Le récit me pose question, questions, besoin de raconter et fatigue à raconter quand le dialogue que suppose le récit semble empêché, que le monde auquel le récit est attaché ne semble pas touché par lui – ou bien quand on a l’impression qu’il faudrait, le monde, le griffer pour de bon, à coup de récits qu’on ne sait pas mener et à coup de bien d’autres choses.
Du vague à l’âme, en ce qui me concerne, du vague à l’âme en ce qui concerne l’activité d’écrire, alors injustement opposée aux faits, à l’événement, à l’actualité. Au monde non raconté mais commenté, selon les termes du linguiste Harald Weinrich1. Le monde commenté ? Le dialogue dramatique, l’éditorial, le testament, le rapport scientifique, toute forme de discours rituels, les improvisations – y ajoutera-t-on l’information, les informations, ces commentaires radiophoniques ou télévisuels de l’actualité ?
Monde commenté, c’est partout où l’interlocuteur est en jeu, en jeu autant que le locuteur qui organise, lui, la narrativité. Dans le monde raconté, la fiction, le roman, on trouve à se détendre, se relâcher. Le commentaire, au contraire, va de pair avec cette tension qu’on peut dire engagement et risque : ni celui qui parle ni celui qui reçoit ne sont tranquilles. Tout commentaire est un fragment d’action2.
Joannes Etxebarria, bertuslari3 : le bertsu n’est pas de la poésie parce c’est la présence du public qui permet le surgissement de la parole, parce qu’il s’agit ici de communiquer, de le faire d’une manière subtile, belle et efficace. Ajouter que parfois un bertsu atteint la poésie. Quand il dit autre chose que ce qu’il avait pour visée urgente de communiquer. C’est donc en outre et dans un deuxième cas et à condition que. Quand la petite œuvre tient le coup hors de la présence de l’autre. Quand il tient le coup dans la détente, le relâchement. Poésie populaire, ça m’irait, dit Joannes Etxebarria.
Quant à moi, dire comme j’ai mal avec mes textes fermés, je ne sais où, juste là, écran, livres, bibliothèques ou blogs, fermés. Poser autrement la question du récit. Bouleversée à l’idée du danger, au moment de dire, du risque fou de l’abîme, là, aux pieds du diseur-improvisateur.
Un monde ? Qu’il soit commun et hors langage ? Ce n’est pas le cas : toute expérience est médiatisée, diversement, par des systèmes symboliques, par des récits. En tout cas, nous n’avons accès aux drames des hommes que par les histoires racontées. Nos vies, par épisodes, sont des histoires racontées. Ou des histoires pas racontées. Ou des histoires pas encore racontées mais qui pourraient l’être : des histoires potentielles. Paul Ricoeur4explique que le choc du possible n’est pas moindre que le choc du réel. Ces histoires qui vivent là, au-dessus, racontables, toujours racontables, sont aussi fortes que celles qui font événement et sont déjà racontées. Les histoires, toutes les histoires, sont inextricablement mêlées à l’expérience. S’il n’y a pas d’un côté le fond et de l’autre la forme, il n’y a pas non plus ici le récit et là le monde. Circularité ou continuité entre monde et discours : l’un est touché par l’autre. Syntaxe, temps verbaux, modalités, chronologie, sens de l’épisode, visée d’un but, d’une chute, expression d’une crise, ce sont les outils qui servent à commenter et à raconter. C’est de cela que le monde est pétri. Un monde qui ne serait pas dit ? C’est la béance, un trou, du réel nu, un zéro que rien ne viendrait symboliser. Le néant.
Le monde, un immense récit. Que ce récit s’adresse dans un moment de danger, du moins de risque et de tension, à un public lui-même en tension. Ou que ce récit vise la détente, la remémoration des histoires passées ou des histoires possibles.
La radio. Le bruit que fait le monde. Un sentiment partagé je crois, d’ahurissement ou d’hallucination, que ces jours-ci on appelle, entre nous, sentiment de déréalisation. On ne sait pas bien définir mais impression d’un monde coupé, d’un monde coupé de ce qui le fonde : le récit.
Le jour du dernier tour des élections européennes : Marine Le Pen apparaît aux téléspectateurs devant des affiches déjà prêtes sur lesquelles le Front national est nommé premier parti de France. Les résultats étaient sus ; les sondages valaient résultats. De là à dire que l’opinion avait été si bien préparée et fabriquée que l’acte de voter était déjà joué.
