Je tente de ne rien oublier de ce qui s’est passé avant l’intervention de cette poche d’orage devinée pour finir : matin sans café par manque de temps pour le café, départ précipité et déjà, 8:00, douleur à la nuque, nuque brisée pas tout à fait brisée mais quelque chose tire vers le haut tandis qu’autre chose tire vers le bas, pointe et s’enfonce, deux mouvements, penser que la veille L rédigeait un devoir soulignant la tension entre l’horizontalité des fleuves éternels charriant les morts, la mort, et la verticalité d’un pont qui se dresse, Octobre, Eisenstein, un pont qui se rompt ou se dresse et lève avec lui un cheval blanc, merveilleux et foutu. La révolution était en marche.
Pas moi. J’étais pas en marche.
Moi je prenais la voiture ; voiture, temps et moi nous hésitions : si nous avions froid ou chaud, si nous étions assez sympathiques pour un printemps, ou pas. S’il nous fallait faire des efforts. Le premier cours dans une salle nouvelle avec des élèves nouveaux, la remarque d’une fille bien attentive, ces deux-là, pas à côté Madame, je vous promets, ok, clin d’œil, je comprends dis-je bêtement alors que je ne comprenais pas mais devinais l’incompatibilité ; l’un des deux garçons, agressif : qu’est ce que vous comprenez donc si bien ?
Rien.
Rien, m’en vouloir de rien, mini-sadisme, je me reprenais tout de suite et ça passait inaperçu, dehors le vent souffle et même même les rideaux puisqu’une fenêtre est restée ouverte, les rideaux verts gonflent, une voilure, on rit un peu quand une fille se prend la voile dans les cheveux, on a avec nous un bruit chuintant puis on se tait.
Les uns expliquent aux autres ce que sont les complétives, les verbes d’énonciation, le rôle du subjonctif et le conditionnel comme un futur dans le passé. Il est 8:30 du matin et on fait de petits gestes – qui aident. Avec les mains. De petites grimaces. Toi tu joues le rôle du verbe principal.Tu te lèves. Va choisir un ou une subordonné(e).
Après, c’est l’heure de solitude, bienvenue et bien aimée, dans le vent, les cheveux drôlement tirés en arrière parce que je marche contre. Il faudra y penser pendant les migraines, c’est une analogie, la tête tire en avant en arrière dans le vent. Je pense autre chose, une histoire qui ferait bien une histoire mais je l’oublie tout de suite.
Après, les cours s’enchaînent, et toujours le vent. Il souffle si fort qu’on ne s’entend pas ; on se tait. On l’écoute. On va traduire un poème d’amour, on s’y prépare, une élégie c’est à dire un chant de deuil mais quand Lesbie pleure son moineau, tout le monde rit. Le moineau de Lesbie finit en mauvaise blague. On écoute Robert Johnson, Youtube, moi ça m’est un peu égal que le son soit mauvais. C’est fini.
Avec P au téléphone : chez Ross Thomas, il n’y a rien de stable, tout est mobile, les lieux, l’argent, l’argent surtout, des liasses incroyables de billets et des coffres d’or, les héros, toujours (?) deux par deux, des barbouzes qui ont changé de vie, qui ont agi au Vietnam et qui ont agi dans les années 80 au milieu des guérillas de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Il y a ceux qui savent que les premiers ont agi et ceux qui ne savent pas tout mais ont servi de boucs-émissaires et savent plus que s’ils savaient, sortes de messagers, chez Oedipe le gars de l’escorte du roi au croisement des routes se sauve et vingt ans plus tard il revient pour dire combien ils étaient sur le chemin quand on tua le roi. Ils étaient ? Non, il était, 1 seul, et c’est un indice.
