tempête, 6

Le fleuve, donc. Des cimes d’arbres renversées. Puis emportées par les courants. Te dire ça : les courants, les remous, les vagues dans le fleuve. Droites verticales. Emportant les branchages et bientôt troncs emportant jusqu’au souvenir des sous-facturations que faisaient les sociétés bidons aux hommes d’état pour leur pub qui, la différence, faisaient payer, les millions de différences, faisaient payer par les partis et t’as vu la tête des partis, la tête des écoles t’as vu et la tête des écoles d’à côté, écoles et écrivains publics d’à côté qui marchent du tonnerre et les poètes sur la place et tous ceux d’entre nous qui mangent des haricots parce que ça nourrit les haricots d’ailleurs c’est un climat à haricots. Comme je te dis. Dans les forêts des poètes s’élancent, si tu leur parles poésie ils protestent, humbles et amusés, disent ça surgit parce qu’il y a un public comme pour Orphée les bêtes et les arbres, ça remue, avance, sur la place, sur la place ou en lisière, attendant la tempête et la tempête trace un rayon jaune et fabuleux, une arche de lumière, cette sorte d’électricité qui te fend les cieux sauf que ce n’est pas encore des cieux, c’est avant, bien avant les cieux, la lumière dessine la trace comme une arche et dessous restent les sous-factures et les millions d’en plus et chaque mot de travers et les poussières, l’arche violette en rougit de surgir là en ce point d’Est, elle est un symptôme, ne se cache pas comme symptôme, éclate le symptôme qu’elle est, fabriquant un dessus par-dessus les dessous, comme du temps où un volcan cachait un géant puis le géant gigotant faisait de lui-même une île cerclée des flots fameux et calmes calmes bleus comme si tu durais, pouvais durer et endurer, les dessous matelassés de billets de banque et de factures sur ou sous et de mots tissés de travers, à l’envers, les mots les mots tu les connais, 1 quand c’est 0, 1 à la place de 0 et tu composes vivant(e) avec l’absence, le contraire possible, tu es moche à celle que tu trouves la plus belle et quand lui que tu aimes meurt tu vas jusqu’à le jusqu’à le – le- le jusqu’à en faire du bon vivant, du socle et statue, tu dresses, ériges,  suscites. Parfois d’autres fois tu annules à tire larigot. Comme je te dis.  Parfois ils en sont arrivés là, les mots, ils ont fait rotation totale si bien que tu dis 0 quand tu désires 0 et il faut inverser de nouveau, faire tourner la machine à dresser, les désirs étaient morts, les appétits seuls criaient encore et encore comme appétit, on a des doutes. Plutôt prédation ou gloutonnerie, il n’y avait plus rien de beau ou d’excitant là-dedans car cette flèche, l’élan qui va et veut (veut l’amour total), cette flèche tournait dans le vide innommable et le vide c’est grand, l’innommable une grande plaine, 0 quand c’est 0, cette flèche cherchait et crachait en même temps venin et désespoir ; bien, il fallait faire la grande rotation, tu ne me manques pas pour l’affreuse souffrance de la privation, tu ne manques pas et c’est alors que l’arche, là-haut, ce moment où Zelda rentrait au campement après une nuit d’amour (aussi simple que ça), c’est alors que l’arche traversait d’Est en Ouest, une chose qui se dresse, surgit, il te faut continuer, répéter jusqu’à plus soif, c’est alors que l’arche traversait ce qui n’était pas encore le ciel ou les cieux mais le et les devenait, l’arche brille, brise, crée le dessus, les dessus.

