Texte de la conférence donnée à Baroja le 6 janvier, à l’invitation de Christophe Lamoure, que je remercie.
(avec des textes de Ingeboch Bachman, Ovide, Bernanos, Dostoïevski, John Berger).
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Il y a presque dix ans, j’écrivais Entre chagrin et néant, récit des auditions de sans papiers devant le juge de la détention et de la liberté au TGI de Bayonne.
Les personnes passaient devant ce juge judiciaire qui vérifiait la légalité de leur rétention, et non détention – puisque leur délit consistait à ne pas avoir les papiers autorisant à se déplacer dans l’espace Schenghen, ou dans ce pays-ci de l’espace Schenghen, ce qui n’est pas un délit.
On était en 2007, la politique européenne d’immigration avait des années de fermeture derrière elle et elle avait de longues années, on s’en doutait, on le sait maintenant, devant elle.
Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin, c’est ce que dit un personnage de Faulkner à la fin de Si je t’oublie Jérusalem.
Le chagrin est un affect.
Contrairement au néant.
Je choisissais d’être affectée.
Je mettais en exergue de mon livre cette phrase de Cornelius Castoriadis, lue dans La cité et les lois : « par rapport à autrui, j’ai à faire – et non pas au sens de l’aumône et de l’assistance -, j’ai à intervenir, et cela même au plan de l’éthique, indépendamment de toute action politique ».
Au plan de l’éthique, donc.
Qui n’est pas un affect.
J’écrivais, dans les premières pages du livre, pour définir le projet : « la révolte, je ne sais pas la mener. Le chagrin m’envahit. Je le pense insuffisant, agaçant, inquiétant même, s’il n’est accompagné d’une mise en question et de travail – tout modeste que soit ce travail ».
Dix ans après, en relisant ces bribes d’introduction, je me souviens de la conviction qui était ma mienne : le chagrin, l’affect seul, ne suffit pas.
Je pense à un autre affect qui n’est pas nommé ici, au tout début de Entre chagrin et néant, mais très vite après et auquel tout le monde pense, la peur.
L’exclusion de l’autre se fonde sur une panique radicale, existentielle.
La peur d’être mis en danger fondamentalement par l’autre.
Une peur qui met la vie en jeu.
Cette peur qui est un affect travaille l’élaboration des institutions, qui ont pourtant peu à voir avec les affects.
Cette peur joue au niveau des états-nations, débordés par la mondialisation, par la menace planétaire du terrorisme. Ces institutions mettent donc en place une justice spéciale pour les migrants.
Cette peur joue bien sûr aussi au niveau de l’individu et dans les mêmes termes.
J’écrivais dans Entre chagrin et néant, il y a dix ans : « peur des débordements. Peur d’être entamé. Effroi d’être l’autre où l’on pleure. Alors on tourne et on ferme et on devient hors jeu, impitoyable, tous les autres, saisis en masse et en globalité, jetés dans le domaine hors espèce. À l’intérieur, le monstre ».
Soi même comme un autre, et un autre surtout pas comme soi-même, pour jouer avec un titre d’un ouvrage de Paul Ricoeur.
Il y a un autre affect dont on parlera ici en tournant autour de l’expérience ou des expériences d’hospitalités, c’est la joie. On en parle peu, pourtant c’est la joie.
C’est cette joie que donne l’hospitalité que je voudrais installer ici.
Chagrin et joies, des affects dont il me semble, c’est ce que je propose ici, qu’ils sont politiques.
1/
Par rapport à autrui, j’ai à faire, disait Castoriadis en 1983 dans son séminaire La cité et les lois. Beaucoup plus tard, il expliquait, dans Le monde diplomatique, un an avant sa mort, que nous naissons monades, monades psychiques, monades qui se vivent dans la toute-puissance, ne connaissent pas de limites, devant qui tout obstacle doit disparaître. Nous avançons et devenons des individus qui acceptent tant bien que mal l’existence des autres. Nous formulons des voeux de mort à leur égard, qui ne se réalisent pas, bien sûr. Nous acceptons intellectuellement que le désir des autres ait le même droit que le nôtre à être satisfait. Cela se produit grâce au refoulement, toutes les pensées de notre imagination radicale ou meurtrière s’échappent dans l’inconscient.
Refoulées mais à l’oeuvre d’une manière ou d’une autre.
L’autre que j’ai voulu tuer sans doute veut-il ma mort lui aussi.
