Des fantômes

 

Dialogue des morts

On ne pouvait plus sortir des terriers. Je le croyais. Parfois ceux-ci étaient couverts de mousse dont l’odeur rappelait celle de fruits trop mûrs. Pour ma part j’étais enfoncé jusqu’au cou ou presque. Cette idée d’enfoncement est familière, du ventre des terres les têtes seules finiraient par émerger et après les têtes, juste les bouches, juste les voix. Mais je le sais, quand la poitrine frappe contre les parois meubles et grasses des terres c’est aux terres d’avoir des bouches et de les ouvrir. Des vers minuscules, blancs à têtes noires, aéraient la matière. Pas la moindre voix qui vînt des corps enfoncés. Ou alors c’est en dedans que nous parlions.

Quand on cherche le sommeil par une nuit sans lune, fenêtre ouverte, on surprend des crissements de portes inconnues, celles qui ouvrent sur des temples byzantins ou des monastères – si jamais on a la folie des grandeurs. Je voyais un temple aux dimensions réduites, en vestige, aux arcades douces de pierre rose, doucement grenues. Quand on cherche le sommeil quelques voix s’élèvent ou murmurent plus qu’elles ne s’élèvent, d’un ton de basse posent des questions timides comme : puis-je te téléphoner ? T’appeler tout de suite à la rescousse ou au secours ? Ou encore : nous voilà dans une fichue mauvaise passe. Mais jamais la voix du rêveur ne se fait entendre. Ou bien c’est à la fin, quand ce dernier est secoué par des sanglots qui le portent définitivement, une fois pour toutes, hors du sommeil, qui l’écartent de la nuit dont on dit qu’elle est veloutée (tapis ou velours où l’on ne va jamais, qu’encore moins on aurait l’idée de toucher). Les sanglots ne parviennent pas à composer à l’ancien rêveur, éveillé en violence, une voix. L’oreiller est empreint de rigoles salées. La fenêtre est toujours ouverte et les oiseaux qui piaillent le font d’une façon curieusement assourdissante. On ne sait plus de quoi il était question, le temple ou plutôt la porte accueillante du temple byzantin s’est refermée, là-dedans il y avait un malhabile secret, dans les bruits des dehors aussi. Le secret, on préfère l’ignorer ou même, s’il se risque à paraître, rire de lui comme de tout ce qui appartient aux tristes, aux pauvres chronologies, aux épopées, aux narrations refroidies que sont nos temps de sommeil ou de veille.

Chacun de nous était dans sa doline pareillement enfoncé, un peu plus, un peu moins, il y avait des nuances mais je ne pouvais les apercevoir. Aux gémissements je devinais le sexe, le genre et le courage de mes camarades mais à l’heure où nous étions (le ciel s’ouvrait qui est la voûte et le parapluie, la tente, le toit, la conquête, la toile, le mât et même la corde où m’attacher – à cause des rayons filaires et chromatiques qui dégringolent du haut jusqu’au bas, à cause de l’idée du mât, du bateau sans quoi il n’y a ni déplacements ni conquêtes et le ciel tout entier, après tout, je le voyais, je dois bien l’avouer, comme un ramage ou un cocktail de plumes d’oiseau prêt au départ), à l’heure d’aube où nous étions, les gémissements s’étaient épuisés. Ils avaient duré toute la nuit. Ce qu’est la durée d’une nuit insomnieuse, on le sait d’une science approximative : chaque seconde pèse et tinte et après celle-la en voici une nouvelle ; avec son bruit de seconde elle porte l’angoisse en progrès, vive de n’avoir qu’elle-même pour objet. La durée n’a pas de terme, il ne viendra pas le basculement orangé où ça pourrait finir.

Je suis parti, me suis levé, ai pris mon balluchon et mes sandales de marche et ai marché. Finalement, cela était possible de surgir. Je ne voulais plus subir les gémissements de ceux qui résidaient dans la durée. Ils étaient manchots ou démunis de nez de lèvres ou de pieds, des moignons leur servaient de tout, de bol, de pouces préhenseurs, d’imagination. On veut penser à tout ce qui s’envole, d’un trait, dans l’éther ou les cieux et on entend les insupportables gémissements désespérés. En prenant mon balluchon, en nouant mes sandales je souriais ironiquement car je n’étais pas dupe : c’est moi-même et mes propres gémissements que je fuyais, on avait vu ça depuis le début, je me fuyais moi-même, j’échappais à mes propres gémissements, à ceux d’en bas, d’en haut, du côté et des hanches, à ceux de mes doigts de pied si je les possède encore. Les nuits ne sont pas mon fort. Celle-ci était plus obscure que jamais. La mi nuit, la parfaite et menue demi nuit, je m’y trouvais. Sur cette ligne-là de nuit je me trouvai après avoir chevauché (sans cheval, les pieds crus, saignants à force de cheminer sur des terrains inadaptés, des crevasses, des pics rocheux dominant des mers toutes plus écumeuses et remuantes les unes que les autres). Je me trouvai à la mi nuit. Je finis par m’enfoncer. C’était bien la peine d’avoir cheminé. Je trouvai un creux à peu près confortable. Je m’y blottis. C’était une deuxième fois, sans doute la doline était-elle, dans nos parcours et traversées, inévitable. Les gémissements des alentours reprirent leur chœur et leurs habitudes. J’étais pour la deuxième fois enfoui et serré au cœur des terres grasses.

