nos corps-pirogues

On ne voit plus une sculpture. Chacune est cachée derrière les fougères hautes. Les orateurs, par exemple, et la structure de verre, de l’autre côté, à l’autre bout du jardin, juste avant la tourbière, disparaissent sous la végétation.
On trouve un espace plat et d’ombre.
On y fera notre premier cercle.
Il y a les âmes du jardin, celles qui t’accueillent, te demandent de ne pas marcher où c’est semé, te font observer les ruches ici, le feu là-bas, te disent que tu peux dormir sous un arbre, marcher pieds nus, toucher les écorces et les bronzes.

Il y a aussi, au jardin, des gardiens de jardin, comme tous les gardiens ils donnent des ordres, de mini-ordres d’ordre, ce sont de ces gardiens qu’on trouve partout, de ceux qui veulent qu’un ordre soit un ordre. Les gardiens du jardin comme tous les gardiens distribuent les ordres pour l’ordre, pour l’ordre qui ne doit à aucun prix virer désordre même s’ils ne se font aucune idée à propos du désordre, à propos de l’ordre non plus d’ailleurs ne se font aucune idée, si ce n’est que l’ordre qu’il faut conserver est triste et morose comme une tête de gardien de jardin et de dragon.
Une tête de soi-même.
Que rien ne vient déplacer.
Déséquilibrer.

Sur un pied.
Sur un pied, c’est nous.
Tête sur pied et pied en l’air.
Sur un pied, c’est nous, au jardin.
On ne voit pas une sculpture.
Dans cet espace d’ombre Camille dit de marcher, d’abord lentement puis vite. De choisir une direction.
Arrivés à destination nous prononçons à voix haute le mot de la chose choisie.
Genou. C’est le genou d’Adam.
Feuille.
Pâquerette.
Fermons les yeux.
Nous pouvons choisir le ciel.
Comment on fait ?
Camille lève la tête, menton entre les branches, là-haut.

Tout à l’heure Christian dira qu’il n’est pas musulman mais il fait le Ramadan avec ses camarades. Il le fait par aide et solidarité, il le fait parce que catholique ou musulman, en trouvant le lien avec les autres tu trouves celui avec l’esprit.
L’Esprit saint, il dit.
On remarquera, tout à l’heure, à la table, que catholiques d’ici, nous ne faisons plus le carême même si enfants nous le faisions. C’est à dire, disons-nous, à la table, pendant que Mohammed, vingt-trois ans, qui n’en boit pas, sert le café, c’est à dire, disons-nous, qu’en une ou deux, au plus, générations, une culture religieuse, des traits communs, l’esprit des autres, comme dit Christian qui vient du Tchad, nous avons tout laissé.
Tout ça va très vite, disons-nous et le disons d’autant plus que nous sommes à la fois celles et ceux qui perdons et avons précipité la perte, celles et ceux qui avons voulu la perte.
Corinne raconte que les enfants qui viennent au jardin ne savent pas qui sont Adam, Eve, le serpent – ni quel rôle joue la pomme.
Ce sont à peu près les mêmes générations qui ont vu se perdre la langue perdue dont parle Camille et que parle Camille – la langue perdue que tu retrouves partout, dit-elle, dans l’océan, le sel, le ciel, la cendre, les champs.

Camille lève la tête et nous levons la tête. Le deuxième espace c’est autour de la structure araignée d’Edith. Le sol est un peu humide malgré le soleil, la terre est noire, de la plante des pieds nus et de la main nous frottons, frottons tout, après l’ouïe c’est le toucher et nous touchons et après c’est le passage du geste et après le passage du geste, dans un sens puis dans l’autre puis dans l’autre encore, ce sont nos rires. Celui qui n’arrive pas à attraper le geste, les autres l’aident, nous marchons vite, quand l’un de nous s’arrête les autres aussi nous arrêtons, dans la sculpture d’Edith nous marchons vite et nous arrêtons aussitôt que l’un d’entre nous s’arrête, aussitôt que le sentons s’arrêter nous nous arrêtons. Et il y a ceux qui marchent dans la sculpture d’Edith à tâtons les yeux clos sans danger sans risque sans peur sans broncher.

Camille donne les mots.
De notre abécédaire, Camille donne les mots.
Il y a les âmes du jardin.
Le premier mot est accueil, le tableau vivant que nous composons ouvre les mains et les bouches ; le suppliant genou à terre tend vers nous, qui tendons vers lui les mains, ses mains et son visage.
Il y a des mots qui amusent, danser et colis, on fait des tableaux légers ou lourds, comme le colis que devient le corps de quelqu’un.
Il y a des mots comme collectif, et les poings sont tendus et les mains dégagées, vers le ciel, issues du bloc réuni de nos corps.
Il y a les mots et les âmes du jardin.
Quand c’est le mot arbre, les corps font tronc et branches, vers là-bas.

