tempête, 5

Je tente de ne rien oublier de ce qui s’est passé avant l’intervention de cette poche d’orage devinée pour finir : matin sans café par manque de temps pour le café, départ précipité et déjà, 8:00, douleur à la nuque, nuque brisée pas tout à fait brisée mais quelque chose tire vers le haut tandis qu’autre chose tire vers le bas, pointe et s’enfonce, deux mouvements, penser que la veille L rédigeait un devoir soulignant la tension entre l’horizontalité des fleuves éternels charriant les morts, la mort, et la verticalité d’un pont qui se dresse, Octobre, Eisenstein, un pont qui se rompt ou se dresse et lève avec lui un cheval blanc, merveilleux et foutu. La révolution était en marche.

Pas moi. J’étais pas en marche.

Moi je prenais la voiture ; voiture, temps et moi nous hésitions : si nous avions froid ou chaud, si nous étions assez sympathiques pour un printemps, ou pas. S’il nous fallait faire des efforts. Le premier cours dans une salle nouvelle avec des élèves nouveaux, la remarque d’une fille bien attentive, ces deux-là, pas à côté Madame, je vous promets, ok, clin d’œil, je comprends dis-je bêtement alors que je ne comprenais pas mais devinais l’incompatibilité ; l’un des deux garçons, agressif : qu’est ce que vous comprenez donc si bien ?

Rien.

Rien, m’en vouloir de rien, mini-sadisme, je me reprenais tout de suite et ça passait inaperçu, dehors le vent souffle et même même les rideaux puisqu’une fenêtre est restée ouverte, les rideaux verts gonflent, une voilure, on rit un peu quand une fille se prend la voile dans les cheveux, on a avec nous un bruit chuintant puis on se tait.

Les uns expliquent aux autres ce que sont les complétives, les verbes d’énonciation, le rôle du subjonctif et le conditionnel comme un futur dans le passé. Il est 8:30 du matin et on fait de petits gestes – qui aident. Avec les mains. De petites grimaces. Toi tu joues le rôle du verbe principal.Tu te lèves. Va choisir un ou une subordonné(e). 

Après, c’est l’heure de solitude, bienvenue et bien aimée, dans le vent, les cheveux drôlement tirés en arrière parce que je marche contre. Il faudra y penser pendant les migraines, c’est une analogie, la tête tire en avant en arrière dans le vent. Je pense autre chose, une histoire qui ferait bien une histoire mais je l’oublie tout de suite.

Après, les cours s’enchaînent, et toujours le vent. Il souffle si fort qu’on ne s’entend pas ; on se tait. On l’écoute. On va traduire un poème d’amour, on s’y prépare, une élégie c’est à dire un chant de deuil mais quand Lesbie pleure son moineau, tout le monde rit. Le moineau de Lesbie finit en mauvaise blague. On écoute Robert Johnson, Youtube, moi ça m’est un peu égal que le son soit mauvais. C’est fini.

Avec P au téléphone : chez Ross Thomas, il n’y a rien de stable, tout est mobile, les lieux, l’argent, l’argent surtout, des liasses incroyables de billets et des coffres d’or, les héros, toujours (?) deux par deux, des barbouzes qui ont changé de vie, qui ont agi au Vietnam et qui ont agi dans les années 80 au milieu des guérillas de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Il y a ceux qui savent que les premiers ont agi et ceux qui ne savent pas tout mais ont servi de boucs-émissaires et savent plus que s’ils savaient, sortes de messagers, chez Oedipe le gars de l’escorte du roi au croisement des routes se sauve et vingt ans plus tard il revient pour dire combien ils étaient sur le chemin quand on tua le roi. Ils étaient ? Non, il était, 1 seul, et c’est un indice.

Songer avoir lu que s’il y a quelque chose qui est comparable au départ des jeunes convertis en Syrie 2014 (pas si nombreux que ça, en fait), c’est le départ dans les années 80 de tout un tas de jeunes gens en Amérique latine qui voulaient empêcher le Nord de dominer le Sud mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais dire que dans les romans de Ross Thomas tout est dans le dialogue, dialogues et échanges sont des planches de salut – par ailleurs tout est si mouvant. Justement tout est si mouvant que tu as un doute : le dialogue l’est aussi, mouvant et il est de la triche – qui triche ? Sans doute les deux qui parlent trichent. Deux qui parlent trichent. Ils le font bien et les mots prononcés il faut les dénuder pour les comprendre ; ce qui compte n’est pas leur noyau, leur petite chair malade mais leur mise en situation. Prenons le dialogue au niveau du signifiant, au niveau le plus superficiel, c’est qu’on est dans le jeu, c’est qu’on a (et/ou n’a pas) les codes, personne n’a tous les codes, c’est ce qui est vachement excitant. Tout est si faux, traîtrise – et bizarrement, ça ajoute du vrai au dialogue. Parce que dans l’instant précis où ça parle, tout pèse. Peu importe que les mots, eux, ne valent que pour leur costume. Rien n’est plus pesant ni plus vrai que l’instant où s’échangent les mots et les liasses de billets. C’est pour ça que c’est vrai : c’est lourd. Toute branche branle, mais ce moment où les regards se croisent, et les paroles.

L’histoire des arbres à planter quand une caravane démarre, c’est Tonio qui nous l’a dit. Le même soir : celui qui possède les histoires et les colporte, dans ces formes de théâtre, les Pastorales, en Soule, c’est le clown, un bohémien, un bouffon du roi, un qui n’est pas dans le champ du pouvoir et peut tout dire au pouvoir. La tête ici les pieds là. Lear et son fou et cette manie de disperser ou ne pas disperser son territoire, sa maison, tant pis pour ceux qui n’ont pas, les cadets, qui partent curés ou soldats, le rouge ou le noir, ou bien émigrent pêchent la baleine ou bien font les artisans, qu’on dit cagots et qu’on tient l’écart. Cordelia, elle, n’aurait rien, c’était à cause d’un défaut de paroles, il lui manquait un mot ou une phrase, chez elle c’était pas sadique du tout, mais rien ne peut sortir de rien. On en revenait au rien. Lear allait se disperser, disperser ses territoires, la cadette émigrait, vendue un peu, à bas prix. Pas cagot, princesse, Cordelia, et soldate exilée. C’était une journée.

