Pyrame & Thisbé

Un livre, le IV des Métamorphoses, Ovide. Un espace homogène, qui a un certain rapport avec l’oeil – l’espace peut être une idée mais il est avant tout ce que je vois, il s’étend, je veux dire : il a une étendue et des accidents (arbres, touffes, toits, murs d’argile, entrelacs de rues et ruelles, on en passe, des meilleures), c’est dans le livre IV et dans un certain espace que les amants galèrent.
Pour ces amants-là, s’aimer est une question de voisinage, le voisinage est un premier pas (primus gradus), c’est dire qu’il était vraiment question dans cette affaire de marcher (dans l’espace) ou de n’y pas marcher ; on entendra bientôt les grands dehors s’affoler, on saisira la perte, à perte de vue – on y contreviendra avec talent d’ailleurs, jusqu’à un certain point. La perte de vue ? C’est de ça qu’il s’agit. Livre IV, les Métamorphoses, Ovide.
Ils marchent loin derrière les portes : excedere ; ils sortent de la maison, exierint ; ils ne faut pas qu’il y ait d’errance pour eux, errandum, pour eux les spatiantibus, perdus dans l’espace ; on est lato arvo, dans le large champ. Dans le pays perdu. Dans la liberté du champ. Les amants. Vous les voyez les petits points d’amants ici et là et tout autour l’espace grandi, que seuls des toits des arbres des murs limitent ?
Un corps, qu’est ce que c’est ? C’est ce que, peu importe la matière et les atomes, le sécable ou l’insécable, on a besoin de localiser. Un point. Ce qu’on met quelque part. Certaines des choses de cette histoire sont des corps, existent entre ceci et cela, ici près de la fontaine et ici près de la grotte.
La liste des corps : un mur (visible). Ce qu’on sait du corps-mur c’est qu’il sépare la maison de Pyrame de la maison de Thisbé. Un arbre. Le corps-arbre porte des fruits, poma, qui ne sont pas des pommes mais des mûres. Ce qu’on sait de l’arbre : il est près d’une grotte et d’une fraîche fontaine (gelida fonte). Un corps, un point. Ces points-là : Pyrame, Thisbé, l’arbre mûrier, le mur. Auxquels s’oppose ce fameux espace large large, où vont ex ex ex (sortir sortir sortir) les deux amants. Mais séparément.
Peut-on reprendre la ballade au début ?
Il y a eu un premier pas pour l’amour, le voisinage. Puis l’interdiction des parents : il est interdit de s’aimer. L’amour a grandi, donc. Il était couvert, comme un feu, il a envahi le terrain couvert, s’est heurté au plafond. Puis il a trouvé latéralement, sur le côté, où se répandre un peu. Par une fine rima. Une fente. Une crevasse. Une rime, là où se lézarde la parole, là où ça s’évanouit un peu, se perd et pâlit. Un trou. Un trou dans le texte et dans le mur. Le texte et le mur, dont on peut être sûr comme d’un certain autre nombres de choses ici : l’arbre, les traces de la lionne dans la haute poussière, Thisbé, Pyrame.
Il y a aussi, en contrepoint, tout ce qui circule, transire, passe, force le passage, avance : les mots, la voix, le voile.
Retour à la rima, le trou dans le mur. Le mur est un corps, fini, que je peux voir. Il porte en lui sa propre contradiction : le trou. Le trou (l’absence de corps) permet à quelque chose de passer. Ce quelque chose c’est tout le problème de le définir alors restons-en là.
(Une bonne parenthèse : dans le rêve des chiffons liberty. Robes et foulards et même grelots, à se demander si ce n’était pas prendre de l’avance sur cette histoire tragique, celle des amants Pyrame et Thisbé, de Babylone. Etrangement les corps étaient couverts de fanfreluches roses, et dessous était ce à quoi je voulais en venir, en tout cas c’était avec des flots de sang).
Le mur est visible : il empêche et permet. Le trou : rien ne dit que les amants regardent au travers. Le trou est peut être un oeil (un globe qui reçoit et diffuse la lumière ténue) mais attention : un oeil pour l’oreille. Le mur était un premier pas. Le trou dans le mur, qu’on sent, devine et voit (un amant est assis d’un côté et l’autre de l’autre) empêche les corps, les exacerbe. Permet autre chose, cet autre chose est donc ce qui reste. Ce qui est si difficile à définir : le chemin de la voix. Vocis iter. Le trou dans le mur permet aux mots (verbis) d’aller vers les oreilles aimées (ad aures amicas).
