A la fin de Contre attaque en Espagne, Ramon Sender, journaliste et écrivain engagé dans la guerre civile espagnole, raconte, « avec le moins de paroles possibles » la mort de sa femme assassinée par les franquistes. Il écrit, dans un paragraphe qui cherche le silence (typographiquement séparé du corps du texte) : « je ne pourrai en écrire plus là dessus. Entre mes sentiments intimes et la passion politique des masses desquelles je suis une partie il est des chemins qui ne peuvent encore se cheminer. Pour moi, en ce moment, c’est impossible. »
Plus tard, au Mexique, en Californie, Sender a appris à cheminer dans le milieu de ces chemins-là : sentiments intimes et passion politique. Il trouvera une voix pour ses romans. Une voix au croisement de la fiction onirique (on peut dire ça) et du journalisme (de l’Histoire).
Je donne cet exemple car il me semble que Sender, pris dans un temps de très grande détresse, est passé magistralement de cette interrogation, comment faire avec sentiments intimes et passion politique, à une sorte de réponse : ses romans, quelques années après.
La question se pose à lui en plein traumatisme de guerre, dans le chagrin muet, après qu’il a perdu sa femme, en présence du réel tout nu : « cette tête avec toute une joue, une oreille et le cuir chevelu arraché qui mettaient à jour secs, blancs, parfaitement différenciés, le temporal, les maxillaires, les mastoïdes, comme la tête de bois d’un cabinet anatomique », la question se pose à lui en fascisme avéré, enfants morts parsemant la rue – si bien, écrit Sender, que les scènes n’ont rien à envier à ce qu’a vu – et en a fait- en son temps Goya. Il a des raisons, en 1937, de ne pas savoir cheminer du chemin politique au chemin intime et de celui-ci à celui-là. De ne pas savoir donner forme à l’écriture, d’être saisi de mutisme à cet endroit d’embranchement.
C’est quelque chose qu’en 2013, je comprends tout à fait.
En 2013, je peux me demander quoi faire de mes états d’âme, comment inscrire dans le flot historique auquel nous appartenons la traduction de quelques vers ou chants de Virgile, la passion pour ce que fait Hamlet avec Laërte au fond du tombeau d’Ophélie, le rêve de montrer dans le texte un fleuve gigantesque en crue comme les emportements de l’âme.
Être partie des masses, être avec et pour les autres, engagé dans un projet collectif et là-dedans tenir sa part de « sentiments intimes » (un chagrin sans pareil dans le cas de Sender), sa part de visions, de fantaisies et de cauchemars. D’images personnelles, fabriquées, refabriquées, montées de toutes pièces, empruntées, métamorphosées.
Sans les horizons des masses, sans l’horizon des autres, je ne tiens pas debout. Je tombe. Il me faut joindre la joie horizontale (politique) à la verticalité de la vision (ce que Sender appelle sentiment intime) qui, on pourrait le croire, ne concerne que moi (un moi pourtant fabriqué à partir de tant d’autres).
Joindre l’horizon collectif à la verticalité de la vision ou de la douleur (intime).
L’écrire. C’est la vie qui redouble, qui explose, géante, un peu ogre, qui appelle.
Ecrire ou les lire, visions, figures, espaces recréés, constructions.
Pourquoi ça coince ? Un peu de honte ?
Impression que ces constructions-là, ces images et figures et sentiments intimes, Mississipi dans Si je t’oublie Jérusalem, pluies torrentielles vécues par Lear dans la forêt, Hamlet qui ferraille avec Laërte dans la tombe d’Ophélie, Enée aux Enfers, tout ça, qui m’habite, ne bouge pas le réel, l’horizon collectif. Pas assez. Jamais assez.
Pourtant, j’y tiens. J’y tiens et je tiens à les partager. Elles me font vivre.
Parfois, écrire (et avec l’écriture : lire et faire lire) s’installe à l’embranchement le plus fragile (les dehors appellent plus fort, on se sent plus nul que jamais), et pourtant.