La nuit est venue.

Les personnages des romans de Ross Thomas sont infiniment fiables en leur instant de présence et ne sont jamais fiables hors de scène (penser tout ce que cachent leurs délicieuses silhouettes aux costumes subtils ou peignoirs de chinoiserie). Les personnages viennent ici faire de l’esprit, gagner le match de la conversation ou l’interrogatoire.

La nuit est venue.

Auparavant nous avons partagé un repas avec Jasone et JM qui s’aimaient depuis trente ans et ça se voyait. C’est à dire, des personnages comme Jasone et JM ont trouvé, semble-t-il, 30 ans auparavant, à inventer un terrain où être deux : étrangers /familiers à la fois, juste comme il faut, jamais trop ennemis, jamais à s’étouffer de terreur, jamais à trahison et balle au cœur.

Moi non. Je veux dire moi non, je n’ai pas su.

Chez Ross Thomas, on meurt vite : une balle tirée de loin, en cachette, avec silencieux, en plein cœur. Il y a ces délicieux généraux d’âge, raffinés et pleins de bonté qui se font du café comme toi et moi et souffrent de migraines comme toi et moi et se souviennent parfaitement de ce qu’ils ont fait au Salvador.

Bref, pour finir la journée, du roman d’espionnage comme de la tragédie antique.

Quand la nuit est venue, je résume : lexomyl, xyzall, prothiadhen, propanolol, j’en passe – je passe l’autre, par exemple, le somnifère. La peur, bien sûr.

La nuit a commencé. Je ne peux pas en dire beaucoup plus : elle a commencé contre mon gré et ce qui est paradoxal et me sert de sommeil à rêves est arrivé, sans doute fort tard. Droguée comme je suis. Tard dans la nuit, un comble, à revivre la journée. Un mot sadique dit à un enfant, rien, le jeu des subordonnées mais les élèves portaient des têtes de lapins comme dans un film de David Lynch ou bien ils étaient des personnages que je connais, V se moquait de quelqu’un, se moquait de quelqu’un d’autre.

C’est un moment très important. C’est là que je pouvais tenter de comprendre de quoi il était question. Quelqu’un d’autre s’appelle Suzanne. Suzanne prononcée comme si on parlait mal, un peu d’accent de Californie mais moi les accents – je ne repère pas puisque, c’est bien évident, je n’ai pas d’oreille.

V se moque de Suzanne ; Suzanne mal prononcée est un peu moi, ; d’ailleurs il y a ce moment où V explique qu’il dit Suzanne alors que ce n’est pas du tout le bon mot.

De quoi il est question : ça y est, entre le rêve et la journée s’est glissée une petite différence, sinon tout aurait été copie conforme, quel ennui, l’anicroche a eu lieu puis le rêve poursuit sa route chronologique. Lesbie pleure son oiseau mort, on avance, comme pressé, on écoute du blues, les élèves en profitent pour jouer en ligne, tant pis, tape dans les mains, s’éparpille. Puis à toute allure le couple blanc ou gris, Jasone et JM, donnent des explications sur l’amour, disent que la tragédie c’est quand ta vie dépend d’un mot et d’un autre, de ceux que tu joues là comme au casino tu joues les sommes que sont ta vie et une autre, des millions, sans comparaison. Ils rient. Les millions éparpillés, nous tombent en pluie.

Et je me réveille. L’anicroche, certes. Dans le rêve, il y a quelque chose de plus : Suzanne – je – ne – sais – qui, un double et quelqu’un d’autre. Parfaitement.

Et parallèlement quelque chose manque.

Il y avait dans cette journée quelque chose que j’ai pas su revoir en rêve, quelque chose de trop, de trop gros. Le trop gros, je l’ai vu en vain, qui enflait les rideaux et pas seulement les rideaux. Je dis en vain parce qu’il s’est passé ceci : je l’ai vu comme si je ne l’avais pas vu. Il y avait dans la réalité du vent en trop ; beaucoup de vent, une grosseur, une qui appartient aux rêves, aux films et aux histoires ; pourtant c’était dans la première partie, dans la partie vraie ou la partie en vrai. Dans la deuxième partie, la partie rêve, la tempête avait disparu. Je l’avais pas super bien entendu (à cause du fait que je n’ai pas, n’ai jamais eu d’oreille). Mon rêve avait supprimé le vent et la tempête tant je les avais découragés, vent et tempête.

Il fallait recommencer.

Je recommençais. D’abord, être à ce point privée d’oreilles, être à ce point privée, je dirais. Je commençais par la privation. Ce que ça faisait de se montrer ou d’être vue oreilles en moins, on me les a coupées, alors les pansements, oui, bien sûr. Sans oreilles : c’est aussi sans savoir et sans science.

Un temps, pour compenser, je ne mangeais pas, ou très peu. Tout l’éther très malin alors me prendrait pour sœur, je m’élèverais.

On recommence.

Salle de classe. Pas ces deux-là à côté. Merci, je comprends. Vous comprenez quoi ? Rien.

Le vent, alors, s’engouffre.

Il a pris la porte de la discussion. N’importe quelle porte ou ouverture, j’ai dit rien et il est entré. Le vent est entré. Le rideau a soufflé. C’est le moment parfait. Tu as 15 ans, te sens bête de la tête aux pieds. De la tête surtout. Les pieds trop larges ou trop courts. Patauds. De ne jamais y arriver, ne pas avoir les airs légers, les subtilités. Le vent est entré. Il a ouvert une vitre, je précise qu’on est dans la partie deux, remixée. On a recommencé. La vitre s’est brisée, ça a donné de petits bruits défaillants. C’était le fin couloir du vent, le tunnel ou tuyau du vent, il vrombissait. Nous autres, les pauvres sans oreilles (tu sais : ça te pend au nez d’être ainsi, du coup, après l’oreille, privée de langue), eh bien nous les pauvres qui n’avions pas d’oreille regardions les volutes bien repliées sur elles-mêmes, des perfections rouges et violentes, couleur d’air, les roulures ou tournures remplissaient la salle de classe, ne s’éparpillaient pas, elles faisaient la tornade droite sombre et fumeuse, ourlée comme un rêve jamais défait.

