ANTIGONE
Du temps et des mots
Au tout début de la pièce, au vers 7, Antigone annonce à sa sœur ce que dans la scène suivante, à partir du vers 162, Créon viendra annoncer aux hommes rassemblés, à savoir ce qu’il a édicté pour réagir à la tuerie Etéocle / Polynice et à l’attaque de Thèbes. Etéocle sera enterré, honoré. Le corps de Polynice pourrira sans tombeau, à l’extérieur de la ville. Plus tard, à la fin de la pièce, le devin Tirésias (celui qui se fâchera avec Œdipe dans Œdipe Roi, à peu près quinze ans plus tard, la chronologie de l’écriture ne respectant pas celle du mythe) finit par dire ce qu’il ne voulait pas dire, ce qu’il taisait, ou terrait, au fond de son cœur (vers 1060), ce qu’il ne savait pas jusqu’alors peut-être, à savoir que la catastrophe, du fait de la loi mise en place par Créon, ne manquerait pas de frapper lourdement celui-ci.
Voilà deux petits exemples d’une chronologie bouleversée par la parole, – l’un étonnant car il nous oblige à penser quelque chose du drame qui a lieu hors du drame (Antigone a-t-elle entendu une rumeur, Créon a-t-il déjà fait une annonce …), étonnant car il nous rend suspecte cette chronologie bouleversée, nous surprend et intrigue notre attention d’auditeur ou de lecteur. L’autre exemple est moins surprenant puisqu’il est bien entendu que les devins devinent. Mais ce n’est pas tout. Le chœur des vieillards lui-même, aux vers 110-146, chante le périple de Polynice à Thèbes (arrivée, départ, mort) sans respect de la chronologie, comme si l’échec précédait l’attaque, le départ l’arrivée.
Comment comprendre cette chronologie renversée, qu’en faire dans l’interprétation de la pièce ? On pourra dire, par exemple, que la prescience d’Antigone signale que « l’ennemie » de Créon est connue dès le début, qu’il n’y a pas de surprise, que si Créon édicte cette loi, il sait déjà à qui il la destine. On pourra dire que le conflit est tout de suite posé, les antagonistes trouvés. On pourra penser aussi que le temps mis en problème signale qu’une des raisons du drame est de vouloir faire table rase du passé, de le faire d’une façon maladroite, violente, voire idiote. On peut penser que Créon ne respecte pas l’enchaînement des trois temps (passé, présent, futur), et que niant le passé il le renforce, l’expose, sous la forme du corps mort de Polynice. Pour d’autres raisons, et différemment, Œdipe, épousant sa mère, n’avait pas, lui non plus, respecté la chronologie des générations. Créon et Antigone avec lui (elle annonce avant de savoir, elle meurt avant d’épouser, elle est connue comme ennemie avant d’avoir agi) feraient par leur comportement, tous les deux, allusion à ce qui s’est passé, déjà, – ils recommenceraient l’histoire passée.
Pour interroger ces temps mêlés dans les paroles d’Antigone, de Tirésias et du chœur (les trois exemples retenus), faisons un détour. Plus encore que la chronologie, les personnages semblent, en certains points, bouleversés. Les uns peuvent être assimilés à d’autres. Lorsque le garde vient annoncer à Créon que quelqu’un a transgressé ses ordres, il détaille l’affolement qui les a saisis, lui et les autres gardes (vers 259 et suivants). Créon (vers 280) répond au chœur de se passer de commentaires. Sinon, il serait (comme les gardes) saisi de colère lui aussi1. Créon, quand la catastrophe est –presque- à son terme pour lui, et qu’il cherche son fils Hémon dans le tombeau d’Antigone, se demande s’il n’est pas lui aussi devin (vers 1212). Il se souvient probablement des paroles de Tirésias et il les sent brûlantes de proximité. On l’a vu, Antigone a quelque chose elle aussi d’un devin : elle annonce avant Créon les édits de Créon. Le garde, quand il vient trouver Créon (avec un discours plein de négations et d’interrogations, aux vers 224 et suivants, un peu à la manière des tout premiers discours d’Antigone), le fait avec angoisse. Il s’empresse de dire qu’il n’a pas commis l’acte (vers 239). Mais il vient en coupable, et il est bien étonné de s’en retourner sain et sauf. Il en remercie les dieux, ce n’était pas gagné. Il est lui aussi coupable, il est en tout cas dans la faute que l’on pourrait penser qu’il a commise, et ainsi identifiable à Antigone. Enfin, et ce sera le dernier exemple, Créon, aux vers 1043-1044, lors de la scène avec Tirésias, dit « je sais bien / qu’aucun homme n’a la force de souiller les dieux ». Une phrase pareille, ainsi que toute la suite, dit la proximité, malgré les apparences, qu’il y a entre lui et Antigone, l’énormité de leur malentendu et de leur folie commune.