Avec ce qui me restait de mains, je touchai la terre. Je ne me contentai pas de toucher, je respirai. Elle était faite de millions et de millions (ou de billions et de millions de billions) de particules de morts. Faite des particules de tous les morts passés là. En descendant on pouvait espérer passer un cap et voir revoir ou découvrir, dressés et les membres entiers, tendus, les morts anciens, ceux qui s’adressent des reproches, ceux qui tentent de se toucher mais n’attrapent que l’ombre, ceux qui monologuent seuls dans la mort comme ils le firent de leur vivant, ceux enfin devant qui défilent des rouleaux de littérature triste et qui se tiennent le coeur, les yeux attachés aux textes, c’est à parier que les gémissements lus provoquent en eux une douleur proche du dégoût.

Il y a bien des paliers. Je suis au premier, celui des particules, qui ne sent pas très bon mais je fais avec. Parmi les particules des trépassés je rencontre celles d’Emma, les particules d’Emma cherchent à cajoler mon corps bancal (les douleurs surgissaient à l’improviste, ici ou là faisaient des abcès ou des furoncles et c’est ce qu’Emma ou ses milliers de particules disséminées dans la douceur de la terre comme une farine brune, essayait de m’éviter, Emma glissait autour de mes furoncles des bras décomposés et à mes grimaces opposait un sourire détaché et distant, intelligent, celui qu’elle arbora à la fin).

Je descends, c’est l’étage des crânes brûlants. Ils sont fumants, à peine sortis des purifications. Celui-ci, je lui tombe dessus, je lui tombe dessus au sens propre, je trébuche. Je pousse un cri approprié que personne n’entend, pas même moi assourdi par la terre qui rentre en mes oreilles et envahit l’espace du milieu. C’est un beau crâne, il a l’allure fière du héros tombé inopinément, pris en traître alors qu’il avançait. J’ai des questions à poser au crâne fier. Le problème c’est qu’avec l’assourdissement, la fatigue occasionnée par les gémissements répétitifs de mes compatriotes enchâssés dans les dolines je n’ai plus l’esprit à rien, surtout pas aux questions qui sont d’un temps où tout cela avait du sens (on s’appliquait et venaient toute sorte de propos sur la vie et la mort, les choix, les gloires, les affects, l’amour et l’amitié qui est plus que l’amour ou sa pareille exactement). Bref j’avais un peu honte, je m’inclinai devant le crâne tout propre du héros inconnu et poursuivis ma route. Je rencontrai des crânes de vieillards tués criminellement qui s’obstinaient à réclamer vengeance. Irresponsable et nonchalant je mimais la folie, ce qui me réussit plutôt bien. Je me mis à chantonner un air de ma composition, qu’heureusement personne, pas même moi, ne pouvait entendre, cela résonnait fort à l’intérieur, c’était particulièrement juste, pensais-je, ou faux, au choix, je n’avais rien pour en décider, l’incertitude me rendait heureux. Je réalisais quel pouvoir j’avais sur ces vieux crânes qui en étaient encore à des vieux comptes et à de vieilles vengeances, qui en étaient à la loi des hommes, aux manigances des cités. Sur la musique en soi que je réglais sur mes pas, ma volonté, le hasard absolu, je marchais.

Je descendis encore. C’était un troisième palier, celui des champs et des champs de pleurs et des forêts de myrtes. C’est là que je rencontrai Didone, quelle surprise. Je l’appelai Didone pour la séduire. Quelle surprise – si l’on peut dire. Je l’avais attendue et tout en l’espérant je pensais tout bas : il ne faut pas exagérer. Comme toujours est venu l’impossible et paradoxale surprise. Je me faisais des remontrances, quelle audace. Mes souhaits étaient si souvent satisfaits que je craignais une peine d’équilibrage. Pourtant elle était là, Didone, vêtue d’une robe que les siècles avaient usée, une robe élimée, nouée autour du cou d’une agrafe d’or. Je regardais la robe plus qu’elle. Lorsque j’osai lever les yeux sur son visage, ses gros yeux me happèrent, ou plutôt le creux de ses gros yeux m’avala. On se précipitait à l’intérieur, non pas saisi par l’horreur du vide mais en sécurité, comme dans la caverne douce et poilue, soyeuse, d’une gorge maternelle. Quand on était en elle, Didone prononçait trois mots qui signifiaient avec efficace ce qu’on savait jusque là de manière confuse, nulli certa domus. Pour personne il n’y a de maison et je compris dans le silence suivant les trois mots qu’il me fallait encore partir, m’arracher aux terres, terriers, dolines, souvenirs, aux aspects, pour je ne savais quel chemin à venir. Elle me cracha des orbites de ses yeux, alors j’eus le temps de croiser sa fureur. L’étrange lueur tordue qu’elle jeta sur moi, augmentée de son ricanement infernal, me compliqua les choses, jusque là elle s’était montrée amicale, guide choisie entre tous. Je devinai qu’elle montrait avec ce rire et la lueur torve jaillie de ce qui restait de ses yeux, ce regard en coin, le mépris avec quoi elle envisageait à présent, en ce lieu de nulle demeure, les relations d’amour et les relations en général, toutes les relations. Je tombai de haut et fus pris de tristesse à mon tour. Une tristesse qui peuple les endroits d’après les endroits. J’étais abandonnée par la belle Didone que j’avais attendue de pied et cœur fermes.