Nous les pauvres.

Ce qu’elle a fait, la tornade, un peu aiguisée en sa pointe il faut le dire, dans la salle de classe. Elle nous a touchés au cœur, nous tous, les pauvres d’oreilles. 

tempête, 4

 

Le capitaine MacWhirr navigue sur les mers de Chine. Je le vois, bien costaud, barbu ou mal rasé, tenir debout, pas un mot de trop. Pas une imagination de trop, mais ces événements réels que sont les faits marquants de la mer, récifs, courants.

Il en est qui ne se heurtent jamais aux choses, les regardent pourtant, les tripotent et considèrent. Rage de dents, acouphènes de folie, la maladie, de son aiguille, te pénètre, laps après laps, sans espérance – mais après, quand tu n’as plus mal, tu ne sais plus te figurer ce qu’a été la longue durée de l’agonie ni son intensité, tu nies, oublies, tu es de bonne foi. Fabrice s’endort à Waterloo ou se retrouve dans un autre Waterloo, un de fraternité et de chaleureuses idées. Toujours dans une autre image, que tu rêves à la place de celle qui jamais ne se laisse habiter. On dit que tu as de l’imagination. C’est ce que MacWhirr ne connaît pas, pas du tout. Les mers de Chine sont étroites : pas la place d’aller y voir autre chose que des faits marquants, des courants, des récifs et la pointe d’une île. De toute façon, ça suffit, images, déplacements et métaphores : une honte, MacWhirr donnerait raison à qui pense les poètes capables de te foutre une république en l’air, d’abord ils s’attaquent aux rythmes, formes, normes et contrats et donc, de proche en proche, aux lois de la cité. Les déplaceurs de sens.

En tout cas quand Jukes pour parler de la chaleur explique qu’il a la tête dans une couverture de laine, MacWhirr est furieux. Pour quelles raisons Jukes ou n’importe qui aurait-il eu la tête langée dans une couverture ? Alors, pour quelle raison imager ainsi la chaleur ? Pour quelle raison cette couverture de laine ? Qu’est-ce que tu sais de la chaleur provoquée par une couverture de laine qui envelopperait ta tête ?

Les eaux glissent, bien sûr elles peuvent un peu te secouer mais au bout du compte tu rapportes un salaire, de quoi nourrir tes enfants. Un capitaine doit savoir un minimum de choses sur les tempêtes circulaires, les ouragans, les cyclones et les typhons. Le capitaine MacWhirr a su ce qu’en disent les livres puis il a oublié. Bien sûr, comme un qui part au boulot sur les flots pour nourrir ses enfants restés à terre, les eaux fortes l’ont chahuté mais la colère démesurée, sans limite, il ne l’a jamais connue. L’horreur, la mort, l’irrémédiable terreur que recèlent certaines gaines de vie ? Il n’en rit pas, il n’a rien du cynique ou du provocateur. Simplement, il ignore.

Aujourd’hui sur le pont il fait chaud, beaucoup trop chaud. Dans la chambres des machines la température atteint 47°. Le mécanicien regarde l’horizon et le ciel puis le ciel et l’horizon ; et l’horizon se dresse puis se recouche, tranquille. Le soleil de tout petit diamètre est devenu brun et une flopée de nuages verdâtres et lamentables sont infiniment immobiles, groupés là. Il fait plus chaud que tout et une immense vague, lente, oblige Jukes, sur le pont, à poser la main par terre. Suivie d’une autre vague dont on dit qu’après tout elle n’est pas si terrible. Dans la nuit, MacWhirr lit un livre sur les tempêtes. Demi-cercles, quadrants, courbes isométriques, saute du vent et analyse du baromètre, autant dire : parlottes et vues de l’esprit. Il y aurait un gouffre, pas sûr, s’il y avait un gouffre, et c’est pas sûr, il est devant et pour le nommer il y a les mots et les chapitres, les détours, pour le nommer comme pour l’éviter il y a les mots, on parle parle t’ordonne de courir à l’envers, pas regarder, quitte à dépenser une fameuse dose de charbon, quitte à te dérouter, à faire 300 milles de plus. Parler, écrire des chapitres et faire les détours, c’est tout un. La chair redevient verbe et MacWhirr (mal rasé mal dormi), qui semble ne pas souffrir de la chaleur, n’est pas d’accord. L’Évangile ne peut pas aussi mal nous conseiller et même si elle le faisait. Lui MacWhirr, sans imagination, continuerait droit sur le gouffre, par bon sens et mesure, avec ou contre les Évangiles, on s’en va pas au nord quand on veut aller au sud, parlottes, on ne fuit pas devant le grain. Il continue à glisser sur les eaux, le capitaine, va nourrir ses enfants qui sont à terre, leur écrira sa lettre mensuelle : le temps se maintient. On ne va pas faire un détour pour un trop gros calme et le baromètre qui descend. D’ailleurs, MacWhirr supporte assez bien la chaleur.

Premièrement : ne pas omettre le désir secret du gros bonhomme planté là, qui a lu le chapitre sur les tempêtes pendant la nuit, qui ne sue pas, qui dit qu’il y a de toute façon tant de mauvais temps de par le monde, que la seule chose à faire est de les traverser, impassible et avec le moins d’imagination possible, on ne peut pas omettre, là, le désir du gros bonhomme d’être dedans le grain, le gouffre. Voyons voir ce fameux grain qu’on dit sans savoir mais qu’on parlotte parlotte. Ceux qui pensent qu’il faut subtilement rester à des 50 milles du gros grain en nommant subtilement le gros grain qui n’existe pas. Du moins tu ne peux pas savoir s’il existe puisque tu es, toi, à 50 milles de là.

