la bataille d'Anghiari, fresque

1.

 L’image coupe le toit. Au milieu, la photo est rayée d’une trace verticale surexposée. A droite de la poutre de lumière un auvent protège un carré de gazon. Au premier plan est la terrasse où mènent des escaliers de béton. En bas, le corps est recroquevillé et on s’aperçoit qu’il a, même gisant, fière allure. C’est la tête d’un platane derrière le corps. Un nuage est percé de fils de communications qui s’étoilent, forment des triangles aux traits superposés. C’est un nuage  étranglé.

 L’homme au crâne rasé approche de lui la photo. La lumière hachée, répandue à grands coups de pinceaux, tombe jaune dans ses yeux. L’homme prend une loupe sur la table couverte de la nappe cirée aux motifs géométriques. Il regarde vers le haut de la pièce, la lumière orangée est surnaturelle. A un crochet un vieux sac est pendu, de cuir informe, brun. La photo tombe au pied de la table. Elle est à cheval entre deux dalles brunes, géométriques.

 Tolosa, 3 août 1968. Dans les archives du commissariat, il y a des années, on avait fait bien du remue-ménage avant de tomber sur le bon dossier et, contre toute attente sur la réponse en image à la disparition de Joxe.

 L’homme a une trentaine d’années, un blouson de daim râpé, les mains attachées dans le dos. Il incline légèrement la tête. A la femme qui a suivi, on ne voit qu’un œil, exorbité. Elle est la mère de l’homme que l’on conduit dans les couloirs souterrains du commissariat. Cinq nuits, six jours, elle demeure debout, dehors, derrière grilles et garde civils. Comme à l’église la mère est voilée. Profère de secrètes imprécations. Rien mais fleurie et pesante cette couronne de cheveux. Des cheveux épiques, un drap fait de crins sanglants. Le gros œil où la lumière plonge pliée rougit au-dessus des ridules. La vieille au fichu pleure du sang, immortalisée comme elle est, femme et mère de cire. Elle crie des prières secrètes, les dernières armes, elle maudit. Jamais Noémie E. n’a revu son fils cadet. Le 16 octobre 1963, dans l’aube grise, elle quitte le trottoir. Apprendra plus tard par la photo comment a fini Joxe : écrasé sur le ciment de la cour intérieure d’un commissariat. Après des heures à regarder, œil rougi derrière la loupe, la mère a vu les contusions. Jamais on ne retrouva trace de Joxe, du corps de Joxe. Si ce n’est, contre toute attente, sur une photo, des années plus tard.

 La chaleur est oppressante, le soleil voilé. Le ciel descend. Les lourdes nasses grises rejoignent les goudrons. Le trottoir fond. Il plonge. Un ravin s’ouvre. L’orage, Noémie ne l’a pas entendu venir. Elle se sert du parapluie comme d’une canne. Le trottoir avale ses pas. Un arbousier dont les fruits ne sont pas comestibles et un bouquet d’airelles orangées aux feuilles subtiles la reçoivent en bas. La vieille a perdu son fichu, ses cheveux blancs la drapent au pied d’un pin gigantesque qui troue les nuages là-haut et autre chose d’inconnu, qui le restera. Les cheveux sont un voile de voyage, à travers eux file la lumière, clignote.

 A droite sont les forêts. A gauche on ne regarde pas. Les troncs passent, la lumière est verdâtre, attristée, c’est la lumière rapide des sous-bois dont le principe est l’intermittence. Le noir gagne en force. Dans les sous-bois on ne serait pas étonné de voir fleurir quelque chose, une de ces fleurs d’attristement aux yeux de sang et formes de femmes grattant le sol avec les ongles en quête de quelques vers gras, de racines.