Le corps est localisé et la voix, l’objet qui s’échange (qui circule) et à qui la rima (la fente, l’arrêt, la chute, la rime) permet la liberté ne l’est pas. Du moins la voix objet qui n’est pas corps possède une relative capacité à la vagabonderie. Les amants remercient le mur, d’ailleurs, car ils ne sont pas naïfs, ils se rendent compte que la voix mène le corps dans son empêchement, son annulation ou sa division (un amant d’un côté et un autre de l’autre) et s’ils veulent (certes oui ils veulent) transgresser l’impossibilité (comme un sultan voulait que sa danseuse se dévoile, ôte le premier voile, le deuxième, jusqu’au septième, pour arriver à la plus nue des nudités), les amants se rendent compte, intelligents, que l’impossibilité auquel mur et fente dans le mur les renvoient est mise en aventure dans cet objet flottant (je dis : circulant) qu’est la voix. La voix. Les mots.
Pyrame et Thisbé sont deux intellectuels (aventuriers de fortune) un peu scellés à leurs sièges, à leurs baraques. Ils rendent grâce au mur de permettre à la voix de voyager jusque dans les oreilles. Pas un regard. Pas un espace. Mais l’oreille. A ce propos, dès à présent : penser à un tuyau. Le tuyau qu’est le limaçon de la machine qui fait fonctionner l’oreille.
Un trou dans le texte ou le mur permet à l’objet-voix (cause du désir) de flotter un peu. Cependant il n’y a pas de paysage. Il n’y a pas d’espace, les corps sont immobiles. Les espaces existent (peuvent être vus) mais c’est loin, c’est dehors. D’un côté et de l’autre du mur troué, on imagine un appareil qui résonne, qui fait passer la voix. A quelle sorte de résonateur avons-nous affaire ? ce n’est pas n’importe lequel c’est un résonateur type tuyau (Lacan, séminaire X, sur l’oreille). Ça opère donc à la façon, si vous voulez, de quelque tuyau, quel qu’il soit, flûte ou orgue. . On n’est pas étonné : un appareil entre les deux, une petite combine, machination, un outil très utile, il faut bien qu’il y en ait.
Ah ne pas oublier, tandis que qu’on résume les éléments en présence avant la grande bascule, ne pas oublier qu’il y a le langage et qu’au langage articulé (verbis) s’ajoutent les plaintes, les longues plaintes (un langage plus modulé qu’articulé, non ?).
Les plaintes concernent l’absence, le désir (toujours) empêché, qui excite et torture.
C’est alors qu’on fait le deuxième pas, dirait Ovide (qui ne le dit pas). Les deux jeunes gens décident de sortir. D’aller plus loin (de dénuder la danseuse). Mais comme c’est paniquant, que l’espace est vaste et la plaine désolée (lato arvo), ils vont relocaliser les corps. Pour les corps trouver des corps, des petits concentrés d’espace. C’est un arbre. Un arbre, un arbre, répète Ovide – il me plaît que ce soit un mûrier. Un mûrier comme dans mon jardin avec racines sous les canalisations et tout le bazar qu’elles y font. Le mûrier d’Ovide a des fruits et il me plaît qu’on les appelle poma, même si mûre n’est pas pomme. Je les imagine, les fruits, à cause du nom, merveilleusement ronds et blancs. L’arbre, l’ombre, la petite pomme ou boule blanche sont des corps. Les amants sont ravis, ils sortent dans la nuit et le secret.
Et c’est là qu’a lieu la première embrouille : Pyrame ne sort pas. Comment mais comment peut-il être en retard ? Parce qu’il est en retard, il ne s’agit de rien d’autre que de ceci : il est en retard. Imaginons dans nos histoires un Pyrame d’assez bonne foi, un pas trop mécréant, un qui aime bien voir les inconscients démêlés chez les autres, imaginons un Pyrame qui dit : tu ne vas pas en faire une tragédie, c’est juste un retard, c’est rien, j’ai oublié, c’est bon.
On en reste là, en tout cas on essaie d’en rester là mais au fond on ne comprend rien à ce retard ou oubli juste au moment où. On voudrait faire un sort au retard ou oubli. On envisage des choses, des choses très rusées d’ailleurs, des presciences, par exemple Pyrame saurait à l’avance que des corps qu’on conduit plus loin que la voix, des corps qu’on veut en entier, ça ne peut pas fonctionner.
Bon, Pyrame n’est pas là.