Plus tard, plus loin, je cherchai à attraper de mes mains le contour d’un vieux corps qui fuyait. Trois fois je tendis les mains. Trois fois le corps surgi face à moi et pour moi, ce corps inconnu à qui je donnais toute mon affection et dont je ne me méfiais pas, me fuit. L’image attrapée échappe à mes mains, semblable à un rêve volant. Je me souvins du regard tordu de Didone, je tentais de ne pas succomber aux trop belles et fortes illusions. Je devais suivre l’oiseau, m’extraire des profondeurs. Pour la deuxième fois je hissai mes épaules hors du trou qui m’abritait. La tête me poussait, un crâne pointu s’acharnait. Il soufflait une petite brise tiède qui avait des senteurs. Je respirai et cela me suffit pendant de longs instants, les instants étaient incalculables, d’ailleurs je n’avais jamais eu l’intention de calculer. Pour la deuxième ou dixième fois j’étais dehors.

Quand les mots du récit …

 

Nous vivons des temps sombres. On a osé instituer un ministère de l’identité nationale. On rémunère des fonctionnaires (qui font leur boulot, cette implication individuelle dans les rouages à moudre l’homme, comment se les rend-on supportables, quand on en participe ?), pour aller à la chasse (leur terme) aux hommes et femmes en situtation irrégulière, et les faire passer du centre de rétention à l’avion de la honte.

François Bon

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L’allée du bout du monde

Beauté violente. Et tout ce qu’on y reconnaît du monde, le nôtre : la nuit sauvage des villes, les gares quand on en a perdu le nom, les bords d’autoroute et ces discussions face à face quand le lendemain les yeux qu’on revoit n’ont plus de nom ni de visage.

J’ai souvent pensé au début du Bruit et la fureur, de Faulkner : Benjy voit et pense dans un temps simultané, juxtaposé, où tout se chavauche. Et qui pour ne pas savoir, même s’il faut s’en défendre pour que tienne la vie au quotidien, qu’il n’y a pas de vraie séparation entre le rêve et le réel ?

Et qu’en tout cas c’est ici qu’elle surgit, la littérature, quand elle se saisit à bras le corps des lois du rêve et les contraint à la discipline narrative – on est dans le réel, et pourtant pas. Tout est cohérent à échelle de la phrase qu’on lit, mais s’engouffre à nouveau dans le cauchemar dès qu’on tourne le virage paragraphe.

La littérature est hantée de ses fous. On peut les prendre rois, comme Lear, ou leur donner la simplicité de Wladimir et Estragon, dans En attendant Godot – les retours récurrents des personnages ici est la même.

François Bon

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SOPHOCLE

ANTIGONE

 