 La vieille femme est assise sur une prairie d’airelles. Le fichu qu’elle portait sur la tête est posé devant elle, à la façon d’une petite nappe. Elle porte à sa bouche des miettes invisibles. Un objet est camouflé sous les herbes qui en cet endroit ont poussé dru. Il s’agit d’un sac de cuir informe. La vieille femme se sert du sac comme d’un oreiller. Le sommeil vient. Puis la nuit. Et la lumière de nouveau. C’est une lumière dont on dirait qu’elle a connu les clairs obscurs d’avant l’électricité. Un petit vent courbe la branche d’un rosier sauvage.

 2.

 Elle a une vingtaine d’années, les toits des maisons sont craquelés d’un givre fragile. Des oiseaux de mers volent par dessus le givre et les toits. Il faut faire vite. Les ongles de pied de la jeune femme sont peints. La femme porte à cet instant un prénom d’oiseau. Paloma regarde vers le ciel et les oiseaux gris dont le plumage et les becs acérés reflètent les variations du givre. Les becs de métal froid réfléchissent les nuances et les cristaux. On dirait que les becs portent des poissons ; ce sont de drôles de croix qui planent, scintillantes.

 Paloma est modèle pour peintres madrilènes. Les portraits d’elle se succèdent, avec cette particularité que de l’un à l’autre il est difficile de reconnaître Paloma. Qu’elle se grime, imite des âges, allures ou genres  différents ne suffit pas à expliquer le registre extrêmement mobile de ses représentations. Quand viendra la mort, la femme aux masques multiples sur qui le temps n’a pas marché sera limpide et épurée. C’est du moins ce que j’imagine. Rien, dans la chronologie supposée de ses portraits, n’étaye cette idée de simplification progressive des lignes et des traits. Les portraits de Paloma se succédaient et Paloma succédait à elle-même.

 Ses souliers sont trop grands pour elle, ils la blessent. Elle fait de tout petits pas sur les pavés irréguliers. La souffrance lui arrache des larmes. Les façades des immeubles s’aplatissent en draps mortuaires. Les draps mouvants sont jaunes de blé. Du blé s’élancent de violentes flammes bleues, joyeuses. Le champ est incendié et pelé où bientôt des pierres tombent. Elles tombent du ciel, une pierre sur l’autre, un pêle-mêle de pierres. Les tumuli ou tombes ou menhirs s’accumulent. Avec ses chaussures à talons, Paloma avance. Les rochers sont gros comme des genoux ou des mamelles. Elle est arrivée en haut où est perché l’atelier du peintre qui signera Rueda le portrait qu’il fera d’elle. Paloma, les pieds en sang, est devant lui, le peintre ne cache pas son agacement. Vous n’êtes pas celle que vous dites. Il lui arrache la capeline qu’elle porte. Les cheveux de Paloma sont rouges. Elle offre au regard du peintre son corps et ses cheveux de feu ; il ne leur accorde pas la moindre attention. Il peint à la place de Paloma une femme grave et mesurée, vêtue d’un manteau couleur du ciel sage, un manteau bleuté, la femme tient dans ses bras le corps languissant de quelqu’un.

 Le 20 juillet 2011, la pluie battait. Au moment où je vois Paloma tomber aux pieds du peintre qui la représente en Piéta recevant le corps d’une sorte de Christ, je trouve dans ma boite à lettres la vingt-cinquième lettre de Goio et brusquement le ciel est rincé. Vous n’êtes pas celle que vous dites. Mais laquelle, répond Paloma interloquée. C’est qu’elle en prit, des identités. Ce jour-là, elle reste nue, dans la pose qu’elle s’est choisie, brûlante comme le ciel et les cheveux sanglants comme les pieds, sous le regard aveugle du peintre qui signe Rueda. La Piéta peinte est sans intérêt. Je range dans mon tiroir, avec la lettre de Goio, des photos d’hommes coincés dans les fortins du désert. C’est en 1920, dans le Rif. Sur l’une d’elles, un soldat tient par les cheveux la tête coupée d’un vieux chef de guerre espagnol. Les deux visages, celui aux yeux clos et celui aux yeux plissés, posent de concert. Sur une autre photo le beau-père de Michèle, fringuant, quittait son village du Tarn pour mater la révolte des Druzes en Syrie, c’était à sauve qui peut et en 1923, sauve qui peut mais j’ai vu Alexandrie.

