de ceux qui s’agenouillent, décident de l’heure du feu et tombent surpris pourtant, hagards. Elise frissonne. Une imagination. Comme les soldats d’Aloysia, une hallucination. Le petit ours qu’est Aloysia sourit, tout s’est bien passé, dit-elle encore. Et : comme on a voyagé.

La cérémonie était réussie. Aloysia le répète. Valentina a mal à la gorge. Il y a dans l’air une pointe de réprobation. Mais où. Six ou douze grands oiseaux s’envolent dans un froissement de velours. Ce sont des oiseaux en armes, l’épée cachée sous le plumage. Ou bien : un oiseau aux ailes grasses et luisantes (d’une matière qui laisse venir la lumière ou l’image) devient Valentina. Un oiseau devient Valentina, plane très lentement par-dessus les toits. Les angles se chevauchent défiant les géométries. Quelques fils tendus brusques se rompent. Le vide entre les corps ou les images fourmille. L’oiseau garde en lui un cri secret, très profond, très secret. Le cri malgré la rétention va exprimer un peu de lui en larmes salées. Les larmes coulent le long du bec de l’oiseau. Finissent en flaque dans laquelle les enfants en bas jouent. Derrière chaque temps (instant, laps d’un son, de syllabe), d’autres temps se cachent. Les yeux dans le vide, léthargique, Valentina, pose une joue sur la table.

Les camarades sont assises autour de Valentina. On a bien voyagé, répète Aloysia. Qui parfois fait bouger le bras (du bout de la bottine) ou les hanches du cadavre caché sous la chauffeuse.

Aloysia ne nous a jamais montré la lettre dont elle dit qu’elle l’a trois fois perdue et trois fois miraculeusement retrouvée. Elle nous a raconté l’anecdote du dernier retour de la lettre, retour imprévisible et enchanté : les lampions étaient allumés au bord de l’étang du Canet, on fêtait la sainte Agathe, un héron pourpré clopinait. Dans son bec l’oiseau tenait la lettre perdue. Le héron crache la lettre sur les roseaux. Aloysia la retrouve et l’égoutte. Depuis, elle la cache. La lettre assigne, dit Aloysia, à Aloysia un sort incomparable, le sort qu’eurent ceux et celles qui comme elle sont nés coiffés. Un sort et des devoirs : toutes sortes d’actions à mener et non des plus faciles. La cérémonie à laquelle a participé Valentina cette nuit est un point culminant sur le chemin du sort incomparable et mystérieux promis à Aloysia.

Elise est arrivée très en retard. Elle n’a pas assisté à la fabrication du cadavre qu’Aloysia pousse maintenant du bout du pied, nerveusement. D’abord, elle n’a pas compris. Les filles ont posé les masques. Il fallait boire à la coupe magique dont les parois sont écrites et guérisseuses. Aloysia tranchait l’air de coups de canif. Parfois, elle s’arrêtait et effrayée guettait des présences ennemies. Rien ne semblait plus vrai que la bataille menée.

On est au mois de février 1877. Le chemin est marécageux. La jeune femme veut se lever. Elle a donné naissance à un enfant féminin née en avance et coiffée. Pilar a longuement marché, l’enfant dans les bras. Elle trouve refuge. Elle demande de quoi écrire, c’est du français d’oreille tranché de catalan, personne ne le sait car personne ne lit la lettre. La destinataire est l’enfant qui vient de naître, au mois de février 77. Pilar craint de ne pas survivre et confie la lettre à la métayère qui les nourrit. Elle lui confie la poche amniotique qui couvrait la tête de l’enfant à sa naissance. Dans les champs où elle glane, Pilar tombe d’épuisement comme elle s’y attendait. Cela bien qu’elle ait de nombreuses raisons de survivre. Ce jour le ciel est verdâtre, des corneilles le rasent et Pilar de ses deux mains le pousse, le pousse, le recule farouchement, en vain.

Avec la poche amniotique et la lettre de sa mère, l’enfant de sexe féminin conserve, en souvenir de sa mère, un mystérieux bol de rondeur parfaite. Sur les parois du bol est gravé un texte guérisseur. De ces trois objets, la lettre trois fois perdue et une fois dans le bec d’un héron absurdement retrouvée, le bol de guérison et la coiffe de naissance, la jeune fille ne se sépare pas.