 Du temps et des mots

Au tout début de la pièce, au vers 7, Antigone annonce à sa sœur ce que dans la scène suivante, à partir du vers 162, Créon viendra annoncer aux hommes rassemblés, à savoir ce qu’il a édicté pour réagir à la tuerie Etéocle / Polynice et à l’attaque de Thèbes. Etéocle sera enterré, honoré. Le corps de Polynice pourrira sans tombeau, à l’extérieur de la ville. Plus tard, à la fin de la pièce, le devin Tirésias (celui qui se fâchera avec Œdipe dans Œdipe Roi, à peu près quinze ans plus tard, la chronologie de l’écriture ne respectant pas celle du mythe) finit par dire ce qu’il ne voulait pas dire, ce qu’il taisait, ou terrait, au fond de son cœur (vers 1060), ce qu’il ne savait pas jusqu’alors peut-être, à savoir que la catastrophe, du fait de la loi mise en place par Créon, ne manquerait pas de frapper lourdement celui-ci.
Voilà deux petits exemples d’une chronologie bouleversée par la parole, – l’un étonnant car il nous oblige à penser quelque chose du drame qui a lieu hors du drame (Antigone a-t-elle entendu une rumeur, Créon a-t-il déjà fait une annonce …), étonnant car il nous rend suspecte cette chronologie bouleversée, nous surprend et intrigue notre attention d’auditeur ou de lecteur. L’autre exemple est moins surprenant puisqu’il est bien entendu que les devins devinent. Mais ce n’est pas tout. Le chœur des vieillards lui-même, aux vers 110-146, chante le périple de Polynice à Thèbes (arrivée, départ, mort) sans respect de la chronologie, comme si l’échec précédait l’attaque, le départ l’arrivée.
Comment comprendre cette chronologie renversée, qu’en faire dans l’interprétation de la pièce ? On pourra dire, par exemple, que la prescience d’Antigone signale que « l’ennemie » de Créon est connue dès le début, qu’il n’y a pas de surprise, que si Créon édicte cette loi, il sait déjà à qui il la destine. On pourra dire que le conflit est tout de suite posé, les antagonistes trouvés. On pourra penser aussi que le temps mis en problème signale qu’une des raisons du drame est de vouloir faire table rase du passé, de le faire d’une façon maladroite, violente, voire idiote. On peut penser que Créon ne respecte pas l’enchaînement des trois temps (passé, présent, futur), et que niant le passé il le renforce, l’expose, sous la forme du corps mort de Polynice. Pour d’autres raisons, et différemment, Œdipe, épousant sa mère, n’avait pas, lui non plus, respecté la chronologie des générations. Créon et Antigone avec lui (elle annonce avant de savoir, elle meurt avant d’épouser, elle est connue comme ennemie avant d’avoir agi) feraient par leur comportement, tous les deux, allusion à ce qui s’est passé, déjà, – ils recommenceraient l’histoire passée.
Pour interroger ces temps mêlés dans les paroles d’Antigone, de Tirésias et du chœur (les trois exemples retenus), faisons un détour. Plus encore que la chronologie, les personnages semblent, en certains points, bouleversés. Les uns peuvent être assimilés à d’autres. Lorsque le garde vient annoncer à Créon que quelqu’un a transgressé ses ordres, il détaille l’affolement qui les a saisis, lui et les autres gardes (vers 259 et suivants). Créon (vers 280) répond au chœur de se passer de commentaires. Sinon, il serait (comme les gardes) saisi de colère lui aussi1. Créon, quand la catastrophe est –presque- à son terme pour lui, et qu’il cherche son fils Hémon dans le tombeau d’Antigone, se demande s’il n’est pas lui aussi devin (vers 1212). Il se souvient probablement des paroles de Tirésias et il les sent brûlantes de proximité. On l’a vu, Antigone a quelque chose elle aussi d’un devin : elle annonce avant Créon les édits de Créon. Le garde, quand il vient trouver Créon (avec un discours plein de négations et d’interrogations, aux vers 224 et suivants, un peu à la manière des tout premiers discours d’Antigone), le fait avec angoisse. Il s’empresse de dire qu’il n’a pas commis l’acte (vers 239). Mais il vient en coupable, et il est bien étonné de s’en retourner sain et sauf. Il en remercie les dieux, ce n’était pas gagné. Il est lui aussi coupable, il est en tout cas dans la faute que l’on pourrait penser qu’il a commise, et ainsi identifiable à Antigone. Enfin, et ce sera le dernier exemple, Créon, aux vers 1043-1044, lors de la scène avec Tirésias, dit « je sais bien / qu’aucun homme n’a la force de souiller les dieux ». Une phrase pareille, ainsi que toute la suite, dit la proximité, malgré les apparences, qu’il y a entre lui et Antigone, l’énormité de leur malentendu et de leur folie commune.
Si l’histoire des Labdacides raconte, dès l’origine, un problème de génération (Laïos ne doit pas avoir d’enfant), un problème de chronologie dans les générations (Oedipe devient l’époux de sa mère), si dans ce drame les paroles de certains protagonistes (Antigone, Tirésias, le chœur) devancent les faits ou rendent confus leur enchaînement, il est vrai aussi que la place accordée à l’un ou l’autre des protagonistes n’est pas fixe, unique, stable. Les rôles seraient interchangeables, ou presque. On pourrait même dire que les fautes commises ne sont pas plus le fait de l’un ou de l’autre des grands protagonistes du drame. Les malheurs ne sont qu’à imputer au drame qu’est une vie humaine, sans réparation, sans remède possible. Personnages labiles, mobiles, aux places incertaines (vers 332-375).
Mais ce n’est pas tout. Un petit détour : Dionysos est évoqué au début et à la toute fin du drame. Il est appelé victorieusement, au début, par le chœur, puisque la ville célèbre sa victoire sur les Sept qui sont venus l’attaquer. Puis, il est de nouveau évoqué à propos de la folie de Lycurgue (folie de ne pas connaître le dieu, folie réglée par la folie du dieu). Enfin, plus longuement, aux vers 1116-1152, on l’appelle pour purifier la ville, sa ville, la ville de sa mère. « Mille-noms, trésor de la jeune fille cadméenne, / enfant aux grondements sourds / de Zeus, toi qui parcours l’Italie ». Il est appelé poluônume, « mille noms ». Il a l’habitude de visiter les rues de Thèbes, accompagné de « mots immortels », « ambrotôn epeôn » (vers 1133). Dionysos voyage, est originaire de Thèbes mais n’y réside pas, parcourt des pays, est appelé de noms différents. Lui aussi est mobile, aux places et aux noms incertains. Malgré ces lieux et ces noms incertains, changeants, les mots sont immortels. Ce sont eux les véritables protagonistes du drame. Des mots, entre les uns et les autres, ont eu lieu. Antigone continue de chanter, puis d’argumenter, pour ne pas mourir2. Les personnages qui vont mourir ou pour qui le drame a lieu, a eu lieu ou aura lieu, pour qui le drame n’aura pas de terme (voir la succession des malheurs à la fin), ont parlé. Eux si semblables (si opposés et pourtant si semblables) ont combattu par la parole. Et il est toujours possible de faire comme eux et de participer, depuis le petit coin de temps et du monde que l’on habite, au dialogue qu’ils ont engagé, – corps en perte, corps luttant et errant, fautif de rien d’autre que de la perte promise qui les définit. L’auteur donne donc à entendre des personnages « avant-coureurs » ou « doubles » d’autres personnages3, qui profèrent, pour certains d’entre eux, une parole qui sait avant, qui n’appartient pas à un temps fixe et limité, mais qui, mobile, vaut pour tous et pour tous les temps4. Tout se passe comme s’il n’y avait qu’un seul temps, celui du drame (recommencé), qu’un terrain, celui des mots (immortels). Et il n’y a qu’un sujet, un seul, celui qui dit et celui qui est dit. C’est pour lui que se joue le drame.