Le fleuve, donc. Le silence était total. Plus un oiseau plus un hibou nulle part plus un lion ni un ours. Quant aux chiens ça faisait bien longtemps et un cheval de temps à autre, tout ce qu’on pouvait manger on mangeait. Il n’y avait que les mouches aux abords de la ville, il n’y avait plus que les mouches et tout près de l’ancienne prison 4 silhouettes grelottantes de peur et d’épuisement, couvertes de cendres et d’airs poisseux, dégoulinants, dans le lot des 4 est la fille, impeccable, au milieu du désastre quasi impeccable et indifférente semble-t-il faut-il dire. Des mouches mais pas un bruit, pas un vrombissement, des mouches aux dents poussées rougies du vieux sang des morts, de pus. 4 silhouettes et l’1 d’entre elles (mâle) la plus valide, celle d’un fils qui se croyait légitime et harcelait au bord de l’abîme, il n’y a pas si longtemps, son père aveugle. Il y a toujours eu un abîme avant, et on ne tombe que parce qu’on est déjà tombé. Innocent, trompé, le pire des trompés et le pire des innocents tue son frère illégitime, l’autre Ed, l’autre, l’autre. Le légitime, harcelé et harceleur comme il tourne, qu’à cela ne tienne , il est ou n’est pas l’autre, qu’il tue, pour la peine. Ne bascule pas complètement, notre Ed, à preuve sa présence ici, dans la ville en proie aux eaux et à la folie des vents (toute chose est au roi, sauf le vent). Sa présence auprès du Grec et de la fille impassible (visage long, cheveux longs, jambes longues, le tout bien soigné malgré les conditions, rien d’affecté, rien en sueur, rien d’inquiet), sa présence auprès du vieux Kent (barbu/non barbu c’est selon, porteur de nouvelles, de lettres et bâton de vieillesse du roi – au roi tout appartient, sauf le vent), la présence d’Ed qui faisait le fou dans les forêts pour ne pas l’être atteste qu’après avoir tué son frère il n’a pas renoncé à tenter d’être le légitime comme il a toujours cru et comme on a toujours dit. Il est là, en lutte. Lutte dans la ville, au pied de l’ancienne prison, contre la tempête qui déferle et les poussières et les gros troncs d’arbres déracinés, pour libérer le roi Lear et sa fille cadette que le bâtard frère mort a emprisonnés avant sa mort, ici. On se tient les uns les autres. Que la fille impassible qui n’a pas besoin de tenir aux autres, parfois elle frétille, inflige deux ou trois coups de canne qu’elle tient dans sa main droite au sol qui frétille en réponse – ouverture théâtrale.

Ed le fils survivant et cette sorte de début de rêve : ce qui vient avant sommeil, l’espace autour de soi, petite aire, sac ou bulle, buée. La buée se dessine, c’est le rêve : un homme et une femme aux lèvres jointes pour un baiser, les bouches s’entre-dévorent, soudain ou pas soudain, lentement, affreusement lentement, les bouches se dévorent, l’une prend l’autre et le contraire, ça ne fait plus qu’un seul visage mais difforme, cubique mou à la fois, inconsistant, joues molles comme montres gluantes, après l’espace c’est le temps qui joue sa partition, les 2 que nous étions, à nous embrasser, bravo, une figure atroce, décomposée, un instant.

C’est l’image que reçoit Ed, le plus valide d’entre nous, sous le porche de l’ancienne prison de ville alors qu’on sombre dans un sommeil étrange, une sorte d’évanouissement. C’est que la tempête fait rage.

Le fleuve, donc. On ne peut plus dire vague ; et ça ne flue plus ; ça ne charrie plus ; ça se soulève, horizontalement. Une colonne de mer ourlée et verte jusqu’à la nuit, jusqu’aux couleurs de nuit : la forme d’une bête, un animal marin inconnu, baleine si seulement ça y ressemblait, droit, dressé et surgissant, la vague ou flot a décidé de ne pas rouler ni d’aller de l’avant mais de faire barrage, de faire muraille, de faire dos ou front, une bête à l’œil vu de profil, œil rond et la gueule, gigantesque, fanions d’entre mâchoires, et la gueule de baleine noire, plus grosse qu’aucune, une gueule dressée sur des pattes invisibles, plantée, pattes invisibles, dans les sols limoneux, une gorge démesurée et au-dessus de la gorge la tête de baleine, au milieu l’œil rond et unique car elle est de profil, une bête de profil, toujours pas un bruit, sauf peut-être celui que font nos 4 silhouettes (moins 1 toujours impassible) grelottantes.

des bulles, des noeuds, des nuées

Le récit me pose question, questions, besoin de raconter et fatigue à raconter quand le dialogue que suppose le récit semble empêché, que le monde auquel le récit est attaché ne semble pas touché par lui – ou bien quand on a l’impression qu’il faudrait, le monde, le griffer pour de bon, à coup de récits qu’on ne sait pas mener et à coup de bien d’autres choses.

