Deneuve, Stendhal, Olstrom et les biens communs

L’année a commencé, morose. Par ici, une famille déboutée de l’asile, dehors, 2013, 3 enfants, négociations avec le président du Conseil Général  des Pyrénées atlantiques (faut-il rappeler sa couleur politique), longues, longues négociations après lesquelles les membres de RESF arrivent à un accord : la famille sera séparée mais dormira au chaud, les uns, père et fille aînée, au secours catholique de Pau et les autres, mère et petits, dans un service d’hébergement d’urgence, à Jurançon. Au matin la mère et les deux petits ont dû prendre valises sous le bras : c’est une chambre, pas un hôtel, pas un lieu où se poser et reposer en journée. Mère et petits dehors, et nouvelles négociations, cette fois avec la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Le sous-directeur promet de s’arranger pour que les enfants et les parents restent au chaud dans la journée. Réponse à 14 heures. Ce serait pour le lendemain, nous dit-on à 14h, le repos de la mère et des petits. Aujourd’hui impossible de laisser la clé de la chambre quelque part : ils resteront jusqu’au soir, la mère et les petits, dans un square, à leurs pieds les valises. C’est une histoire, une histoire de route et de déroute, une parmi tant d’autres.

Les travailleurs sans papiers de Lille font une grève de la faim, pour le droit de vivre et travailler ici eux qui y vivent et travaillent déjà ; aujourd’hui ils ont dépassé les soixante jours dans un silence qui nous assourdit.

Il y a quelques jours, apprendre que la loi d’imposition à 75% des + de 1 million par an était retoquée par le conseil constitutionnel pour une raison élémentaire : l’impôt touche un foyer, pas une personne et nos législateurs l’avaient oublié.

Et puis oh adieu Depardieu (et que le suive sa compagnie, quant à moi je ne regretterai même pas Deneuve puisque tout Deneuve, je l’ai immatérielle, belle et belle, chez Buñuel Truffaut Demy Sarmiento) et plus grave : adieu le politique, voici venus les temps d’après le politique, et où qu’on soit (bureau vacances ville campagne) on entend et subit et se sait bel et bien impuissant, impuissant comme le sont Hollande et Ayrault ou comme ils nous donnent à entendre qu’ils le sont, eux qui hésitent, inquiets de ne pas avoir la majorité et désirant avant toute chose « la constituer », à écrire une loi pour le droit de vote des étrangers aux élections locales, ce qui serait pourtant, en ces périodes de déroute, un acte de grande responsabilité, un acte de grande prévoyance et de grande intelligence – et qui serait aussi, mais peut-être est-ce un détail, ce pour quoi, entre autres détails, le président Hollande et normal a été élu.

Ce vide qu’occupait d’agitations et de communications Nicolas Sarkozy, ce vide politique est assourdissant. On ne regrette pas l’agitation, certes. Mais on apprend le vide. On se demande : comment allons-nous l’habiter ?

Bureau, vacances, ville et campagne : où qu’on soit, l’impuissance. Parfois j’attrape un fil et désire le suivre, ce fil d’écriture, le poursuivre, pour l’heure je tricote à sa place et dans le désordre, comme il l’a fait himself avant moi, une biographie d’Henry Beyle – qui s’ennuyait au matin d’un sujet commencé la veille, qui écrivait 14 pages en une heure et tombait dans la plus grande des morosités après un pic de joie et d’effervescence. La vie d’HB, on la trouvera, en feuilleton, ici. Stendhal fait vivre, en grand.

Et quoi ? Cet été un éditeur que j’estime, au catalogue d’enfer, m’a demandé de lui céder les droits d’auteurs du (seul) livre qu’il m’a publié : ce serait des frais de moins s’il pouvait vendre, pour la sauver, sa maison d’édition. On ne peut pas ne pas s’interroger. On ne s’attend pas à vivre d’un livre  mais on ne s’attend pas non plus à ce que ça tourne si vite ainsi, à la déroute : œuvre de vie où personne ne vit, les libraires très mal, l’éditeur pas du tout, l’auteur évidemment pas (et les 300 euros annuels auxquels il pouvait raisonnablement s’attendre, il y renonce dans l’espoir que la maison ne sera pas démolie), les distributeurs sans doute un peu. Au lieu de poser les choses sur la table on s’engueule les uns les autres ou on entend engueuler « le numérique », avec nuance parfois et d’autres fois sans nuance, par raccourcis et incompréhensions, par simplification binaire, le papier qui sent bon contre les mauvaises tablettes made in je ne sais où, choix d’éditeur & littérature exigeante (comme je déteste cet adjectif) contre culture de masse & populaire.

On rate une donnée : les choix, ça va rarement par 2. Ça va par trois. Chez Christophe Aguiton lire l’exemple suivant : face au monopole privé Google Maps, il existe en France un institut public de cartographie, l’IGN. Celui-ci a certes perdu la bataille contre Google, s’obstinant, par souci de rentabilité, à vendre ses cartes numériques. Troisième voie, est née « l’Open Street Map », carte coopérative libre au succès grandissant.

Alors, ce qu’il faudrait à la structure, à la maison d’édition en panne sèche, c’est, croit-on, un investisseur privé et/ou des aides de l’Etat. Dans les deux cas, l’éditeur ne vit pas de son travail, le libraire à peine et l’auteur est tout de suite prêt, dans le système marchand comme il est, à renoncer à l’idée de ses droits d’auteur, et à ceux-là mêmes, symboliques. L’auteur renonce à ses droits symboliques. Il le fait tout de suite, l’auteur, il renonce, les choses étant ce qu’elles sont, dans ce système marchand qui ne marche pas.

Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir qu’on n’en est plus à l’âge (XIXème, XXème siècles français) où gagner de l’argent et se frotter au monde est bien vulgaire au regard de la noble tâche d’écrire – la langue pour la langue et l’art pour l’art. Non, ce n’est pas le problème. C’est plutôt l’histoire d’un système qui reste le même, ne se réfléchit pas, alors que profondément s’effondrent les systèmes économiques qui le soutiennent, privé & public.

Au milieu, ils sont nombreux et pauvres, les acheteurs de livres et les faiseurs de livres et les passeurs de livres.

Alors, alors, on peut emprunter une troisième voie. Celle dont Christophe Aguiton parle, celle dont parle Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009 et qui a étudié des exemples de gestion de biens communs. Comment définir le bien commun, cette troisième voie (« OpenStreet map », Wikipedia), entre domaine de l’Etat et domaine privé ? Il existe des biens (le bois le climat la connaissance l’eau) qui appartiennent à tous et on peut choisir de ne pas les déléguer : ni à l’Etat ni au marché. Ces biens, les acteurs locaux les gèrent au moyen de normes choisies et d’arrangements coopératifs. On a dit : le climat, l’eau, la connaissance, le bois de chauffage, les semences, les logiciels libres… Et la poésie ? Et la littérature ? Et le récit ?

Dans la déroute, pensant aux biens communs, début 2013, la joie me revenait. Comment ne pas évoquer Walter Benjamin pour qui l’art de raconter meurt en même temps qu’un monde où les vieilles personnes meurent à la maison. L’art de raconter, ça va avec la mort à la maison, ça va autour du mort, ça va avec ces longs et vieux parcours, ça va avec l’expérience et les expériences et ça va avec le soin qu’on offre, le conseil qu’on tourne sous forme de conte, de récit à clef. L’art de raconter, ça meurt avec le siècle bourgeois.

Isabelle et Laetitia dans un village des landes échangent des chansons contre du bois de chauffage, des garde d’enfants contre du pain ou un sac de patates. Oui, par là-bas,  ça raconte, ça raconte, ça échange et ça raconte. Et ce n’est pas hors-sujet….

La littérature, un bien commun ? Alors à ses acteurs (lecteurs, auteurs, passeurs) de s’en occuper, d’en prendre soin, de la penser gratuite (ou presque), adressée à tous, ce serait une propriété collective, la littérature, sa diffusion serait fondée sur le partage et sur  l’attention à l’autre. Rien moins qu’un projet de société : contribution de chacun à la connaissance et possible partage des visions du monde créées par les uns, par les autres. Un projet de société, magnifique comme celui qui verrait tout de suite, si le président Hollande se souvenait de son avant-mai, les étrangers voter aux élections locales.

Dans le modèle ancien, on s’en souvient, notre auteur était prêt à céder ses droits – symboliques certes. Symboliques dans les deux sens  du terme : de maigres droits d’auteur (en ce qui me concerne, 300 euros maximum l’année de la sortie d’un livre), et symboliques parce que nous rattachant à une grande chose (la littérature) au sein de laquelle, par le droit contractualisé avec notre éditeur, on s’inscrit. On y avait renoncé, aux droits, symboliquement, on s’en souvient, pour tenter de sauver un système mourant.

Est-ce qu’on saura renoncer aussi au petit pouvoir (symbolique, lui aussi) qui semble nous être accordé quand c’est un plus ou moins grand Autre qui nous inscrit dans la grande chose (littérature) qu’on disait ? Renoncer à ce pouvoir-là pour un autre, immense, à penser ouvert et partageable et capable de transformer nos démocraties vieillies et en déroute ? Au nom d’un sacré beau projet de société ? Avec toute la confiance qu’on se fait les uns les autres, avec tout le soin qu’on est capable de se donner les uns aux autres, avec la joie, l.a, e dans l’a…

dialogues autour d'Actéon

En classe de 5ème…

 

 

 

Caroline : c’est l’histoire de la honte d’Actéon parce qu’il a vu Diane.

Bahia : c’est l’histoire du chasseur chassé.

Charly : c’est l’injustice, Actéon a vu la déesse toute nue, d’accord, mais pourquoi le tuer, il ne l’aurait jamais dit à personne !

Tom : il ne savait même pas que c’était la déesse…

Priam : c’est l’innocence, il n’a rien demandé, il la voit, il se fait manger.

Quentin : il a pu voir ce qu’il faisait subir aux animaux qu’il chassait !

Tom : est-ce qu’il souffre, en cerf ?

Julie : Elle ne lui a jeté que de l’eau ! Pourquoi il a été changé ?

Tom & Théo : Diane a des pouvoirs ?

La classe : tous les dieux ont des pouvoirs !

Julie : pourquoi c’est en cerf qu’il est changé ?

Valentin : C’est l’animal le plus chassé. Aujourd’hui encore dans le jeu Deer hunter on chasse les cerfs.

Léa : si Actéon avait dit à ses copains qu’il avait vu la déesse toute nue, ils ne l’auraient pas cru. C’était bien la peine…

Bahia : il est puni pour autre chose.

Silence

Bahia : il est puni pour avoir tué les animaux de la forêt.

Valentin : mais non, Diane est la déesse de la chasse, il ne peut pas être puni pour avoir chassé !

Bahia : la déesse tue les animaux mais avec mesure, peut-être.

Emma : il est impuissant devant ses chiens et il doit avoir l’impression qu’il parle à des murs.