Deuxièmement : il y a les Chinois. Il sont sur le pont, maltraités en premier lieu par les éléments et en second lieu par les hommes d’équipage. La chose qu’on comprend, c’est qu’ils ont de l’or, l’or juste qu’ils ont gagné, ils se disputent parce que les boites à or ou à dollars se brisent et hommes et dollars sont jetés ici et là, par dessus bord aussi bien, à un moment on attache les hommes et rassemble l’or et on verra bien – s’il y a quelque chose à voir. On se doute bien que cette histoire de masse d’hommes et de masse d’or dans la tempête, ce n’est pas tout à fait rien.

Troisièmement : on ne se déroute pas. Chaque fois dire  que cette fois on est dedans et pourtant, c’est à venir, encore. On y est. Bon sang, dit Jukes (hurlant contre le bruit), bon sang, cette fois nous sommes en plein dedans, le vent nous vient devant, la mer aussi. Jukes regarde le ciel, il n’y a plus d’étoiles : peut-être sont-elles dans ses yeux. Peut-être, encore mieux, sont-elles, les étoiles, dans les yeux du capitaine. Celui-ci hurle qu’il faut garder le cap, quoi qu’il en soit. Un début de début d’événement et ce n’est qu’un début. Les étoiles dans les yeux de MacWhirr, c’est pour mieux regarder. Si tu crois qu’on peut parler, c’est non.

L’important, c’est que vous entendiez les bruits, vous, les grondements de bêtes fauves, les cliquetis des gamelles qui basculent, le cliquetis des verres qui se brisent, les hurlements d’équipage et les cris des coolies. Notre MacWhirr ne peut pas se chausser, les bottes glissent d’un côté et de l’autre de la cabine. Cependant, les ténèbres couvrent les ténèbres. Les deuxièmes ténèbres, nouvelles venues, palpitent, une peau, frémissent. C’est alors, après ce voile tremblant posé sur les airs, que la vraie chose arrive. Difficile sans image : il y a celle (image) du bouchon qui déborde. Dans le flacon, la colère était tenue, maintenant elle jaillit, gicle à l’avant et le résultat, outre la déflagration, est l’éparpillement des hommes. Une tempête s’en prend à l’homme personnellement. C’est sa fonction. Une tempête est un courroux personnel contre l’homme, contre les hommes. Résultat : la tempête-courroux isole les hommes, les rend tout à fait solitaires – et propres à mourir. Comme ils le sont mais ils oublient toujours. La tempête leur rappelle comment vont les choses, une par une, comment vont les hommes, un par un : tout seul au fond du gouffre quand on ne peut pas passer. Pour passer il faut des jambes bien solides, comme le capitaine. Malgré les jambes solides on ne tient plus très bien aux hommes qu’on aime ; MacWhirr et Jukes se séparent, Jukes qui lutte de chaque muscle de son corps est emporté dans les airs, les zéphirs, le Notos, les vents, les brises, il vole, ça c’est fait, mais il vole seul, Jukes.

Les ténèbres donc avec leurs doubles voiles, le voile du dessus plus palpitant que l’autre, plus obscur, aussi. Les dents neigeuses des vagues, le dos de la mer comme d’un monstre et au-dessus nulle étoile, mais ce bleu éclatant des nuages ; de chaque muscle tenir à quelque chose, pied du mât, la barre. On voit dans la noirceur des récifs, celui d’un rocher, on voit filer les canots de sauvetage, Jukes le dit au capitaine, au creux de l’oreille du capitaine, les canots viennent de filer, monsieur et monsieur répond : bien, bien ils viennent de filer, voilà une information.

Le trésor perdu des Chinois, là-bas, les caisses d’or dégringolent et s’ouvrent, l’or se répand, en dollars, les bagarres des hommes qu’on descend en groupe forcé dans la cale, on se doute que ce n’est pas tout à fait rien. Que quelque chose nous rappelle ou va nous rappeler à la bonté. On ne peut pas le dire comme ça, pas en présence, en tout cas, d’un grand gaillard ou escogriffe qui n’a jamais eu la moindre imagination – alors la bonté. Le grand gaillard répond, quand tout clame, c’est à dire quand la mer de Chine est en proie au typhon et escalade les navires et s’escalade elle-même : passez donc, tenez le cap.

La vague : elle est impossible et surgit pourtant et contrairement à MacWhirr et Jukes je ne la vois pas. Les vents poussent gigantesques, l’atmosphère elle-même bondit, se rue, venue des profondeurs du globe, sur le navire où sont les hommes – qui à la barre, qui dans les soutes et les deux, capitaine et second, sur le pont. Il faut noter que le capitaine a la voix calme. La voix est toute proche. Il faut noter que les deux hommes, MacWhirr et Jukes, s’enlacent, s’étreignent. La colonne surgie des bas fonds va se briser sur eux qui se tiennent joue contre joue, oreille contre joue et lèvre sur lèvre et main sur la cuisse. C’est tout ce qu’il y a quand on est dans le gouffre : l’autre. C’est tout ce qu’il doit y avoir. Et quand on se détache, bien forcés, le vent d’en haut et le vent d’en bas se joignent et ils finissent tous les deux ici, dans la tête, les vents assourdissants, dans la tête de Jukes dans celle du capitaine qui jusque-bien calme passait dans le gouffre comme on saute à cheval – par dessus un canyon. Un instant la voix calme s’inquiète, la voix qui ne s’inquiète jamais s’inquiète, elle appelle, elle lance un appel hurlant pour couvrir le vacarme : Jukes, Jukes !  

(L’appel hurlant dans ma nuit personnelle, quand le gouffre c’est, à 2:00 du matin, l’immense conscience des temps, des épaisseurs antérieures et post-postérieures si bien que tel héros, penseur ou poète à changer le monde n’est qu’un mini-sillon, fente bientôt recousue – et la nuit dure, pas sûr qu’on puisse reposer les pieds ou les pattes par terre un de ces jours s’il y a un jour.)