 Le 21 juillet, en fin de journée, le ciel a brûlé. A Erromardia le lieu était mobile, il avait des plissements (des plaies). On avait l’idée d’un froissement (tête froissée chevelue par-dessus les pins, par-dessus les saules), la roche schisteuse et dans la descente, le flysch qui crache la petite eau, plus existante d’avoir appartenu à l’autre, gigantesque, dont l’idée écrase. Sur les galets le bruit physique est caressé, c’est un bruit qui est la peau ou qui est à la peau. L’arbre seul (le pin) vaut pour les autres essences. Et la réduction de la crique pour la permanence. Le sentier est exigu (avec les monstres des oliviers du Mexique, des oyats, des conifères hérissés, surpris). La matière est accroupie et dans la matière on voit pour de bon des dinosaures et chaque ultimatum de l’âme. On connaît une grève de la faim, une fermeture d’usine, le deuil d’un fils, un futur inenvisageable fait de bêtes robotisées et de paquets d’écume. On a les mains des singes. On a les poitrines velues et des cornes de vache. Io, sous les sabots de qui des terres en pointillés surgissent. On a des oreilles. Les vagues viennent et en quittant froissent nos oreilles de papier. Les galets blessés de cercles en étage et concentriques, des colimaçons en mémoire d’une mer fermée et maternelle, grattent, frottent. Un pan de  mur de mer et de lave, vertical, blanchâtre et tout là-haut c’est vert avec des nuances d’été, vif, le plus vif qu’on puisse imaginer alors qu’on a vu cent fois plus vif, en attendant le mur on le pétrit, c’est un mur à pétrir.

Paloma en prières. Ce n’est pas le portrait que peignit le jeune étudiant en arts signant Rueda qui, raconta Paloma, l’avait giflée ce jour-là. De celui-ci on ne connaît que le vrai faux portrait en capeline bleue, la Piéta bleue. Paloma en prières, je le trouvai dans la maison de Tolosa où je passai au début de l’été 2011. Paloma y est plus belle que jamais, absolument reconnaissable bien que plus âgée que sur les autres portraits. Chez Carmen, à Tolosa, le portrait aux prières est rangé dans l’album photographique, à côté des grands-pères et de la fille quand elle était enfant et déguisée en clown. Carmen suppose qu’il appartenait à la mère, elle ne l’a jamais remarqué, collé entre deux pages, jamais. C’est ainsi peut-être que la mère priait. Juste une image pieuse. La mère de Carmen est celle de Goio. La mère mourut sans avoir revu son fils. Les derniers mois elle était accablée de diabète et de fatigue et on lui coupa les orteils du pied gauche. On rogna jusqu’à la cheville. Enfin, au dessus du genou. Ce qui restait de la jambe était encore bleu. Elle s’éteignit. Quelques jours auparavant, elle avait noué dans un mouchoir deux parts de touron, une pour toi, une pour Goio, avait-elle dit à sa fille. Regarde quel beau ciel nous arrive brusquement. Elles avaient levé la tête, toutes les deux, la mère et la fille.

Au Plaza Berri un homme se tenait debout, coudes au comptoir, haut perché sur ses talons, vêtu d’une robe à petites fleurs délavée, ancienne et boutonnée jusqu’au col. La robe laissait voir des genoux énormes, des mollets poilus aux veines bleues. Les pieds noueux avaient fait sauter les boucles des escarpins noirs. Le patron, silencieux jusque là, occupé de mots croisés, me prit à part. Ne crois surtout rien à ce propos, c’est respect. Le patron du Plaza Berri sifflait ses mots. L’œil sur le bord des dents. Chaque jour depuis la mort de sa femme, il met une de ses robes. Le patron ouvre les bras, les garde en l’air un l’instant. La contrariété le surprend ainsi, ailes déployées, je reprends un café.