L’orpheline a quatorze ou quinze ans. Jusqu’en juin elle a travaillé à Castres. Mi-juin elle s’est sauvée, a fait un morceau de chemin à pied, le reste en train. Au début du mois d’août 1891 elle détroussait les passants à la porte de Pantin. Elle y a rencontré Elise. Bientôt toutes les deux ont recueilli Valentina malade des nerfs et revenue de Suisse. Valentina a des mains d’homme, a creusé des tunnels, fait du mauvais théâtre, lavé les draps des riches. Elle raconte qu’elle était cantatrice et a perdu, il y a vingt ans, avec son domicile parisien, sa voix.

Quelque chose m’a ouvert à la gorge. J’ai sorti un quart de lobe d’oreille. Une once de peau. J’ai avalé l’air avec le huitième de ma bouche. J’ai pris ce que je pouvais prendre avec la moitié, le quart, moins que ça, qui restait. Tellement j’ai pris dans tellement peu de contenant.

Elise et Aloysia calment Valentina. Aloysia fait quelque pas de danse, s’assied de nouveau, ses pieds ne touchent pas le sol mais en gigotant un peu elle parvient à remuer le corps de l’homme caché sous la chauffeuse.

Elise, amie de Jenny Marx, pose le pied à Paris le 22 mars 71. C’est le tout début de la guerre sociale. En pleine journée Paris dort ; Elise a des rendez-vous. 71 sera la contrepartie de 48. Les indigents dans la rue, les rhumatisants, les infirmes vivent de la charité publique, l’Assistance publique a fermé ses portes et les administrateurs sont partis avec les caisses. Sur l’île Saint-Louis Elise a rejoint Noémie et son frère Elie. Elle a vingt ans. Ce qu’elle voit ce jour-là sur le trottoir la surprendrait si elle y accordait la moindre importance. Elie et Noémie lui donnent des informations capitales. Ce qu’elle voit, que le frère et la sœur ne voient pas, pourrait l’effrayer si elle en tenait compte, un présage dit-elle aujourd’hui (peut-être étais-je aussi épuisée du voyage qu’excitée par la révolution que nous épuisions de paroles), un présage de ce qui viendrait vers moi plus tard, à Pantin, ce qui dans la nuit grasse trancha dans l’épaisseur de mes jours et m’offrit deuxième désir et deuxième force.

Elle écoute Noémie et Elie. Elle ne regarde pas l’enfant mendiante qui approche. La mendiante rétrécit à mesure de l’approche. Elise oublie le phénomène et l’enfant mais toujours plus petite l’enfant tend la main. Elise baisse les yeux. Elle a la berlue. Elie et Noémie donnent quelques pièces à l’enfant sans montrer le moindre étonnement. L’enfant a rétréci, l’enfant m’arrive aux genoux. Elise s’interroge si la succession de secondes où s’élabore la pensée suffit à rétrécir une enfant pour de bon et elle revient au beau visage de Noémie dont les yeux vont au vert dans le mois de mars et de Paris et aux paroles d’Elie On a trouvé dans les Ministères abandonnés des télégrammes, celui-ci de Jules Ferry : une partie des bataillons, une minorité, obéit à un comité occulte qui n’a pas d’autre but que de rassembler fusils canons et munitions. Un bon général pourrait reprendre en main les bons éléments.

Maintenant l’enfant est aux chevilles et aux talons, elle lève les yeux vers moi, visage mutin et transformable, les yeux d’un chat, je ferme les miens, les rouvre à toute vitesse, l’enfant féminin est sur mes bottines, une boule de poils à mes pieds. Noémie attire mon attention et je reprends plus loin, ailleurs, où sont nos espérances. L’assemblée de Thiers devait légitimer le coup d’état contre Paris. Tu parles, l’affaire des canons pouvait s’arranger dix fois. Cependant le corps minuscule et douillet a trouvé un gîte, recroquevillé sur le cuir de mes bottes.

Vingt ans plus tard la petite bête m’appelle, ou sa pareille, c’est à Pantin. Je l’ai prise sous mon aile. J’ai appris à sortir certaines nuits, m’a dit Aloysia tout de suite. Ne t’inquiète pas si je quitte la chambre portée sur le dos d’un griffon ou d’un chat, c’est que j’ai à faire.

