Ils aboient le signifiant

 

Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

 

Le jeune homme, c’est Actéon, petit-fils de Cadmos. Il est actif, il appelle (il a et il est alors une voix) ses camarades de boulot. On le voit à l’œuvre ou mettant un terme à l’œuvre en cours (la chasse aux gibiers est fort fructueuse, les lances sont mouillées du sang des bêtes).

La vallée : elle est pointée d’épicéas et de cyprès pointus. C’est-à-dire que tout au fond, entre les collines, des végétations se dressent, et quand on sait que Cyprès est un jeune homme (Cyparissus, Ovide raconte au livre X, plus loin, son amour pour un cerf qu’il a, par erreur, transpercé de son arme – et il ne finit pas d’en faire son deuil, si bien qu’il est changé en cet arbre pointu), on se dit qu’on est en bonne compagnie. Arbres sont les jeunes hommes et ils célèbrent l’amour et la perte (infligée par soi-même) de l’objet de l’amour.

Il y a un bois sacré. Le bois sacré c’est Gargaphie. Où la déesse Diane trousse ses jupons.  Ce bois on l’imagine très ombreux et il y a toujours une façon de s’y enfoncer plus avant. On descend et, cachée dans le bois lui-même caché dans la vallée, il y a une grotte.

Cette grotte mérite d’être décrite. Aucun art n’a travaillé la grotte. La main de l’homme n’y a pas touché. Vivant / léger / naturel sont les adjectifs qui en disent quelque chose, qui définissent les matériaux qui la composent. J’insiste sur vivant – c’est pour définir la pierre ponce, ici. Je n’oublie pas que le Cyprès était vivant aussi : ex-Cyparissus.

On a l’habitude de dire que l’art imite la nature. Il y a une chose première, aussi naturelle que possible et les constructions postérieures, humaines, vont tenter de paraître, assemblages composés, proches (bien que fictionnels, artificieux) de la forme première, copiée. C’est une autre histoire, après, de savoir si l’art préfère ne pas imiter mais suggérer ou déplacer,  ou même s’il va interroger la possibilité (ou non) de copier, de représenter. Ça s’appelle l’histoire de l’art, alors, et on s’éloigne de Gargaphie.

A Gargaphie, la nature a tenté d’imiter l’art.  L’art semble premier. L’homme semble premier. Cyparissus avant le cyprès et le geste de l’homme avant le tuf mais à son tour le tuf naturel joint l’art (le geste vivant de l’homme). Et ça peut recommencer. Bien malin alors qui dirait où ça a commencé. De quelle forme première ça s’origine. Il n’y a pas une chose au départ. La chose n’est que dans le passage et le monde est fait de choses en passage, c’est ce qu’Ovide appelle les métamorphoses, mutatas formas, les formes changées in nova corpora, en nouveaux corps. Ça passe, ça ne s’arrête pas. Sans doute est-ce la leçon d’Epicure, pas d’identité fixe mais des atomes en composition et décomposition, en assemblage.

Alors si c’est bien ainsi, si ça se compose sans cesse, si la forme se perd alors que le signifiant (le nom propre) demeure (et je me souviens qu’ Alcyone au livre XI perd son mari Ceyx dans une tempête marine :  si nos corps ne sont pas joints dans la tombe, dit-elle quand elle décide de mourir à son tour, les lettres de nos noms le seront,) si la forme se perd sans cesse, on peut aller jusqu’à imaginer que la chose est la négation d’elle-même. A va vers B puis A est B. Le chasseur va vers le cerf et le chasseur est le cerf. Alcyone est l’oiseau. Cyparissus est le cyprès. C’est la dualité qui s’invente. Le temps est parfois cette chose embrouillée et futur et passé s’emmêlent, alors les formes duelles sont  concomitantes. Le chasseur est le chassé, en même temps ou presque.