Du vague à l’âme, en ce qui me concerne, du vague à l’âme en ce qui concerne l’activité d’écrire, alors injustement opposée aux faits, à l’événement, à l’actualité. Au monde non raconté mais commenté, selon les termes du linguiste Harald Weinrich1. Le monde commenté ? Le dialogue dramatique, l’éditorial, le testament, le rapport scientifique, toute forme de discours rituels, les improvisations – y ajoutera-t-on l’information, les informations, ces commentaires radiophoniques ou télévisuels de l’actualité ?

Monde commenté, c’est partout où l’interlocuteur est en jeu, en jeu autant que le locuteur qui organise, lui, la narrativité. Dans le monde raconté, la fiction, le roman, on trouve à se détendre, se relâcher. Le commentaire, au contraire, va de pair avec cette tension qu’on peut dire engagement et risque : ni celui qui parle ni celui qui reçoit ne sont tranquilles. Tout commentaire est un fragment d’action2.

Joannes Etxebarria, bertuslari3 : le bertsu n’est pas de la poésie parce c’est la présence du public qui permet le surgissement de la parole, parce qu’il s’agit ici de communiquer, de le faire d’une manière subtile, belle et efficace. Ajouter que parfois un bertsu atteint la poésie. Quand il dit autre chose que ce qu’il avait pour visée urgente de communiquer. C’est donc en outre et dans un deuxième cas et à condition que. Quand la petite œuvre tient le coup hors de la présence de l’autre. Quand il tient le coup dans la détente, le relâchement. Poésie populaire, ça m’irait, dit Joannes Etxebarria.

Quant à moi, dire comme j’ai mal avec mes textes fermés, je ne sais où, juste là, écran, livres, bibliothèques ou blogs, fermés. Poser autrement la question du récit. Bouleversée à l’idée du danger, au moment de dire, du risque fou de l’abîme, là, aux pieds du diseur-improvisateur.

Un monde ? Qu’il soit commun et hors langage ? Ce n’est pas le cas : toute expérience est médiatisée, diversement, par des systèmes symboliques, par des récits. En tout cas, nous n’avons accès aux drames des hommes que par les histoires racontées. Nos vies, par épisodes, sont des histoires racontées. Ou des histoires pas racontées. Ou des histoires pas encore racontées mais qui pourraient l’être : des histoires potentielles. Paul Ricoeur4explique que le choc du possible n’est pas moindre que le choc du réel. Ces histoires qui vivent là, au-dessus, racontables, toujours racontables, sont aussi fortes que celles qui font événement et sont déjà racontées. Les histoires, toutes les histoires, sont inextricablement mêlées à l’expérience. S’il n’y a pas d’un côté le fond et de l’autre la forme, il n’y a pas non plus ici le récit et là le monde. Circularité ou continuité entre monde et discours : l’un est touché par l’autre. Syntaxe, temps verbaux, modalités, chronologie, sens de l’épisode, visée d’un but, d’une chute, expression d’une crise, ce sont les outils qui servent à commenter et à raconter. C’est de cela que le monde est pétri. Un monde qui ne serait pas dit ? C’est la béance, un trou, du réel nu, un zéro que rien ne viendrait symboliser. Le néant.

Le monde, un immense récit. Que ce récit s’adresse dans un moment de danger, du moins de risque et de tension, à un public lui-même en tension. Ou que ce récit vise la détente, la remémoration des histoires passées ou des histoires possibles.

La radio. Le bruit que fait le monde. Un sentiment partagé je crois, d’ahurissement ou d’hallucination, que ces jours-ci on appelle, entre nous, sentiment de déréalisation. On ne sait pas bien définir mais impression d’un monde coupé, d’un monde coupé de ce qui le fonde : le récit.

Le jour du dernier tour des élections européennes : Marine Le Pen apparaît aux téléspectateurs devant des affiches déjà prêtes sur lesquelles le Front national est nommé premier parti de France. Les résultats étaient sus ; les sondages valaient résultats. De là à dire que l’opinion avait été si bien préparée et fabriquée que l’acte de voter était déjà joué.

L’ombre d’autre chose : la preuve d’un récit à l’envers. Voilà bien ce qu’est une histoire, c’est quelque chose qu’on peut raconter à l’envers, c’est ce dont on connaît la fin et qu’on peut à tout moment re-raconter. On connaissait la fin ou le résultat des élections européennes en France avant le résultat du 25 mai. On pouvait dire la fin avant le début.