Théo : tu veux dire qu’il gémit devant des murs.

Gustavo : ce n’est que justice, il a tué des animaux, il devient un animal, il se fait tuer.

Priam : il devient ce qu’il a tué.

Esteban : il a quand même eu de la chance de voir la déesse nue !

Théo : il n’en a pas profité longtemps.

Valentin : le rêve est devenu cauchemar…..

 

 

Actéon chez Ovide, traduction

Ovide

Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

Il y avait une montagne couverte des cadavres de plein de bêtes

Et déjà le jour, au milieu, resserrait les ombres des choses

Et le soleil était à distance égale des deux bornes

Quand le jeune homme d’une voix tranquille appelle

Ses compagnons d’ouvrage perdus dans des coins écartés :

« Nos filets sont tout mouillés, amis, nos lances aussi, du sang des bêtes,

Et notre jour a eu son plein de chance. Quand la nouvelle

Aurore, portée sur ses roues de safran, conduira sa lumière,

Nous poursuivrons notre œuvre ; maintenant Phébus est au milieu

De la terre et craquelle les champs sous ses vapeurs.

Cessez votre œuvre et emportez vos filets noueux ».

Les hommes suivent les ordres et interrompent le travail.

Il y avait une vallée dense d’épicéas et de cyprès pointus.

Son nom ? Gargaphie, lieu sacré de Diane aux jupes retroussées,

Et tout au fond du bois il y avait une grotte

Par aucun art travaillée ; mais elle imitait l’art,

Par son génie, la nature ; de pierre ponce vivante

Et de tuf léger  elle avait fait cette voûte naturelle.

Une source coule à droite, transparente de petite eau,

Troussée d’une large ouverture à la margelle de gazon.

La déesse des forêts, fatiguée de la chasse, venait ici

Baigner de rosée son corps de vierge.

Elle descend, remet à une des nymphes

Chargées des armes sa lance, son carquois et son arc détendu.

Une autre reçoit sur les bras le manteau,

Deux encore détachent les chaussures de ses pieds ; et la plus douée

Crocale, fille d’Ismenos, noue les cheveux qui flottaient

Sur le cou ; elle garde les siens libres.

Elles recueillent l’eau de source, Nephélé, Hyalé, Rhanis,

Psecas et Phialé, la versent dans d’amples vases.

Pendant que sur la fille du Titan perle ce nectar,

Le petit-fils de Cadmos, qui a suspendu son labeur,

Erre dans la forêt inconnue, d’un pas incertain ;

Il arrive au bois sacré : ses destins l’y portaient.

A peine il entre dans la grotte où ruissellent les sources

Que les nymphes, comme ça, toutes nues, voyant

Un homme, frappent leurs poitrines et de hurlements soudains

Remplissent la forêt. Elles se pressent autour de Diane,

La cachent de leurs corps. Mais la déesse est plus

Grande qu’elles et les dépasse toutes, jusqu’au cou.

Cette couleur du soleil qui choque les nuages, les prend en face

Et les teint, cette couleur de l’aurore pourpre,

C’est celle au visage de Diane qu’on a vue sans rien (nue).

Entourée par la foule dense de ses compagnes,

Elle se tient sur le côté et tourne son visage :

Comme elle voudrait ses flèches rapides !

Elle prend ce qu’elle a, les eaux, les puise, à la figure du garçon

Les jette, arrose les cheveux d’ondes vengeresses

Et ajoute ces mots, présages du désastre futur :

« Tu veux raconter que tu m’as vue voile ôté ?

Si tu peux, raconte. » Elle ne menace pas plus.

Elle donne à la tête arrosée des cornes de cerf de longue vie,

Elle donne au cou la longueur, fait pointer le bout des oreilles,

Change les mains en pieds, les bras en longues

Jambes  et couvre le corps d’une peau tachetée.

Même la peur, elle l’ajoute. Le héros fils d’Autonoé fuit

Et en pleine course s’étonne de sa rapidité.

Quand il voit figure et cornes dans l’eau :

« Pauvre de moi », va-t-il dire mais la voix ne suit pas,

Il gémit, c’est sa seule voix et des larmes sur un visage

Qui n’est pas le sien coulent ; seul son esprit d’avant demeure.

Que va-t-il faire ? Rentrer à la maison au palais royal

Ou se cacher dans les forêts ? La honte empêche ceci, la peur cela.

Il hésite et ses chiens le voient. Les premiers Melampus

Et Ichnobates à l’odorat subtil d’un aboiement donnent le signal.

Ichnobates est né à Gnose, Melampus est de race spartiate.

Après, les autres accourent plus vite que l’air rapide,

Pamphagos et Dorceus et Orisabos et Arcades, tous,

Et Nebrophon le puissant et Théron le sauvage avec Lélaps

Et Pterelas utile pour ses pattes et Agré utile pour son flair

Et Hylée le féroce jadis blessé par un sanglier

Et, conçue par un loup, Napé et Poemenis

Qui suivait les troupeaux et Harpya avec ses deux petits

Et Ladon de Sycion, robe serrée aux flancs

Et Dromas et Canaché et Sticté et Tigris et Alcé

Et Leucon aux poils de neige et Asboslus aux poils noirs

Et Lacon le costaud et le fort à la course Aello

Et Thous et Cyprio le rapide et son frère Lycisse

Et marqué de blanc au milieu du front noir,

Harpalos et Melaneus et Lachné au corps hirsute

Et nés, d’un père du mont Dicté et d’une mère de Laconie,
Labros et Agriodos et Hylactor à la voix aigue

Et ceux qu’il serait trop long de nommer. En foule, dans le désir de leur proie,

Ils le chassent, par grottes et rochers et coins inaccessibles,

Partout où c’est difficile, partout où il n’y a pas de route.