Les peurs sont enfouies mais prêtes à surgir et quand elles surgissent c’est sous des formes politiques.
Bien sûr je vais vite, je résume et caricature des processus psychique complexes, dans cet article du Monde diplomatique. Castoriadis va vite lui aussi, puisque ce qu’il veut dire, c’est à quel point nous avons intérêt à devenir autonomes, à ne pas subir passivement nos pensées d’imaginations radicales.
Lors d’une psychanalyse, on tente de pénétrer un peu cette barrière de l’inconscient, de repérer les pulsions qui laissent des traces dans la vie et parviennent plus ou moins parfaitement à nous la gâcher.
Mais on ne peut pas amener une classe politique se faire psychanalyser.
C’est bien pourtant elle, la classe politique, qui en aurait besoin, et non les citoyens : c’est la classe politique, le discours d’en haut, comme on dit, qui lance la musique, la musique empoisonnée, après tout est affaire d’agencement, de mise en place, de discours qui suivent les discours, de répétitions.
Psychanalyse pour les uns, éducation pour tous – on peut rêver.
La peur de l’autre est la peur fondamentale, première.
L’autre, le radicalement différent.
Parfois ce grand inconnu, ce tout autre, surgit comme très familier.
Comme étrangement très familier.
Freud a appelé ce phénomène l’inquiétante étrangeté, quand l’intime surgit comme étranger, inconnu.
Tous ces moments qu’il nous semble avoir déjà vécus, ces impressions de dédoublement, ces peurs d’enfance quand ce que je connais si bien risque de basculer et de devenir le grand danger.
Moi comme un autre et l’autre comme moi.
C’est dire que les barrières entre moi et l’autre sont difficiles à établir.
Lacan dira, en commentant le célèbre texte de Freud sur l’inquiétante étrangeté, que l’étranger est au coeur du sujet.
Dans le sujet il y a déjà de l’étranger.
Le sujet où il y a de l’étranger reconnaît cet étranger au-dehors.
Dedans, dehors, on peut ne plus faire la différence.
Les récits fantastiques s’inspirent de ces expériences psychiques-là.
Que le sujet est un autre, il n’y a pas que Lacan qui l’a dit.
Je est un autre.
Quittons la sphère psychique pour rejoindre la sphère du quotidien, comment ça se passe, dans nos affaires de tous les jours : mon petit monde, mon foyer, mes enfants, mon mari, ma femme, mon économie domestique, mon système de repères, mes références, mes bons mots, tout cela peut être bien embêté par la présence de l’autre, d’un autre.
Ce que disait Castoriadis, on le retrouve au quotidien : n’importe qui me gêne. N’importe qui gêne mes habitudes, gêne le monde bien arrangé qui est le mien.
C’est alors qu’il se passe, c’est le philosophe Emmanuel Lévinas qui nous le dit, quelque chose comme une dénucléation. On sort de son noyau. On est tellement gêné par l’autre que ça ne peut pas durer, en quelque sorte, cette gêne, et on transforme la gêne.
L’autre me gêne et m’oblige impérativement et douloureusement ? Oui, il m’oblige, il m’oblige à m’exposer à lui, à sortir de mon noyau cognitif et jouissif.
A ce moment-là, j’ai renoncé à le tuer, dit Lévinas, et puisque je ne vais pas le tuer, je vais faire autre chose, je vais faire radicalement autre chose, j’ai le sens de la mesure : je vais prendre soin de lui, je vais panser ses blessures, je vais le faire passer avant moi-même, bref je vais lui donner l’hospitalité.
Et Lévinas de citer tantôt le Décalogue – « tu ne tueras point » – et Isaïe « partager ton pain avec l’affamé, recueillir dans ta maison des miséreux ».
Ce n’est pas la copie d’une antique loi religieuse qui est en jeu.
C’est un savoir valable pour tout homme, quelles que soient sa culture et sa foi.
Parce qu’il est question de survie.
L’autre m’oblige à l’accueillir et à assumer ma responsabilité.
L’autre me fait devenir ce que je suis déjà, moi-même, c’est à dire un peu autre.
(L’autre est au coeur du sujet).
C’est à dire quelqu’un qui ne tue pas.
C’est à dire un être humain.