Cependant qu’à Calais, aujourd’hui même, des CRS ont empêché des bénévoles de donner de l’eau à des bébés.
Le défenseur des droits envoie un signal d’alerte.
Philippe dit : l’air dont vous avez peur, nous en avons besoin.
Ce n’est pas nous, ici, au jardin, qui le contredirions.
Qu’est ce qui vous rend tous si gentils ? A demandé Mohammed.
Si on m’avait dit que j’irais trois fois en une semaine, dans ma vie, à l’ambassade de Guinée, dit Philippe.
C’est tout cet imprévu qui est arrivé.
On va, dit Pierre, on va recueillir les témoignages de chacun des droits bafoués.
Concernant la santé, on va le faire.
Les PASS qui demandent quand même des ordonnances.
Les hôpitaux qui ne reçoivent plus les enfants non reconnus par l’ASE – qui ne bénéficient donc pas de l’AME.
Parce que « les budgets ne sont pas extensibles », dit l’hôpital.
L’hôtel Dieu qui considère adulte un jeune s’il a plus de 15 ans et 3 mois…
On va collecter les témoignages, les rendre anonymes, ne faire courir de risques à personne. On ne va pas obéir aux injonctions déshumanisantes, on ne va pas y obéir et on va le dire, qu’on n’y obéit pas. Finis, les enfants isolés à qui on ne peut donner un drap pour remplacer les draps très sales de l’hôtel pendant la semaine d’évaluation. On commence par faire semblant de ne pas accompagner un enfant lors de son entretien d’évaluation ? Afin de ne pas lui faire quitter le dispositif d’isolement auquel il est contraint ? On poursuit en montrant sa méfiance devant la personne qui demande à être accueillie ? A-t-elle vraiment besoin d’aide ? Est-elle, comme on dit, éligible à l’asile ? On obéit aux soupçons ? On est entré, pour bien faire, pour ne pas donner d’espoir, pour ne pas fragiliser les plus fragiles, on est entré à son tour dans l’ère du soupçon ?
Mais c’est qu’on va prendre la figure triste d’un gardien dragon de jardin, à force.
Les pommes d’or d’Atlas, le monde, sont bien gardées.
Quand Hercule pénètre dans le jardin, quel air.
Quelle joie.

Aujourd’hui, c’est Camille qui est entrée au jardin.
Les pommes d’or des Hespérides, de main en main elles sont passées.
On les envoyait, les rattrapait.
Puis Camille a proposé les tableaux vivants.
Devant la mosaïque de Fernand Léger.
Une femme tenait sur son bras un oiseau.
Un homme s’accrochait à un radeau, une planche, un radeau.
Le petit banc devant la grande mosaïque dans le jardin, nous pouvions nous y asseoir dessus pour observer, voir venir. Nous avons fait autre chose.

Nous avons besoin de l’air qui vous effraie, disait Philippe.
Raphaël disait, il n’y a pas si longtemps, parlant de l’expérience d’hospitalité basque, à Baigorri : il me semble que les piétés se sont rencontrées.
Des piétés se sont rencontrées.
Pour moi, l’imprévu, c’est ça : rencontrer la piété sous mes pas.
Aujourd’hui, au jardin, Christian a dit : pas de relation spirituelle sans pratique. Je ne mange pas et ne bois pas pour être en relation avec mes camarades, mes frères et à travers mes frères, à l’esprit.

Le petit banc nous nous y sommes installés, à califourchon. Il est devenu une pirogue. Nos corps, ces pirogues. On ramait. Il y avait le bruit des rames, le choc de l’eau, les oiseaux criards, il y avait le souffle de chacun et déjà l’un de nous se fatiguait. Un autre a donné l’alerte. La pirogue prenait l’eau. On a rempli des seaux d’un côté du banc, on les a versés de l’autre, en rythme, ensemble, sur la voix de l’un des nôtres qui psalmodiait un drôle de poème : il y a de l’eau, il y a de l’eau. On a vu s’affaiblir l’un des nôtres. On l’a enlacé. On l’a soutenu. On n’a pas chaviré. Pas tout de suite. On a appelé à l’aide, bouches grande ouvertes. Bras tendus, immobiles, vers la côte et les garde-côtes, vers les jardins et les pommes et les frères, les Hercule, les occidents, les couchants, les Hespérides, vers quiconque n’a pas peur de l’imprévu mais y retrouve ses esprits.

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