Avant de revenir au nom Actéon, au signifiant et au sujet Actéon, à l’objet de chasse Actéon et à cette thématique du double qui après les Epicuriens trouvera tout un tas de ramifications de pensée, demeurons un moment à Gargaphie : le jeune homme erre sans but. On l’a vu tout à l’heure au cœur de l’action, il intimait ses ordres à ses camarades et les lances gouttaient de sang, les filets étaient plein de bêtes. Maintenant, il fait trop chaud, il est quelque chose comme midi (moment de bascule), la terre se craquelle et les destins appellent. Le jeune homme erre.

C’est là que l’art, encore une fois, imite la nature : c’est là du moins que l’art d’Ovide imite l’art des tragiques grecs, après qu’il a imité les poètes épiques grecs, du moins celui qu’il connaissait et que l’on connaît, Homère  pour ne pas le nommer (la tempête, au livre X des Métamorphoses se veut digne de celles traversées par Ulysse – et plus tard et en latin par Enée). C’est donc l’art des Tragiques qu’Ovide imite au moment où les destins appellent le jeune homme : à quel point, disaient les chœurs d’Euripide, un homme ne peut être dit heureux avant le dernier jour de sa vie. Et la faute tragique n’est qu’une simple erreur, répète Ovide qui a lu. Voir l’erreur d’Œdipe qui court vers Thèbes en voulant fuir un père. Voir l’erreur d’Actéon, qui fonce à Gargaphie, dans le bois sombre, et au fond du bois sombre, dans la cavité ombreuse où l’eau est du nectar et où se baigne la déesse vierge au long cou. Ce genre d’erreur tragique, qui est impossible à saisir quand on court dans le bois ou sur la route de Thèbes (inaccessible malgré oracles ou signes), c’est en quelque sorte un fantasme.

Actéon peut-être « traverse le fantasme », s’il est vrai qu’il découvre alors, non pas ce qu’il est (pas d’identité fixe, on se souvient), mais ce qu’ils des-est, un pur trou, un pur petit objet (petit a, dit Lacan) chu du Grand Autre et ce Grand Autre a un bien long cou, est déesse, dépasse les autres filles, est toute nue, et la couleur de son visage est celle du soleil qui choque les nuages, cette couleur qui teint les nuages quand ils sont tout en face du soleil, quand ils le voilent – et sa couleur est aussi celle du petit matin violacé. Une couleur de grands éléments naturels, du plus grand des éléments naturels, le soleil, passé au filtre des nuages et du crépuscule. Tamisé. Pas complètement offert et pas complètement invisible, donc.

Ce qu’elle va empêcher tout de suite, Diane la vierge rose au long cou, c’est la parole. Elle interdit le récit, elle empêche  la narration, elle le fait avec ironie, voire perversité. Va raconter ce que tu as vu, va raconter ce que tu peux. Actéon a vu la couleur rose aux joues, celle du soleil filtré et de l’aurore. C’est tout. Le jeune homme prend la menace très au sérieux, il s’échappe. Il a peur. Il n’a plus de voix. Lui qu’on a rencontré, tout à l’heure, par la voix, lui qui exhortait ses camarades, lui qui était et avait une voix. Il n’était pas qu’un nom. Il était un nom avec une voix et une quête (le gibier, les cerfs). Maintenant…

Maintenant ça se confirme : Actéon n’est rien, le sujet n’est rien, le chasseur n’est rien – qu’un trou, un vide, un assemblage d’atomes qui vont se désassembler, il est un objet, il est l’objet même qu’il a chassé jusque-là.

A propos de voix : l’art imite la nature, les assemblages se décomposent et se re-composent, la poésie naturelle (pierre ponce, tuf léger ? Penser à la lyre légère d’Orphée, au livre IX), imite celle de Virgile, d’Homère et des tragiques grecs (l’art) et enfin celui qui a vu la couleur rose et fragile et le cou de la déesse, assorti de ses mains, ne peut pas raconter, en est empêché et se transforme en objet traqué. Tout cela dit quelque chose d’un art poétique en définition. On parle en effet de composition poétique. Ovide assiste aux compositions, les montre, les dit, si Actéon, lui, ne le peut pas.  Entre l’auteur et son poème (son objet), quelque chose se joue comme dualité. Comme entre chasseur et chassé. Il faudrait y revenir.