Je pense à un poème de Ingeboch Bachman, cette femme romancière et poète qui s’est frottée, elle, à du tout autre. Fille d’un directeur d’école qui avait adhéré, en Autriche, au NSDAP, au parti nazi, elle sera après la guerre la maîtresse, ou une des maîtresses de Paul Celan, poète juif roumain de Bucovine (Ukraine), dont la mère a péri dans ce qu’on a appelé la Shoah par balle et son père dans les camps.
Si ce n’est pas moi c’est quelqu’un qui vaut autant que moi
si un mot ici touche à mes frontières, je le laisse y toucher
si la Bohême est encore au bord de la mer, de nouveau je crois à la mer
et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.
si c’est moi c’est tout un chacun, qui est autant que moi
je ne veux plus rien pour moi, je veux toucher le fond
au fond, c’est à dire en la mer, je retrouverai la Bohême
ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement
ressurgissant du fond, je sais maintenant et plus rien ne me perd
venez à moi, vous tous, Bohémiens, navigateurs, filles des ports et navires
jamais ancrés. Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous tous ?
(Ingeboch Bachman)
C’est un poème qui se passe de commentaires.
Si c’est moi c’est tout un chacun, qui est autant que moi.
C’est la phrase ou le mot de passe de toute hospitalité.
2/
L’accueil, c’est inconditionnel.
On accueille tout un chacun, chacun est exactement autant que moi.
C’est ça ou c’est la guerre sans limite.
Autant que ce soit l’accueil sans limites.
D’ailleurs, pourquoi on mettrait des limites ?
Au nom de quoi ?
Je veux dire : du point de vue de l’éthique (« par rapport à l’autre, j’ai à faire »), du point de vue de ma responsabilité, de tout ce qu’on a dit (moi-même c’est l’autre,) où vais-je poser les limites ?
Je ne peux pas.
La terre et la mer sont deux choses distinctes mais ce qui distinct, différent, ne peut être pensé qu’ensemble.
Si je pense la terre et la mer ensemble, je ne vois pas où sont le limites.
Même chose entre moi et tout un chacun.
D’ailleurs, si je confonds la terre et la mer, si moi c’est tout un chacun, plus rien ne peut me perdre, je suis déjà perdue, c’est ce qu’écrit Bachman.
Plus rien ne peut me perdre, mon noyau s’est élargi à l’infini.
L’hospitalité, écrit Jacques Derrida, c’est ne pas demander son nom à celui qui arrive.
Il arrive, homme, animal, peu importe.
Il n’y a pas de limite à l’accueil. Il ne peut pas y en avoir. On donne à manger, puis un toit, puis un toit pour un jour, puis un toit pour trois jours, puis « fais comme chez toi », dit-on à l’hôte – phrase paradoxale s’il en est.
L’éthique, écrit Derrida toujours, nous commande de ne pas avoir de limites.
Or …
Or l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique. Elle contredit trop de droits, de lois écrites ou non, de moeurs, la propriété, la famille, etc. Bref.
Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, faire l’impossible c’est la condition de l’éthique.
J’essaie de penser la possibilité de l’impossible, écrit encore Derrida.
Rendre l’impossible possible.
Un petit détour par la littérature où on verra l’inconditionnel du rapport de l’un à l’autre à l’oeuvre. L’un voit l’autre, l’aime, l’aide absolument, lui donne tout, l’un est l’autre. Il n’y a pas de moralité, dans un cas ça se passe mal mais ça se passait mal de toute façon, le destin de l’homme est tragique, peu de chance que ça finisse bien.
Dans Sous le Soleil de Satan, de Georges Bernanos, deux personnes se font face, la terre et la mer, Mouchette une jeune fille perdue qui a tué son amant et Donissan, le curé qui est tenté par la sainteté et le désespoir.
Pages 159-166, édition de poche.
Voilà jusqu’où peut aller l’hospitalité complète : ce que l’Eglise catholique appelle la communion des saints, ce qui saisit ici Donissan, la vision du secret, de l’affreux secret, un mort, que cache une jeune fille. L’hospitalité absolue, qui va jusqu’à confondre deux êtres, va entraîner la mort de Mouchette qui ne résistera pas à la force de la révélation, elle-même, si connue, si familière à elle-même, qui prend devant elle, face à elle, une figure d’autre. Elle est dedans, elle est dehors, pitoyable et ayant pitié d’elle-même. Elle se tue.