Mais convoquer Dionysos pour insister sur l’importance des mots dans cette tragédie serait insuffisant. Les « mots immortels » qui accompagnent Dionysos sont ceux du culte, de la légende et de la tradition. D’autres mots sont à l’œuvre, ceux avec lesquels les personnages se battent, s’affrontent. L’exemple du garde est particulièrement clair. Aux vers 223-237, il est obligé de venir annoncer une catastrophe à Créon et son discours est alors plein d’interrogations et d’hésitations. Un peu plus tard, après avoir arrêté Antigone (au vers 388 et suivants), il adoptera un pseudo discours savant (« chez les hommes », « ma pensée », « la joie hors d’attente », « j’ai raison ») qui le montre assez sûr de lui devant le même Créon. Puis, encouragé, il se lance dans le récit de l’événement. Le chœur, au vers 376, s’est exclamé, en reconnaissant Antigone que mène le garde : « comment, alors que je la vois, dire le contraire ? ». Le chœur voudrait pouvoir dire le contraire de ce qui est. Le réel dément l’image qu’il veut se faire des choses. Les mots seraient-ils condamnés à dire le réel, bien qu’ils tentent le contraire ? Le garde, lancé par l’exclamation du chœur, va commencer, aux vers 415 et suivants, le récit « d’autre chose » : récit d’un moment surnaturel (« colère du ciel », « cercle brillant du soleil », « typhon », « cheveux du bois », « douleur du ciel », « maladie des dieux »). Le garde répond au désir du chœur : comment ne pas raconter le réel insupportable que nous avons devant les yeux, à savoir qu’Antigone, dernière reine de la famille des Labdacides, est prisonnière pour avoir enfreint l’édit de Créon ? Et il parvient à raconter « autre chose », puisque sa manière de décrire les éléments en colère fait de l’événement une nouveauté, un prodige, une sorte de fiction.
Plus tard, une autre occurrence de la fiction déchaînée interviendra, avec Tirésias, des vers 999 à 1021. Les mauvais augures, les sacrifices qui ne brûlent pas, les cuisses qui dégouttent de graisse, les oiseaux mangeurs de chairs deviennent prophétie très précise : quelqu’un de ta famille va mourir, dit Tirésias à Créon lorsqu’il voit que le chef de Thèbes n’est pas sensible au discours surnaturel. Le réel rattrape Créon. Tirésias, après avoir raconté longuement les bruits inconnus d’oiseaux et les présages de l’horreur, annonce de façon très rapide et ferme la « vérité » qui attend le chef de Thèbes : la mort d’un des siens. Mouvement opposé au mouvement qui entraînait le garde dans le récit de la tentative d’enterrement de Polynice par Antigone. Le réel tombe brut, en quelques vers. Ce réel-là est nécessaire : il aide à faire avec les règles de la tragédie, tout est noué, on va au but fatal sans hésitation. Le réel (notamment dans nos exemples d’Antigone bravant l’interdit prononcé par Créon, ou du sort d’Hémon) est l’arrêt, la mort, l’endroit où tout cesse5. Contre lui, lui faisant face, le défiant, les mots cherchent à durer, à flamboyer parfois.
Du réel, et du combat contre le réel, les mots savent donc rendre compte. Dans le domaine de la pensée ils s’aventurent aussi. Ils exposent, argumentent, débattent. Les exemples sont nombreux. Le garde, un peu plus sûr de lui quand il vient devant Créon pour la deuxième fois, raisonne. Créon justifie longuement son édit, clairement et posément, devant les vieillards assemblés. Il recommence à défendre ses positions, à partir du vers 639, devant son fils. Il tient un discours qu’il tente de rendre cohérent, logique et apte à convaincre. Il emprunte aux sophistes. Il sait ce que c’est que d’être un bon roi. Il sait quelles sont les intempérances à craindre des citoyens, des femmes en particulier. Il prend des précautions, enveloppe d’un grand nombre de justifications la décision qu’il veut annoncer. Antigone, elle aussi, mime le discours argumentatif au moment où elle est conduite à la mort, comme si la raison pouvait quelque chose contre l’inéluctable où elle va. Le discours, dans tous ces exemples, sert à combattre – combattre l’autre, père, fils, chef, femme, soi-même, mort. Parfois, le discours est en échec. C’est ce que l’on peut penser de la scène qui oppose Créon à son fils Hémon. Chacun des deux dispose d’un discours qui sait. Le discours bien bâti de l’un, l’autre peut le retourner, le prendre à son piège. C’est que le discours est un système clos sur lui-même, et comme tout système clos, peut être facilement caricaturé ou perverti. « Une cité n’est pas la chose d’un seul homme ! », dit Hémon à son père. « Non ? La cité n’appartient pas à son chef ? », répond Créon, qui ne comprend son fils que partiellement. Hémon s’engouffre dans la brèche, et poursuit : « Ce serait bien si tu commandais seul une terre déserte ! ». Et ils continuent tous deux dans les dérives du sens, prenant plaisir à mal se comprendre. Echec du langage, échec de la pensée ?
Les mots sont le socle commun entre les personnages. Ils sont la norme, la seule norme. On peut les utiliser, les mettre à l’œuvre, tenter des extravagances, les retourner, les excéder, les nier. Voici pourquoi les différents discours, comme nous l’avons vu, sont si imbriqués et s’annoncent les uns les autres : le discours est unique, il a même racine. La racine de ce discours unique est le travail fait avec les mots, le travail des mots. Que le discours soit unique ne signifie pas que l’un vaille autant qu’un autre ni qu’il soit porteur de sens ambigus. Mais les mots sont la seule norme, celle dont chacun peut se servir, même pour errer ou se tromper. Ils sont ce que chacun tisse, noue, construisant syntaxe, lien, mouvement, durée, – et humanité. Les mots, socle commun, sont la seule norme et la seule humanité. Et que le discours ait semblé en échec à plusieurs endroits du texte (les scènes opposant Antigone et Créon, Hémon et Créon) ne prouve pas l’échec de la parole ni de la pensée, mais indique le renouvellement nécessaire, l’inépuisable répétition à quoi elles nous condamnent.