Pour l’instant Actéon fuit, se transforme, on le comprend, en cerf, en l’objet même qu’il chassait jusque-là. Ce n’est pas fini, il va se passer encore de petites choses intéressantes. Après une course poursuite ses propres chiens vont dévorer Actéon. Ils rentrent les museaux dans le corps, lacèrent leur maître sous image de cerf. Je note : l’infinie liste des noms de chiens. Je poursuis : ils se plaignent, les chiens, de l’absence de leur maître. Ils appellent Actéon. Je note : l’importance des signifiants. Noms propres des chiens et nom propre de celui qui est là sans y être, qui est là sous une forme méconnaissable, lui dont le sujet s’est absentifié (un trou, un pur vide, un objet a, affreusement prêt à subir et à jouir). Je poursuis : Ovide joue sur les verbes composés du verbe être : absum, être absent, praesum, être présent. Lacan invente « des-être » pour parler du sujet qui se découvre objet, objet de la jouissance de l’Autre. Jamais Actéon n’est plus présent que quand il est absent. Jamais Actéon n’est plus chasseur que quand il est chassé. A est B. A est encore plus A s’il est B. Parce que jamais le sujet Actéon ne peut mieux se connaître que quand il est l’autre, l’objet, celui qui souffre et pâtit et jouit.

Ne cherchons nulle part un quelconque sujet rempli d’une quelconque identité et d’un quelconque secret intime qui le révélerait à soi-même. L’être « des-est ». Quelle bêtise d’imaginer une forme originelle, première ou remplie, dans laquelle il y aurait un secret originel.  A a filé vers B. D’ailleurs, il  y a eu cette longue course, Actéon fuyant la déesse puis fuyant les chiens.

Maintenant l’objet est déchiré, arraché, on lui rentre dedans du museau pointu. Résonne un nom propre dans les bois et  dans les airs puant de sang : Actéon !

Ce sont les chiens qui appellent leur maître. Ceux-là  sont comme Actéon, ils n’ont pas de voix, peut-être même leur a-t-on enlevée : il faut comprendre que les chiens aboient, ils aboient le signifiant.

Quand on comprend leur langage de chien on se dit : il y a bien quelque chose, ici. Du symbolique. De la littérature, de la poésie ? L’art, que la nature (grottes monts bois et déesse, chiens arbres et cerfs) essaie d’imiter ?  Mais quand la nature imite, ça finit les entrailles en l’air, réel de réel exposé, fouillé, dévoré.

Quant au fantasme jusqu’où bout duquel, corps exposé, va Actéon, est-il originaire, premier et indicible ? La chute (la mort atroce d’Actéon) donne à cette hypothèse quelque argument.  Indices : le gamin chasseur, après qu’il a donné de la voix et a exhorté ses compagnons à cesser la chasse jusqu’au lendemain, on le voit basculer. Lui, grande-gueule jusque-là, se tait. Il erre dans la forêt inconnue d’un pas incertain. Pas grande d’assurance là-dedans. Mais peut-être, après la chasse, une autre sorte de quête : qu’aurait-il besoin, sinon, d’errer incertain ? Une quête autrement difficile que celle qui consiste à prendre les bêtes au filet ou de les épingler au bout de sa lance.

La passivité d’Actéon, on la remarque, d’abord, avec l’évocation, tragique certes, des destins. Et les vers qui suivent l’entrée dans la grotte fatidique (ce passage secret,  obscur, cette grotte au fond du bois lui-même sacré et inscrit dans la géographie plus large de Gargaphie dit assez que ce qui est cherché, malgré Actéon, est d’un ressort très intime), les vers qui suivent les premiers pas d’Actéon à l’intérieur de la grotte sont nombreux, sont exactement au nombre de 21, 21 vers après qu’Actéon poussé par les destins pénètre dans les profondeurs , 21 vers où la narration ne tiendra pas compte de lui, où on ne le verra pas du tout, ou bien simplement à la fin sous forme changeante. Quand il réapparaîtra comme protagoniste, ce sera sur des pattes et pour fuir.