C’est évidemment une expérience radicale, choisie pour montrer l’outrance de ce qui se passe ou peut se passer quand « je suis l’autre ». Je suis l’autre, ou ici je vois l’autre, c’est fascinant et dangereux. C’est un immense plaisir, ou jouissance – la suite des événements prouvera que ce n’est pas vraiment la joie, pas l’affect dont on parlait.
Je pense à un autre garçon comme Donissan appelé à la sainteté. C’est Aliocha, le plus jeune des frères Karamazov, dans le roman de Dostoïevski.
Pages 297-300, 1er traduction, édition de poche Folio.
Ce qui a déclenché le revirement, c’est la parole de trop, l’excès, le toujours plus, c’est Aliocha qui fait son Donissan, si on peut dire parce qu’Aliocha précède Donissan, qui dit : « Catherine Ivanovna vous enverra encore de l’argent, autant que vous en voudrez. J’en ai aussi, prenez ce qu’il vous faut, je vous l’offre comme à un frère, comme à un ami… »
3/
L’autre c’est toujours moi-même qui débarque, un comme moi, comme l’écrit Bachman.
Ou alors, celui qui débarque n’est pas comme moi mais c’est plus terrible encore, il mérite tout, il va m’apporter le bouleversement absolu. Son irruption dans ma vie va tout chambouler, il met la Bohême au bord de la mer.
Par exemple : un dieu, un roi.
On pense à Ulysse déguisé en mendiant devant Nausicaa.
Les Phéaciens ne font pas la bêtise de le rejeter, ça tombe bien, on le sait après, c’est un roi, ils peuvent rêver d’une alliance, etc.
Ou bien nos amis Philémon et Baucis, qui auront la joie inestimable de mourir ensemble et arbres, liés. C’est pas rien.
C’est Ovide qui raconte cette séquence d’accueil, d’accueil absolu.
Jupiter, sous visage humain, y vient, et avec son père
vient le petit fils d’Atlas, sans ses ailes, le porteur de caducée.
Ils frappent à mille maisons, cherchant un lieu de repos,
mille maisons sont fermées, à clef. Une seule les reçoit.
Toute petite, couverte de chaume, de roseaux des marais.
Baucis, bonne vieille, et du même âge qu’elle, Philémon,
ensemble depuis leurs jeunes années, la
maison les a vus vieillir, ils avouent leur pauvreté,
la trouvent légère, la supportent sans la trouver injuste.
Ne va pas ici chercher maîtres et serviteurs ;
toute la maison, c’est eux, à la fois ils obéissent et commandent.
Quand les habitants du ciel touchent ces petits foyers,
quand ils entrent, tête baissée, par la porte modeste,
le vieil homme leur dit de reposer ici leur corps, sur ce siège,
où Baucis a posé, délicate, un rude tissu ;
dans le foyer elle remue la cendre tiède, réveille
le feu de la veille, avec des feuilles et de l’écorce sèche elle
le nourrit, de son pauvre souffle l’allume de flammes,
apporte des torches fendues, des branchages secs,
les brise, les met dans un petit chaudron de bronze.
Ce que son mari a cueilli comme légumes dans le jardin bien arrosé,
elle l’épluche, d’une fourche à deux dents soulève
le dos poussiéreux d’une truie, qui pendait à une poutre noire,
de cette peau longtemps conservée coupe une petite
partie, coupée l’attendrit dans les eaux bouillantes.
Les dieux se couchent. Robe troussée, tremblante, la vieille
installe la table. Le troisième pied de la table est trop court.
D’un morceau d’argile, glissé dessous, elle l’équilibre. Plus
de pente. Les menthes vertes essuient la table droite.
Le fruit bicolore de Minerve la pure, on le pose ici,
cachées dans le dépôt liquide, des cornouilles d’automne,
ici des salades, des racines, des blocs de lait caillé,
des oeufs tournés doucement sous la cendre,
le tout dans des plats d’argile. Après ça, gravé d’un même
argent, on apporte un vase, des coupes faites
de bois de hêtre, creuses, ointes de cires dorées.
Un peu de temps et on envoie les plats chaud sortis du feu,
puis les vins qui ne sont pas de longue vieillesse,
on les met un moment à part, en attendant le deuxième service.
Ici, la noix, la figue et la datte plissée,
la prune, dans les larges corbeilles les pommes odorantes,
et les grappes cueillies aux vignes pourpres.
Au milieu, un blanc rayon de miel ; par dessus tout, des visages
bons, de la volonté, ni passive ni pauvre.