Songer avoir lu que s’il y a quelque chose qui est comparable au départ des jeunes convertis en Syrie 2014 (pas si nombreux que ça, en fait), c’est le départ dans les années 80 de tout un tas de jeunes gens en Amérique latine qui voulaient empêcher le Nord de dominer le Sud mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais dire que dans les romans de Ross Thomas tout est dans le dialogue, dialogues et échanges sont des planches de salut – par ailleurs tout est si mouvant. Justement tout est si mouvant que tu as un doute : le dialogue l’est aussi, mouvant et il est de la triche – qui triche ? Sans doute les deux qui parlent trichent. Deux qui parlent trichent. Ils le font bien et les mots prononcés il faut les dénuder pour les comprendre ; ce qui compte n’est pas leur noyau, leur petite chair malade mais leur mise en situation. Prenons le dialogue au niveau du signifiant, au niveau le plus superficiel, c’est qu’on est dans le jeu, c’est qu’on a (et/ou n’a pas) les codes, personne n’a tous les codes, c’est ce qui est vachement excitant. Tout est si faux, traîtrise – et bizarrement, ça ajoute du vrai au dialogue. Parce que dans l’instant précis où ça parle, tout pèse. Peu importe que les mots, eux, ne valent que pour leur costume. Rien n’est plus pesant ni plus vrai que l’instant où s’échangent les mots et les liasses de billets. C’est pour ça que c’est vrai : c’est lourd. Toute branche branle, mais ce moment où les regards se croisent, et les paroles.
L’histoire des arbres à planter quand une caravane démarre, c’est Tonio qui nous l’a dit. Le même soir : celui qui possède les histoires et les colporte, dans ces formes de théâtre, les Pastorales, en Soule, c’est le clown, un bohémien, un bouffon du roi, un qui n’est pas dans le champ du pouvoir et peut tout dire au pouvoir. La tête ici les pieds là. Lear et son fou et cette manie de disperser ou ne pas disperser son territoire, sa maison, tant pis pour ceux qui n’ont pas, les cadets, qui partent curés ou soldats, le rouge ou le noir, ou bien émigrent pêchent la baleine ou bien font les artisans, qu’on dit cagots et qu’on tient l’écart. Cordelia, elle, n’aurait rien, c’était à cause d’un défaut de paroles, il lui manquait un mot ou une phrase, chez elle c’était pas sadique du tout, mais rien ne peut sortir de rien. On en revenait au rien. Lear allait se disperser, disperser ses territoires, la cadette émigrait, vendue un peu, à bas prix. Pas cagot, princesse, Cordelia, et soldate exilée. C’était une journée.
La nuit est venue.
Les personnages des romans de Ross Thomas sont infiniment fiables en leur instant de présence et ne sont jamais fiables hors de scène (penser tout ce que cachent leurs délicieuses silhouettes aux costumes subtils ou peignoirs de chinoiserie). Les personnages viennent ici faire de l’esprit, gagner le match de la conversation ou l’interrogatoire.
La nuit est venue.
Auparavant nous avons partagé un repas avec Jasone et JM qui s’aimaient depuis trente ans et ça se voyait. C’est à dire, des personnages comme Jasone et JM ont trouvé, semble-t-il, 30 ans auparavant, à inventer un terrain où être deux : étrangers /familiers à la fois, juste comme il faut, jamais trop ennemis, jamais à s’étouffer de terreur, jamais à trahison et balle au cœur.
Moi non. Je veux dire moi non, je n’ai pas su.
Chez Ross Thomas, on meurt vite : une balle tirée de loin, en cachette, avec silencieux, en plein cœur. Il y a ces délicieux généraux d’âge, raffinés et pleins de bonté qui se font du café comme toi et moi et souffrent de migraines comme toi et moi et se souviennent parfaitement de ce qu’ils ont fait au Salvador.
Bref, pour finir la journée, du roman d’espionnage comme de la tragédie antique.
Quand la nuit est venue, je résume : lexomyl, xyzall, prothiadhen, propanolol, j’en passe – je passe l’autre, par exemple, le somnifère. La peur, bien sûr.
La nuit a commencé. Je ne peux pas en dire beaucoup plus : elle a commencé contre mon gré et ce qui est paradoxal et me sert de sommeil à rêves est arrivé, sans doute fort tard. Droguée comme je suis. Tard dans la nuit, un comble, à revivre la journée. Un mot sadique dit à un enfant, rien, le jeu des subordonnées mais les élèves portaient des têtes de lapins comme dans un film de David Lynch ou bien ils étaient des personnages que je connais, V se moquait de quelqu’un, se moquait de quelqu’un d’autre.