Et lui, il fuit par ces lieux où souvent il a chassé.

Hélas, il fuit ses serviteurs. Il voudrait crier :

« Je suis Actéon, connaissez votre maître ! ».

Les mots lui manquent ; l’air résonne d’aboiements.

D’abord c’est Melanchaetès, il lui fait au dos la première blessure.

Après, Therodamas. Et Oreritrophos le blesse à l’épaule.

Ils sont partis plus tard, mais ont pris des raccourcis de montagne

Et ont de l’avance. Ils tiennent leur maître,

La foule les joint et porte la dent sur le corps.

Aucun endroit sans blessure. Il gémit, d’un son,

Même s’il n’est pas d’un homme, que ne pourrait pousser

Un cerf ; il remplit de ses tristes plaintes les hauteurs qu’il connaît.

A genoux, suppliant, pareil à celui qui demande

Il tourne autour de lui son visage muet, et ses bras.

Mais ses compagnons, avec les encouragements de coutume,

Sans le reconnaitre, excitent la troupe rapide, des yeux cherchent Actéon,

Tant qu’ils peuventappellent « Actéon ! », comme s’il n’était pas là,

(Au nom, lui, il tourne la tête !), regrettent qu’il ne soit pas là

Et ne reçoive, le paresseux, le spectacle de cette proie offerte !

Il voudrait ne pas être là mais il est là ; il voudrait voir

Et ne pas sentir les cruautés de ses chiens.

Ils viennent de partout et dans le corps, museaux plongés,

Lacèrent leur maître sous image de cerf.

Et rien jusqu’à ce que la vie finisse avec toutes les blessures,

Jusqu’à ce que la colère de Diane en carquois se rassasie.

Ils aboient le signifiant

 

Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

 

Le jeune homme, c’est Actéon, petit-fils de Cadmos. Il est actif, il appelle (il a et il est alors une voix) ses camarades de boulot. On le voit à l’œuvre ou mettant un terme à l’œuvre en cours (la chasse aux gibiers est fort fructueuse, les lances sont mouillées du sang des bêtes).

La vallée : elle est pointée d’épicéas et de cyprès pointus. C’est-à-dire que tout au fond, entre les collines, des végétations se dressent, et quand on sait que Cyprès est un jeune homme (Cyparissus, Ovide raconte au livre X, plus loin, son amour pour un cerf qu’il a, par erreur, transpercé de son arme – et il ne finit pas d’en faire son deuil, si bien qu’il est changé en cet arbre pointu), on se dit qu’on est en bonne compagnie. Arbres sont les jeunes hommes et ils célèbrent l’amour et la perte (infligée par soi-même) de l’objet de l’amour.

Il y a un bois sacré. Le bois sacré c’est Gargaphie. Où la déesse Diane trousse ses jupons.  Ce bois on l’imagine très ombreux et il y a toujours une façon de s’y enfoncer plus avant. On descend et, cachée dans le bois lui-même caché dans la vallée, il y a une grotte.

Cette grotte mérite d’être décrite. Aucun art n’a travaillé la grotte. La main de l’homme n’y a pas touché. Vivant / léger / naturel sont les adjectifs qui en disent quelque chose, qui définissent les matériaux qui la composent. J’insiste sur vivant – c’est pour définir la pierre ponce, ici. Je n’oublie pas que le Cyprès était vivant aussi : ex-Cyparissus.

On a l’habitude de dire que l’art imite la nature. Il y a une chose première, aussi naturelle que possible et les constructions postérieures, humaines, vont tenter de paraître, assemblages composés, proches (bien que fictionnels, artificieux) de la forme première, copiée. C’est une autre histoire, après, de savoir si l’art préfère ne pas imiter mais suggérer ou déplacer,  ou même s’il va interroger la possibilité (ou non) de copier, de représenter. Ça s’appelle l’histoire de l’art, alors, et on s’éloigne de Gargaphie.

A Gargaphie, la nature a tenté d’imiter l’art.  L’art semble premier. L’homme semble premier. Cyparissus avant le cyprès et le geste de l’homme avant le tuf mais à son tour le tuf naturel joint l’art (le geste vivant de l’homme). Et ça peut recommencer. Bien malin alors qui dirait où ça a commencé. De quelle forme première ça s’origine. Il n’y a pas une chose au départ. La chose n’est que dans le passage et le monde est fait de choses en passage, c’est ce qu’Ovide appelle les métamorphoses, mutatas formas, les formes changées in nova corpora, en nouveaux corps. Ça passe, ça ne s’arrête pas. Sans doute est-ce la leçon d’Epicure, pas d’identité fixe mais des atomes en composition et décomposition, en assemblage.

Alors si c’est bien ainsi, si ça se compose sans cesse, si la forme se perd alors que le signifiant (le nom propre) demeure (et je me souviens qu’ Alcyone au livre XI perd son mari Ceyx dans une tempête marine :  si nos corps ne sont pas joints dans la tombe, dit-elle quand elle décide de mourir à son tour, les lettres de nos noms le seront,) si la forme se perd sans cesse, on peut aller jusqu’à imaginer que la chose est la négation d’elle-même. A va vers B puis A est B. Le chasseur va vers le cerf et le chasseur est le cerf. Alcyone est l’oiseau. Cyparissus est le cyprès. C’est la dualité qui s’invente. Le temps est parfois cette chose embrouillée et futur et passé s’emmêlent, alors les formes duelles sont  concomitantes. Le chasseur est le chassé, en même temps ou presque.