Thisbé de Babylone est là. Elle est sortie voilée, ce qui est un détail. Ce sont les détails qui tuent.
Pyrame n’est pas là et Thisbé ne s’étonne pas mais elle l’attend dans la nuit. L’erreur ou retard ou oubli de Pyrame n’est rien et comme tous les riens, c’est dangereux. Rien : d’autres l’ont dit qui ont déclenché des tempêtes. Thisbé est un peu inquiète dans la nuit. La nuit est sauvage et, s’incarnant dans la nuit, ni corps ni objet flottant mais la toute-sauvagerie, l’impossibilité même, l’écorchement, voici en personne : la lionne.
La lionne vient. Thisbé après avoir fait un pas en avant en fait un en arrière. Pyrame n’arrive toujours pas, Thisbé s’enfonce dans la grotte (parce qu’il y a une grotte, l’espace fou avait prévu la grotte pour les corps). Quand Thisbé s’enfonce dans la grotte pour échapper à la sauvagerie elle perd son voile.
Il y a les traces (à défaut de corps). 1/ ce voile tombé dans la poussière. 2/ les empreintes de la lionne repartie vers d’autres aventures.
Cette Thisbé au chéri inconscient (qui arrive en retard comme pour signifier qu’il préfère les murs fendus) n’intéresse pas la sauvagerie en la personne (ou sous les poils) de la lionne.
Le voile tombe, la lionne dédaigneuse le déchire et l’ensanglante de sa gueule qui l’est déjà, ensanglantée, c’est sa fonction de lionne-sauvagerie. Elle dit, la lionne : c’est fini, vous deux. Ton amoureux n’est pas mal mais c’est roupie de sansonnet. La lionne déchire la cause du désir. On peut imaginer, Ovide n’en dit rien, que le désir de Thisbé la babylonienne pour Pyrame le babylonien en prend un coup à ce moment-là. Thisbé est toujours au fond de la grotte, elle imagine la lionne déchirer le voile et le bel amoureux en retard lui paraît aussitôt moins glamour.
Le voile sanguinolent traîne par là, donc. Il y a les autres traces : les empreintes sûres (vestigia certa) des pattes de la lionne, de la toute-sauvagerie, dans le sable ou la poussière. La poussière, terre ou sable mouvant est haut. Les empreintes ont marqué le sol : elles sont sanglantes.
Enfin, le héros de l’histoire, lui qui a pris du retard pour se rendre au rendez-vous secret et fatal (lui qui jusque-là se plaignait et entendait des mots en retour et écoutait les plaintes et donnait en retour des mots), lui qui a pris un retard certain, arrive à ce moment où les traces sont des preuves : un voile ensanglanté, une lionne qui a marché par là et la disparition du corps de Thisbé la babylonienne. Il ne lui en faut pas plus. Thisbé a été déchiquetée par la lionne. On se dit qu’il le désirait tellement. Il savait que c’était incontournable cette affaire de corps qui va trop loin.
Elle est morte, se dit Pyrame qui comprend ça parce qu’il s’y attendait en douce, en secret, sans savoir qu’il savait. Il n’a pas été très courageux, le héros babylonien, il a, sans savoir (un oubli, hein, un léger retard), évité de vivre la sauvagerie. Il le regrette aussitôt. Il se dit : mince, j’aurais pu être là quand la danseuse enlève le voile et qu’il n’y a plus de voile – la danseuse qui va être écorchée. J’aurais pu être danseuse et sultan. J’étais quelque part ou en quelque sorte la danseuse et le sultan puisque j’ai organisé le rendez-vous à l’ombre de l’arbre. Impuissant Pyrame ? Il regrette. Il est passé à côté de l’histoire de sa vie.
Pourtant, il pourrait, maintenant, filer, filer vite fait. File, file, Pyrame. Tu connaîtras bien d’autres choses, une vie calme simple ou triste où les objets que tu arriveras à dévoiler ou déchiffrer seront ceux de la science. Par exemple. Il aurait pu filer, le babylonien. Mais non. Il pense : Thisbé a vécu jusqu’au fond ce que moi je ne peux voir jamais. Et je veux voir.
(Marsyas écorché parce qu’il préférait la musique de la flûte, on y revient, tuyaux de Pan, à la lyre d’Apollon qui permet aux mots d’être articulés. Plus de mur : la mélodie de la flûte fait n’importe quoi : un objet perdu et flottant erre et vagabonde, s’échappe, dans les vastes champs, lato arvo, il ne reste plus qu’à en mourir écorché).
Impuissant et triste de l’être, on se dit, quand on entend Pyrame supplier les lions de lui faire sa fête, à lui aussi :