Lire

On trouvera en fin de volume un bref apparat critique où apparaissent les points les plus difficiles de l’établissement du texte et où sont exposés les choix faits. La lecture de la majorité des manuscrits est notée MSS. Les manuscrits, dont le plus ancien, le Laurentianus (L), date de 950 et dont les autres vont du treizième au quinzième siècle, appartiennent à une seule famille. D’autres notes, après l’apparat critique, tentent de rendre intelligible le travail d’interprétation à la base de la traduction proposée, et proposent quelques pistes de lecture. Les questions posées par la pièce de Sophocle ont été souvent et différemment interprétées. Parmi les auteurs qui s’y sont intéressés, Hegel, Heidegger et Lacan sont les plus connus. Conflits entre famille et état, entre loi divine et loi humaine, entre sexe masculin et féminin. J’interrogerai au fil des vers quelques uns de ces thèmes, tentant d’expliquer ainsi, au fur et à mesure qu’ils paraissent, les problèmes syntaxiques et le sens qu’ils découvrent, sans penser pour autant pouvoir trouver au drame une orientation générale ni un sens supérieur à tous ceux qui le composent.

Traduire

Après le travail philologique accompli sur ce texte, travail qui a peut-être eu tendance à le normaliser (Richard Jebb, Hugh Lloyd-Jones, J.C Kamerbeek, puis Marc Griffith) mais qui par son précieux souci d’exactitude a permis d’opposer à des arguments de nouveaux arguments, le texte a été réhabilité dans sa singularité par Jean et Mayotte Bollack. Le travail de J. et M. Bollack laisse au texte toutes ses chances car il ne cherche pas à découvrir un sens immédiatement clair et ne suppose pas systématiquement que les opacités sont dues à des défauts de transmission.
Après ces différents travaux accomplis sur le texte de Sophocle, voici, me semble-t-il, un nouvel espace de lecture et d’écriture : comment faire pour que cette lecture du texte devienne événement d’écriture, comment tester cette volonté de sens, de sens dans sa singularité ? A partir de la nécessité de “sauver” la lettre dans sa rigueur, à partir d’un consensus sur le sens, s’ouvrent des chemins différents : la traduction n’est pas déductible d’une interprétation, même si elle suppose cette interprétation. Elle est subjective, et renvoie à d’autres perceptions de la langue, de la culture, du rapport entre mot et diction, entre mot et scène, elle dit quelque chose de l’individu, de sa singularité. La “refondation” du texte par les Bollack, comme geste, a ouvert, en fait, à une pluralité.

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Editions et commentaires

Mark Griffith, Sophocles, Antigone, , Cambridge Greek and Latin Classics,
1999.
R.C Jebb, Sophocles. The plays and fragments, Part III, the Antigone, Cambridge, 3ème édition 1990.
Hugh Lloyd Jones et Nigel Wilson, Sophoclea. Studies on the text of Sophocles, Oxford, 1990 (A) ; Sophoclis fabulae, Oxford, 1990 (B) ; Sopholes. Second thougths, Göttingen, 1997.
Hugh Lloyd Jones, Sophocles, Antigone, volume 2, the Loeb classical Librairy, Cambridge, 1994.
Jan Coenraad Kamerbeek, The plays of Sophocles, t III, The Antigone, Leyde, 1978.
Paul Mazon, Sophocle, t 1, texte établi par Alphonse Dain, Les belles lettres, 1955.

Jean Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de Créon, PUF, 1999.
Jean et Mayotte Bollack, Antigone, enjeux d’une traduction, Campagne Première, 2004.

Présentation

Les passages lyriques (la parodos, premier chant du chœur qui entre en scène, et les stasimons, chants du chœur en place) sont en italiques. Les anapestes (passages en récitatif), sont en caractères romains, comme les passages dialogués. Quelques didascalies figurent en retrait du texte. Le prologue (scène d’ouverture), l’exodos (scène finale), et les différents épisodes sont indiqués.

Merci

A Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe pour leurs conseils et leur travail de relecture.
A David et Lorenzo pour leur patience.

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HYPSIPYLE

Euripide et compléments

I. Comment

De l’histoire d’Hypsipyle, il demeure quelques fragments écrits par Euripide. Je traduisais ces fragments. La question qui se posait, dans l’éventualité d’une mise en scène de la tragédie : fallait-il compléter ces fragments, et comment ? Je voulais que ça continuât à parler entre les fragments conservés.