Avant de revenir au nom Actéon, au signifiant et au sujet Actéon, à l’objet de chasse Actéon et à cette thématique du double qui après les Epicuriens trouvera tout un tas de ramifications de pensée, demeurons un moment à Gargaphie : le jeune homme erre sans but. On l’a vu tout à l’heure au cœur de l’action, il intimait ses ordres à ses camarades et les lances gouttaient de sang, les filets étaient plein de bêtes. Maintenant, il fait trop chaud, il est quelque chose comme midi (moment de bascule), la terre se craquelle et les destins appellent. Le jeune homme erre.

C’est là que l’art, encore une fois, imite la nature : c’est là du moins que l’art d’Ovide imite l’art des tragiques grecs, après qu’il a imité les poètes épiques grecs, du moins celui qu’il connaissait et que l’on connaît, Homère  pour ne pas le nommer (la tempête, au livre X des Métamorphoses se veut digne de celles traversées par Ulysse – et plus tard et en latin par Enée). C’est donc l’art des Tragiques qu’Ovide imite au moment où les destins appellent le jeune homme : à quel point, disaient les chœurs d’Euripide, un homme ne peut être dit heureux avant le dernier jour de sa vie. Et la faute tragique n’est qu’une simple erreur, répète Ovide qui a lu. Voir l’erreur d’Œdipe qui court vers Thèbes en voulant fuir un père. Voir l’erreur d’Actéon, qui fonce à Gargaphie, dans le bois sombre, et au fond du bois sombre, dans la cavité ombreuse où l’eau est du nectar et où se baigne la déesse vierge au long cou. Ce genre d’erreur tragique, qui est impossible à saisir quand on court dans le bois ou sur la route de Thèbes (inaccessible malgré oracles ou signes), c’est en quelque sorte un fantasme.

Actéon peut-être « traverse le fantasme », s’il est vrai qu’il découvre alors, non pas ce qu’il est (pas d’identité fixe, on se souvient), mais ce qu’ils des-est, un pur trou, un pur petit objet (petit a, dit Lacan) chu du Grand Autre et ce Grand Autre a un bien long cou, est déesse, dépasse les autres filles, est toute nue, et la couleur de son visage est celle du soleil qui choque les nuages, cette couleur qui teint les nuages quand ils sont tout en face du soleil, quand ils le voilent – et sa couleur est aussi celle du petit matin violacé. Une couleur de grands éléments naturels, du plus grand des éléments naturels, le soleil, passé au filtre des nuages et du crépuscule. Tamisé. Pas complètement offert et pas complètement invisible, donc.

Ce qu’elle va empêcher tout de suite, Diane la vierge rose au long cou, c’est la parole. Elle interdit le récit, elle empêche  la narration, elle le fait avec ironie, voire perversité. Va raconter ce que tu as vu, va raconter ce que tu peux. Actéon a vu la couleur rose aux joues, celle du soleil filtré et de l’aurore. C’est tout. Le jeune homme prend la menace très au sérieux, il s’échappe. Il a peur. Il n’a plus de voix. Lui qu’on a rencontré, tout à l’heure, par la voix, lui qui exhortait ses camarades, lui qui était et avait une voix. Il n’était pas qu’un nom. Il était un nom avec une voix et une quête (le gibier, les cerfs). Maintenant…

Maintenant ça se confirme : Actéon n’est rien, le sujet n’est rien, le chasseur n’est rien – qu’un trou, un vide, un assemblage d’atomes qui vont se désassembler, il est un objet, il est l’objet même qu’il a chassé jusque-là.

A propos de voix : l’art imite la nature, les assemblages se décomposent et se re-composent, la poésie naturelle (pierre ponce, tuf léger ? Penser à la lyre légère d’Orphée, au livre IX), imite celle de Virgile, d’Homère et des tragiques grecs (l’art) et enfin celui qui a vu la couleur rose et fragile et le cou de la déesse, assorti de ses mains, ne peut pas raconter, en est empêché et se transforme en objet traqué. Tout cela dit quelque chose d’un art poétique en définition. On parle en effet de composition poétique. Ovide assiste aux compositions, les montre, les dit, si Actéon, lui, ne le peut pas.  Entre l’auteur et son poème (son objet), quelque chose se joue comme dualité. Comme entre chasseur et chassé. Il faudrait y revenir.

Pour l’instant Actéon fuit, se transforme, on le comprend, en cerf, en l’objet même qu’il chassait jusque-là. Ce n’est pas fini, il va se passer encore de petites choses intéressantes. Après une course poursuite ses propres chiens vont dévorer Actéon. Ils rentrent les museaux dans le corps, lacèrent leur maître sous image de cerf. Je note : l’infinie liste des noms de chiens. Je poursuis : ils se plaignent, les chiens, de l’absence de leur maître. Ils appellent Actéon. Je note : l’importance des signifiants. Noms propres des chiens et nom propre de celui qui est là sans y être, qui est là sous une forme méconnaissable, lui dont le sujet s’est absentifié (un trou, un pur vide, un objet a, affreusement prêt à subir et à jouir). Je poursuis : Ovide joue sur les verbes composés du verbe être : absum, être absent, praesum, être présent. Lacan invente « des-être » pour parler du sujet qui se découvre objet, objet de la jouissance de l’Autre. Jamais Actéon n’est plus présent que quand il est absent. Jamais Actéon n’est plus chasseur que quand il est chassé. A est B. A est encore plus A s’il est B. Parce que jamais le sujet Actéon ne peut mieux se connaître que quand il est l’autre, l’objet, celui qui souffre et pâtit et jouit.