Tempête. C’est un peu comme si on était détachés, alors. Il reste nos fonctions, capitaine et second et l’inquiétude qu’il y a dans la voix du capitaine qui par définition est une voix qui ne s’inquiète pas redouble le truc de la tempête qui surgit alors même qu’elle est impossible. C’est l’impossible qui a lieu une deuxième fois. MacWhirr s’inquiète : une deuxième vague nous écrase, MacWhirr s’inquiète et le rempart qui tenait le gouffre sous nos coques et pieds et nous gardait à quelques mini encablures de lui, le gouffre, s’effondre. Ce qui reste ? Nos fonctions. Lèvre sur lèvre, main sur la cuisse, tête de Jukes entre les mains de MacWhirr et l’appel, l’appel. Le type qui disait : allons tout droit, faisons face, s’inquiète maintenant, celui qui ne faisait pas de détours doute – et c’est la dégringolade. Ce qui reste ? Nos fonctions. Jukes se révolte. Il est le second, MacWhirr le capitaine et la tempête gagne toujours qui sépare les hommes des hommes, ceux-là se sont tenus enlacés, ils se sont étreints et ils se séparent : Jukes se révolte contre la hiérarchie et le commandement. La tempête impossible a lieu. Elle gagne toujours. On est bien offusqué, réduit à aller à la mort, seul, un par un. D’ailleurs les Chinois se disputent pour les ors qui gigotent, se dispersent, se confondent. On les a bien accrochés, Chinois et coffres, pour qu’ils ne soient pas écrasés. Pourtant ils se démembrent, se battraient au sang pour un dollar, la grosse tempête pour la grosse lutte des hommes et c’est ainsi que ça gagne toujours. Que ça s’attaque à l’homme, sépare l’un de l’autre, divise.

Et pourtant. C’est ça, la tempête, le furieux renversement. L’impossible devient possible puis, retour à la phase n° 1, c’est ça, on saute par dessus le gouffre, on n’a pas touché le fond et les pattes on les pose quelque part, animal qu’on est devenu, l’impossible redevient impossible. Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes, il n’y a pas de place pour les discoureurs, il n’y a pas de toujours, pas de jamais, il suffit de faire face, faire face est le seul moyen de passer au travers.

Enfin : on avait dit bonté, c’est sans doute justice qu’il faut dire et après qu’on a chahuté dans les remous, ce qui se passe est de l’ordre de l’autorité, MacWhirr redevient MacWhirr. Il dit qu’il préférerait ne pas perdre le navire. Et qu’il faut être le plus juste possible.

Ce qui se passe est de l’ordre de l’autorité et de la justice, d’une justice qui a survécu aux gouffres, d’une justice imparfaite comme sont les justices qui survivent aux gouffres. Pas de parlottes : les Chinois sont des Chinois à qui vous redistribuerez avec équité les dollars ramassés, qui ont roulé des coffres éventrés. Répartissez à part égale entre les Chinois à qui on a arraché l’âme sur l’entrepont (et ça tombe bien, ils n’avaient pas d’âme, comme le capitaine MacWhirr n’en a pas, dénué qu’il est d’esprit et d’imagination), les dollars qui leur reviennent. 

tempête, 3

Une jeune femme, un peu la pietà de Michel-Ange, aussi jeune qu’une pietà, plus heureuse, quoique. Son homme qui tourne mal, beau type brun, élancé, emporté et dont on comprend, si mes souvenirs sont bons, qu’il est désœuvré et qu’il a des idées ou illusions. Leur enfant minuscule. L’inquiétude dans laquelle est la jeune femme, pietà d’autrefois, l’euphorie qui lui revient toujours, c’en est une que tu fais tomber, qui se relève systématiquement, répétition incessante de la chute – et la joie qui succède. Jeune couple avec enfant, jolie maison, quelque ennui, une grand-mère qui observe ou accompagne, discrète. L’homme, c’est de la ville qu’il rêve, des usines, du boulot qu’il n’y a qu’à se pour que, des distractions, séductions ; une femme brune, cheveux courts si je me souviens bien, débarque là-dedans, suscitant l’idée qu’on peut être plus actif et malin que ça, plus libre et géant plus que ça, ailleurs qu’à la place où on est.

Qu’il parte avec elle. Elle le veut et il veut qu’elle le veuille, il embrasse la femme brune de la ville, dans le secret embrasse la ville et la virilité qu’elle lui donne, plonge dans un désir confondu, fille brune violente, ville et jeu. Il lutte, probablement lutte et la pietà s’attriste, berce l’enfant, pleure souvent.

Puis renaît à la vie comme on sait faire aussi, si mes souvenirs sont bons, à peine l’homme égaré (brun, grand, enfantin, fendu, au visage, d’une tristesse verticale) lui propose-t-il une ballade sur le lac, une fête là-bas, une journée de fête. La pietà, petite fille.

La fête, nous on sait. Pas elle, pas lui : presque lui ne sait pas, il est bel et bien divisé en deux.

Ils prennent le bateau et il y a le pressentiment du chien, finalement ils sont deux à savoir, le chien et la partie de l’homme qui n’a pas d’autre solution que celle de noyer son ennui de cette façon fatale. L’homme : tout penaud, pas fier de lui du tout mais c’est un effort à faire, premier ou dernier, ça commence comme ça, couper dans la morosité, la mollesse, noyer dans les eaux sombres et une fois pour toutes la blondeur, la blancheur, le doux ennui et tout ce qu’il devient, lui, en sa compagnie.

A se foutre à l’eau.

Le chien a deviné qui les suit à la nage. Le chien a deviné les meurtres à venir, l’un contre elle si joyeuse, l’autre contre lui si embourbé dans la peur de disparaître. Dans la peur de de ne pas savoir faire venir, ici, où il est, la joie, des joies. Sans un mot, l’homme ramène le chien à la berge, sans un mot et cette journée d’amour, soupçon, elle commence bizarrement.