Si l’histoire des Labdacides raconte, dès l’origine, un problème de génération (Laïos ne doit pas avoir d’enfant), un problème de chronologie dans les générations (Oedipe devient l’époux de sa mère), si dans ce drame les paroles de certains protagonistes (Antigone, Tirésias, le chœur) devancent les faits ou rendent confus leur enchaînement, il est vrai aussi que la place accordée à l’un ou l’autre des protagonistes n’est pas fixe, unique, stable. Les rôles seraient interchangeables, ou presque. On pourrait même dire que les fautes commises ne sont pas plus le fait de l’un ou de l’autre des grands protagonistes du drame. Les malheurs ne sont qu’à imputer au drame qu’est une vie humaine, sans réparation, sans remède possible. Personnages labiles, mobiles, aux places incertaines (vers 332-375).
Mais ce n’est pas tout. Un petit détour : Dionysos est évoqué au début et à la toute fin du drame. Il est appelé victorieusement, au début, par le chœur, puisque la ville célèbre sa victoire sur les Sept qui sont venus l’attaquer. Puis, il est de nouveau évoqué à propos de la folie de Lycurgue (folie de ne pas connaître le dieu, folie réglée par la folie du dieu). Enfin, plus longuement, aux vers 1116-1152, on l’appelle pour purifier la ville, sa ville, la ville de sa mère. « Mille-noms, trésor de la jeune fille cadméenne, / enfant aux grondements sourds / de Zeus, toi qui parcours l’Italie ». Il est appelé poluônume, « mille noms ». Il a l’habitude de visiter les rues de Thèbes, accompagné de « mots immortels », « ambrotôn epeôn » (vers 1133). Dionysos voyage, est originaire de Thèbes mais n’y réside pas, parcourt des pays, est appelé de noms différents. Lui aussi est mobile, aux places et aux noms incertains. Malgré ces lieux et ces noms incertains, changeants, les mots sont immortels. Ce sont eux les véritables protagonistes du drame. Des mots, entre les uns et les autres, ont eu lieu. Antigone continue de chanter, puis d’argumenter, pour ne pas mourir2. Les personnages qui vont mourir ou pour qui le drame a lieu, a eu lieu ou aura lieu, pour qui le drame n’aura pas de terme (voir la succession des malheurs à la fin), ont parlé. Eux si semblables (si opposés et pourtant si semblables) ont combattu par la parole. Et il est toujours possible de faire comme eux et de participer, depuis le petit coin de temps et du monde que l’on habite, au dialogue qu’ils ont engagé, – corps en perte, corps luttant et errant, fautif de rien d’autre que de la perte promise qui les définit. L’auteur donne donc à entendre des personnages « avant-coureurs » ou « doubles » d’autres personnages3, qui profèrent, pour certains d’entre eux, une parole qui sait avant, qui n’appartient pas à un temps fixe et limité, mais qui, mobile, vaut pour tous et pour tous les temps4. Tout se passe comme s’il n’y avait qu’un seul temps, celui du drame (recommencé), qu’un terrain, celui des mots (immortels). Et il n’y a qu’un sujet, un seul, celui qui dit et celui qui est dit. C’est pour lui que se joue le drame.
Mais convoquer Dionysos pour insister sur l’importance des mots dans cette tragédie serait insuffisant. Les « mots immortels » qui accompagnent Dionysos sont ceux du culte, de la légende et de la tradition. D’autres mots sont à l’œuvre, ceux avec lesquels les personnages se battent, s’affrontent. L’exemple du garde est particulièrement clair. Aux vers 223-237, il est obligé de venir annoncer une catastrophe à Créon et son discours est alors plein d’interrogations et d’hésitations. Un peu plus tard, après avoir arrêté Antigone (au vers 388 et suivants), il adoptera un pseudo discours savant (« chez les hommes », « ma pensée », « la joie hors d’attente », « j’ai raison ») qui le montre assez sûr de lui devant le même Créon. Puis, encouragé, il se lance dans le récit de l’événement. Le chœur, au vers 376, s’est exclamé, en reconnaissant Antigone que mène le garde : « comment, alors que je la vois, dire le contraire ? ». Le chœur voudrait pouvoir dire le contraire de ce qui est. Le réel dément l’image qu’il veut se faire des choses. Les mots seraient-ils condamnés à dire le réel, bien qu’ils tentent le contraire ? Le garde, lancé par l’exclamation du chœur, va commencer, aux vers 415 et suivants, le récit « d’autre chose » : récit d’un moment surnaturel (« colère du ciel », « cercle brillant du soleil », « typhon », « cheveux du bois », « douleur du ciel », « maladie des dieux »). Le garde répond au désir du chœur : comment ne pas raconter le réel insupportable que nous avons devant les yeux, à savoir qu’Antigone, dernière reine de la famille des Labdacides, est prisonnière pour avoir enfreint l’édit de Créon ? Et il parvient à raconter « autre chose », puisque sa manière de décrire les éléments en colère fait de l’événement une nouveauté, un prodige, une sorte de fiction.