Ne cherchons nulle part un quelconque sujet rempli d’une quelconque identité et d’un quelconque secret intime qui le révélerait à soi-même. L’être « des-est ». Quelle bêtise d’imaginer une forme originelle, première ou remplie, dans laquelle il y aurait un secret originel.  A a filé vers B. D’ailleurs, il  y a eu cette longue course, Actéon fuyant la déesse puis fuyant les chiens.

Maintenant l’objet est déchiré, arraché, on lui rentre dedans du museau pointu. Résonne un nom propre dans les bois et  dans les airs puant de sang : Actéon !

Ce sont les chiens qui appellent leur maître. Ceux-là  sont comme Actéon, ils n’ont pas de voix, peut-être même leur a-t-on enlevée : il faut comprendre que les chiens aboient, ils aboient le signifiant.

Quand on comprend leur langage de chien on se dit : il y a bien quelque chose, ici. Du symbolique. De la littérature, de la poésie ? L’art, que la nature (grottes monts bois et déesse, chiens arbres et cerfs) essaie d’imiter ?  Mais quand la nature imite, ça finit les entrailles en l’air, réel de réel exposé, fouillé, dévoré.

Quant au fantasme jusqu’où bout duquel, corps exposé, va Actéon, est-il originaire, premier et indicible ? La chute (la mort atroce d’Actéon) donne à cette hypothèse quelque argument.  Indices : le gamin chasseur, après qu’il a donné de la voix et a exhorté ses compagnons à cesser la chasse jusqu’au lendemain, on le voit basculer. Lui, grande-gueule jusque-là, se tait. Il erre dans la forêt inconnue d’un pas incertain. Pas grande d’assurance là-dedans. Mais peut-être, après la chasse, une autre sorte de quête : qu’aurait-il besoin, sinon, d’errer incertain ? Une quête autrement difficile que celle qui consiste à prendre les bêtes au filet ou de les épingler au bout de sa lance.

La passivité d’Actéon, on la remarque, d’abord, avec l’évocation, tragique certes, des destins. Et les vers qui suivent l’entrée dans la grotte fatidique (ce passage secret,  obscur, cette grotte au fond du bois lui-même sacré et inscrit dans la géographie plus large de Gargaphie dit assez que ce qui est cherché, malgré Actéon, est d’un ressort très intime), les vers qui suivent les premiers pas d’Actéon à l’intérieur de la grotte sont nombreux, sont exactement au nombre de 21, 21 vers après qu’Actéon poussé par les destins pénètre dans les profondeurs , 21 vers où la narration ne tiendra pas compte de lui, où on ne le verra pas du tout, ou bien simplement à la fin sous forme changeante. Quand il réapparaîtra comme protagoniste, ce sera sur des pattes et pour fuir.

Pour l’heure que voit-on ? Le corps de la déesse ? Non, on voit celui de ses camarades, les nymphes, qui l’ont déshabillée quand il n’y avait personne. On voit la tête divine qui dépasse, dirigée vers ce qu’on imagine le jeune homme – mais Ovide ne dit pas qu’elle regarde. On voit qu’elle dépasse, elle dépasse du cou. On ne peut pas s’empêcher de se dire que se pose la question du phallus : la déesse, plus haute et plus dressée que quiconque. Et puis on a cette couleur aux joues de la déesse. Il faut observer la couleur.

Si Ovide ne nous dit rien du spectateur intra-diégétique de la scène, nous spectateur derrière lui, nous voyons que nous pouvons voir le visage coloré de la déesse. Cette chose dressée et autoritaire, nous en apercevons quelque chose : elle n’est donc pas fantasme (originaire, inconnu, premier). Sinon nous ne verrions rien. Combien de mythes où après avoir vu le visage d’un dieu ou d’une déesse la mort est immédiate. Ici, nous voyons une couleur comparée et la comparaison est simple : soleil, aurore. Mais précision : la couleur du visage de Diane est comparée à la couleur que fait le soleil quand il choque un nuage. Il y a un voile entre le soleil et les yeux. Le nuage est ce voile. Le visage de la vierge est donc, à sa façon, voilé. Le fantasme n’est pas nu, il n’est pas cru.

On devine le désir du côté d’Actéon-spectateur – là où ça ne bouge toujours pas (immobilité pendant 21 vers !) Désir, fantasme secondaire, celui qu’on peut ou pourra dire le cas échéant (et d’ailleurs en premier lieu la déesse interdit au jeune homme de raconter qu’il l’a vue nue). Désir pour une vierge dont les joues sont de la teinte d’un matin voilé, dont le cou est dressé, dont l’autorité est sans limite. Que des jeunes filles servent, soumises, cachent comme ce qu’il y a de plus désirable et de plus immense à chercher. Bientôt on voit les mains de la déesse, elles puisent l’eau qu’elle va jeter au garçon.  Cou, joues, mains. Et on ne voit plus. Actéon est mutique lui qui a erré, incertain, qui s’est perdu et a fini dans une grotte au fond d’un bois inconnu, lui qui a aperçu des fragments de déesse, lui dont le désir de chasseur a été excité, lui qui a débusqué le plus enfoui  – et qui pourra(it) parler, en dire quelque chose.