Parfois quelque chose vient comme à la fin de Contre attaque en Espagne : de la désespérance. Quand on ne fait pas l’expérience qu’on est bel et bien partie des autres, quand tombe la passion politique, tombe tout le reste.
Parfois, quand l’horizon est mort, plus rien ne tient – même pas une de ces visions qui est matière d’écriture.
Sans horizon collectif, Hamlet dans la tombe, le fils qui rencontre le père aux Enfers, Didon suicidée, nos histoires, nos dialogues, nos métamorphoses, nos déplacements : on s’en fiche. Et ce qu’on amène à l’horizon collectif, ce sont ces images là, ces récits, ces mythes qui nous ont fabriqué et continuent à nous mouvoir, en lien, en lien aux autres, d’une façon symbolique.
*
Un constat : écrivains, nous sommes fermés dans notre petit monde – même si on n’a pas de petit monde, même si on vit en province (et une province qui n’est qu’à peine la France…). De fait on n’écrit, ou plutôt on ne publie, le regrettant certes, que pour nous. Pour nous et notre petit groupe de proches, écrivains comme nous, critiques et amis. J’exagère à peine.
Les maisons d’édition sont de plus en plus nombreuses, “l’offre littéraire” de plus en plus importante, la publicité autour d’une dizaine de titres toujours aussi ciblée, aussi efficace. Cependant que peu de monde a accès (matériellement) à la production littéraire qui se crée dans les marges. C’est que si (fort heureusement) la démocratisation de l’écriture s’accomplit, la démocratisation de l’accès à la lecture va plus lentement. Entrer dans une librairie est un plaisir et une facilité inouïe pour la plupart de ceux qui me lisent ici. C’est un petit malaise pour plein de gens que je connais. C’est impossible pour plein d’autres.
Les livres ne vont que vers les mêmes. Qui, ceux-là, les mêmes, les prennent pour objet de comparaison, comme références et non oeuvres destinées à un donner enseignement ou du plaisir. J’exagère, bien sûr, à peine.
Par ailleurs, ni auteurs ni éditeurs ne semblent penser à ce que peut le livre, à ce qu’il devient. Je peux donner aujourd’hui à lire un texte sur mon blog : j’aurai autant de lecteurs que s’il est publié chez un éditeur petit économiquement – mais grand par ses choix. Bien sûr cela ne change rien à la question du public : livre matériels ou immatériels, les mondes sont tout aussi petits et cloisonnés. Bien sûr je me publie alors à compte d’auteur – même si ça ne me coûte rien. Bien sûr je ne suis pas, alors, “prescrit”, conseillé.
Dans le cas où je crois encore à la garantie que m’offre une “maison”, je dois savoir que l’éditeur ne s’en sort pas économiquement quand il me publie et qu’il ne me permettra pas, à moi auteur, de m’en sortir – ni même d’être symboliquement rétribué. Ça ne me coûtera et ne me rapportera rien. Ça ne rapportera rien à l’éditeur et ça lui coûtera beaucoup. Ça ne rapportera presque rien au libraire. Ça rapportera un peu au diffuseur et au distributeur. Jamais l’éditeur ne me paiera en droits d’auteurs, ces droits si mal pensés, parce qu’il ne peut pas me payer.
Bien sûr, ça rapportera à l’auteur, à l’éditeur, au libraire transmetteur, autre chose : du plaisir, du contentement, le sentiment d’avoir fait quelque chose d’important.
Mais c’est là que quelque chose est enrayé. Important pour qui ? Pour nous, certes, auteurs et éditeurs et amis et critiques. C’est tout ?
Nous sommes dans un exemple inouï de monde clos et d’économie qui ne fonctionne pour personne. Nous trouvons des solutions horizontales sympathiques et alternatives : nous donnons à lire librement nos textes sur nos blogs et revues en ligne. Formidable richesse que cette infinie architecture textuelle, qui pourrait ne s’arrêter jamais. Pourtant l’outil ne change pas la structure de réception et nous n’atteignons que les mêmes, ceux à qui l’accès est donné par le milieu. Les réseaux sociaux renforcent la clôture, tout cela se satisfait assez agréablement il faut le dire. On peut même être assez content de soi et de ses difficultés faire une sorte de nouveau romantisme : un poète ne gagne pas d’argent.