Là, à cet endroit, on peut se demander si dans l’inquiétude, chagrin ou mini soupçon, elle ne s’y retrouve pas un peu, la jeune pietà de Michel-Ange. Un peu. A peine.  Du moins sait-elle peut-être, vaguement, quelque chose de ce qui l’attend. L’homme triste et sombre à mes côtés. Comme si de tout temps c’était fichu. Silence donc, il rame.

La fête a eu lieu.

Je passe parce que le moment raté où il veut la tuer, après quoi oui il ira avec la fille brune et violente à la ville, ce moment je l’ai oublié.

C’est un moment raté : c’est le moment où la pietà comprend pour de bon et la vie lui revient, pulsion tenace de vie. Elle échappe, ne veut plus rien savoir de l’homme, elle pleure et lui, de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu de lui, la division la plus secrète, la plus obscène (finalement il prenait possession d’elle, l’avalait comme les eaux allaient l’avaler, le plus secourable des hommes devenu monstre de dangerosité), lui de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu : c’est la honte, comme s’il montrait ses fantasmes ou le noyau au fond du noyau de ses rêves, comme s’il se déchirait, comme si la petite copie qu’il y avait alors, spectre, fantôme, imitait la forme initiale en grimaçant, comme si les deux qu’il était restaient là plantés, ni en campagne ni en ville mais dans cet espace fait exprès pour pourrir de honte, il suffisait qu’elle eût vu ce qu’elle avait vu pour qu’il se dégoûtât, exposé, cupide, creux, boyaux et ventre, le tout en double, multiple et multiplié et les mains pour tuer avancent crochues et le désir, le désir bi-face, gueule de travers, les dents, double ligne. Bref.

De voir qu’elle a vu, fait marche arrière. Il veut les morceaux rabibochés.

Je pense à ma grand mère Emma excusant l’inexcusable pour le plaisir d’excuser : il a eu un mauvais moment.

Il voudrait quand il a raté le moment voudrait se recomposer devant elle et que ça n’ait pas eu lieu. Qu’elle n’ait pas vu le moment ; ça suffirait. Mais elle pleure et refuse.

On passe.

Elle finit par accepter, je ne sais plus comment, faire confiance de nouveau, croire en l’un qu’il peut être, ou en l’autre – un autre à recomposer, rafistoler.

On va faire de lui un autre homme, d’aspect. On rafistole. Coiffeur. Il a perdu un peu de sa tristesse et il y a là une reconquête à faire, c’est à la fois très pratique, être tombé et se relever avec une reconquête à faire, on t’y aide, de façon à ce que tu te sentes un mec bien, un mec mieux, un peu en tout cas, assez peut-être, pourquoi pas. Chez le coiffeur il va se passer un événement, l’événement de toujours, de mieux en mieux, de mec mieux en mec toujours mieux.

L’événement : un type grossier, pas un qui a voulu tuer quelqu’un, un type à qui tout est permis et rien donné s’approche un peu trop de la pietà qui a séché ses larmes. Le type s’approche, fait des des mines pas du tout séduisantes lui qui cherche à séduire facile, vulgaire. Vraiment le pauvre type n’a pas une chance, il s’y prend très mal et ne comprend rien. L’homme anciennement divisé et sombre, sombre, va lui casser la gueule. La jeune pietà joyeusement les sépare, bref ils s’aiment ces deux-là, avec le désir qui sait ce qu’il cherche, dans l’instant, et ce qu’il exclue, contre quoi il se rassemble (le désir) et s’entend. Comme il se fortifie d’un salopard qui drague dans les salons de coiffure.

Le jeune couple retrouvé fait la fête, je passe.

Ils rentrent, heureux je crois me souvenir.

Sur le lac.

C’est le retour, un drôle de retour.

Jusque-là il y a eu un renversement, non du bateau et de la jeune femme qui devait être avalée par les flots, mais de la situation. Les amoureux rentrent après quelques métamorphoses.

Elle, elle dort tant elle est tranquille, ne pense plus du tout qu’il a voulu la tuer et pourrait encore vouloir parce que quand on a voulu ça, eh bien en quelque sorte le germe est planté, celui du renversement.

La situation s’est retournée. Retour, il veille sur elle, certes il a bu, certes a joué et je ne me souviens plus sur combien de trucs il a tiré, combien de trucs il a visé, fête foraine, il a trouvé des cibles, a un peu bu, n’empêche il est là dans la bateau du retour, sur le lac qui sépare la campagne de la ville, l’ennui des excitations, il est là, solide et rasé de près et souriant et à peine fatigué et elle, elle dort paisiblement contre lui.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Tout ce qu’il y avait à l’intérieur à l’aller, la tempête fantastique qu’il y avait en lui : l’image décollée de lui-même et comme d’un geste, d’un geste des deux mains sur le cou fragile de la gosse, pietà qui s’y attend – tu t’y attendais, ne dis pas autre chose – il voulait tout basculer.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Le lac moutonne. L’homme est debout à tenter de rétablir les choses mais le lac secoue drôlement. Les cieux bougent, les arbres se couchent. Comme je ne me souviens plus très bien, je regarde la scène sur Youtube, via Google, Murnau Aurore Tempête, ça commence par le vent sur la ville, les manèges tournent et les rideaux volettent et le vent siffle tandis que l’homme fier et rasé de près tient contre lui la jeune femme blonde qui dort sur le lac, retour, il a oublié qu’il a voulu la tuer, complètement oublié, et la ville s’emporte, les rideaux et les manèges et les silhouettes courent, les silhouettes courent en tous sens, petites bribes de choses que les airs sifflants veulent bien vous laisser, choses noires et debout, la colère est terrible, c’est alors qu’on se dit : tiens, on assiste au renversement d’un renversement, tempête. Tempête. Les eaux maintenant, celles qui devaient avaler. Les dents des vagues que provoque la tempête sont d’argent boursouflé, gonflent et elle, le fille innocente se dit-on, pense-t-on, comme ça, dort toujours. Innocente ? elle qui avait deviné tout ça, quelque part, aller et retour et comme on n’échappe pas à la querelle de soi et de soi, les deux tristes dégueulasses qu’on est toujours, soi contre soi. Retour. Pourtant il faut le voir, lui, debout, sous la poudre qu’est devenu l’air, il faut voir le grain de l’air voilé, il faut le voir, lui, s’agiter et tenter de rétablir la barre et ce n’est que quand l’éclair coupe en deux le ciel qu’elle, pietà, se réveille, et la suite : elle tombe, est perdue, noyée et pour de bon. Puis le chagrin de tous, et sa culpabilité à lui.