 Une femme au comptoir, la tête sur l’épaule, lasse, fouille au fond de son sac. Elle fait glisser sur le comptoir, jusqu’à moi, un petit portrait, cinq centimètres sur cinq. C’est une femme dit-elle. Elle est belle et confuse, n’est-ce pas. C’est évident, on dirait un homme. Le problème, poursuit lentement la femme alanguie du comptoir, c’est qu’elle m’empêche de dormir. Elle m’empêche littéralement de dormir. Gardez l’image, elle a l’air de vous plaire.

 Paloma en homme. Moustachue comme elle était. L’artiste inconnu avait peint à même le bois et les couleurs étaient par endroits écaillées. Le nez de Paloma était droit, long, légèrement trop long. Le chemisier s’ouvrait sur un buste musclé, les veines du cou étaient tendues. Quand je quittai le Plaza Berri, il ne me restait de la jeune insomniaque qui m’avait offert le portrait et à qui je m’identifiai douloureusement qu’une trace de femme dessinée au masculin et une brutale affection. La jeune femme du portrait et l’inconnue qui me l’offrit se confondirent. Je l’appelai Paloma et commençai, avec la collection de ses images, mes nuits d’insomnies.

 Paloma en homme,  une ombre de moustache sous le nez aquilin, l’œil fier, se met à réciter des slogans. Paloma en prières porte un foulard dont la soie est défraîchie. Le nez est plus subtil que sur le premier portrait. Paloma la Piéta bleue reçoit dans ses bras le corps languide d’un homme jeune, crucifié et féminin, la chair de l’homme langé est blanche, nue, trouée. Les hanches de l’homme sont épaisses et derrière, Paloma, menue, vêtue de bleu, a l’air de bien s’ennuyer.

 Il est un autre portrait que j’ai appelé La mère aux mains vide, l’enfant est minuscule, j’ai pour lui et la mère qui le porte beaucoup de pitié, je ne retrouve plus au matin la précision de mon rêve. L’enfant pas tout à fait mort palpitait encore avant de s’éteindre. Maintenant la mère a les mains vides. Elle maquille ses yeux, s’ils coulent ils seront démasqués, noirs et noirs corbeaux, plus jamais mère mais corbeau. La mère aux yeux maquillés revenait les mains vides. Paloma aux mains vides.

 Le 12 août 2011 je devais me livrer à un long déplacement. La veille j’avais reçu de Goio la vingt-sixième lettre. Sur une feuille vierge il avait collé quatre photos. Chaque photo représentait un pont accompagné de sa légende. Le pont chinois (le pont le plus long du monde) est en bas à gauche, celui de Donostia à droite et en haut au-dessus de la Chine est un pont néolithique. Je ne me souviens pas du quatrième. J’imagine une mince bande de terre s’avançant dans les mers – je voudrais qu’une digue longue et mince à souhait, une lame, troue l’océan horizontalement.

 3.

 Le commissariat surmonté des cornes noires de nuages superposés tremblait sous l’orage. Le 3 août 68, dans l’appartement, la lumière tombe. L’homme au crâne rasé a ramassé la photo. Comme on sort une dernière carte, il approche la loupe du bord droit de la photo. Encore et encore. Qu’est-ce que tu vois, là ? Ah, dit la vieille femme, je l’ai assez vue. Quelque chose qui cloche. La vielle femme ne voit pas. Sur le toit, là, où la photo est corrompue, une forme barre la ligne de lumière. L’homme approche l’œil de la loupe. Un homme, dit-il. Accroupi, on ne lui voit que la tête. Qui ? Celui qui l’a jeté. Un homme qu’on ne voit qu’à partir du menton mais je n’ai aucun doute, c’est le mort. Qui ? Le mort. C’est lui qui l’a fait. Regarde. Le mort d’hier, c’est lui qui l’a jeté.