Au mois de mars 1871, une petite bête s’est pelotonnée sur les chaussures d’Elise pendant que Noémie et Elie racontent leur journée du 18 et rêvent de faire jusqu’à Versailles la chasse aux fuyards. Excitée par la puissante réalité de ce qui jusque là était une idée, Elise avait secoué la tête et nié la mendiante à ses pieds.

Aujourd’hui elle regarde sans un mot Aloysia qui fait bouger le corps sous la chauffeuse servant de lit et de cachette. Elle se mord les lèvres nerveusement.

Au début du mois de septembre, Valentina était arrêtée. Quelques mois plus tard c’était au tour d’Aloysia. Le procès serait retentissant. Quant à Elise, elle s’était échappée, munie d’un faux passeport et d’un homme de vingt ans son cadet. Peut-être avait-elle rejoint la Russie et ce qui s’y préparait. Au mois de septembre 1892 à Paris, les fleuves charrient de piètres mémoires. L’angoisse ne touche rien. Un mort ou dix mille ou l’effroi de mourir (les yeux vides déjà, on n’a plus qu’à se présenter) d’un seul, de dix mille, ce n’est pas grand-chose.

Le 30 août 1892, des gens d’armes entrèrent au cinquième étage de l’appartement de la rue des Pyrénées. Ils frappèrent à la porte, n’obtinrent pas de réponse, forcèrent la serrure, trouvèrent le corps de ce qui fut un jeune homme glissé sous la chauffeuse, le corps dans un état tel qu’on  ne pouvait que deviner le jeune homme. Les gens d’armes se munirent de masques, de pinces et de pelles et lorsqu’ils descendirent le corps langé dans un linceul de fortune les riverains, cloués en bas, frémirent d’horreur. Pour toutes pièces à conviction les gens d’armes ramassèrent des hardes, trois masques artisanaux qui représentaient des animaux sauvages.

Valentina, que les voisins appellent la folle, disparut à son tour. Elle a déguerpi, toute nue si vous voulez savoir, c’est comme ça que je me souviens. Je l’ai dit à mon mari, la folle court toute nue, courir pour courir, il a dit, un 15 août, la pauvre fille. Les voisins étaient formels. Quant à l’étrangère, ils s’en étaient toujours méfiés.

Je prenais des notes, debout, carnet sur un genou. Des enfants s’accrochaient aux jupes des femmes. Une étrangère, une socialiste, avec les bonnes manières. Les bonnes manières, grommelle un petit homme qui tient à la main un torchon. Elle en avait jusque là, des valises. Ils ont fait trois trajets jusqu’à la voiture, elle était au bras d’un joli monsieur au visage de fille. On l’a vue monter dans la voiture. Zou. On s’en méfiait, de là à se douter. Pourtant : elle part avec sa flopée de valises et un gosse qui n’a pas vingt ans, c’est peu avant le 15, attendez. Elle a salué, rien expliqué, c’était pas son genre. Pour être polie, oui, oui. Cette odeur, avec la chaleur, au début, on ne situait pas. Je dirais le 13, le lundi, il faut vérifier. C’était un beau jeune homme qui partait avec elle, tête tendre et bouclée, j’aurais dit une demoiselle. C’est lui qui conduisait la voiture. Enfin ça me ferait quelque chose que ce soit… Vous croyez ? Dire qu’elles l’ont découpé… Vous pensez que…

Oh on aurait vu, nous autres. Comment ça, on n’aurait rien vu ? Quelqu’un d’autre dans l’appartement avec les deux filles ? Non jamais, pensez, j’aurais vu, sur le même palier, la fenêtre sur la rue. La femme rit, non, personne d’autre, et de la visite, jamais.

On a recomposé tant bien que mal le cadavre, on a posé sur ses yeux un bandeau noir. On a rempli d’étoupe les trous vides de chair. Le bras droit est détaché du corps. Non, ce n’est pas le garçon de la Russe, dit la voisine. Elle ne l’a vu qu’une fois mais elle est sûre de ses cheveux blonds et bouclés et de sa haute taille. Celui-ci est petit. Brun comme tout. Comme on nous l’a arrangé, ce petit monsieur.