C’est le moment du renversement du renversement, peut-être qu’on n’échappe pas aux pulsions de mort et au plaisir d’au-delà du plaisir. Et puis : le doigt de la tempête, quelque chose a fait tourner d’un côté, quelque chose (des ciels, des villes, des dents des vagues) a fait tourner de l’autre.

Elle est tombée à l’eau.

Eh bien ce n’est pas ça. Ce n’est toujours pas ça, on croit le renversement du renversement et la fille, pietà de Michel-Ange, aussi jeune et belle, on la croit morte à souhait.

Eh bien non. Elle vit. C’était une noyade ratée.

C’est donc bien qu’on échappe.

Tempête. L’aurore, Murnau.

tempête, 2

 

Menditte. Mercredi 7 mai. Paysage 2010. Dater pour le plaisir, toucher le temps passer. Après le col d’Osquich, ne saurai pas y retourner, ça commence comme ça le paysage, tempest in my mind, toute la géographie avec moi qui tout le temps dégringole et ce sera en voiture si seulement tu, voiture, j’avais imaginé un récit avec voiture perchée sur une route de montagne à deux doigts d’une frontière, tout ça bien abstrait, en tout cas la voiture est en rade, les personnages, c’est peu dire que je les aime, en rade aussi, l’un avec migraine, au lit, l’autre en cure de sommeil, le 3ème se promène amnésique ni fille ni garçon ou bien un peu les deux, passons.

Les personnages en rade, c’est bien moi, ça. Les déplacements aussi tant qu’on y est mais ce n’est peut-être pas le déplacement qui bloque. Autre chose : de gros pics de joie, les mêmes que ceux que te donne la vie d’Henry Beyle racontée par lui-même. Peur que ça n’aille plus qu’avec la chimie, tout va avec la chimie, que la tête te tienne, chimie, que la joie te, chimie, que le cœur ne batte ni trop fort ni trop lent, chimie encore. Mais cette fois chimie ou pas, l’ombre était passée, soupçonner la peur de raconter + le plaisir d’après, plaisir de l’avoir fait, envers et contre, avoir raconté. La route ah la problématique des routes (de l’enfance à aujourd’hui), la problématique des espaces et de ceux qui y marchent et courent, y font des affaires, des fuites et débrouillardises, de Billy the Kid à ce garçon moldave rencontré par hasard et qui était en panne d’Europe.

Rouler. Roulions. Amusant parce qu’une fois parti c’était parti, même si m’inquiète toujours (col d’Osquich), alors que le désir accompagne, le moment de sa disparition, en réalité la route était l’élément n°1, l’élément essentiel pour la fabrication d’un assemblage désirable (image) et je pensais : sans doute en raison même de son lien de proximité au désir, la route m’est difficile à emprunter – alors que pour d’autres, pour ne pas les nommer, c’est le contraire : rester n’est pas possible.

Dans les mascarades, en Soule, spectacles collectivement créés, réunissant professionnels et amateurs, jeunes du village et moins jeunes, il y a les personnages rituels et parmi les personnages rituels le pitxu est clown et bohémien. Les rémouleurs ont la parole. Ils possèdent ragots et récits et disent aux maîtres, selon le niveau de politisation du village, ce que vivent les pauvres, les miséreux, comme dit le roi Lear. Ils mettent les points sur les i, aiguisent les couteaux, parlent du monde vaste et du petit et des géographies et chez Vittorini en Sicile c’est la même chose, le rémouleur évoque la douleur du genre humain offensé et les petitesses, chacun des tours joués et ce qu’il y a de bien pire, la grande offense, la grande douleur du monde, aiguiser et parler, aiguiser la langue bien pendue et aiguiser les couteaux avec lesquels tu.

On ne parle jamais trop autour de la chose essentielle ; elles reviennent comme elles savent le faire les histoires, reviennent floues comme si elles étaient des géographies, des paysages, reviennent comme ça, abstraites un peu, 2 histoires de silence. La 1ère histoire c’est un meurtre et le meurtrier un petit gars du village, l’assassiné un salopard du village, et le corps en vitesse est fichu derrière le bar. Les villageois sont interrogés mais pas un pour dire le corps caché et c’est pas qu’on en voulait au salopard ni qu’on aime le meurtrier.

Quand on parle c’est toujours pour dire autre chose. Le pas essentiel, et qui l’est, au fond.

Bon sang, encore une histoire de géographie, de cols, de douceurs et verdures froissées, ici c’est brûlé et là rose, mince, ce rose. Pour ça que tu la fermes, t’es pas à hauteur. Et que l’autre, tout autre, tu le planques, en ton sein, en quelque sorte, qui que tu sois.

On a dit qu’on échappait à ce qu’on disait, qu’on était autre chose que ce qu’on disait quand on disait, quand on parle, si on parle.