L’ombre d’autre chose : la preuve d’un récit à l’envers. Voilà bien ce qu’est une histoire, c’est quelque chose qu’on peut raconter à l’envers, c’est ce dont on connaît la fin et qu’on peut à tout moment re-raconter. On connaissait la fin ou le résultat des élections européennes en France avant le résultat du 25 mai. On pouvait dire la fin avant le début.
Premier glissement : on est dans le monde commenté, avec semblant de moments de tension et semblant d’interlocuteurs, avec mise en scène du danger, avec engagement dans la situation d’énonciation et engagement du récepteur ; pourtant on connaissait la fin. La tension est soudain relativisée. On disait la fin avant le début ? Non qu’on la connaisse mais qu’on, un on très sombre, très flou, très indéterminé, la souhaite ?
Ce n’était pas une histoire commentée mais ce n’était pas non plus une histoire racontée ; c’était de la pub. L’affaire importante du vivre ensemble était traitée comme de la pub, c’est à dire au moyen d’un autre discours, un qui anticipe sur le désir et le besoin. Dès le début on nous vendait la fin, à force d’annonces, de bruits et rumeurs, de sondages d’opinion. La situation avant l’événement est la même qu’après l’événement : le monde est intouché, inchangé, il n’y a pas d’événement. Le monde peut paraître bousculé mais ne l’est pas : il est tel qu’on l’a dit au début, qu’on l’a proféré.
Certes le Front national faisait un gros chiffre (mais dans cette histoire même les chiffres étaient trompeurs, l’abstention choisie et l’abstention subie par les travailleurs étrangers résidents en France venaient un peu changer la donne). Certes le FN serait représenté au parlement européen. Certes il s’était passé quelque chose ; pourtant ce quelque chose n’avait pas eu lieu ce jour-là : la preuve, les affiches étaient déjà imprimées le jour du résultat. L’événement, le moment de la crise, ça faisait longtemps qu’il traînait, rampait. Il ne s’était rien passé qui ne se fût déjà passé. De là à dire qu’il ne s’était rien passé. L’acte (de voter) n’avait rien changé à l’affaire.
De là à dire qu’il ne s’était rien passé.
On avait une de ces gênes, un de ces malaises.
De comprendre qu’il n’y avait aucun événement et que pourtant on posait dessus les mots de l’événement majeur, de la crise telle qu’après elle le monde dût changer et les personnages n’être plus jamais les mêmes : on entendait choc, séisme, bouleversement.On l’entendait de la bouche même de ceux qui avaient préparé, qui avaient dit, au début, la fin. On entendait, rien ne changeait.
Il y avait alors le monde du langage. Il était parti là-bas, bien loin.
Et ici, nous engloutissant, risquant de le faire en tout cas, le monde-monde.
Le monde séparé des mots.
« On nous a volé les mots. »
On ne voyait plus le monde ; on en devinait le trou irreprésentable.
On se sentait déréalisés, on le disait entre nous. Ce bruit que faisait la répétition et les contradictions du discours organisé en sophismes pervers. En réalité, nous comprenions que loin d’être déréalisés, nous étions au contraire poussés au réel, jetés dans le vide que fait le réel, c’est à dire dans l’absence, l’horreur de l’absence des mots qui signifient. Nous étions dé-symbolisés – mais c’est d’une telle évidence de vivre dans un monde que le discours habille et permet qu’il nous semblait que nous tombions dans le non sens, que nous perdions notre réalité, nous nous disions déréalisés.
Retour à la contradiction, posée par le linguiste Harald Weinrich, entre monde commenté et monde raconté. On l’a vu, la rumeur de notre actualité ne renvoie ni au commentaire ni au récit. Il s’agirait d’histoires possibles, vendues bien cher (merci Bygmalion), dont la structure narrative copie les histoires passées, la fin vendue avant l’événement. Bon, on a un vrai problème de récit. On ne sait pas du tout ce que c’est que ce récit qui annule l’événement. Qui le remplace.
Problème de récit -dans le temps de la composition narrative. Il n’y a tellement pas d’expériences en dehors de ce qui se bâtit ici, en écrivant. A partir d’images et de ces idées qu’on tord, bien qu’indicibles, dans les mots. Pas d’expérience sauf quand on noue l’abrupt à l’abrupt- mes souvenirs sont contradictoires, en pagaïe, et cette sorte d’émotion à joindre l’inconciliable. Que la chronologie soit bousculée, tu parles, ce n’est pas le signe sûr qu’un récit foute en l’air le récit en annulant l’événement. Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais même pas le début, idées et images et cette forme d’absence à soi, maladie, à partir de quoi tu montes ton petit bâtiment.
