l'ABCDIRE, le retour

Abécédire 

ABéCéDire se veut « dictionnaire des idées          reçues »          pour aujourd’hui. Il comporte près          de 60          entrées, 60 regards sur notre temps, proposés par 15 auteurs          différents. Des avant-gardes          au dandysme, à la dialectique prévention/répression, en          passant par          l’infantilisation dans les ID-TGV, les zones d’attente, le          management ou l’héroïsation          dans les rhétoriques politiques.

Leslie Kaplan, et Alain Helissen nous rappellent que le langage est un enjeu pour la          démocratie.

Pourquoi cette tentative de pastis citoyen ? Tout nous renvoie au « trop de réalité » dont parle Annie Le Brun , à la démobilisation par la trivialité contenue dans   ce pseudo-réalisme paradoxal, fuite en avant dans l’abstraction et les conventions de l’Economisme avec sa grande Hache.

Il y a donc plus que jamais urgence de nous asseoir sous l’ arbre à contes, l’arbre à          palabres ! C’est le projet de l’Abécédire, qui veut aussi mettre en commun les          instruments et ingrédients d’un petit laboratoire de l’ambivalence, remonter la généalogie de nos consentements, et de l’aplatissement du réel en nécessité,  dire la complexité !

 

Antoine Berce, Michel Chantrein, Marie Cosnay

les mains des coiffeuses pour dames

Coline, en classe de 4ème, m’a dit : mon frère il ne pense qu’à la musique, c’est pas une vie, ça, il faut être un peu plus sérieux pour avoir un métier.

Je connais un type qui reçoit de nombreux adolescents dans son cabinet, il dit : ils sont narcissiques, les jeunes d’aujourd’hui. Narcissiques, le type en question doit savoir de quoi il parle.

Peut-être ont-il la trouille, les adolescents d’aujourd’hui et la trouille a différentes façons, c’est vrai que la façon de Coline, à la fin des années 70, on ne l’aurait pas choisie.

Julie est en 5ème et comme la déesse Diane dans le mythe d’Actéon elle dépasse tout le monde, dans la classe, d’une bonne tête. Elle vient me voir à chaque début de cours, elle a mal quelque part, voudrait rentrer chez elle, aller à l’infirmerie. Aujourd’hui elle a dit : j’ai tellement de symptômes, a souri d’un air entendu, peut-être savait-elle ce qu’ils racontaient, ses symptômes.

Paul a 12 ans, il ne peut pas aller à l’école. Il a mal au ventre. Il joue sur son ordinateur le long des journées tristes et regrette les cours d’histoire qui le passionnaient. Ses parents décident un jour que malgré la violence que ça lui fait il ira au collège, passons sur le parcours de combattant, Paul va à l’école et il dit qu’il ressemble à tout le monde, maintenant, ça fait du bien.

Théo caresse son ventre sous le tee-shirt, depuis qu’il a un peu poussé, les angoisses de corps l’ont quitté, l’espace n’est pas le même espace, il se lève le matin et se couche le soir, le corps répond.

Alexandre s’est fait couper les cheveux et quand on lui dit que ça lui va bien, il dit, l’enfant de 12 ans : maintenant je les garderai toujours comme ça.

Léa, 11 ans, dit qu’elle a eu un Ipad a Noël, elle est étonnée d’apprendre qu’on peut y lire des livres, je lui montre lesquels, elle dit : je n’ai pas le droit. Tu n’as pas le droit de télécharger un livre ? Je suis sceptique mais elle insiste : non, juste la musique et les films.

Gustavo et Esteban racontent à la classe épatée le mythe de Phaéthon, l’un dit et l’autre mime, façon break dance.

Gaétan, quand on lit que les chevaux de César, consacrés au Rubicon et à ce moment entre tous qui décide de l’avenir de César Rome l’Occident, « ont pleuré abondamment » en présage de la mort de Jules, dit : ils avaient quelque chose de divin ces chevaux et ils pleuraient sur toute la suite des temps.

Ils ont la trouille, les enfants, ils regardent des bêtises sur leurs écrans, reçoivent plus d’excitations qu’ils n’en supportent et ils ont mal partout. N’empêche, ils sont là, courageusement, à comprendre les chevaux qui pleurent et à défaire la mécanique d’une proposition relative.