Le corps d’Aloysia, arc-bouté, est tendu comme celui d’une acrobate. Une  machine à vapeur passerait sous le pont de son dos cambré. Elle reste ainsi de longues minutes puis, bras en croix, tombe. On est au début du mois d’août. Aloysia ne répond à aucune question. Quand on pense qu’elle a froid, on la couvre. Ses yeux sont une petite fente blanche. La prunelle disparaît. Sur la peau laiteuse éclatent des fleurs rosées, des griffures étoilées. Elise pose la main sur le ventre moucheté. De l’ongle elle écrit à même la peau. Elise. Les lettres rougissent, gonflent, durcissent, de petits tumuli de chair se dressent, s’horripilent. La peau est écrite comme le sont les parois du bol magique. La peau est sous l’ongle d’Elise. Aloysia se redresse et sans remarquer le nom durci sur son ventre elle veut savoir si elle a parlé. C’était incompréhensible, dit Elise.

Les voisins étaient formels : seules deux femmes vivaient dans l’appartement. L’étrangère, qu’on avait identifiée, prénom Elise, nom Dmitriev, et l’autre, qui n’avait pas toute sa tête, sous la protection de la première. Tout s’est précipité : la première a accumulé vingt ans de bagages et s’est sauvée au bras d’un jeune homme au visage d’ange, dans une Peugeot dernier modèle, la capote blanche faisait un auvent ou une couronne à la fière étrangère et les bagages tenaient tant bien que mal les uns sur les autres. L’autre s’est enfuie deux jours plus tard, le 15 août, c’est l’aube et elle est nue. On recherche, fin août, la folle et la Russe.

Début septembre, Valentina est arrêtée. On ne retrouve ni ne retrouvera Elise. Les propos de Valentina sont confus : il est question de la viande d’un jeune homme que l’on tenta de rendre plus douce. Pour cela il fallut ouvrir, coudre, découdre et recommencer. Jamais l’opération ne fut réussie. Jamais on ne put se rassasier.

Les placards étaient vides, les lits défaits, quelques couvertures pliées sur les chaises. Trois ou quatre gouttes de sang, sur le sol, près du lit, avaient séché. Le sang a rempli les rigoles du bois. Je gratte les traces de mon ongle. Je voudrais pour mon repos un édredon qui épouse chaque forme. C’est ici qu’a eu lieu le rite barbare que la rumeur grossit.

Une silhouette reste tapie derrière le muret qui sépare de la rue les jardins ouvriers. La première personne, de sexe masculin, qui traversera l’espace, nous l’attraperons. La petite silhouette est seule, accroupie, prête à bondir. L’homme est de taille moyenne. Il est brun et chantonnant. Il boite légèrement, ce qui est un détail. Il est jeune et tête nue. Il porte un foulard autour du cou et si ce n’est le léger vacillement d’une jambe sur l’autre il semble en pleine possession de ses moyens. Nous, pense la silhouette informe et accroupie, allons le prendre à la gorge. C’est ce qui se passe. Un lacet l’entoure au cou, le rougit en cercle, creuse une rigole entre le buste et le regard, c’est vite fait, il tombe dans un râle tiède, bref, poli. Il est impeccable, bien mis, le pied gauche n’est pas chaussé. Il est à terre. La petite silhouette disparaît complètement sur et sous le cadavre. Couchée, plaquée contre le corps sans vie, la silhouette ne bouge pas. Elle connaît un instant de panique. On est le 12 août 1892. C’est un dimanche peut-être, les cloches d’une église sonnent, du moins la petite silhouette les entend. Elle reprend confiance. Du canif elle déchire les vêtements de l’homme. Le corps est nu. C’est alors qu’elle l’aime en sa totalité. Elle peut le toucher. Elle peut le toucher jusqu’à la disparition. C’est l’heure de Valentina. Tout s’est passé comme prévu. Valentina rampe. Quel léger frottement. On se redresse. Valentina et Aloysia portent le corps, il est 5 heures du matin. Les deux filles courent. 12 août 1892, 5 heures 20 du matin. Elles ont 20 minutes de retard. Elles couchent le corps au milieu de la pièce, sur le plancher, attendent. Aloysia montre un moment d’inquiétude : l’homme n’avait qu’une chaussure, ce n’est peut-être qu’un détail mais elles ont vingt minutes de retard et quand elles posent le corps à terre, Elise n’est pas dans la pièce. On va commencer sans elle.

Quel est ton prénom de mère, demande Elise à la jeune fille. Le soir est tombé. Aloysia joue avec le masque fabriqué pour l’occasion. Dans la nuit, après qu’Elise a posé maintes fois la question, Aloysia répond. On voit la petite bête nue qu’elle est, moustachue, cornée et griffue. Une dernière fois elle se pelotonne. Le prénom donné par ta mère à ta naissance. Elise, dit Aloysia, c’est mon prénom de naissance, Elise.