Premier glissement : on est dans le monde commenté, avec semblant de moments de tension et semblant d’interlocuteurs, avec mise en scène du danger, avec engagement dans la situation d’énonciation et engagement du récepteur ; pourtant on connaissait la fin. La tension est soudain relativisée. On disait la fin avant le début ? Non qu’on la connaisse mais qu’on, un on très sombre, très flou, très indéterminé, la souhaite ?

Ce n’était pas une histoire commentée mais ce n’était pas non plus une histoire racontée ; c’était de la pub. L’affaire importante du vivre ensemble était traitée comme de la pub, c’est à dire au moyen d’un autre discours, un qui anticipe sur le désir et le besoin. Dès le début on nous vendait la fin, à force d’annonces, de bruits et rumeurs, de sondages d’opinion. La situation avant l’événement est la même qu’après l’événement : le monde est intouché, inchangé, il n’y a pas d’événement. Le monde peut paraître bousculé mais ne l’est pas : il est tel qu’on l’a dit au début, qu’on l’a proféré.

Certes le Front national faisait un gros chiffre (mais dans cette histoire même les chiffres étaient trompeurs, l’abstention choisie et l’abstention subie par les travailleurs étrangers résidents en France venaient un peu changer la donne). Certes le FN serait représenté au parlement européen. Certes il s’était passé quelque chose ; pourtant ce quelque chose n’avait pas eu lieu ce jour-là : la preuve, les affiches étaient déjà imprimées le jour du résultat. L’événement, le moment de la crise, ça faisait longtemps qu’il traînait, rampait. Il ne s’était rien passé qui ne se fût déjà passé. De là à dire qu’il ne s’était rien passé. L’acte (de voter) n’avait rien changé à l’affaire.

De là à dire qu’il ne s’était rien passé.

On avait une de ces gênes, un de ces malaises.

De comprendre qu’il n’y avait aucun événement et que pourtant on posait dessus les mots de l’événement majeur, de la crise telle qu’après elle le monde dût changer et les personnages n’être plus jamais les mêmes : on entendait choc, séisme, bouleversement.On l’entendait de la bouche même de ceux qui avaient préparé, qui avaient dit, au début, la fin. On entendait, rien ne changeait.

Il y avait alors le monde du langage. Il était parti là-bas, bien loin.

Et ici, nous engloutissant, risquant de le faire en tout cas, le monde-monde.

Le monde séparé des mots.

« On nous a volé les mots. »

On ne voyait plus le monde ; on en devinait le trou irreprésentable.

On se sentait déréalisés, on le disait entre nous. Ce bruit que faisait la répétition et les contradictions du discours organisé en sophismes pervers. En réalité, nous comprenions que loin d’être déréalisés, nous étions au contraire poussés au réel, jetés dans le vide que fait le réel, c’est à dire dans l’absence, l’horreur de l’absence des mots qui signifient. Nous étions dé-symbolisés – mais c’est d’une telle évidence de vivre dans un monde que le discours habille et permet qu’il nous semblait que nous tombions dans le non sens, que nous perdions notre réalité, nous nous disions déréalisés.

Retour à la contradiction, posée par le linguiste Harald Weinrich, entre monde commenté et monde raconté. On l’a vu, la rumeur de notre actualité ne renvoie ni au commentaire ni au récit. Il s’agirait d’histoires possibles, vendues bien cher (merci Bygmalion), dont la structure narrative copie les histoires passées, la fin vendue avant l’événement. Bon, on a un vrai problème de récit. On ne sait pas du tout ce que c’est que ce récit qui annule l’événement. Qui le remplace.

Problème de récit -dans le temps de la composition narrative. Il n’y a tellement pas d’expériences en dehors de ce qui se bâtit ici, en écrivant. A partir d’images et de ces idées qu’on tord, bien qu’indicibles, dans les mots. Pas d’expérience sauf quand on noue l’abrupt à l’abrupt- mes souvenirs sont contradictoires, en pagaïe, et cette sorte d’émotion à joindre l’inconciliable. Que la chronologie soit bousculée, tu parles, ce n’est pas le signe sûr qu’un récit foute en l’air le récit en annulant l’événement. Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais même pas le début, idées et images et cette forme d’absence à soi, maladie, à partir de quoi tu montes ton petit bâtiment.