Pour l’heure que voit-on ? Le corps de la déesse ? Non, on voit celui de ses camarades, les nymphes, qui l’ont déshabillée quand il n’y avait personne. On voit la tête divine qui dépasse, dirigée vers ce qu’on imagine le jeune homme – mais Ovide ne dit pas qu’elle regarde. On voit qu’elle dépasse, elle dépasse du cou. On ne peut pas s’empêcher de se dire que se pose la question du phallus : la déesse, plus haute et plus dressée que quiconque. Et puis on a cette couleur aux joues de la déesse. Il faut observer la couleur.

Si Ovide ne nous dit rien du spectateur intra-diégétique de la scène, nous spectateur derrière lui, nous voyons que nous pouvons voir le visage coloré de la déesse. Cette chose dressée et autoritaire, nous en apercevons quelque chose : elle n’est donc pas fantasme (originaire, inconnu, premier). Sinon nous ne verrions rien. Combien de mythes où après avoir vu le visage d’un dieu ou d’une déesse la mort est immédiate. Ici, nous voyons une couleur comparée et la comparaison est simple : soleil, aurore. Mais précision : la couleur du visage de Diane est comparée à la couleur que fait le soleil quand il choque un nuage. Il y a un voile entre le soleil et les yeux. Le nuage est ce voile. Le visage de la vierge est donc, à sa façon, voilé. Le fantasme n’est pas nu, il n’est pas cru.

On devine le désir du côté d’Actéon-spectateur – là où ça ne bouge toujours pas (immobilité pendant 21 vers !) Désir, fantasme secondaire, celui qu’on peut ou pourra dire le cas échéant (et d’ailleurs en premier lieu la déesse interdit au jeune homme de raconter qu’il l’a vue nue). Désir pour une vierge dont les joues sont de la teinte d’un matin voilé, dont le cou est dressé, dont l’autorité est sans limite. Que des jeunes filles servent, soumises, cachent comme ce qu’il y a de plus désirable et de plus immense à chercher. Bientôt on voit les mains de la déesse, elles puisent l’eau qu’elle va jeter au garçon.  Cou, joues, mains. Et on ne voit plus. Actéon est mutique lui qui a erré, incertain, qui s’est perdu et a fini dans une grotte au fond d’un bois inconnu, lui qui a aperçu des fragments de déesse, lui dont le désir de chasseur a été excité, lui qui a débusqué le plus enfoui  – et qui pourra(it) parler, en dire quelque chose.

Et là, ça bascule de nouveau. Le désir se change en peur et le chasseur en proie à chasser. Changement de A en B, comme on disait, de sujet à objet. Mais comment ça se passe, alors ? Il me semble que l’autre, le prochain (cause d’amour, ou de désir) le prochain en tant qu’irréductiblement autre, c’est l’effroi-même. Bien-sûr ici c’est une déesse que ce prochain et une déesse est, de toute façon, effroyable. Mais tant d’autres histoires fantastiques montrent des personnages (des « prochains ») se transformer en bêtes, en monstres, en affreuses choses terrifiantes. Ici, Actéon a peur. Ovide le dit. La déesse ajoute la peur. C’est donc qu’elle est, objet ou cause de désir, effrayante, monstrueuse. Le monstre qu’elle est, le monstre qu’est le prochain (de toute façon) teint de monstruosité celui qui regarde et qui désire, qui plonge en l’autre.

La grimace atroce du prochain, la grimace qu’est le prochain se reflète sur moi (Actéon). Sujet et objets : monstrueux, de même monstruosité.

Chasseur versus cerf chassé. Au milieu : les joues de la déesse de la chasse, ses mains et ses paroles qui font taire. La peur fait galoper. L’autre est difforme et soi-même est l’autre, difforme. Et on se souvient de ceci, la nostalgie même, la mélancolie même, qui prouve encore, si c’est nécessaire, qu’il y a un objet perdu qu’on veut rejoindre et on n’y arrive jamais, l’objet reste perdu : les cyprès pointus parsèment le bois. Issus de Cyparissus, le gamin qui pleurait son animal, un magnifique cerf blanc et pur.