Elise Dmitriev est arrivée en retard. Aux environs de midi elle ouvre la porte. Les deux filles ne sursautent pas. Nous avons voyagé, a dit Aloysia. Je ne sais pas à quel moment j’ai compris, dirait Elise si on la retrouvait. Elles avaient coupé, tranché, attendri, mangé, cousu, recoupé et remangé. Quand je suis arrivée le corps était sous le lit, je ne l’ai pas vu tout de suite. Nous avons bu à la coupe d’Aloysia.

Sous une latte de plancher flottante de l’appartement condamné, les enquêteurs trouvent, au milieu du mois de septembre, un canif au manche de corne. Sur la corne on lit Aloysia. De toute évidence il y a, dans l’histoire du meurtre de la rue des Pyrénées, une troisième personne.

Le 15 août Valentina a quitté l’appartement où est caché le  mort déchiqueté. On la voit rôder, complètement nue, aux alentours de la rue Puebla. Arrêtée, elle avoue avoir mangé de la chair d’homme. Nous avons bu, dit-elle, dans le vase dont le texte, gravé sur les parois, guérit. Il combat les poisons, les morsures, les fièvres, les maux de ventre, les abcès et les éruptions. Il agit contre les pertes de sang et le mauvais œil. Il faut boire l’eau qui a touché le texte. Il guérit de l’oubli. Il ramène les amours perdues et réconcilie les frères ennemis. Il guérit les hésitations.

Quand en janvier 93 la police arrête dans le cimetière du Père Lachaise une fille malingre, collée au corps en décomposition d’un jeune homme dont elle a profané la tombe, on fait le rapprochement avec le fait divers de l’été. La jeune femme tient contre elle un vase de facture orientale. Les gens d’armes ont toutes les peines du monde à soulever la fille. Elle est dotée d’une force extraordinaire. Le feuillet, plié en huit, déchiré aux pliures, qu’elle a rangé au fond du bol d’Aden, restera illisible. La tristesse s’alourdit, il fait une nuit poisseuse. On peut aller à la mort, dormir avec elle, la fréquenter, y goûter.

Le chemin est droit. S’il sillonne c’est plus loin, là où je ne vois pas. Je suis attentive à chaque mouvement de terrain. Un orne, on dit un frêne à manne, immense, à ma gauche, forme une étape. Un chant d’oiseaux inconnus dans les branches de l’orne me sert de chant des sirènes mais je poursuis, quelque chose attend devant et c’est pourtant le temps (la moitié de mon âge) où j’ai cessé pour de bon de penser que quelque chose attend. Je vois ce qui dégringole : on va couper tout ça en petits morceaux, cou, épaules, nuque, nuque, et cet endroit du cou où ça passe, circule. Il y a ce qui dégringole et ce qui résiste à la dégringolade, y résiste de toutes ses forces. Je marche dans ce double état de résistance et de perte. D’attente et de fin de l’attente. Il y a quelque chose là-bas qui m’est destiné. Cela ne me met pas en grande joie, j’ai passé le cap des grandes joies. Le chemin est droit, il dure toute la nuit, autrement dit il court tout au long du rêve. Il est trop tôt pour m’éveiller. Il est trop tôt. J’ai oublié quelque chose. Une silhouette élégante, légèrement pliée sur elle-même, me fait un signe de main. Je m’approche et l’avise : sur cette femme il n’y a pas de visage. Je sursaute. J’ai vu ce qui tient entre l’attente et la non-attente, entre ce qui dégringole et ce qui refuse de le faire.

A l’aube du 23 mars 1892, jour de l’exécution de la sentence, dans la cellule de celle qu’on appelle Aloysia, les gardiens ne découvrent rien ni personne, ni ombre ni chuchotement. La tête de Valentina roule dans la sciure.

La femme sans visage n’était pas devant comme dans mon rêve mais légèrement en surplomb, elle servait de guide mais de guide trompeur, borne d’en haut, illusoire. Un demi corps de lézard tressaute sous les pierres. Nous avançons, les lauriers roses et les fougères préhistoriques nous frottent aux épaules, nous sommes suivis par de petits membres épars, masculins, féminins, morts et vivants et joyeux, ils marchent derrière nous, pas gênés, ils sont nos fiers enfants, ils l’affirment, quand même furent-ils coupés brutalement, quand même furent-ils nés ainsi, l’œil à l’oreille, la jambe à l’épaule. 