Ce n’est pas l’inversion des temps qui fait du discours médiatique, puisqu’il faut dire ainsi, un discours qui dé-symbolise le monde. L’inversion, c’est dire aujourd’hui ta mort de demain. C’est imaginer. C’est subir par métaphore. Ici, où ça parle bruyamment, ici, on on produit les affiches affirmant le Front National avant que les électeurs en décident, ici, où un ancien président UMP poursuivi par plus d’affaires que toute la Vème république réunie se propose nouveau chef de l’UMP, ici, où l’après est dit avant, ici, où il n’y a pas d’événement, ici, où on l’affirme pourtant, et d’autant plus fort qu’il n’y en a pas, ça n’inverse pas : ça écrase.

Un vrai problème de récit, donc. Greimas, linguiste et sémioticien, lie la théorie de la communication au problème de la véridiction. Dire vrai et croire vrai sont les deux éléments du contrat liant entre eux les parlants. Chaque message donné / reçu se présente ainsi : il paraît ou ne paraît pas vrai. Il est ou il n’est pas. C’est un jeu de vérité que le jeu ou l’exercice de la communication. Ce qui s’énonce dépend, du point de vue de la vérité, tant de celui qui parle que de celui qui écoute et croit, ou non.

Voilà qui donne aux auditeurs concernés que nous sommes une responsabilité énorme. Pas question de se laisser dé-symboliser ( monde sans mots parce que les mots ont filé, dénués de sens, loin de nous, mensonges donnés comme vérités, comme des histoires archisues et finies, racontées, passées).

Dans Les Nuées, pièce comique qu’Aristophane écrit au Vème siècle avant Jésus-Christ, un paysan, pour échapper à ses dettes, veut « apprendre le discours sophistique qui dit à la fois une chose et son contraire, qui démontre que les mots dette, jour du terme n’ont pas de sens »5. Le débiteur n’est lié par rien. Il n’est pas relié. Plus de monde. Les mots ont quitté le monde et le débiteur l’a quitté aussi. Des mots, des mots. Organisés et cohérents et en quoi on croit comme des fous. Ce qui se passe pour le paysan du Vème siècle avant Jésus-Christ est à l’opposé de ce qui se passe pour moi, qui écoute les informations. Les conséquences sont les mêmes pour nous deux.

Chez Aristophane, le discours crée les conditions d’un monde tout autre et tout faux. Un monde de pure fiction, inventé, dont il ne faut jamais sortir à moins de se prendre un grand coup de réalité dans la figure. Quant à moi, je crains de perdre la possibilité du récit, de l’invention du monde mais je risque aussi un gros coup de réalité : ce fascisme en quoi je ne crois plus, à force, il en profitera bien.

Ce n’est pas rien si c’est le besoin économique (échapper aux dettes) qui pousse le paysan d’Aristophane à apprendre l’art de dire blanc ce qui est noir, bon marché ce qui est cher, rendu le dû et passé le futur. Dans le film de Scorsese Le loup de Wall Street, le héros, trader de talent, commence avec quelques illusions : s’il s’enrichit, les autres s’enrichiront aussi. Le personnage qui l’initie à la vie dans les nuées lui explique tout de suite : on se fiche que les autres s’enrichissent, le tout est qu’il faut que ça tourne, tourne tout le temps, en haut, il ne faut pas que quelqu’un vienne un jour te réclamer son paquet d’argent. Il ne faut pas que les mots et le monde coïncident. En haut, dans les nuées, c’est ce qu’on appelle une bulle. On la connaît économique – elle est permise et doublée par une autre bulle, celle du discours qui a décidé, ici et là, de quitter le monde. De faire fiction, une fiction qui empêche toutes les fictions. Une qui tue le récit.

Alors il faut refaire les nœuds, rapiécer, nouer sans fatigue l’abrupt à l’abrupt.

1 Harald Weinrich, Le temps.

2Paul Ricoeur, Temps et récit, tome II, p 127.

3 Bertsulari : improvisateur en langue basque.

4Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I, page 150.

5Pierre Judet de la Combe, le jour où Solon abolit la dette des Athéniens. Libération, 31 mai 2010.