 Ils se sont esquintés les yeux sur la photo. La tache était trop floue pour qu’on soit sûr. Le fils premier de la vieille femme n’en démordait pas. Le mort d’hier, on le voyait, répétait Emilio fils de Noémie, on le voyait, sur la photo, tronqué, mesquin, rigolard, regarder, du toit du commissariat, pour peu qu’on se donnât la peine, le fils second de Noémie, Joxe, étalé sur le ciment.

 Dans cette même cuisine où il tourne maintenant comme pour l’approfondir ou la rendre sensible (à force de tourner peut-être que de l’espace surgira quelque chose, une certitude), Emilio, fils de Noémie, frère du mort défénestré par celui qui, goguenard, se fait prendre en photo après exploit et qui le 2 août 1968 tomba, frappé d’une balle, dans l’escalier de sa maison, tête la première et sans théâtre, Emilio (triste tête disait Joxe quand il revenait avant qu’il ne revienne plus jamais, mauvaise graine, Joxe en rajoutait), Emilio dans cette même cuisine où il tourne aujourd’hui a vu un jour d’automne Noémie dresser le couteau de cuisine, porter la lame à son cou et couper à la plus fragile veine du cou. Mon sang tout frais. Trois gouttes sur la table de la cuisine. C’était peu avant que ne tombe par la fenêtre du commissariat Joxe et que Méliton Manzanaz, tout de suite après la chute, ne soit pris en photo, rigolard, en plein théâtre, par un collègue anonyme amusé. 

 Ovide a brûlé, avant l’exil, les XV livres de ses Métamorphoses, c’est du moins ce qu’il écrit du Pont aux amis de Rome, c’est ainsi qu’il tente de fabriquer pour les Métamorphoses une légende comparable à celle de l’Enéide que Virgile suppliait, agonisant, qu’on brûlât ; si souvent les feux furent vains, feux pour la mémoire et feux paradoxaux, des feux pour la conservation, conservation en creux, fragile mais certaine de l’immense texte, sempiternel, vagabond, brûlé en ses bords, condamné mais lisible, avec failles doutes et fautes, auréolé d’améliorations futures que la mort ou l’exil ou l’infidélité des amis empêchèrent. Le texte s’ouvre et meurt Ovide dans un mystère.

 De Montmorency à Genève, de Neuchâtel à l’île de la Motte, d’Angleterre à Ermenonville un autre passe, philosophe qui aima l’eau et peu (ou trop) les hommes et repasse, errant, vêtu à l’arménienne, évitant les cailloux jetés à sa fenêtre, ne les évitant plus, toujours plus exposé cherchant retraite plus étroite, vif et arménien, plus vif, plus épuisé et plus arménien. Il marche, dément. Les collines sur le lac de Bienne  font avec les eaux calmes du lac un contraste salvateur, cotonneux. Les collines l’enveloppent. Il faut partir encore, sur le passage un livre est condamné à être brûlé – mais ils ne brûleront pas les auteurs, dit le philosophe qui ne veut plus écrire. Ils les saisissent. Ou pour éviter le scandale font mine de les saisir. Ils les offrent, comme en d’autres temps, à l’exil. Les exils se ferment, ce sont des goulets étroits, des îlots, reste un rempart de végétation, une haie. La folie croît.

 Quand l’écrivain ou l’exilé sort de sa chambre, lui sautent au visage des acanthes aux questionnements bavards. Les acanthes ne lui laissent aucun répit. Qui es-tu, qu’as-tu à dire et comment te tiens-tu, de quel droit, devant nous. L’auteur (l’ermite / l’exclus) connaît alors une sensation familière, une sorte de complexe d’élargissement suivi de rétrécissement. Le corps ne maîtrise plus l’horizontalité, grossit, maigrit, recommence, une infinité de fois, jusqu’à ce que les bavards ou les acanthes qui font face, grands, gigantesques, tout nez, tout front, se découragent et quittent décontenancés les lieux, le lieu où l’autre devait se tenir pour parler.

