Le sommeil de la raison…

Hobbes, écrit Jacques Rancière dans Le maître ignorant, alors qu’il trace la biographie de Joseph Jacottot, révolutionnaire français exilé en Belgique, Hobbes, écrit Jacques Rancière dans le chapitre intitulé la société du mépris, a fait un poème plus attentif que celui de Rousseau : le mal social, ce n’est pas lorsque quelqu’un dit « ceci est à moi ». Mais lorsque quelqu’un dit : « tu n’es pas mon égal ». La passion inégalitaire, en dépit de toute raison (seul un égal peut me parler et m’entendre) naît d’une sorte de paresse, de la peur de la tâche à laquelle l’égalité et l’émancipation contraignent. Ce qu’un être raisonnable se doit à lui-même n’est pas de tout repos.

Quand le siècle chien-loup, écrivait Mandelstam, se jette sur nous, on cherche les renards bleus et les grands pins frôlant les étoiles. Parce qu’on n’a rien à voir avec un loup. Parce que seul pourra me tuer mon égal.

Il est plus facile de se comparer, de s’établir « inférieur de supérieurs » ou « supérieur d’inférieurs ». Les êtres raisonnables sont égaux ; citoyens, ils versent dans l’inégalité. Toute convention sociale (fiction, écrit Rancière) se construit à partir de la déraison de chacun, du désir de soumettre l’autre et de se soumettre à lui. Déraison – ou passion d’inégalité. Cette production de déraison, nous y consacrons un temps certain, tout notre art, beaucoup de travail. A l’école, évidemment.

Ce qu’enfante le sommeil de la raison, par ailleurs, on le devine. Les zinzins, dans le jargon de la crise économique, sont les Z’investisseurs Z’institutionnels. Banques, compagnies d’assurances et fonds de pension. Ce sont eux qui ont acheté des titres grecs en mars 2010 et qui cherchent à s’en défaire aujourd’hui sur le marché d’occasion de la dette. L’être raisonnable, qui n’est ni celui de la convention sociale ni celui de la convention économique, sait que la Grèce est dans l’incapacité totale de rembourser la dette. L’être raisonnable qui résiste à la fiction sait même, car c’est évident, que la dette est en grande partie illégitime. Hobbes, disait Rancière, a écrit le poème le plus attentif. Mais Rousseau n’est pas loin : la passion de posséder semble irrésistible. Et écrase toute raison.

C’est un rêve, il me vient de lectures mélangées, dans une aube particulière, Scintillations, le bois empoisonné de Burnside et cette phrase qui s’entortille à quelque chose d’autre, que je cherche : les gens qui adorent les livres n’ont pas les moyens de s’en acheter pendant que les gens bourrés de fric font des études commerciales pour gagner plus d’argent encore et maintenir les liseurs de livres dans l’impuissance. Je connais des variantes. Où les gens qui possèdent les livres ne les lisent pas, ou n’ont pas de plaisir à le faire, où les gens qui peuvent acheter les livres voyagent plutôt que de les acheter ou de les lire – mais ne renoncent pas à en parler, plus que jamais ou mieux que quiconque, c’est selon.

On était le 20 octobre ; c’était une journée historique au pays basque, l’arrêt de la violence a été déclaré. 1961-2011. Un cinquantenaire. Le temps de vie de quelques-uns.

Quant à moi je confonds tout, les petits hôpitaux de Verlaine, ses prisons, l’Intraville et Navalcarnero. Elle demande des efforts, la raison du matin. Regarder le siècle chien-loup ou monstre tétraplégique, qui tente de nous sauter à la gorge. Le regarder, l’impuissant. Suivre les renards et les étoiles bleus. Heureuse de ce 21.

Peut-être à la fanaison…

The Weeping Meadow

De la prison de Navalcarnero, je reçois ce 5 septembre la lettre que Goio a écrite le samedi 13 août. Il a collé au milieu du papier à lettres rose la photo d’une avalanche de pluie. Je prends conseil de la pluie, surchargée et robuste, a–t-il écrit à côté. Une pluie d’inclinaison. Goio numérote les lettres et les feuillets, il écrit à côté de la date deux feuillets et une coupure. Ou : trois feuillets et une gaze. Deux feuillets et un collage. Il ne demande rien, dit Carmen, que des lunettes à double foyer, du sport, des livres et du papier à lettres. Sur le deuxième feuillet je lis au milieu de la page hommes et femmes fanés et 10.000 kilomètres de fil de fer barbelé et 11500 soldats et 260 chiens et à Berlin encore trente-cinq morceaux sont debout et sur l’autoroute entre Nafaroa et Gipuzkoa, Zugasti (A-15), est un morceau de ce mur de Berlin mais je te parle avec prudence, Marie, je te parle Marie au pied de la lettre, je te parle au pied du mur de la cellule, au pied de quatorze murs et au dessus de toutes les clôtures Mexique Cisjordanie Bostawa Sahara occidental Txipre Uzbekistan Ceuta-Melilla je me souviens de Lhasa de Sela à l’hiver 2010 qui chantait Je n’ai pas de peur à personne et personne n’a de peur à moi et maintenant la Grèce a fait sa première section de 15 kilomètres, 30 mètres de largeur, 7 de profondeur, 120 kilomètres en tout cousus de fil de fer barbelés et détecteurs thermiques.