Et là, ça bascule de nouveau. Le désir se change en peur et le chasseur en proie à chasser. Changement de A en B, comme on disait, de sujet à objet. Mais comment ça se passe, alors ? Il me semble que l’autre, le prochain (cause d’amour, ou de désir) le prochain en tant qu’irréductiblement autre, c’est l’effroi-même. Bien-sûr ici c’est une déesse que ce prochain et une déesse est, de toute façon, effroyable. Mais tant d’autres histoires fantastiques montrent des personnages (des « prochains ») se transformer en bêtes, en monstres, en affreuses choses terrifiantes. Ici, Actéon a peur. Ovide le dit. La déesse ajoute la peur. C’est donc qu’elle est, objet ou cause de désir, effrayante, monstrueuse. Le monstre qu’elle est, le monstre qu’est le prochain (de toute façon) teint de monstruosité celui qui regarde et qui désire, qui plonge en l’autre.

La grimace atroce du prochain, la grimace qu’est le prochain se reflète sur moi (Actéon). Sujet et objets : monstrueux, de même monstruosité.

Chasseur versus cerf chassé. Au milieu : les joues de la déesse de la chasse, ses mains et ses paroles qui font taire. La peur fait galoper. L’autre est difforme et soi-même est l’autre, difforme. Et on se souvient de ceci, la nostalgie même, la mélancolie même, qui prouve encore, si c’est nécessaire, qu’il y a un objet perdu qu’on veut rejoindre et on n’y arrive jamais, l’objet reste perdu : les cyprès pointus parsèment le bois. Issus de Cyparissus, le gamin qui pleurait son animal, un magnifique cerf blanc et pur.

 

 

fragments d'école, introduction

 

 

En 2010, alors que j’enseignais dans un collège plutôt aisé d’un centre-ville bourgeois, j’ai senti le besoin d’écrire ce  qui se passait dans l’espace de la  classe – ou ce que j’y  vivais. Cette année-là a été une année de bascule ;  enseigner me devenait insupportable – pour des raisons complexes et sensibles, que je me suis mise aussitôt, par écrit, à tenter de comprendre. Conquérir (ou reconquérir) le désir d’être là, d’apprendre (à ma place de prof) avec les autres, au milieu, en un groupe, conquérir ou reconquérir le désir d’aider les autres à apprendre : ça passait par la compréhension de ce qui était si difficile – et la compréhension passait par l’écriture. J’ai pris l’habitude de noter des morceaux d’école,  de réécrire des bribes. Ecrits tels que je les ai vécus, éprouvés mais aussi tels que je les ai recomposés. J’ai fait le rêve que ceux à qui ils s’adressent, tels et tels élèves, nommés, disent à leur tour, racontent à leur façon.

J’écrivais en guise de préface ou d’introduction à ce que je considérais alors (2010) comme la chronique d’un échec annoncé :

Quand je pense au prof devant une classe comme je sais les classes, offrant (dans le vacarme même, portant la voix, sur- articulant les maladies intimes de l’âme, celles  de Julien Sorel ou de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent), offrant dans le vacarme ou le silence ennuyé, toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seul, malgré tout, un moment de grâce, quelque chose dont se saisir : j’ai le cœur serré.

Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes :

 C’est le temps où la terre est semée d’une vitre

De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent.

 A l’infirmerie du collège Largenté, Sœur Saint François me donnait refuge et des pastilles pulmoll. La tachycardie attrapée là bas jamais disparue, les vies de saints en images et récits, Bernadette avait de l’asthme et j’en eus, elle voyait apparaître la dame en bleue et je craignais de voir apparaître quelque chose derrière les rideaux. Redoutant l’appel je croyais l’avoir entendu et je vivais fébrile, malade, cœur et poumons, grandiose en secret. 

Le même chagrin trente-cinq ans après, devant toute hostilité scolaire. Devant tout ratage scolaire et même devant toute réussite. Devant l’école. C’est écrit pour et avec ceux avec qui à l’école je crois je n’y arrive pas (Yedmel, Rémi S.) ou qui avec l’école n’y arrivent pas du tout. Ceux que l’on voit s’attrister progressivement, passer de l’humour potache ou cynique à une tristesse noire. Ceux qui y restent des années de plus, y abîment leur corps. Avec et pour ceux qui ne peuvent pas se lever le matin (Marie O., D.) Avec ceux qui y souffrent courageusement, y gardent enthousiasme de façade (L., Thomas P.). C’est écrit avec le désir de faire de l’école un lieu habitable, ré-habitable.

*

C’est ce récit d’échec, sous le titre A Biarritz, autopsie d’un échec, qui constitue le premier volet d’un ensemble que je voudrais composé d’expériences variées et que j’appellerais Fragments d’école. Parce que les expériences le sont, variées. Je ne suis pas toujours celle qui hurle les choses intimes d’Ariane et d’Ovide… Le deuxième volet, sous le titre ZEP RAR ECLAIR etc , essaie de rendre compte de ce que j’ai vécu, modestement, aux places très circonscrites, que j’y ai occupées, dans ces collèges qui sont aux marges de nos villes. Le troisième volet, Œdipe Vincent et les autres  regroupe une série de moments vécus dans un collège rural à taille humaine, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Biarritz.

*

J’ai évoqué  mon expérience professionnelle malheureuse, année 2010 à Biarritz, qui m’a poussée à tenter de comprendre le sens de cette douleur, et à écrire. On n’a pas besoin d’en savoir beaucoup sur l’école ni d’être hardi sociologue pour imaginer que les conditions d’enseignement dans un collège public sur la côte atlantique chic n’ont rien à voir avec les conditions d’enseignement dans un collège de Sarcelles par exemple. Qu’est-ce que je vivais si mal ? Peut-être mon niveau de résistance (de résilience) au vivre (apprendre) ensemble était-il particulièrement faible, ou bien j’étais, quant à la qualité de ce vivre (apprendre) ensemble, très (trop) exigeante. J’avais moi-même une expérience contrastée d’élève : à la fois passionnée par ce que j’apprenais et douloureuse de la communauté (des Ursulines) dans laquelle j’apprenais. Plus tard : passionnée par l’idée (généreuse) d’apprendre ensemble et en même temps désireuse de toujours de plus de solitude. Rien  n’allait pas de soi.

