L’année a commencé, morose. Par ici, une famille déboutée de l’asile, dehors, 2013, 3 enfants, négociations avec le président du Conseil Général des Pyrénées atlantiques (faut-il rappeler sa couleur politique), longues, longues négociations après lesquelles les membres de RESF arrivent à un accord : la famille sera séparée mais dormira au chaud, les uns, père et fille aînée, au secours catholique de Pau et les autres, mère et petits, dans un service d’hébergement d’urgence, à Jurançon. Au matin la mère et les deux petits ont dû prendre valises sous le bras : c’est une chambre, pas un hôtel, pas un lieu où se poser et reposer en journée. Mère et petits dehors, et nouvelles négociations, cette fois avec la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Le sous-directeur promet de s’arranger pour que les enfants et les parents restent au chaud dans la journée. Réponse à 14 heures. Ce serait pour le lendemain, nous dit-on à 14h, le repos de la mère et des petits. Aujourd’hui impossible de laisser la clé de la chambre quelque part : ils resteront jusqu’au soir, la mère et les petits, dans un square, à leurs pieds les valises. C’est une histoire, une histoire de route et de déroute, une parmi tant d’autres.
Les travailleurs sans papiers de Lille font une grève de la faim, pour le droit de vivre et travailler ici eux qui y vivent et travaillent déjà ; aujourd’hui ils ont dépassé les soixante jours dans un silence qui nous assourdit.
Il y a quelques jours, apprendre que la loi d’imposition à 75% des + de 1 million par an était retoquée par le conseil constitutionnel pour une raison élémentaire : l’impôt touche un foyer, pas une personne et nos législateurs l’avaient oublié.
Et puis oh adieu Depardieu (et que le suive sa compagnie, quant à moi je ne regretterai même pas Deneuve puisque tout Deneuve, je l’ai immatérielle, belle et belle, chez Buñuel Truffaut Demy Sarmiento) et plus grave : adieu le politique, voici venus les temps d’après le politique, et où qu’on soit (bureau vacances ville campagne) on entend et subit et se sait bel et bien impuissant, impuissant comme le sont Hollande et Ayrault ou comme ils nous donnent à entendre qu’ils le sont, eux qui hésitent, inquiets de ne pas avoir la majorité et désirant avant toute chose « la constituer », à écrire une loi pour le droit de vote des étrangers aux élections locales, ce qui serait pourtant, en ces périodes de déroute, un acte de grande responsabilité, un acte de grande prévoyance et de grande intelligence – et qui serait aussi, mais peut-être est-ce un détail, ce pour quoi, entre autres détails, le président Hollande et normal a été élu.
Ce vide qu’occupait d’agitations et de communications Nicolas Sarkozy, ce vide politique est assourdissant. On ne regrette pas l’agitation, certes. Mais on apprend le vide. On se demande : comment allons-nous l’habiter ?
Bureau, vacances, ville et campagne : où qu’on soit, l’impuissance. Parfois j’attrape un fil et désire le suivre, ce fil d’écriture, le poursuivre, pour l’heure je tricote à sa place et dans le désordre, comme il l’a fait himself avant moi, une biographie d’Henry Beyle – qui s’ennuyait au matin d’un sujet commencé la veille, qui écrivait 14 pages en une heure et tombait dans la plus grande des morosités après un pic de joie et d’effervescence. La vie d’HB, on la trouvera, en feuilleton, ici. Stendhal fait vivre, en grand.
Et quoi ? Cet été un éditeur que j’estime, au catalogue d’enfer, m’a demandé de lui céder les droits d’auteurs du (seul) livre qu’il m’a publié : ce serait des frais de moins s’il pouvait vendre, pour la sauver, sa maison d’édition. On ne peut pas ne pas s’interroger. On ne s’attend pas à vivre d’un livre mais on ne s’attend pas non plus à ce que ça tourne si vite ainsi, à la déroute : œuvre de vie où personne ne vit, les libraires très mal, l’éditeur pas du tout, l’auteur évidemment pas (et les 300 euros annuels auxquels il pouvait raisonnablement s’attendre, il y renonce dans l’espoir que la maison ne sera pas démolie), les distributeurs sans doute un peu. Au lieu de poser les choses sur la table on s’engueule les uns les autres ou on entend engueuler « le numérique », avec nuance parfois et d’autres fois sans nuance, par raccourcis et incompréhensions, par simplification binaire, le papier qui sent bon contre les mauvaises tablettes made in je ne sais où, choix d’éditeur & littérature exigeante (comme je déteste cet adjectif) contre culture de masse & populaire.