Hélas un poète qui ne gagne pas un peu d’argent, ou plutôt qui ne revendique pas d’en gagner un peu, ou plutôt qui n’a pas du tout affaire avec les choses de la circulation économique, même si bien sûr celles-ci doivent être repensées (et peut-être ce bien culturel qu’est la littérature devrait-il être proposé comme bien commun), un poète qui ne se soucie pas de l’économie qui soutient sa production, quelle que soit cette économie, a peu de chance d’agir dans le champ social. Son art, tout libre soit-il, n’agit pas, n’agira pas.
Ce n’est pas moins intéressant de toucher 100 personnes que 6000, mais dans l’état actuel des choses, vue l’organisation de ce petit monde de la littérature, papier ou web, ces 100 lecteurs seront toujours les mêmes : des amis, des proches, des écrivains, de grands lecteurs cultivés. Notre réseau.
A force, on n’écrit plus ce qu’on a à écrire.
On risque d’écrire pour ceux qui sont déjà là. On est loin d’écrire pour un peuple qui manque, pour ce qui manque, avec ce qui manque et ce qui se cherche.
On risque d’écrire ce qu’on sait déjà, ce qu’ils savent déjà, les proches, les habitants du petit monde, ceux qui sont déjà là. On risque, sans le savoir, sans le vouloir, d’écrire ce qu’ils attendent. C’est sympathique, un petit monde, un groupe, ça peut même être agréable et rassurant et bien sûr, on en a besoin, aussi, comme on a besoin d’une famille. Mais ce que veut la littérature, ce qu’elle peut quand elle est prise dans le champ social et qu’elle y agit, c’est à dire créer des formes et des motifs qui surprennent et bousculent, inventer des visions et des “états d’âme d’une luminosité particulière”, comme dit Döblin, ça ne marche pas, quand le processus de fermeture en est arrivé là. Quand ce sont les mêmes qui écrivent et reçoivent. Quand personne d’autre n’a besoin, comme quelque chose d’inattendu et de radical, de mes états d’âme, de cette luminosité que dit Döblin, de mes images folles, quand personne n’a besoin d’Achab ou de Don Quichotte. Achab, le roi Lear et Don Quichotte n’existent pas sans ce que j’appelais plus haut un horizon collectif. Collectif, collectif, mixte, mélangé, ouvert.
Je pense à une action intitulée A l’école des écrivains, proposée par la Maison des écrivains et de la littérature, qui invite des écrivains dans les classes des collèges classés ambition réussite, c’est à dire situés dans des zones géographiques défavorisées et dans lesquels la mixité sociale, par volonté politique, a disparu. Dans l’un de ces collèges, on a lu mon livre Trois meurtres – jugé difficile parce qu’il mêle des bribes d’Histoire et d’histoires. Les adolescents ont écrit à partir de passages choisis. La situation historique visitée à la fin de ce livre est l’année 1962 à Alger. Les adolescents de Lormont ont presque tous choisi des événements historiques qui les touchaient, qui touchaient leur enfance proche : le 11 septembre 2001, la mort de Ben Laden.
La documentaliste du collège avait lu, chaque midi et peu à peu au CDI, le livre aux adolescents. Puis je suis intervenue. Parler autour de ce qu’ils avaient compris et ressenti, donner corps au livre, tout cela était très vivant, on s’appropriait le texte, on pouvait le rejeter ou l’accepter, ce n’était pas sacré du tout, on pouvait se laisser émouvoir ou le laisser très loin de soi, on pouvait parler d’expériences, et écrire aussi, en suivant une trame proposée ou librement, ou même dessiner après ce qu’on avait entendu et imaginé. Il n’y avait pas de grands lecteurs spontanés dans cette classe. Mais de très fortes personnalités, des réflexions, de celles qui donnent à réfléchir. Il y eut de beaux textes écrits après, lus au milieu de la classe qui applaudissait chaque camarade qui lisait son texte.