Les choses énormes que tu fais (énormes, appuyant sur le cours des siècles, bloquer entrées et issues ou bien les ouvrir comme on le fait des veines malades pour que toujours toujours le sang irrigue le muscle), les choses énooooormes de risquer ta vie – tu construis un radeau jour après jour récupérant un clou un bout de bois dans le siècle 21 dans la 2ème décennie du siècle 21 où tu habites, avec impression que tu as vécu, vitesse de la lumière, aller-retour, express, tous les autres siècles jusque-là, tu es au siècle 21 où on soigne et finance et investit et spécule sur le sur ou post-humanisme, l’homme ajouté, le robot ajouté, tu es au siècle 21 et sur la plage tu construis ton radeau, clou à clou et à moitié chemin de ton espoir, milieu de la Manche on te fait faire demi-tour, tu récitais les poèmes sur ton bateau, sur ton bateau qui est très réussi tu récitais les poèmes – j’ai pensé que les choses folles que tu fais (imagine : tu as 15 ans, passes en Syrie, héros d’une de ces histoires qu’on a trop lue, mince), j’ai pensé que les choses énormes étaient absolument muettes et si tu entrouvres la bouche tu dis sur les pavés la place de ton pied, la place exacte pour ton pied.

La 2ème histoire m’a échappé, c’est comme ça avec les histoires : je rêve de les attraper mais pour ça il faut attraper les hommes qui les racontent, on raconte tant d’histoires à côté du silence, j’ai écrit silence comme j’aurais écrit soleil, voilà.

C’est pas tout, ça. Parce qu’il y avait le col, les brebis et les vallonnements et pas du tout l’enfance ni même le rêvé de l’enfance mais l’étrange étranger le plus complet, il y avait la route et superposée à celle-là une autre, une route de tempête par dessus la première, tempête, c’est à dire bouleversement et on ne sait jamais ce que donnent les bouleversements. Chez le roi Lear, tu as vu, ce qui lui tombe dessus, avec des tonnes de flotte et des vents déchaînés, c’est la compassion, inattendue, alors là, tempête, sur une route de Soule, sur la toile paraissait soudainement la chose claire, phosphorescente, la chose que tu cherchais. 2010, Xiberoa. Paysage. 

 

tempête, 1

Le roi, qui a été frustré par la plus jeune de ses filles, sa préférée, Cordelia, qui n’a pas reçu d’elle le mot d’amour absolu, je vous aime, père, plus que tout au monde, décide de tout perdre. Il se dissémine, se disperse, s’éparpille. Il offre à la nuit son ancienne puissance, sa tyrannie. La nuit devient ouverte, rugissante ; dedans, il y a des ours, des vagues. Lear devient fou ou bien tout le monde observe qu’il va devenir fou. On ne peut pas souffrir autant. Autant de pluie sur ses épaules, et le rhume qu’il aura, et à son âge. Mais dit le roi, ou à peu près, c’est pas grand chose, cette pluie qui cisaille les os. Le pire, c’est ce qu’on fait aux autres os. Pourtant tout le monde s’inquiète, le roi est fool, dément, les deux, ou il va l’être. Kent, le compagnon de toujours, tente de le mettre à l’abri. Mais c’est l’orage qu’il faut au roi. Ce qu’il lui faut : la transformation. Transformation des os ; battent et palpitent. Le cœur est un vieil os, un ex-os. C’est après le premier mouvement qui fait du roi Lear ce malheureux prêt à affronter la gueule de l’ours, qui fait du corps du roi un corps nu, livré et délicat, un tyran dépossédé de la parole, c’est après ce premier mouvement de frustration de fille (le rien de Cordelia), d’ingratitude filiale, dit Lear, qu’on plonge dans le deuxième mouvement.

A l’ingratitude filiale, à l’homme puissant qui accepte ou plutôt souhaite se et tout perdre, succède l’homme sans possession, couronne de cheveux, jambes graciles ou bien costaud et plissé, ventre gras, dans tous les cas battu de vents et d’averses : le deuxième mouvement c’est de faire venir de l’extérieur les sollicitations, des images jamais rencontrées jusque-là. De les faire venir vers l’intérieur, que ça coïncide un peu. Ça marche. Les images rencontrent la pitié ou la conscience de Lear : les pauvres, oui, il y a des pauvres, des miséreux. Ils vivent dehors, sur les trottoirs, dans les forêts. Leur haillons ne les protègent de rien par temps de tempête et ils ne mangent pas à leur faim et jamais jamais jusque là le roi ne s’en est préoccupé. Mon luxe, va te faire voir. Ou plutôt partage-toi.

Ce moment de chute, dégringolade, tu avais la puissance et n’as plus rien qu’une feuille de vigne quelque part et des tombereaux d’eau sur les épaules, si souvent dans les fragilités te serres sur toi-même et regardes tes pieds, éventuellement les pavés où ils se posent, dans tous les cas craignant le pire, t’accroches aux paroles des autres même si ce sont des paroles en lambeaux mais t’y accroches parce qu’elles bouillonnent et excitent comme il faut ce qu’il faut et parce que ce sont les paroles des autres, eh bien non : le moment de chute de Lear est accompagné d’une connexion, on va dire super rapide, super forte et émouvante, entre les miséreux en haillons criblés de trous et de fenêtres (on les voit) et la capacité à les voir, recevoir. Quelque chose à l’intérieur leur a déjà fait une place. Et s’indigne que le luxe, le faste, soit toujours du même côté, que jamais personne n’ait eu l’idée de partager.

L’ingratitude filiale, le refus d’une fille (suivi de la saloperie des deux autres, Goneril et Rejane) entraîne Lear sous les vents, en désastre. Son cœur bat, qui était un os. Lear a le choix entre la mer et les ours. Et au lieu qu’il devienne le salaud total de la paranoïa, l’amertume incarnée, le rétrécissement, le vieux fou apprend les autres, le monde, et désire plus de justice sociale. Tempête.

Immense dans la perte comme dans le pouvoir, l’immensité que met en lumière la pluie qui tombe drue, verticale, l’immensité qui est signalée, nous est signalée (attention, tempête !), est une immensité qui s’est déjà perdue et se perdra d’une autre façon : en aspirant à des cieux, comme dit le roi, plus justes. Il faut se guérir du faste, ou que le faste se guérisse de lui-même. L’immensité, regardez-la : de se disperser mais de se disperser autrement que jusque là elle n’a fait. Non par goût de la dépense ou principe de plaisir qui va chercher sa mort. Mais sens de l’équité. Que l’orage t’a révélé.