J’ai emprunté des passages à d’autres pièces d’Euripide. J’ai traduit ces passages, scènes de retrouvailles, scènes de mères en pleurs. Je les ai trouvées dans Ion, les Phéniciennes, Hécube et Phaéthon2. Après, j’ai fait des phrases. J’ai imaginé le ciment entre les blocs restants, les blocs restants de la pièce d’origine et les divers autres morceaux d’Euripide convoqués ici. J’ai suscité des « compléments ». La question n’était ni d’écrire « à la manière de » ni en rupture avec. Une manière était aussi artificielle qu’une autre. Je voudrais simplement que ça parle entre les morceaux retrouvés. Bien sûr le décalage sera montré, parfois je fais le choix de conserver quelques fragments tels quels, tronqués. Parce que, c’est une surprise, avec un mot par vers on comprend parfois de quoi il s’agit.

Après coup : faire quelques hypothèses et essayer de comprendre.

II. Avant

Hypsipyle a été vendue en esclavage à Némée après qu’elle a été chassée de son île de Lemnos. Les Lemniennes sentaient mauvais, victimes d’une malédiction d’Aphrodite. Les hommes les ont trompées avec des femmes Thraces. Les premières ont décidé de se venger en tuant tous les hommes de l’île. Hypsipyle a sauvé son vieux père Thoas, fils de Dionysos et d’Ariane, l’a envoyé sur la mer dans une petite corbeille dérivant sur les flots.

Un peu plus tard, les Argonautes, à la recherche de la Toison d’or, font escale à Lemnos. Les femmes décident de leur laisser vie sauve à condition qu’ils s’unissent à elles. L’escale dure un peu. Hypsipyle s’unit à Jason. Elle a de lui deux enfants.

Lorsque plus tard, les femmes ont connaissance de la trahison commise par Hypsipyle quand elle a sauvé son père, elles la chassent, l’envoient dériver à son tour sur la mer. Hypsipyle sera repêchée par des marchands. Ou des pirates. Et vendue à Némée.

Le drame, pour Hypsipyle : elle a perdu Jason, qu’elle aime toujours, à l’heure qu’il est, dans le palais de Némée. Elle a perdu ses deux enfants, dont elle ne sait rien à l’heure qu’il est, dans le palais de Némée. Elle est nourrice du petit Opheltès, fils de la reine de Némée. Quand commence la tragédie, elle le berce devant les portes, à l’extérieur. Elle lui parle. C’est le matin.

La perte des enfants : une souffrance qui va aux cris. Et le plaisir des cris est insatiable. Les cris ne cessent pas. Bientôt, à Némée, dans la vie de cette femme qui crie, un mythe surgit. Il fait irruption devant le palais où Hypsipyle prend plaisir à pleurer en berçant dans ses bras le tout petit Opheltès. Le mythe, c’est Amphiaraos. Il part à Thèbes régler une vieille histoire. Il va tenter, avec six autres chefs, de rétablir Polynice sur le trône que son frère Etéocle usurpe, après une affaire de famille bien connue3. Amphiaraos est devin, sage, c’est un homme, il va mourir devant Thèbes, il le sait. Bien qu’elle connaisse le destin de son mari, sa femme, corrompue par le désir d’un collier divin que possède Polynice et qu’il lui offrira, a supplié qu’il parte tout de même. Amphiaraos n’a pas fait d’histoires. Bien qu’il soit sur le point de mourir, Amphiaraos veut sacrifier pour le succès de son armée. Pour les libations aux dieux, il lui faut une source d’eau pure. Il insiste pour qu’Hypsipyle l’accompagne à la source. Elle va guider le devin, et pose l’enfant à terre. Un oracle, pourtant, précisait que l’enfant ne devait pas être posé à terre avant qu’il ne sache marcher. Un serpent l’étouffe. Le petit enfant Opheltès est mort.

Eurydice, la reine de Némée, mère de l’enfant Opheltès, veut condamner Hypsipyle. Amphiaraos intervient. On décide que seront institués des jeux en l’honneur du petit mort.

Tout à l’heure, pendant le prologue, pendant qu’Hypsipyle berçait en pleurant l’enfant, deux jeunes étrangers sont arrivés devant les portes du palais de Némée. Ils ont demandé l’hospitalité. Le maître, Lycurgue, est absent du palais, a répondu Hypsipyle. Ils allaient passer leur chemin quand elle a insisté. Le devoir d’hospitalité est sacré. Les deux jeunes gens sont beaux, ils ont l’âge qu’auraient les enfants d’Hypsipyle.

Quand la catastrophe de la mort du petit enfant s’abat sur le palais, les cris réveillent les deux jeunes gens dans leur chambre d’hôtes. Ils vont participer aux jeux institués en l’honneur de l’enfant mort. Il se trouve qu’ils sont vainqueurs. Il se trouve qu’on annonce leur noms : Thoas et Euneos, fils de Jason et…

Hypsipyle retrouve ses garçons.

III. Autour

Le petit. Etre posé à terre est normalement une protection. La terre est protectrice. Lui, le tout petit, n’a rien à faire avec la terre tant qu’il ne marche pas. Il n’est pas un enfant de la terre. Il n’est peut être pas fait comme les autres enfants. Il est dans les bras. Dans les bras d’une mère qui parle et pleure. C’est un enfant en l’air et pour la parole.

On ne voit pas, d’Hypsipyle à lui, de gestes tendres comme ceux qu’elle aura tout à l’heure quand elle touchera ses enfants à elle. En outre, c’est grâce à lui (par son nom, fêté aux jeux) qu’on retrouve les enfants d’Hypsipyle (dont les corps s’illustrent aux jeux).