Chaque fois que le cratère est vidé, il se remplit
de lui-même, on le voit, le vin remonte ;
Effrayé par la nouveauté, le couple prend peur ; de leurs mains tendues
Baucis et le timide Philémon font des prières,
demandent pardon pour ce repas sans apprêt.
Il y avait une oie, une seule, gardienne de la petite maison,
à leurs invités divins ils sont prêts à la sacrifier.
Elle, vive, les fatigue, lourds d’âge,
les évite longtemps, et à la fin, on dirait qu’au pied des dieux
elle se réfugie. Ils interdisent qu’on la tue.
D’autres traditions montrent les parents d’un dieu expulsés de partout, qui trouveront le refuge d’une étable.
Le thème de l’autre qui vient sous visage mendiant et qui se révèle plus grand que tout, nous obligeant, nous liant à lui est un thème très ancien. Et l’hospitalité un devoir aussi ancien qu’est ancien l’interdit de l’inceste.
C’est un devoir qui rend possible la civilisation : en effet, comme on le lisait chez Castoriadis et Levinas, sinon on n’aurait qu’une envie, se tuer, en finir avec l’autre.
Pour ne pas devenir fou, saisis entre l’impossible qu’on doit faire et le possible qu’on fait, les différentes traditions ont imaginé des règles, des lois de l’hospitalité.
Si tout donner est impossible, il reste à faire des pactes.
Si faire son possible est la position éthique mais faire l’impossible est ce qui fonde l’éthique, comment fait-on son possible ?
Comment rend-on l’impossible un peu possible ?
Ce pacte entre deux personnes peut passer par un signe de reconnaissance, un tesson, sumbolon, un symbole, que porte l’un vers l’autre : j’ai mon petit objet tiers avec lequel je viens vers toi, nos objets tiers coïncident, nous nous entendons.
Une réciprocité est créée.
On l’a dit au tout début de l’exposé : l’éthique n’est pas un affect, elle est un chemin, une tentative.
Le chagrin est un affect.
A Baigorri, lors du CAO en 2015-2016, l’association Atherbea a posé un cadre où celui qui donne et celui à qui on donne ne peuvent être déçus.
Peut-être qu’aucun des deux ne sera endetté, il y a entre les deux partis cette chose, ce signe de reconnaissance qui est un tiers, ce symbole qui protège, ce point de rencontre.
Si quelque chose, une moindre chose, fait qu’on se reconnaît, on y va.
Une institution est un tiers, est une moindre chose.
A ce propos, si le pays basque a connu l’an dernier cette expérience d’accueil réussi et ne la renouvelle pas cette année ce n’est pas parce qu’on est soudain devenu inhospitalier ! C’est que l’association n’a pas été aidée par l’Etat comme l’an dernier, n’a pas été aidée dans la mise à disposition de logements dignes et salubres, ni dans la trentaine d’euros par jour et par personne que l’association a jugé qu’il fallait pour que l’impossible devienne un peu possible.
L’Etat a tout intérêt à faire comme s’il pensait que la bonne volonté suffit, que la générosité et le degré de civilisation suffit.
C’est tout oublier du travail.
C’est faire comme si le pacte n’était pas nécessaire.
L’hospitalité se cadre, se règle, s’apprend, se met en place, c’est un dispositif et c’est ce dispositif, avec toutes ses questions et ses impossibilités, avec ses désirs de tout, d’absolu, d’absolu qu’il faut contraindre, avec ses chemins, ses erreurs, qui est éthique.
Il n’y a pas de bonne réponse.
Il n’y a pas en tout cas de réponse éthique.
Il n’y a qu’un processus, un chemin, des questions.
N’empêche, on établit des règles, on se met d’accord autour de ses règles – ce sont nos signes de reconnaissance symboliques.
Mais il est très important de poser comme un devoir absolu l’hospitalité inconditionnelle (et impossible): cela rappelle au politique le devoir de civilisation auquel il est engagé lui aussi. Il ne peut pas lâcher. Quoi qu’il légifère, il faut lui dire et redire qu’il y aura toujours cette exigence infinie de l’accueil de l’autre, quel qu’il soit, qui excèdera toutes les restrictions les plus apparemment justifiées qu’il tentera d’y apporter.
4
Du côté des affects.
Ce n’est jamais : les affects d’un côté et le reste de l’autre ; ça ne marche pas comme ça.