Hommes et femmes fanées. De grandes tiges de filles usées. 7 septembre 2011, je crois que tu ne connais ni l’usure, ni, fidèle à Lhasa de Sela, la peur, les lettres témoignent de nuits mémorielles et tu déambules, Goio, enfermé à Navalcarnero, dans les rues des pays et dans les rues de Tolosa et tu déambules au Salvador et dans les ruelles de Cervera et tu déambules aujourd’hui le doigt sur la poussière et le béton des murs partout où ils montent, les suivant géographiquement, une autre fois tu déambules par tes montagnes, l’usure tu n’en fais rien ni de près ni de loin mais tu trafiques quelque chose : peut-être caches-tu ton jeu, peut-être à la fanaison t’y entends-tu plus que tu ne dis.

La flamme de Béziers

Le thème des Littorales, à Marseille, est large, antique, contemporain, politique et poétique : la frontière. Dans l’avion j’ai lu qu’une enseignante d’un collège de Béziers s’est immolée, à la récréation, devant ses collègues et élèves, par le feu. A France Télécom, à Sidi Bouzi et à l’école. Le corps réduit traqué empêché impossible s’expose en lambeaux et langues de lumières, explose et s’éparpille spectaculairement sur le corps social. Je m’agace de lire que l’enseignante était fragile psychologiquement. Nous sommes fragiles psychologiquement, c’est-à-dire : nous avons des poussées immenses de joie, de conscience et de désirs. Et des poussées et passions tristes, des désespoirs empathiques, des découragements. Table ronde à la Boate, je m’explique sur l’épuisement qui me saisit à la fin de l’écriture de Entre chagrin et néant. On n’y arrive pas, pas tout seul, pas encore, il y a tant de raisons qu’on ne peut en faire la liste, chacun dans son coin du monde refuse de voir l’absurdité petite où il est enfermé. Ces dizaines de livres, devant nous qui sommes assis à la table des écrivains, attendent, intouchés pour l’heure. On les enverra dès demain au pilon. C’est une farce absurde. Ici comme là. Je suis épuisée, écrivais-je en 2008, le 11 septembre, le jour où les parents de Shanee étaient présentés au TGI à la Juge de la liberté et de la détention. Epuisée, je comprends le corps traqué empêché interdit impossible. Le corps réduit, muet, ne risque plus rien. S’il prend feu on l’ôtera du réel où il s’est empêtré : c’est bien une langue que sans savoir il récupère.

A la table des écrivains, on explique que l’entre-deux siècles est le temps des monstres et catastrophes. On pense à la chute des tours jumelles. Moi, à la flamme de Béziers. Aux Géants du livre I des Métamorphoses d’Ovide : ils entassaient les montagnes sur les montagnes pour toucher les astres. Zeus leur envoya une belle et fracassante foudre, un feu bien comme il faut. Les géants dégringolèrent, éparpillés, brûlés et collés à la terre d’où quelque chose d’autre, comme race humaine, surgit. Que des monstres et catastrophes, de grandes images épiques nous habitent, signifiantes, que les coulées et les feux et les destructions évoquent nos désastres privés (nos fragilités psychologiques et les forces qui vont avec, en sont inséparables) et nos désastres collectifs, c’est un fait. Quand nous reconnaissons ces figures autour de nous, quand Jean qu’attend l’avion dans lequel il sera expulsé en RDC après de douloureuses tentatives d’Europe, s’enduit, pour se faire intouchable, de ses excréments, quand Lise ou Mohamed s’immolent par le feu, il nous faut être très précis et pleins de précautions. Il nous faut tenter d’éviter, même si les histoires nous tentent ou justement parce qu’elles nous tentent (la fama, écrivait Ovide, la rumeur, l’histoire incessante, récit augmenté de récits, va partout, terres, mer et airs) de regarder trop les feux, les monstres et les catastrophes de fin de siècle pour mieux regarder, derrière le feu et la merde, derrière le corps de l’un et de l’autre, ce que fait le corps social. Et ce qu’il faut y faire, absolument, urgemment.

Cela suppose que nous quittions l’épuisement. Quittions la table ronde. Quittions les peurs. Mangions un peu moins lourd. De l’école, d’où s’est retirée lumineusement Lise de Béziers, peut-on proposer un début de bilan concret, après cette rentrée 2011 ? Peut-on, ici même, ailleurs, dessiner le chemin qu’elle prend ? Qui peut nous dire où l’école marche encore ? Et pourquoi, et comment ? En ce dimanche de Primaires socialistes, avez-vous signé l’appel mondial des Indignés contre la dictature financière ? Des bus s’organisent pour aller manifester, à Nice, en réponse au G20, au tout début novembre, notre bon sens.