Il y a à Paris une rencontre, chaque dernier vendredi du mois, organisée par la compagnie Résonance, à laquelle j’ai participé une fois, en compagnie de Marcel Moreau, invitée par Seyhmus Dagtekin. La rencontre a lieu dans le XVIIIème, deux poètes et un musicien interviennent devant un public, pour une fois, complètement mixte. La mixité tient au fait que la compagnie Résonance, agréée Jeunesse et Education populaire, a ses locaux au rez de chaussée d’une tour dans une cité aux bords de Paris, non loin du périphérique. Les poètes invités font venir dans cette zone géographique à l’écart des lieux parisiens des auditeurs habitués à la poésie contemporaine. Les gens du quartier sont présents, spectateurs, et co-organisateurs de l’événement. Le but de la compagnie Résonance est de replacer l’artiste dans la cité. Les échanges se poursuivent après lecture par un repas où auditeurs, poètes et organisateurs du quartier se retrouvent dans les locaux de l’association. Les enfants sont présents, on y voit même des ados, c’est leur lieu, ça parle, échange.
Je pense aussi aux ateliers d’écriture, de plus en plus nombreux, qui sont proposés par les médiathèques. Public libre, les gens qui viennent là entretiennent avec l’écriture un rapport parfois timide et toujours d’enthousiaste. L’atelier est un moment privilégié pour lire, en un groupe qui ne fait pas un milieu ni un petit monde de connaisseurs experts, des textes, des morceaux d’oeuvres qui ne sont pas les plus connues. Voilà un lieu où le récit s’écrit au milieu, et pas dans un milieu. S’écrit, se lit, se dit, s’échange.
Je rêve que s’invente un autre rapport à la culture que celui qu’on connaît en ce début de XXIème siècle. Une autre scène pour la culture. Je m’ennuie dans ce petit monde clos qui est en train de périr doucement. Il faudrait inventer de nouvelles formes de réception. Les trois que j’ai citées, collège, lieux de transmission, groupes de lecture et écriture sont intéressants. Retrouver, avec l’oralité et la mise en commun, un horizon d’attente collectif et mélangé ?
J’en viens à ce qu’écrivait Alfred Döblin en avril 1921 et qu’on trouve en version française dans un petit livre paru récemment chez Agone, L’art n’est pas libre, il agit.
“On reste des mois, des années penché sur son oeuvre, on y concentre sur quelques centaines de pages, en prise avec son époque, son âme, son imagination, son énergie intellectuelle, son expérience, on livre enfin son oeuvre : qu’on en attende aucun écho en Allemagne ! Si elle a du succès, on récolte… des critiques. Jadis, il y a fort longtemps, les auteurs épiques se tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient vivants. Un coup appelait un contrecoup, on savait qu’on était là. On voyait, entendait, on sentait ceux pour qui on était là. Les villes ont détruit tout cela. Chacun est devant son papier et y va de sa peinture. Il peut toujours trouver du réconfort à entendre gratter sa plume. Les masses ne sont pas solidaires, elles se frôlent seulement. Qu’elles parlent une langue commune est un phénomène purement extérieur.”
Cette question est fondamentale : il faut que quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour de bon, à moins, en ces temps de crise, de s’attendre à voir certains d’entre nous, les plus coupés, les plus isolés, sombrer dans l’amertume du réel qui prend à la gorge et rend violent, tandis que le autres, les munis, croient se plaire dans un huis-clos de plus en plus triste et cynique – et qui les rend tout aussi amers et violents.
Döblin écrit encore, un peu après les années 20 : “le livre, c’est la mort de la langue véritable. A l’écrivain épique qui ne fait qu’écrire échappe la puissance formatrice essentielle de la langue ; je cultive depuis longtemps le slogan : détachons nous du livre, mais je ne vois pas clairement le chemin pour l’auteur épique d’aujourd’hui, à moins que ce ne soit celui d’une… nouvelle scène.”