C’est pas comme ma coiffeuse – elle n’a pas cette chance. Elle aurait voulu prendre quelqu’un a mi-temps pour s’occuper, à mi-temps, de son bébé de 4 mois Les charges sont trop élevées, dit-elle. Elle poursuit : gauche ou droite, tous les mêmes. Ils savent s’occuper que des homos. Et de faire payer les petits. Ils ne devraient pas fâcher l’église en ce moment.

Ah ?

Les islamistes sont là ! Dans un an tu ne pourras plus sortir dans le quartier sans le voile !

Le quartier aimerait protester, mais il est comme moi : estomaqué. Ah.

Oui et si tu le portes pas on te coupera les mains !

Ou la tête ?

La tête oui, et pire.

Bien, les islamistes me couperont pire que la tête, si les charges pour les petits continuent à être élevées et si on continue à maltraiter, avec ces histoires d’homos, l’église.

Ma coiffeuse : narcissique, trouillarde ? Bien sûr c’est la bêtise qui nous saisit d’abord mais ça n’explique rien – et puis ce n’est pas juste. La coiffeuse prend en vrac la peau des choses reçues, elle la compose, recompose au gré de ses besoins de réassurance. Elle pose toute sa colère son mal-être sa tristesse de femme aimée à demi sur un objet, un seul, dicté par les années qu’on a derrière – mais pas seulement.

La guerre au Mali, avec les représentations qu’elle convoque de cohortes d’assassins, colonnes d’islamistes prêts à couper les mains : ce sera peut-être une réussite de François Hollande. Si la guerre dure peu, si les conséquences sur les Touaregs sont pensées, si et si, si la Françafrique n’est pas dans le coup, peut-être, alors, ce sera cette guerre, une réussite personnelle de François Hollande.

Mais on ne peut pas avoir oublié : presque 20% des voix à Marine Le Pen au 1er tour de mai 2012. On l’a lu, on l’a dit alors : si on rate quelque chose, là, si on oublie les petits, comme dit la coiffeuse d’elle-même, on est mal.

Aujourd’hui, les flics eux-mêmes font des descentes musclées dans les camps de Roms, Valls n’y voit rien à redire, un maire socialiste, près de Lyon, organise une classe spéciale Roms dans une salle du commissariat de police et Hollande s’en va défaire les Islamistes du Nord Mali.

Étonnant comme la coiffeuse de mon quartier reçoit les choses : ses symptômes ne sont pas physiques comme ceux de la petite Julie et du petit Théo. Elle grossit l’objet (la colonne d’Islamistes s’approchant de Bamako et de chez elle, déterminés, les assassins, à couper pire que la tête à quiconque est une femme et toute petite, toute petite et pleine de charges). Et elle rétrécit le sujet. Petite. Courbée sous les charges. Pour qui on ne fait rien, ni la gauche ni la droite (ni son mari ?)

On le sait, que ça fonctionne, grosso modo, comme ça. Et on sait ce que peuvent les représentations quand on est si fragile. Nos adolescents narcissiques de tout à l’heure le savent, eux, en tout cas. Malgré ou avec leurs écrans, jeux, ras le bol, fatigues et renoncements. Le journal Le Monde publie une enquête ce 28 janvier : les français ont peur de l’islam et sont en recherche d’autorité. Le dire et le répéter n’alarme plus ?

C’est un devoir, un devoir urgent pour François Hollande, de prévoir la loi pour le vote des étrangers aux élections locales. Ce n’est pas un gadget. Les étrangers voteront et c’est à eux qu’on parlera alors. Aucune indulgence pour le terrorisme, bien sûr mais une attention à ne pas tout confondre, islam, islamisme, terrorisme, assassins… Ce qu’entendra la coiffeuse de mon quartier sera différent de ce qu’elle entend aujourd’hui. Et ce qu’elle pourra recomposer comme monde à la mesure de sa compréhension (comme on le fait tous) ne sera pas celui qu’elle fabrique aujourd’hui – plein de cohortes barbues qui viennent amputer les mains des coiffeuses pour dames dans les quartiers populaires.