Mon corps, déchiquetez-le,
mes viscères de meurtrier, détruisez-les d’une morsure cruelle,
oh vous qui habitez sous ce rocher, lions !

Sur le voile ensanglanté, preuve que Thisbé y est passée, Pyrame pleure, il verse bave, salive et larmes, bientôt son sang. Le voile est un objet flottant (qui se déplace). Comme la voix. Il s’est bel et bien déplacé. De la tête de Thisbé au seuil de la grotte. Du seuil de la grotte à la gueule de la lionne. De la gueule de la lionne aux mains de Pyrame. La voix / le voile, avec la proximité signifiante complètement de hasard mais ne boudons pas ce plaisir. Pyrame se tue sur le voile, verse le sang et le sang bondit : il fait des jaillissements. Comme une tour qui s’élève dans les airs. Adieu le désir. Pyrame se tue sur un malentendu, puisque la pauvre Thisbé n’a rien connu de tout ça, elle est saine et sauve et vierge dans sa grotte. Un malentendu : dans une histoire qui a commencé par les oreilles.
Ce n’est pas fini mais on ne veut pas forcément finir. N’empêche Ovide parle, lui, maintenant, après la mort de Pyrame : il compare. A quoi compare-t-il (non pas les airs rompus mais) le corps rompu de Pyrame ? Il le compare, ce corps, à une flûte, un tuyau. Il le ramène à l’ouïe dont il était question. L’objet (l’outil, l’appareil, la petite machine) dont ils auraient pu se contenter, Pyrame et Thisbé, un instrument tiers entre un corps et un autre : le tuyau par lequel faire passer la voix et les mots (dans les oreilles aimées amies). Point. Au lieu de ça ils sont allés vagabonder, avec les malentendus que l’on sait (l’un a cru que l’autre avait connu l’ultime déchirement tandis que l’autre a cru que le premier avait oublié), au lieu de ça ils sont allés chercher des lions et à joindre les corps. Ils n’ont pas pu. Quand Ovide compare ça donne ceci :

Le sang bondit haut,
comme quand un tuyau au plomb abîmé
se coupe en deux et par le petit trou strident
giclent de longues eaux qui brisent les airs sous leurs coups.

Le petit trou qui reste fait du bruit : il siffle. On est passé de l’articulation des mots et des phrases à une sorte de cri qui accompagne cette colonne de sang qui gicle (ejaculatur) bien haut. Le sang est de l’eau, en tout cas est liquide et remplit les airs, les espaces. Quant au corps de Pyrame, il est coupé en deux.

(vase)

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Les rayons des fils électriques et les vols épars d’un oiseau, freux, corneille, parfois un martinet, c’est devenu rare. Les mouettes par bandes, rasant l’Adour glauque. Le jour se lève, il n’est pas brillant. S’il se lève pourtant c’est hissant un souvenir : le danger. Vite, quelqu’un à la rescousse. On a beau parler, on a beau se tenir terrible de tout corps (petits morceaux, tombés caressés), vite, vite, quelqu’un. C’est que le morceau est tombé et qu’il est question de ne jamais s’arrêter avant de pouvoir le ramasser : on va aller jusqu’au bout, dit-on, dis-tu, pense-t-on, penses-tu, on va aller jusqu’après, jusqu’à derrière la peau, écorchement et voile dernier, on va (amour) chercher avec cruauté ce qui échappe, on va fouiller derrière la peau et les pores, dans la chair vive, dans les tripes, le coeur, l’âme. C’est à dire le corps. Se taire. C’était le véritable instant du danger. C’était celui qu’on cherchait. Dans ces cas-là et ces matins-là, après la route (éventuellement les tempêtes) on est sans un mot. Et le pire, sans un regard.
Celui que tu aimais, que tu croyais aimer, désirer, l’objet du fond du vase, tu ne le vois pas. Tu regardes, mais son absence.