On rate une donnée : les choix, ça va rarement par 2. Ça va par trois. Chez Christophe Aguiton lire l’exemple suivant : face au monopole privé Google Maps, il existe en France un institut public de cartographie, l’IGN. Celui-ci a certes perdu la bataille contre Google, s’obstinant, par souci de rentabilité, à vendre ses cartes numériques. Troisième voie, est née « l’Open Street Map », carte coopérative libre au succès grandissant.
Alors, ce qu’il faudrait à la structure, à la maison d’édition en panne sèche, c’est, croit-on, un investisseur privé et/ou des aides de l’Etat. Dans les deux cas, l’éditeur ne vit pas de son travail, le libraire à peine et l’auteur est tout de suite prêt, dans le système marchand comme il est, à renoncer à l’idée de ses droits d’auteur, et à ceux-là mêmes, symboliques. L’auteur renonce à ses droits symboliques. Il le fait tout de suite, l’auteur, il renonce, les choses étant ce qu’elles sont, dans ce système marchand qui ne marche pas.
Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir qu’on n’en est plus à l’âge (XIXème, XXème siècles français) où gagner de l’argent et se frotter au monde est bien vulgaire au regard de la noble tâche d’écrire – la langue pour la langue et l’art pour l’art. Non, ce n’est pas le problème. C’est plutôt l’histoire d’un système qui reste le même, ne se réfléchit pas, alors que profondément s’effondrent les systèmes économiques qui le soutiennent, privé & public.
Au milieu, ils sont nombreux et pauvres, les acheteurs de livres et les faiseurs de livres et les passeurs de livres.
Alors, alors, on peut emprunter une troisième voie. Celle dont Christophe Aguiton parle, celle dont parle Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009 et qui a étudié des exemples de gestion de biens communs. Comment définir le bien commun, cette troisième voie (« OpenStreet map », Wikipedia), entre domaine de l’Etat et domaine privé ? Il existe des biens (le bois le climat la connaissance l’eau) qui appartiennent à tous et on peut choisir de ne pas les déléguer : ni à l’Etat ni au marché. Ces biens, les acteurs locaux les gèrent au moyen de normes choisies et d’arrangements coopératifs. On a dit : le climat, l’eau, la connaissance, le bois de chauffage, les semences, les logiciels libres… Et la poésie ? Et la littérature ? Et le récit ?
Dans la déroute, pensant aux biens communs, début 2013, la joie me revenait. Comment ne pas évoquer Walter Benjamin pour qui l’art de raconter meurt en même temps qu’un monde où les vieilles personnes meurent à la maison. L’art de raconter, ça va avec la mort à la maison, ça va autour du mort, ça va avec ces longs et vieux parcours, ça va avec l’expérience et les expériences et ça va avec le soin qu’on offre, le conseil qu’on tourne sous forme de conte, de récit à clef. L’art de raconter, ça meurt avec le siècle bourgeois.
Isabelle et Laetitia dans un village des landes échangent des chansons contre du bois de chauffage, des garde d’enfants contre du pain ou un sac de patates. Oui, par là-bas, ça raconte, ça raconte, ça échange et ça raconte. Et ce n’est pas hors-sujet….
La littérature, un bien commun ? Alors à ses acteurs (lecteurs, auteurs, passeurs) de s’en occuper, d’en prendre soin, de la penser gratuite (ou presque), adressée à tous, ce serait une propriété collective, la littérature, sa diffusion serait fondée sur le partage et sur l’attention à l’autre. Rien moins qu’un projet de société : contribution de chacun à la connaissance et possible partage des visions du monde créées par les uns, par les autres. Un projet de société, magnifique comme celui qui verrait tout de suite, si le président Hollande se souvenait de son avant-mai, les étrangers voter aux élections locales.
Dans le modèle ancien, on s’en souvient, notre auteur était prêt à céder ses droits – symboliques certes. Symboliques dans les deux sens du terme : de maigres droits d’auteur (en ce qui me concerne, 300 euros maximum l’année de la sortie d’un livre), et symboliques parce que nous rattachant à une grande chose (la littérature) au sein de laquelle, par le droit contractualisé avec notre éditeur, on s’inscrit. On y avait renoncé, aux droits, symboliquement, on s’en souvient, pour tenter de sauver un système mourant.
Est-ce qu’on saura renoncer aussi au petit pouvoir (symbolique, lui aussi) qui semble nous être accordé quand c’est un plus ou moins grand Autre qui nous inscrit dans la grande chose (littérature) qu’on disait ? Renoncer à ce pouvoir-là pour un autre, immense, à penser ouvert et partageable et capable de transformer nos démocraties vieillies et en déroute ? Au nom d’un sacré beau projet de société ? Avec toute la confiance qu’on se fait les uns les autres, avec tout le soin qu’on est capable de se donner les uns aux autres, avec la joie, l.a, e dans l’a…