Plus tard, une autre occurrence de la fiction déchaînée interviendra, avec Tirésias, des vers 999 à 1021. Les mauvais augures, les sacrifices qui ne brûlent pas, les cuisses qui dégouttent de graisse, les oiseaux mangeurs de chairs deviennent prophétie très précise : quelqu’un de ta famille va mourir, dit Tirésias à Créon lorsqu’il voit que le chef de Thèbes n’est pas sensible au discours surnaturel. Le réel rattrape Créon. Tirésias, après avoir raconté longuement les bruits inconnus d’oiseaux et les présages de l’horreur, annonce de façon très rapide et ferme la « vérité » qui attend le chef de Thèbes : la mort d’un des siens. Mouvement opposé au mouvement qui entraînait le garde dans le récit de la tentative d’enterrement de Polynice par Antigone. Le réel tombe brut, en quelques vers. Ce réel-là est nécessaire : il aide à faire avec les règles de la tragédie, tout est noué, on va au but fatal sans hésitation. Le réel (notamment dans nos exemples d’Antigone bravant l’interdit prononcé par Créon, ou du sort d’Hémon) est l’arrêt, la mort, l’endroit où tout cesse5. Contre lui, lui faisant face, le défiant, les mots cherchent à durer, à flamboyer parfois.
Du réel, et du combat contre le réel, les mots savent donc rendre compte. Dans le domaine de la pensée ils s’aventurent aussi. Ils exposent, argumentent, débattent. Les exemples sont nombreux. Le garde, un peu plus sûr de lui quand il vient devant Créon pour la deuxième fois, raisonne. Créon justifie longuement son édit, clairement et posément, devant les vieillards assemblés. Il recommence à défendre ses positions, à partir du vers 639, devant son fils. Il tient un discours qu’il tente de rendre cohérent, logique et apte à convaincre. Il emprunte aux sophistes. Il sait ce que c’est que d’être un bon roi. Il sait quelles sont les intempérances à craindre des citoyens, des femmes en particulier. Il prend des précautions, enveloppe d’un grand nombre de justifications la décision qu’il veut annoncer. Antigone, elle aussi, mime le discours argumentatif au moment où elle est conduite à la mort, comme si la raison pouvait quelque chose contre l’inéluctable où elle va. Le discours, dans tous ces exemples, sert à combattre – combattre l’autre, père, fils, chef, femme, soi-même, mort. Parfois, le discours est en échec. C’est ce que l’on peut penser de la scène qui oppose Créon à son fils Hémon. Chacun des deux dispose d’un discours qui sait. Le discours bien bâti de l’un, l’autre peut le retourner, le prendre à son piège. C’est que le discours est un système clos sur lui-même, et comme tout système clos, peut être facilement caricaturé ou perverti. « Une cité n’est pas la chose d’un seul homme ! », dit Hémon à son père. « Non ? La cité n’appartient pas à son chef ? », répond Créon, qui ne comprend son fils que partiellement. Hémon s’engouffre dans la brèche, et poursuit : « Ce serait bien si tu commandais seul une terre déserte ! ». Et ils continuent tous deux dans les dérives du sens, prenant plaisir à mal se comprendre. Echec du langage, échec de la pensée ?
Les mots sont le socle commun entre les personnages. Ils sont la norme, la seule norme. On peut les utiliser, les mettre à l’œuvre, tenter des extravagances, les retourner, les excéder, les nier. Voici pourquoi les différents discours, comme nous l’avons vu, sont si imbriqués et s’annoncent les uns les autres : le discours est unique, il a même racine. La racine de ce discours unique est le travail fait avec les mots, le travail des mots. Que le discours soit unique ne signifie pas que l’un vaille autant qu’un autre ni qu’il soit porteur de sens ambigus. Mais les mots sont la seule norme, celle dont chacun peut se servir, même pour errer ou se tromper. Ils sont ce que chacun tisse, noue, construisant syntaxe, lien, mouvement, durée, – et humanité. Les mots, socle commun, sont la seule norme et la seule humanité. Et que le discours ait semblé en échec à plusieurs endroits du texte (les scènes opposant Antigone et Créon, Hémon et Créon) ne prouve pas l’échec de la parole ni de la pensée, mais indique le renouvellement nécessaire, l’inépuisable répétition à quoi elles nous condamnent.