L’art prendra de nouveau tout son sens sur cette nouvelle scène, que nous appelons sans la voir se définir encore, lorsqu’il mettra en présence auteurs et récepteurs de tous milieux.
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Nous sommes à Auschwitz. Primo Levi, au chapitre 11 de Si c’est un homme, va chercher de l’eau avec Jean, étudiant alsacien, attaché au département de chimie et préposé à l’entretien de la baraque. Les deux hommes profitent de la route pour parler un peu. Des langues : l’italien, le français, l’allemand.
Soudain, après 3 points de suspension, Primo Levi se souvient qu’il se souvint : « …. Le chant d’Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit. Mais nous n’avons pas le temps de choisir, cette heure n’est déjà plus une heure. »
Primo Levi explique à Jean qui est Dante, qui est Virgile, qui est Béatrice. Il récite quelques vers. Le vent émet une voix, récite Primo Levi, « comme s’il fut la langue qui parlait, il émit une voix et nous dit : quand… »
Brusque trou de mémoire.
Primo Levi traduit au fur et à mesure les vers dont il se souvient, il le fait pour Jean (en adresse, et en adresse, vues les circonstances, urgente). Puis il a un trou de mémoire après quand, « quando ».
Puis c’est un autre vers : « Ma misi me per l’alto mare aperto ».
Misi me : « je me mis, mais plus audacieux, misi c’est rompre un lien, c’est se jeter sur un obstacle à franchir, une impulsion – que nous connaissons bien », dit Primo Levi.
C’est l’envoi, misi, je me suis envoyé, jeté.
Il y a urgence à se souvenir du Chant d’Ulysse, de Dante. Ce soir-là Primo Levi recompose le poème, avec des trous, des déclins, une flûte, comme chez Mandelstam, à son équinoxe. C’est le Chant d’Ulysse pour l’errance, la mer, le désert et l’impulsion, pour le Moyen âge, pour les anachronismes fascinants qu’il faut absolument pouvoir expliquer et offrir à Jean – mais ce pourrait être un autre chant, un autre poème, dans lequel on trouverait les mêmes mystères et dont on pourrait analyser sans fin, avec les disjonctions imposées par les conditions, avec les mêmes trous dans le temps recomposé, la syntaxe et le vocabulaire.
Faire ce travail de remémoration (« peine perdue, le reste est silence. D’autres vers me traversent l’esprit : la terra lagrimosa diede vento, non c’est autre chose) rend Primo Levi à sa condition d’humain qui dit et mesure, même avec « les trous », le temps. Ce soir-là Primo Levi donnerait sa soupe, écrit-il, pour trouver la jonction entre deux vers. Il veut tout expliquer à Jean. Il veut lui parler de l’Histoire, il veut lui parler de « quelque chose de gigantesque que je viens d’apercevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui ».
L’œuvre qu’avec cette urgence Primo Levi trouve et retrouve, travail de rythme, de pensée, dans les conditions les plus tragiques qui soient, il la retrouve pour la partager. Quelque chose de l’ordre de l’humain (l’opposant russe de tout à l’heure parlait de foi), de l’inattendu, de la fulgurance, suggère que quelque chose n’est pas absurde, suggère non une idée de salut, ce serait bien sûr indécent, mais de consolation ponctuelle : une explication du destin.
La reconstruction de l’œuvre, le fait de pouvoir reconstituer, fragment après fragment, l’œuvre existante, et même dans le cas de Primo Levi en camp d’extermination, affirme qu’un homme est un homme, affirme la temporalité humaine et l’énonciation comme « quelque chose de gigantesque », comme « une fulgurante intuition » comme « l’appartenance à l’espèce des hommes ». Elle refigure, pour un moment, le réel.
Il n’y a ni Lear ni Hamlet ni Don quichotte, aucune vision personnelle, aucun état d’âme personnel qui ne tienne si un horizon collectif ne se présente pas, ne peut pas se penser. Réciproquement, l’horizon n’est véritablement humain que quand il s’appuie sur ces figures d’exception, ces rythmes-là, sur Ulysse, la mer où il navigue, Béatrice, la folie des vents.