Ce n’est pas l’inversion des temps qui fait du discours médiatique, puisqu’il faut dire ainsi, un discours qui dé-symbolise le monde. L’inversion, c’est dire aujourd’hui ta mort de demain. C’est imaginer. C’est subir par métaphore. Ici, où ça parle bruyamment, ici, on on produit les affiches affirmant le Front National avant que les électeurs en décident, ici, où un ancien président UMP poursuivi par plus d’affaires que toute la Vème république réunie se propose nouveau chef de l’UMP, ici, où l’après est dit avant, ici, où il n’y a pas d’événement, ici, où on l’affirme pourtant, et d’autant plus fort qu’il n’y en a pas, ça n’inverse pas : ça écrase.
Un vrai problème de récit, donc. Greimas, linguiste et sémioticien, lie la théorie de la communication au problème de la véridiction. Dire vrai et croire vrai sont les deux éléments du contrat liant entre eux les parlants. Chaque message donné / reçu se présente ainsi : il paraît ou ne paraît pas vrai. Il est ou il n’est pas. C’est un jeu de vérité que le jeu ou l’exercice de la communication. Ce qui s’énonce dépend, du point de vue de la vérité, tant de celui qui parle que de celui qui écoute et croit, ou non.
Voilà qui donne aux auditeurs concernés que nous sommes une responsabilité énorme. Pas question de se laisser dé-symboliser ( monde sans mots parce que les mots ont filé, dénués de sens, loin de nous, mensonges donnés comme vérités, comme des histoires archisues et finies, racontées, passées).
Dans Les Nuées, pièce comique qu’Aristophane écrit au Vème siècle avant Jésus-Christ, un paysan, pour échapper à ses dettes, veut « apprendre le discours sophistique qui dit à la fois une chose et son contraire, qui démontre que les mots dette, jour du terme n’ont pas de sens »5. Le débiteur n’est lié par rien. Il n’est pas relié. Plus de monde. Les mots ont quitté le monde et le débiteur l’a quitté aussi. Des mots, des mots. Organisés et cohérents et en quoi on croit comme des fous. Ce qui se passe pour le paysan du Vème siècle avant Jésus-Christ est à l’opposé de ce qui se passe pour moi, qui écoute les informations. Les conséquences sont les mêmes pour nous deux.
Chez Aristophane, le discours crée les conditions d’un monde tout autre et tout faux. Un monde de pure fiction, inventé, dont il ne faut jamais sortir à moins de se prendre un grand coup de réalité dans la figure. Quant à moi, je crains de perdre la possibilité du récit, de l’invention du monde mais je risque aussi un gros coup de réalité : ce fascisme en quoi je ne crois plus, à force, il en profitera bien.
Ce n’est pas rien si c’est le besoin économique (échapper aux dettes) qui pousse le paysan d’Aristophane à apprendre l’art de dire blanc ce qui est noir, bon marché ce qui est cher, rendu le dû et passé le futur. Dans le film de Scorsese Le loup de Wall Street, le héros, trader de talent, commence avec quelques illusions : s’il s’enrichit, les autres s’enrichiront aussi. Le personnage qui l’initie à la vie dans les nuées lui explique tout de suite : on se fiche que les autres s’enrichissent, le tout est qu’il faut que ça tourne, tourne tout le temps, en haut, il ne faut pas que quelqu’un vienne un jour te réclamer son paquet d’argent. Il ne faut pas que les mots et le monde coïncident. En haut, dans les nuées, c’est ce qu’on appelle une bulle. On la connaît économique – elle est permise et doublée par une autre bulle, celle du discours qui a décidé, ici et là, de quitter le monde. De faire fiction, une fiction qui empêche toutes les fictions. Une qui tue le récit.
Alors il faut refaire les nœuds, rapiécer, nouer sans fatigue l’abrupt à l’abrupt.
1 Harald Weinrich, Le temps.
2Paul Ricoeur, Temps et récit, tome II, p 127.
3 Bertsulari : improvisateur en langue basque.
4Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I, page 150.
5Pierre Judet de la Combe, le jour où Solon abolit la dette des Athéniens. Libération, 31 mai 2010.