Aloysia quitte Castres pour Paris. A quinze ans elle a déjà vécu de longues journées d’usine. Elle a emporté avec elle la coiffe avec quoi elle est née, la lettre rédigée par sa mère catalane, le bol des légendes et des guérisons. Elle possède de petits poings encolérés. Quand elle rencontre Elise dans la nuit de Pantin, c’est l’aubaine. Elle s’installe rue des Pyrénées dans l’appartement du deuxième étage. A Elise qui a lutté sur les barricades une enfant paraît dans la nuit de Pantin sous le nom d’Aloysia. Qu’à cela ne tienne. A Elise l’amour venait facilement. Elise porte assistance aux enfants transformables et affamés.

Cependant Aloysia est dans le paysage (un bosquet de roses s’embrouille, la terre est capricieuse, les feuilles de fougères entravent le pied du rosier, pointées deux branches s’évadent, craquent en tombant, poussées par le poids des fleurs, l’une l’autre, parallèles). Aloysia est le paysage. Des flocons s’échappent, volètent. Aloysia les prend. Elle devient les flocons. Elle a ramassé de vieilles choses dont elle s’est ornée, ravaudée. Des lettres, des tas de paperasses, des vieux journaux. Elle a mis tout ça contre sa poitrine. Que quelque chose fuie et c’est la fuite entière. Elle préfère ne pas crier. Il s’agit de rester calme, de calmement fomenter la croissance (la conquête, le salut). Elle ne veut pas faire peur à ceux qui approchent. La plupart de ceux qui approchent, elle ne les voit pas. Ils fondent dans le paysage qu’elle est, au milieu des fougères. Les herbes grasses, poussées trop vite, piquent la plante des pieds. Elle travaille à apprendre à distinguer. D’abord les femmes, ça, ça va tout seul. Aloysia-le-paysage est heureuse. On fait des entraînements toutes ensemble et Aloysia-le-paysage devient de nombreuses Aloysia c’est à dire de sombres paysages – avec des zébrures dans le ciel comme en orage et des fentes dans les grottes qui logent les géants. On fait un effort de rassemblement puis un effort d’accroissement. Ogresse, la petite figure d’Aloysia qui connaît chaque mort par son prénom a faim. Si on la prenait par les coudes pour la traîner n’importe où (bûcher, mur des fédérés, place des guillotinés), elle hurlerait et chaque temple tomberait. De fait elle fuit. Elle fuit en sifflant, file. Elle a faim. Elle veut. Elle prend. L’enfant-joie qu’elle a fabriquée de toutes pièces, que personne n’y touche. C’est un duel à mort.

 

 

pêche un poisson au sommet d'un ormeau

Il : Poséidon

Aussitôt il enferme l’aquilon dans les grottes d’Eole

Et tous les souffles qui font fuir les nuages.

Il envoie le Notus. Le Notus s’envole, les ailes mouillées,

Couvert au visage d’une ténèbre de poix.

Sa barbe est lourde de pluies, de ses cheveux blancs l’eau coule,

Sur son front siègent les brouillards, ses plumes et son sein ruissellent.

De sa large main il presse les nuées suspendues

Et le fracas se fait ; des averses serrées tombent de l’éther.

La messagère de Junon, de toutes les couleurs,

Iris, absorbe les eaux et les offre aux nuages, en pâture.

Les moissons sont terrassées et pleurées des paysans

Gisent les offrandes ; le travail d’une longue année est perdu.

La colère de Zeus n’est pas contente du ciel ;

Son frère bleu azur l’aide de ses eaux alliées.

Il convoque les fleuves ; ils entrent au toit de leur maître,

 « Pas besoin de long discours,

Leur dit-il. Versez vos forces,

Voici le travail. Ouvrez vos maisons, allégez-vous,

Lâchez les rênes à vos flots ».

Il ordonne ; eux se retirent et ouvrent les bouches des fontaines,

D’une course sans frein elles roulent jusqu’aux plaines des mers.

Il frappe la terre de son trident. Qui,

Sous le mouvement, tremble et ouvre le chemin des eaux.

Vagabonds les fleuves se ruent à travers champs

Et prennent tout, arbres, troupeaux, hommes,

Toits, autels et objets sacrés.