Lui n’a pas de corps mais il a un nom qui va être glorifié. Eux, les petits d’Hypsipyle, ont des corps, des corps qui sont là depuis le début, ils ont paru lors du prologue. Et ils sont nommés à la fin, à peine, juste de quoi permettre la reconnaissance.

En tout, le petit s’oppose aux deux enfants : il n’a pas de corps et ils ont surtout des corps. Il a un nom et eux, à peine. Il meurt, ils sont vivants (et vigoureux : ils sont vainqueurs aux jeux). Il est seul, ils sont deux. Il a deux mères, ils n’en ont aucune.

Peut-être Opheltès est-il l’enfant « de parole » de toutes les mères. Un enfant pour la parole. Un enfant où la parole et la lamentation peuvent s’accroître. Il est, dans les bras, près de la bouche qui parle, la marque, le signe, le témoin que ça peut parler.

Bercer l’enfant. L’enfant bercé va mourir. Le plaisir des cris redouble. Il est ce qui ouvre la possibilité de la parole, des cris, du chant plaintif. En pleurant la mort de cet enfant de parole, Hypsipyle va retrouver (grands, jeunes et accomplis) ses deux vrais enfants de chair, heureux, en pleine lumière, loin de tragédie. Le petit enfant mort est celui, derrière les siens, qu’Hypsipyle pleure éternellement.

La mère. Deux mères se font face. Eurydice et Hypsipyle. Eurydice perd un enfant déjà perdu puisqu’ Hypsipyle s’en occupait. Elle le perd et elle a moins le droit que quiconque, semble–t-il, de pleurer. Elle doit juger, prendre une décision et ne peut pas se laisser aller aux larmes. La tragédie nouvelle, inventée, la tragédie de l’enfant Opheltès, retrouve le vieux motif, celui de Procné qui pleure son fils, Itys, itys qu’elle a elle-même tué pour se venger d’un mari. Retrouve le motif du deuil d’une mère.

On perd Opheltès, on le perd par la faute d’une mère, et c’est une mère qui va pleurer et la même, à l’opposé, qui va juger et condamner. Hypsipyle pleure. Eurydice condamne, ou tente de condamner.

Hypsipyle, malgré sa faiblesse et sa déchéance, a un pouvoir : celui de la parole et de la plainte, et on le verra, le pouvoir de faire (et de défaire) les hommes.

La tragédie d’Opheltès est nouvelle, même si elle retrouve un motif ancien. Cette nouveauté se lit par rapport à deux choses qui ont du lien entre elles. D’une part, les mythes anciens (les armées argiennes en marche vers Thèbes, fond de l’histoire d’Œdipe, fond de l’histoire de Jason et des vieux Argonautes). D’autre part : les hommes. Les mythes et les hommes, voilà ce qu’il y avait, avant.

On vient d’une histoire où les femmes ont voulu tuer tous les hommes. Hypsipyle a failli. Elle a sauvé un homme (son père) plutôt qu’elle ne l’a tué. Au début de la tragédie, elle accueille Amphiaraos, qui vient faire l’homme dans les parages, en lui montrant la source. Amphiaraos est lui-même condamné par une femme, la sienne. Hypsipyle fait un geste pour lui. Avec la conséquence que l’on sait. Les femmes pourraient tuer les hommes. C’est un monde de femmes. Hypsipyle sauve les hommes.

Et la tragédie, dont on pourrait dire que la perte, la perte de l’enfant, est le motif premier (ici, on ne cesse de le rappeler : la perte par Hypsipyle de ses deux enfants est la perte préalable) fait un détour, montre le paysage, puis retrouve son thème fameux de la perte pure, avec la mort du tout petit Opheltès, après que les hommes les armes les conquêtes et les mythes sont passés par là.

Les hommes. Autour d’Hypsipyle, ils sont tous absents – présents. Jason perdu est présent dans les chants. Le chœur dit même que ça fait X années qu’Hypsipyle les fatigue avec Argo, avec le souvenir d’Argo. Hypsipyle a fait des enfants avec Jason. On pense que les deux autres enfants de Jason sont aussi ceux de Médée, et qu’Hypsipyle a toujours eu le bon rôle. Elle a eu le bon Jason, puis l’a laissé, après, se débrouiller au plus mal avec Médée, qui a haï d’amour ses enfants fils de Jason, et les a tués. Le parallèle entre Hypsipyle et Médée est frappant. On se dit : heureusement pour Thoas et Eunéos, dans l’histoire il y a le petit Ophéltès, enfant de paroles, enfant de mort. L’amour pour Thoas et Eunéos peut ainsi être un amour de vie. N’empêche, on entend, derrière l’histoire d’Hypsipyle et Jason, celle de Jason et Médée, et ce qu’il en est advenu.

Toujours le bon rôle pour Hypsipyle : elle a sauvé son père Thoas. Bien sûr derrière ce salut, il y a la perte de ses enfants. Elle accueille Amphiaraos. Et derrière cet accueil, il y a la perte du petit enfant. Derrière chaque salut d’homme se cache un danger, un danger pour un enfant.

Hypsipyle qui a le pouvoir de détruire les hommes (et qui devrait, à un moment de sa vie, pour respecter la loi dictée, les détruire) les sauve, par pitié, par bienveillance. Bienveillante et catastrophique. Perdue et qui a perdu. Prisonnière, esclave et bientôt sauvée par un dieu.

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