 Les volets sont fermés et le corps de l’exilé (l’écrivain, l’ermite) est allongé, mou, sans ramage, immobile, dénué d’épaisseur, de largeur, il n’existe qu’à peine, et qu’il produise malgré lui des images sexuelles tragiques, cela ne regarde que lui et le regarde tristement vue la solitude qu’il ne bravera pas ne sachant, par manque de corps et par manque d’esprit pour inventer le corps, la braver. Il fut une temps de petite peau, alors la bataille s’était tenue, les javelots croisés, le sang avait coulé, c’était sous l’œil aimant et maternel qui voulant tout embrasser, tout conserver, échoua.

le corps de Merah

L’Algérie n’a pas voulu du corps de Mohamed Merah, Toulouse non plus.

A propos de l’affaire Merah, j’ai entendu Henry Guaino répéter plusieurs fois que ce serait indécent de tenter des explications et j’ai entendu que Nicolas Sarkozy qualifiait Merah de monstre.

Monstre s’opposant à « fou » non responsable de ces actes.

Monstre au corps caché : un paradoxe. Enterré pour finir à Cornebarrieu, tout près de l’endroit, c’est une coïncidence, où se trouve le Centre de Rétention Administrative où sont enfermés les étrangers sans délit et sans papiers.

Enterré dans un bout de cimetière musulman, prié par une vingtaine de proches sous l’œil des forces de police.

Monstre montré à force d’être ainsi refusé : d’Algérie à Toulouse, corps de nulle part, de 24h en 24h repoussé. 

On se souvient du corps jeté à la mer de Ben Laden.

On se souvient moins des corps de Lasa et Zabala, deux jeunes basques enlevés à Bayonne en 1983, torturés et tués par le GAL, organisation dirigée par le ministre de l’Intérieur de Felipe Gonzalez et son directeur de la Sécurité.

Le GAL se faisait passer pour une organisation proche d’ETA et semait la terreur dans le Pays basque nord.

Les corps des jeunes gens, Lasa et Zabala, furent retrouvés 11 ans après leur disparition, ils avaient été enterrés dans 50 kilogrammes de chaux vive.

La situation de crise était jugée si grave par l’Etat espagnol que celui-ci s’arrogeait des moyens exceptionnels et exceptionnellement violents en visant une fin jugée juste : l’arrêt de la violence.

Une balle finale frappe Merah à la tête au moment où il s’évade par la fenêtre.

L’assaut, le corps criblé de balles, l’homme seul contre les hommes du raid.

L’événement dessine des images, quand bien même on n’en aurait pas vu.

On peut, sans indécence, penser à Roberto Zucco. Dans la représentation que donna de lui Koltès il s’échappait par les toits de la prison avant d’être abattu. 

Jusqu’à la mort de Merah, malgré « l’image » ou l’imaginaire soulevé, malgré le malaise et la question (: n’aurait-on pas pu faire autrement), on pouvait presque y croire : il fallait absolument mettre hors d’état de nuire un criminel dangeureux, tout était tenté dans ce but. On fit mine d’interrompre la campagne électorale. On répéta qu’on ne récupérerait pas le drame à des fins électoralistes.

La question du corps qui reste (du corps en reste) prouve ce que la disparition sordide des corps de Lasa et Zabala avait prouvé : c’est d’un état de guerre qu’il s’agit. C’est bien sûr l’infime point commun entre les deux exemples.

La guerre dit son nom ou elle ne le dit pas. La guerre contre ETA disait son nom, même si pour la mener l’Etat espagnol utilisait ces moyens illégaux qui font horreur. La guerre menée au nom d’un islam perverti, celle qui appelle les combattants de la foi à semer la terreur  par des actes aveugles de spree-killers, est nommée elle aussi. La guerre entreprise par Bush disait son nom.

C’est lorsqu’on est en guerre que le sort fait aux corps se dispute, se discute – qu’on salit ou décide au contraire de ne pas salir le corps de l’ennemi.