Chez les enfants et adolescents que j’ai rencontrés, j’ai trouvé toujours passionnante la manière propre d’apprendre et comprendre. J’ai trouvé passionnant ce qui, dans l’apprentissage, ne va pas de soi. Ce qui concerne le fait d’apprendre ou de ne pas apprendre (ou d’apprendre comme ci ou comme ça, ou d’échouer à apprendre) me touche particulièrement ; ce n’est pas une empathie de fortune, c’est qu’il y a là comme un nœud, un cœur, quelque chose qui est plus fort que tout, plus fort que de savoir qui on est, ce qu’on va faire dans la vie ou ce qu’on veut y faire : le fait d’apprendre, ça va avec la puissance symbolique qu’on acquiert, c’est une joie folle, jamais atteinte, toujours à gagner et qui appartient (doit appartenir) à tous. Alors si on en est privé, si on nous en prive, pour une raison ou une autre ou si on s’en prive soi-même, c’est insupportable.

« Apprendre ensemble » : qu’est-ce qu’ensemble apporte à ce nœud d’apprendre ? Juste, sans doute, la dimension très humaine. On est du côté du très humain. Les générations que nous fréquentons (dans notre temps de vie) ont ceci en commun : l’école. Nous avons été des élèves et nous avons des parents qui ont été des élèves et nous avons des enfants qui sont, seront ou ont été des élèves. L’école est une expérience partagée : voisins, collègues, amis, inconnus. Combien disent à l’âge adulte : j’aurais voulu faire du latin, voulu écouter les cours de géo. Combien disent les blocages en maths, en orthographe, en tout ce qui est norme et règles et combien disent les joies, le super prof d’histoire qui mimait les cours, les cours d’anglais où on apprenait tout – sauf l’anglais. Combien disent les humiliations et combien n’osent pas écrire une lettre. Combien en ateliers d’écriture, plus tard, ne veulent pas écrire parce qu’ils craignent, 30 ans après, l’école. Et d’autres demandent à être, qui ont 40, 50 ans, évalués dans leur pratique de l’écriture. On a 50, 70, 80 ans et toujours de nouveaux récits d’école à produire. Ma grand-mère avant de mourir : sa honte quand la maîtresse lui donnait des coups de badine sur les mains parce qu’elle parlait occitan (patois, disait-elle). Grande douleur et superbe importance de l’école dans nos vies. Cela, que nous partageons avec nos parents, grands-parents, enfants, petits-enfants pourquoi pas, voisins, amis et les autres…

 

 

 


 

 

l'enlèvement d'Europe, Ovide encore et toujours

« Fidèle serviteur de mes ordres, mon fils,

Sans retard, descends, en courant comme tu sais faire.

Cette terre qui à ma gauche regarde vers ta mère,

Que les habitants appellent Sidon,

Vas-y. Tu vois paître sur le gazon de la montagne

Ce troupeau royal ? Fais-le venir sur le rivage. »

Il dit et les bêtes chassées de la montagne,

Viennent au rivage, selon les ordres, où la fille du grand Roi

Avait l’habitude de jouer, avec les jeunes filles de Tyr.

Ils ne font pas bon ménage, ne vivent pas ensemble,

Majesté et Amour : le dieu pose le poids de son sceptre.

Lui, père et chef des dieux, qui dans sa main droite porte

Les Trois feux, qui secoue la terre d’un signe de tête,

Se prend la tête d’un taureau, se mêle aux bêtes,

Mugit et fait le beau sur les herbes tendres.

Sa couleur est de neige, que les traces d’un pied

Dur n’ont pas foulée, que n’a pas fait fondre l’Auster  humide.

Le cou montre le muscle, le fanon descend aux épaules,

Les cornes sont petites, c’est vrai, mais tu les jurerais

Faites à la main, plus pures que des gemmes diaphanes.

Aucune menace sur le front, rien d’effrayant dans l’œil,

Une tête qui porte la paix. La fille d’Agénor s’étonne

Qu’il soit si beau, qu’il ne menace d’aucun combat.

Malgré sa douceur, elle a peur de le toucher, d’abord.

Bientôt elle approche et tend des fleurs à sa bouche blanche.

L’amant se réjouit, et avant le plaisir espéré

Donne aux mains  des baisers; il peine, peine à différer les autres.

Maintenant il s’amuse, fait des bonds dans l’herbe verte,

Maintenant il allonge son flanc de neige sur le sable roux ;

Peu à peu elle n’a plus peur, alors il offre son flanc

A la main de la jeune fille, il offre alors ses cornes à entortiller

De guirlandes fraîches. Elle ose, la fille du roi,

Elle ne sait qui elle touche, monter sur le dos du taureau.

Le dieu quittant la terre et le rivage sec pas à pas

Pose d’abord la trace de ses faux sabots dans les eaux,

Puis plus loin, à travers les flots de la pleine mer

Il emporte sa proie. Elle a peur. On l’enlève, elle regarde vers

Le rivage quitté, d’une main elle tient la corne, l’autre est posée

Sur le dos. Tremblante, sa robe frissonne dans la brise.