On va voir comment la morale (le devoir de civilisation) et les affects sont mêlés.
On est à Baigorri, l’hiver dernier, un conseiller municipal dit : c’est joyeux, on sait qu’on fait un bon truc.
Un bon truc : par rapport aux autres, par rapport à soi-même.
Le sens du devoir, du bon devoir accompli, produit une fierté.
La fierté donne la joie.
Le conseil municipal, me dit quelqu’un, n’a pas refusé nos peurs. On les a exprimées. On a pu les exprimer.
La peur exprimée et reçue, ce n’est pas rien non plus.
Il y a du courage à l’exprimer et à la recevoir.
La peur, un affect à qui on a laissé sa place.
Je vous comprends, vous avez peur, vous avez entendu parler d’insécurité, de chômage, etc. Je vous comprends.
Il y a cette anecdote d’un coupe récemment arrivé dans le village et offusqué que la misère du monde vienne les poursuivre jusque dans leur retraite basque. Ils ont voulu créer une association de riverains en colère, quelque chose comme ça.
Le village, le conseil municipal a dit : oui, allez-y, si vous voulez. Mais avant ça, venez avec nous le jour où on reçoit les garçons.
Ils sont venus, ils ont jugé tout de suite que ces garçons n’avaient rien à se mettre dessus, sont partis chercher des vêtements chez eux.
Le réel est le meilleur piège à fantasmes.
Le conseil municipal a écrit une lettre à tous les habitants, renvoyant chacun à une expérience d’exil connu par les grands parents.
Renvoyant également à une autre expérience d’accueil de Bosniaques en 93.
C’est à dire que le conseil municipal a dit : tu as été accueilli et tu as accueilli. Tu es déjà celui-là qui va accueillir, et tu es celui qui va être accueilli.
Pas d’étranger là-dedans.
C’est à dire que le conseil municipal a rappelé le mot d’Ingeboch Bachman : tout un chacun vaut autant que moi. Communauté de destin, tragique, oui. Mais quelle joie de partager un destin. Autant dans l’espace (ici, dans le village) que dans le temps (mes ascendants).
Une horizontalité (la communauté politique au présent) et une verticalité (mes ascendants, mes descendants).
Enfin, une parole m’a beaucoup frappée.
Elle est dans la bouche d’un conseiller municipal.
Tu as peur de quoi, dit-il à quelqu’un ? Que ton quotidien soit dérangé ?
On y vient.
Bien sûr on a peur pour la monade qu’on est. Pour le monde clos qu’on est. Le noyau, comme dit Lévinas.
Le jeune conseiller municipal éclate de rire : ou alors, dit-il on peut adorer que notre quotidien (un peu ennuyeux ? Toujours un peu ennuyeux ?) soit dérangé !
Quelle joie.
Et cette joie, qui est un affect, elle n’est pas morale, cette fois.
Mais elle est comme le chagrin de tout à l’heure, elle fait réagir politiquement, elle est politique.
Au sens très trivial : elle est capable de proposer des modifications des lois écrites de la cité.
Il y a nous, qui accueillons. Il y a l’autre, qui arrive. Qui est peut-être très différent (rites, habitudes alimentaires, danses, chants, couleur de peau, foulard) mais sa différence ne parvient pas à fabriquer, quoi qu’il en soit, une très grande différence. Bien plus de chose sont partageables que le contraire, il faut le dire : les politesses, l’attention, la curiosité, le goût pour les repas partagés, le fait d’avoir des traditions, des douleurs, des soeurs, des frères, des amours, etc).
L’autre arrive et c’est le début de la multiplicité. 1, 2, et 3..
C’est du pluriel.
Un début de communauté politique.
Contre la plénitude frelatée du petit-moi…
La joie, c’est politique.
5
L’affect de la joie, qui s’est manifesté de façons très variées et se manifeste encore, et se manifeste à Baigorri et ailleurs, sur les bords du canal saint Martin à Paris, à Stalingrad, à Pajol, au moment où les bénévoles riverains distribuent le chocolat au lait, le café, le pain aux hommes qui dorment dehors depuis des mois, l’affect de la joie, qu’est ce qui le rend possible ? Qu’est ce qui fait qu’on s’y risque ? S’y livre ?
Je pense à tous les bénévoles qui ont dit : on reçoit plus qu’on ne donne. On est sorti de l’isolement. On ne sait pas ce qu’on va faire, après. Quel vide.