C’est un moment très important. C’est là que je pouvais tenter de comprendre de quoi il était question. Quelqu’un d’autre s’appelle Suzanne. Suzanne prononcée comme si on parlait mal, un peu d’accent de Californie mais moi les accents – je ne repère pas puisque, c’est bien évident, je n’ai pas d’oreille.
V se moque de Suzanne ; Suzanne mal prononcée est un peu moi, ; d’ailleurs il y a ce moment où V explique qu’il dit Suzanne alors que ce n’est pas du tout le bon mot.
De quoi il est question : ça y est, entre le rêve et la journée s’est glissée une petite différence, sinon tout aurait été copie conforme, quel ennui, l’anicroche a eu lieu puis le rêve poursuit sa route chronologique. Lesbie pleure son oiseau mort, on avance, comme pressé, on écoute du blues, les élèves en profitent pour jouer en ligne, tant pis, tape dans les mains, s’éparpille. Puis à toute allure le couple blanc ou gris, Jasone et JM, donnent des explications sur l’amour, disent que la tragédie c’est quand ta vie dépend d’un mot et d’un autre, de ceux que tu joues là comme au casino tu joues les sommes que sont ta vie et une autre, des millions, sans comparaison. Ils rient. Les millions éparpillés, nous tombent en pluie.
Et je me réveille. L’anicroche, certes. Dans le rêve, il y a quelque chose de plus : Suzanne – je – ne – sais – qui, un double et quelqu’un d’autre. Parfaitement.
Et parallèlement quelque chose manque.
Il y avait dans cette journée quelque chose que j’ai pas su revoir en rêve, quelque chose de trop, de trop gros. Le trop gros, je l’ai vu en vain, qui enflait les rideaux et pas seulement les rideaux. Je dis en vain parce qu’il s’est passé ceci : je l’ai vu comme si je ne l’avais pas vu. Il y avait dans la réalité du vent en trop ; beaucoup de vent, une grosseur, une qui appartient aux rêves, aux films et aux histoires ; pourtant c’était dans la première partie, dans la partie vraie ou la partie en vrai. Dans la deuxième partie, la partie rêve, la tempête avait disparu. Je l’avais pas super bien entendu (à cause du fait que je n’ai pas, n’ai jamais eu d’oreille). Mon rêve avait supprimé le vent et la tempête tant je les avais découragés, vent et tempête.
Il fallait recommencer.
Je recommençais. D’abord, être à ce point privée d’oreilles, être à ce point privée, je dirais. Je commençais par la privation. Ce que ça faisait de se montrer ou d’être vue oreilles en moins, on me les a coupées, alors les pansements, oui, bien sûr. Sans oreilles : c’est aussi sans savoir et sans science.
Un temps, pour compenser, je ne mangeais pas, ou très peu. Tout l’éther très malin alors me prendrait pour sœur, je m’élèverais.
On recommence.
Salle de classe. Pas ces deux-là à côté. Merci, je comprends. Vous comprenez quoi ? Rien.
Le vent, alors, s’engouffre.
Il a pris la porte de la discussion. N’importe quelle porte ou ouverture, j’ai dit rien et il est entré. Le vent est entré. Le rideau a soufflé. C’est le moment parfait. Tu as 15 ans, te sens bête de la tête aux pieds. De la tête surtout. Les pieds trop larges ou trop courts. Patauds. De ne jamais y arriver, ne pas avoir les airs légers, les subtilités. Le vent est entré. Il a ouvert une vitre, je précise qu’on est dans la partie deux, remixée. On a recommencé. La vitre s’est brisée, ça a donné de petits bruits défaillants. C’était le fin couloir du vent, le tunnel ou tuyau du vent, il vrombissait. Nous autres, les pauvres sans oreilles (tu sais : ça te pend au nez d’être ainsi, du coup, après l’oreille, privée de langue), eh bien nous les pauvres qui n’avions pas d’oreille regardions les volutes bien repliées sur elles-mêmes, des perfections rouges et violentes, couleur d’air, les roulures ou tournures remplissaient la salle de classe, ne s’éparpillaient pas, elles faisaient la tornade droite sombre et fumeuse, ourlée comme un rêve jamais défait.
Nous les pauvres.
Ce qu’elle a fait, la tornade, un peu aiguisée en sa pointe il faut le dire, dans la salle de classe. Elle nous a touchés au cœur, nous tous, les pauvres d’oreilles.