En 2010, alors que j’enseignais dans un collège plutôt aisé d’un centre-ville bourgeois, j’ai senti le besoin d’écrire ce qui se passait dans l’espace de la classe – ou ce que j’y vivais. Cette année-là a été une année de bascule ; enseigner me devenait insupportable – pour des raisons complexes et sensibles, que je me suis mise aussitôt, par écrit, à tenter de comprendre. Conquérir (ou reconquérir) le désir d’être là, d’apprendre (à ma place de prof) avec les autres, au milieu, en un groupe, conquérir ou reconquérir le désir d’aider les autres à apprendre : ça passait par la compréhension de ce qui était si difficile – et la compréhension passait par l’écriture. J’ai pris l’habitude de noter des morceaux d’école, de réécrire des bribes. Ecrits tels que je les ai vécus, éprouvés mais aussi tels que je les ai recomposés. J’ai fait le rêve que ceux à qui ils s’adressent, tels et tels élèves, nommés, disent à leur tour, racontent à leur façon.
J’écrivais en guise de préface ou d’introduction à ce que je considérais alors (2010) comme la chronique d’un échec annoncé :
Quand je pense au prof devant une classe comme je sais les classes, offrant (dans le vacarme même, portant la voix, sur- articulant les maladies intimes de l’âme, celles de Julien Sorel ou de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent), offrant dans le vacarme ou le silence ennuyé, toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seul, malgré tout, un moment de grâce, quelque chose dont se saisir : j’ai le cœur serré.
Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes :
C’est le temps où la terre est semée d’une vitre
De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent.
A l’infirmerie du collège Largenté, Sœur Saint François me donnait refuge et des pastilles pulmoll. La tachycardie attrapée là bas jamais disparue, les vies de saints en images et récits, Bernadette avait de l’asthme et j’en eus, elle voyait apparaître la dame en bleue et je craignais de voir apparaître quelque chose derrière les rideaux. Redoutant l’appel je croyais l’avoir entendu et je vivais fébrile, malade, cœur et poumons, grandiose en secret.
Le même chagrin trente-cinq ans après, devant toute hostilité scolaire. Devant tout ratage scolaire et même devant toute réussite. Devant l’école. C’est écrit pour et avec ceux avec qui à l’école je crois je n’y arrive pas (Yedmel, Rémi S.) ou qui avec l’école n’y arrivent pas du tout. Ceux que l’on voit s’attrister progressivement, passer de l’humour potache ou cynique à une tristesse noire. Ceux qui y restent des années de plus, y abîment leur corps. Avec et pour ceux qui ne peuvent pas se lever le matin (Marie O., D.) Avec ceux qui y souffrent courageusement, y gardent enthousiasme de façade (L., Thomas P.). C’est écrit avec le désir de faire de l’école un lieu habitable, ré-habitable.
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C’est ce récit d’échec, sous le titre A Biarritz, autopsie d’un échec, qui constitue le premier volet d’un ensemble que je voudrais composé d’expériences variées et que j’appellerais Fragments d’école. Parce que les expériences le sont, variées. Je ne suis pas toujours celle qui hurle les choses intimes d’Ariane et d’Ovide… Le deuxième volet, sous le titre ZEP RAR ECLAIR etc , essaie de rendre compte de ce que j’ai vécu, modestement, aux places très circonscrites, que j’y ai occupées, dans ces collèges qui sont aux marges de nos villes. Le troisième volet, Œdipe Vincent et les autres regroupe une série de moments vécus dans un collège rural à taille humaine, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Biarritz.
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J’ai évoqué mon expérience professionnelle malheureuse, année 2010 à Biarritz, qui m’a poussée à tenter de comprendre le sens de cette douleur, et à écrire. On n’a pas besoin d’en savoir beaucoup sur l’école ni d’être hardi sociologue pour imaginer que les conditions d’enseignement dans un collège public sur la côte atlantique chic n’ont rien à voir avec les conditions d’enseignement dans un collège de Sarcelles par exemple. Qu’est-ce que je vivais si mal ? Peut-être mon niveau de résistance (de résilience) au vivre (apprendre) ensemble était-il particulièrement faible, ou bien j’étais, quant à la qualité de ce vivre (apprendre) ensemble, très (trop) exigeante. J’avais moi-même une expérience contrastée d’élève : à la fois passionnée par ce que j’apprenais et douloureuse de la communauté (des Ursulines) dans laquelle j’apprenais. Plus tard : passionnée par l’idée (généreuse) d’apprendre ensemble et en même temps désireuse de toujours de plus de solitude. Rien n’allait pas de soi.
Chez les enfants et adolescents que j’ai rencontrés, j’ai trouvé toujours passionnante la manière propre d’apprendre et comprendre. J’ai trouvé passionnant ce qui, dans l’apprentissage, ne va pas de soi. Ce qui concerne le fait d’apprendre ou de ne pas apprendre (ou d’apprendre comme ci ou comme ça, ou d’échouer à apprendre) me touche particulièrement ; ce n’est pas une empathie de fortune, c’est qu’il y a là comme un nœud, un cœur, quelque chose qui est plus fort que tout, plus fort que de savoir qui on est, ce qu’on va faire dans la vie ou ce qu’on veut y faire : le fait d’apprendre, ça va avec la puissance symbolique qu’on acquiert, c’est une joie folle, jamais atteinte, toujours à gagner et qui appartient (doit appartenir) à tous. Alors si on en est privé, si on nous en prive, pour une raison ou une autre ou si on s’en prive soi-même, c’est insupportable.
« Apprendre ensemble » : qu’est-ce qu’ensemble apporte à ce nœud d’apprendre ? Juste, sans doute, la dimension très humaine. On est du côté du très humain. Les générations que nous fréquentons (dans notre temps de vie) ont ceci en commun : l’école. Nous avons été des élèves et nous avons des parents qui ont été des élèves et nous avons des enfants qui sont, seront ou ont été des élèves. L’école est une expérience partagée : voisins, collègues, amis, inconnus. Combien disent à l’âge adulte : j’aurais voulu faire du latin, voulu écouter les cours de géo. Combien disent les blocages en maths, en orthographe, en tout ce qui est norme et règles et combien disent les joies, le super prof d’histoire qui mimait les cours, les cours d’anglais où on apprenait tout – sauf l’anglais. Combien disent les humiliations et combien n’osent pas écrire une lettre. Combien en ateliers d’écriture, plus tard, ne veulent pas écrire parce qu’ils craignent, 30 ans après, l’école. Et d’autres demandent à être, qui ont 40, 50 ans, évalués dans leur pratique de l’écriture. On a 50, 70, 80 ans et toujours de nouveaux récits d’école à produire. Ma grand-mère avant de mourir : sa honte quand la maîtresse lui donnait des coups de badine sur les mains parce qu’elle parlait occitan (patois, disait-elle). Grande douleur et superbe importance de l’école dans nos vies. Cela, que nous partageons avec nos parents, grands-parents, enfants, petits-enfants pourquoi pas, voisins, amis et les autres…