Je crois qu’on ne comprend rien à l’exil si on ne comprend pas quelque chose à ce que la philosophe Simone Weil appelait l’enracinement.
Rien à la déterritorialisation si on ne pense pas au territoire.
On ne peut pas penser l’un sans l’autre.
C’est comme la Bohême et le bord de la mer.
Dans l’Enéide, l’épopée latine écrite par Virgile pour donner une identité culturelle et mythique aux Romains d’Auguste, Enée, le jeune héros, qui vient de loin (d’Asie Mineure) porte son vieux père sur son dos et son fils dans ses bras. Il dessine et conquiert une géographie en portant le temps avec lui. Il porte le temps mais ce n’est pas tout : il porte les Pénates. Son foyer. Il emporte son foyer avec lui. Rescapé, réfugié d’une guerre terrible il emporte son foyer en exil et il va le poser quelque part.
Ce sera dans le Latium, pour les besoins de l’histoire…
A Baigorri, lors de la fête des cultures organisée par les accueillis et les habitants du village, tout le monde, chaque groupe a des traditions à partager. On a quelque chose qui s’est transmis, se transmet encore, d’ascendant à descendant. On peut donc le partager, le transmettre horizontalement maintenant à cette nouvelle famille, communauté politique, donc, qui se constitue, là.
On ne peut pas comprendre le foyer sans la perte.
On ne peut pas dire exil sans penser immédiatement à l’amour pour le foyer.
Je pense à ce beau texte de l’écrivain John Berger, qui vient de mourir en ce début 2017, qui s’intitule L’exil.
En voici un extrait :
Le terme foyer a été repris depuis longtemps par deux genres de moralistes, tous deux proches des sphères du pouvoir. La notion de foyer constitue le noyau central de la moralité domestique, qui protège la propriété de la famille (femmes comprises) ; simultanément, elle s’est étendue à la patrie (homeland), a fourni le premier commandement de la loi patriotique, et aidé à persuader les hommes de mourir dans des guerres qui, souvent, ne servaient que les intérêts de la classe dirigeante minoritaire. Et ces deux notions ont effacé le sens original du terme.
A l’origine, le foyer représente le centre du monde, non pas au sens géographique, mais au sens existentiel. Mircea Eliade montre admirablement dans ses nombreux ouvrages qu’à partir du foyer on peut jeter les bases du monde. Le foyer fut établi, dit-il, « au cœur du réel ». Sans un foyer au coeur du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l’irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments.
Le foyer est le centre du monde, car c’est là où la ligne verticale croise l’horizontale. La ligne verticale monte au ciel et descend au pays des morts, sous la terre. La ligne horizontale représente la circulation terrestre, toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux. Ainsi c’est au foyer que l’on est le plus près des dieux du ciel et des morts sous la terre. Cette proximité permet d’espérer pouvoir les atteindre. Et en même temps, on se trouve au point de départ et de retour (si tout va bien) de tous les voyages terrestres.
Le croisement des deux lignes, le réconfort promis par leur intersection sont des idées qui existaient probablement à l’état embryonnaire dans la pensée et dans les croyances des peuples nomades, mais ils emportaient avec eux la ligne verticale, tout comme les montants de leurs tentes. Pareillement, de nos jours, à la fin de ce siècle de déplacements sans précédent, des vestiges de ces sentiments subsistent dans la pensée et le cœur de millions de gens.
J’y insiste car si on ne saisit pas ce que le foyer a signifié à l’origine, on ne comprendra jamais pleinement le sens de l’émigration. L’émigration n’est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser l’eau, de vivre parmi des étrangers, c’est aussi défaire le sens du monde – et à l’extrême limite – s’abandonner à l’irréel qui est l’absurde.
Chaque émigrant sait au fond de son âme que le retour est impossible. Même si, physiquement, il est capable de revenir, il ne revient pas vraiment parce que l’émigration l’a profondément changé. Il est également impossible de retourner au vécu historique lorsque chaque village était au cœur du réel. Le seul espoir de refaire un centre est de faire un centre du monde entier. Une seule chose peut transcender le manque de foyer moderne ; la solidarité mondiale. Fraternité est un terme trop facile. Sans tenir compte de Caïn et d’Abel, la fraternité laisse espérer que tous les problèmes seront résolus. En réalité, beaucoup sont insolubles.
D’où l’éternel besoin de solidarité.