Lire
On trouvera en fin de volume un bref apparat critique où apparaissent les points les plus difficiles de l’établissement du texte et où sont exposés les choix faits. La lecture de la majorité des manuscrits est notée MSS. Les manuscrits, dont le plus ancien, le Laurentianus (L), date de 950 et dont les autres vont du treizième au quinzième siècle, appartiennent à une seule famille. D’autres notes, après l’apparat critique, tentent de rendre intelligible le travail d’interprétation à la base de la traduction proposée, et proposent quelques pistes de lecture. Les questions posées par la pièce de Sophocle ont été souvent et différemment interprétées. Parmi les auteurs qui s’y sont intéressés, Hegel, Heidegger et Lacan sont les plus connus. Conflits entre famille et état, entre loi divine et loi humaine, entre sexe masculin et féminin. J’interrogerai au fil des vers quelques uns de ces thèmes, tentant d’expliquer ainsi, au fur et à mesure qu’ils paraissent, les problèmes syntaxiques et le sens qu’ils découvrent, sans penser pour autant pouvoir trouver au drame une orientation générale ni un sens supérieur à tous ceux qui le composent.
Traduire
Après le travail philologique accompli sur ce texte, travail qui a peut-être eu tendance à le normaliser (Richard Jebb, Hugh Lloyd-Jones, J.C Kamerbeek, puis Marc Griffith) mais qui par son précieux souci d’exactitude a permis d’opposer à des arguments de nouveaux arguments, le texte a été réhabilité dans sa singularité par Jean et Mayotte Bollack. Le travail de J. et M. Bollack laisse au texte toutes ses chances car il ne cherche pas à découvrir un sens immédiatement clair et ne suppose pas systématiquement que les opacités sont dues à des défauts de transmission.
Après ces différents travaux accomplis sur le texte de Sophocle, voici, me semble-t-il, un nouvel espace de lecture et d’écriture : comment faire pour que cette lecture du texte devienne événement d’écriture, comment tester cette volonté de sens, de sens dans sa singularité ? A partir de la nécessité de “sauver” la lettre dans sa rigueur, à partir d’un consensus sur le sens, s’ouvrent des chemins différents : la traduction n’est pas déductible d’une interprétation, même si elle suppose cette interprétation. Elle est subjective, et renvoie à d’autres perceptions de la langue, de la culture, du rapport entre mot et diction, entre mot et scène, elle dit quelque chose de l’individu, de sa singularité. La “refondation” du texte par les Bollack, comme geste, a ouvert, en fait, à une pluralité.
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Editions et commentaires
Mark Griffith, Sophocles, Antigone, , Cambridge Greek and Latin Classics,
1999.
R.C Jebb, Sophocles. The plays and fragments, Part III, the Antigone, Cambridge, 3ème édition 1990.
Hugh Lloyd Jones et Nigel Wilson, Sophoclea. Studies on the text of Sophocles, Oxford, 1990 (A) ; Sophoclis fabulae, Oxford, 1990 (B) ; Sopholes. Second thougths, Göttingen, 1997.
Hugh Lloyd Jones, Sophocles, Antigone, volume 2, the Loeb classical Librairy, Cambridge, 1994.
Jan Coenraad Kamerbeek, The plays of Sophocles, t III, The Antigone, Leyde, 1978.
Paul Mazon, Sophocle, t 1, texte établi par Alphonse Dain, Les belles lettres, 1955.
Jean Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de Créon, PUF, 1999.
Jean et Mayotte Bollack, Antigone, enjeux d’une traduction, Campagne Première, 2004.
Présentation
Les passages lyriques (la parodos, premier chant du chœur qui entre en scène, et les stasimons, chants du chœur en place) sont en italiques. Les anapestes (passages en récitatif), sont en caractères romains, comme les passages dialogués. Quelques didascalies figurent en retrait du texte. Le prologue (scène d’ouverture), l’exodos (scène finale), et les différents épisodes sont indiqués.
Merci
A Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe pour leurs conseils et leur travail de relecture.
A David et Lorenzo pour leur patience.
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