Depuis que la nouvelle loi sur l’immigration, celle que Sarah appelle la loi HBG (Hortefeux Besson Guéant) est appliquée, les personnes arrêtées à notre frontière avec l’Espagne sont enfermées 45 jours au CRA. A l’issue, ils poursuivent leur voyage, presque tous quittaient la France. Ils sont abîmés, maigris, le corps injustement réduit traqué empêché. Trois ans après l’écriture de Entre chagrin et néant, aurais-je voulu dire à la Boâte à Marseille, nous savons ce que nous pensions alors sans oser complètement le croire : la politique d’immigration en France est avant tout question de communication. La plupart des personnes contrôlées, arrêtées et enfermées à Hendaye sont réadmises dans les pays européens où elles sont en situation régulière. Malgré cela, la Police aux Frontières ne leur accorde pas le type d’OQTF prévu par la loi qui leur permettrait de faire (en huit jours) ce qu’elles sont en train de faire au moment du contrôle : quitter la France. Non, elles sont ramenées à Hendaye, côté français, sont emprisonnées puis réadmises en Espagne au Portugal ou ailleurs, et c’est ainsi, entre autres, que Claude Guéant fait ses annonces publicitaires. Et c’est ainsi qu’il tente de nous épuiser…

On fait quoi maintenant

On fait quoi, maintenant. A Bayonne comme ailleurs familles après familles déboutées de l’asile se retrouvent dehors. Famille avec enfants, 18 mois, 8 ans, 10 ans, pour les R. On reçoit des coups de téléphone : ça y est, pour la famille arménienne, dehors depuis hier. Mourad, 15 ans, va au collège quand même. On propose de le recevoir à la maison. Oui mais. Moi, ce WE, mon grand garçon rentre, il a besoin de sa chambre. Oui mais. Les R. sont à l’abri pendant deux mois, un ami a laissé l’appart. Oui mais. Ils vont faire appel et on le sait, ils n’obtiendront pas le statut. Rien à gratter, disent Chantal, Jeannette et Florent. Le G20 se prépare. La mobilisation face au G20 se prépare. Ce soir, Bizi prévoit une réunion,  rue des cordeliers, pour organiser les actions, ici et là-bas, à Nice, les bus. Les R  sont à l’abri, quand elles ont vu l’appartement, les filles ont eu le sourire. Oui mais. Dans deux mois, on fait quoi ? Et la famille albanaise, à qui peut-on demander de la prendre chez soi ? Il y a bien la maison, dans les Landes, pas vide, non, mais grande. Il leur faudrait un moyen de locomotion. Et qu’est ce qu’on dit aux proprio ? C’est jusqu’à quand ?  Rien à gratter. Presque on s’entend dire qu’il vaut mieux qu’ils rentrent en Albanie. Il y a un an encore, jamais… La Cimade n’a pas d’argent. Les billets de train et les nuits d’hôtel ont épuisé les cotisations, la caisse du festival Migrant scène de l’an dernier et l’argent donné par Emmaüs. Au Lion’s club on peut demander de l’argent ? Et aux foyers de jeunes travailleurs, des chambres ? Et aux copains. Secours catholique, secours populaire, Emmaüs accueillent au maximum. Un curé qu’on connaît héberge une famille avec enfants à qui faire faire les devoirs. Une prof à la retraite, aussi, ici, pas loin. On fait quoi, maintenant. Quand les R. seront dehors de nouveau ? Parce qu’il faudra bien que son appart, le copain le récupère. Hollande ce matin, sur France Culture, essaie de parler alter-mondialisation. Ce serait presque comique, la course à Montebourg, mais on est après le comique et puis je me dis que c’est déjà ça. On fait quoi, maintenant. D’abord, on va au collège, on va voir les gamins, trente par classe de troisième, qui plein d’allant et de curiosité (oui) craignent (oui) quelque chose autour de ce qui sera. Et la crainte, ça se voit et s’entend. Travailler, jamais, jamais, je suis en grève, écrivait Rimbaud à Izambard. Les adolescents protestent. Un satisfait qui n’a jamais rien fait.  Il exagère, non ? Pourquoi faudrait-il être insatisfait ? C’est formidable, avec eux, comme on peut discuter. On fait quoi maintenant ? On lit, on lit, on poursuit.

Enquête

 

Par la rédaction de Mediapart

D’après une enquête menée par le Syndicat des enseignants Unsa auprès de 4898 jeunes enseignants, les moins de 35 ans sont globalement très attachés à leur métier. Les trois quarts disent ainsi «s’éclater» dans leur métier (56,5% répondent «plutôt», 19,1% «énormément»). Mais, et c’est tout le paradoxe que souligne bien cette étude, ils sont aussi très frustrés dans l’exercice quotidien de leur fonction. Par rapport à leurs attentes, «leur regard sur la formation n’en est que plus dévastateur», analyse Joël Péhau, secrétaire national du SE Unsa. Ainsi, deux tiers estiment que leur formation les a «peu ou pas préparés» à leur métier (47,6% répondent «plutôt pas», 20,9% «pas du tout») . Ils se disent ainsi singulièrement démunis devant la difficulté scolaire. A la question : «Faire progresser un enfant en difficulté, je sais faire», 41,3% répondent «plutôt pas» et 3,2% «pas du tout»

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