Nicolas Sarkozy dit : monstre. Il dit et fait dire qu’il serait indécent de chercher à expliquer. Cependant, les arrestations dans les milieux islamistes se poursuivent. Cependant, les discours se succèdent, présentant l’immigration et la sécurité comme problème n°1 des français.

Pas de guerre nommée, tout se passe sournoisement. Cette chose rampante, en place depuis des années, cette guerre-là qui ne dit pas son nom, qui avance sa gueule moche de grenouille bancroche, racisme culturel et islamophobie attisés pour besoins électoraux ou par conviction, cette chose rampante nous poursuit depuis 2007. Elle grossit, ridicule – il y est question de minaret, prières voiles, viande. Elle nous poursuit depuis 2007 sous forme de politique d’immigration à quota absurde et inutile. Elle autorise la rétention d’étrangers dans les centres modernes de l’Europe crispée. Cette guerre n’a pas dit son nom. Cette guerre de repli identitaire et de peur hystérique ne dit toujours pas son nom. Elle a pourtant réussi à éclipser, en pleine période électorale, la crise économique et la crise écologique, capitales pourtant.

Certes, si l’Algérie refuse le corps de Merah, si le maire de Toulouse le refuse à son tour, c’est pour ne pas participer à la sacralisation de ce corps-là. Pour que les idées de Merah, (ou ce qui en tient lieu), ne fassent pas boule de neige. Afin que nul ne soit tenté de célébrer Merah en victime ou héros. Afin que nul corps social en souffrance ne puisse s’identifier à Merah.

C’est donc qu’il y a des idées derrière l’acte de Merah. Il faut comprendre lesquelles, d’où, de quoi elles naissent, à quoi elles se confondent.

C’est donc que la définition du monstre, selon Sarkozy (homme responsable d’actes criminels extrêmes qui ne s’expliquent pas) ne s’applique pas à Merah, peut-être ne s’applique à personne.

Au bout du compte, il y a surtout une souffrance sociale. Il y a des gens qui croient se construire (ou reconstruire) autour d’une façon, radicale et violente, de pratiquer le petit djihad.

Pourquoi, pourquoi un jeune français, Mohamed Merah, se laisse-t-il séduire par la violence de ceux qui se disent combattants de la foi ? A quelle paranoïa répond-il ainsi ?  A ces questions, il faut nécessairement répondre.

Des métamorphoses

La fille n’en avait pas fini d’ouvrir la porte cochère. Kemal avait dit quelque chose, je n’avais pas bien compris. Je le regardais. S’il pouvait continuer un peu. Je me serrai contre lui. Il me pinça le bras. La fille poussait sur la porte de tout son poids et cela m’amusa que Kemal désirât s’approcher. Je le regardais, j’avais une sorte de paysage inventé dans mon dos, au loin quelque chose fumait, nous étions habitués. Kemal s’approchait de la fille, elle tenait en bandoulière un sac qui portait une inscription concernant la foire du livre de Sao Paulo.

Kemal rejoignait la fille au sac de Sao Paulo. Je restais dos aux plaines liquides, quand je levais les yeux la couleur violette tranchait avec la grisaille des toits, le ciel était soutenu par lui-même mais grossièrement. Bien sûr, au loin, des crêtes de carton, régulières, de petits créneaux de branchages, papiers crépons et feuillages, se succédaient. Parfois, une chose se dressait, un arbre vide s’élançait, blanc de tronc et saignant dans le coucher de soleil permanent, rose, vif, dégoulinant comme nous le connaissions.

Mes sens me jouèrent des tours : deux filles poussaient la porte de toute la force de leurs épaules. Kemal avait disparu – ou il devenait l’une des deux filles. La métamorphose s’accomplit devant moi. Les cheveux de Kemal poussent, les hanches s’arrondissent. Il se retourne un instant. Je perçois dans son regard une interrogation, exemple de toutes les interrogations. J’eus le temps de désirer lui en demander plus. Le moment était on ne peut plus mal choisi. Bientôt je ne reconnaîtrai plus Kemal. Les filles firent un peu, à peine, bouger la porte.

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