Si une maison a tenu bon, a su résister,

Debout, à un si grand mal, l’eau en couvre

Le sommet ; prisonnières ses tours s’enfoncent dans l’abîme.

Entre la mer et la terre, il n’y avait plus de limite

Tout était océan, l’océan était sans rivage.

L’un s’installe sur la colline, l’autre, sur le bec d’une barque,

Agite les rames là où hier il labourait.

L’un sur ses moissons et sa maison engloutie

Navigue ; l’autre pêche un poisson au sommet d’un ormeau.

On jette l’ancre, avec un peu de chance, dans une prairie verte,

Les coques courbes frottent les vignes englouties

Et là où les chèvres graciles ont jadis brouté l’herbe,

Des veaux de mer sans forme posent leur corps.

Sous l’eau les Néréides admirent bois, villes et maisons.

Les dauphins vivent dans les forêts et se cognent

Aux chênes, ils en agitent les plus hautes branches.

Nage le loup au milieu des brebis, l’onde porte les lions fauves,

Porte l’onde les tigres et ni au sanglier ses forces de foudre

Ne servent, ni au cerf ses jambes rapides.

Depuis longtemps, l’oiseau errant cherche une terre où se poser,

Sur la mer il laisse tomber ses ailes lasses.

L’immense liberté de l’océan a couvert les collines

Et de nouveaux flots frappent les pointes des montagnes.

 

 

Comment on expulse

Lecture de JM Barnaud sur Remue.net

En novembre 2008, une famille du Kosovo est expulsée de l’aéroport de Biarritz. Trois enfants sont portés dans l’avion par les policiers. Le père monte, la mère s’évanouit sur le seuil. On l’embarque, sous les yeux de ses amis et soutiens impuissants.
Ce jour-là, je me formulai que la question des responsabilités, au milieu d’un ensemble qui vise à les émietter, était posée. Il faudrait, pour l’étudier, en passer par les mots et les représentations que l’on se fait des choses. Le tribunal est un espace de paroles. Un policier y raconte qu’il n’est plus le même après avoir assisté à l’expul­sion « couchée » d’un jeune homme kurde. Le représentant de la préfecture craint qu’on ne le prenne pour « un nazi ».
L’exil, la frontière, l’étranger, le droit : autant de thèmes que traite, depuis son antiquité, notre civilisation. J’avais besoin que la politique contemporaine du droit (ou non-droit) des étrangers dialogue avec les grandes figures mythiques, les textes fondateurs, de Platon à Ovide, qui en dirent jadis quelque chose.
J’avais besoin d’interroger différentes manières de dire, persuadée que chacune crée un espace de représentation qui fait, peut faire ou fera, même de manière infime, bouger le réel.

Le vent se léve

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Indignés et murés

Pendant les vacances de Toussaint, Monsieur P., prof de sport à Bayonne, réunissait un peu d’argent pour permettre à un de ses élèves sans papiers ni toit de dormir quelques nuits, avec ses parents, à l’hôtel. Dans le même temps, Thierry, Txetx, Florent et moi trouvions une solution provisoire pour les trois enfants K. inséparables de leurs parents. Chantal téléphonait au Point accueil jour, qui partage avec le Foyer des jeunes travailleurs une grande maison aux vingt-quatre couchages. La maison était libre de travailleurs saisonniers et libre d’urgences hivernales. Mais rien ne permettait de prêter aux déboutés de l’asile les chambres réservées, par contrat avec la mairie, aux travailleurs précaires et SDF français. Il y avait bien cette maison que les Indignés, en été, occupèrent quelque temps. C’est Castorama qui porta plainte. Ce sont les violences policières qui les délogèrent.

 

Aujourd’hui, personne n’aurait l’idée d’aller s’abriter là. Aujourd’hui, il pleut. Mouraz a l’âge de mon fils, il fréquente le même collège et ce soir il dort sous la tente que Chantal a achetée. Dans la forêt, dit-on. En ville, à côté de nos zones d’urbanisation prioritaire, il y a des forêts, elles sont tout près, on n’avait pas fait attention jusque là. Et elles sont habitées.

C’est pas comme la maison voisine de Castorama, celle que les Indignés occupèrent cet été. Personne vraiment n’aurait plus l’idée de s’abriter là. Ni l’idée, ni la possibilité.