Euripide et compléments
I. Comment
De l’histoire d’Hypsipyle, il demeure quelques fragments écrits par Euripide. Je traduisais ces fragments. La question qui se posait, dans l’éventualité d’une mise en scène de la tragédie : fallait-il compléter ces fragments, et comment ? Je voulais que ça continuât à parler entre les fragments conservés.
J’ai emprunté des passages à d’autres pièces d’Euripide. J’ai traduit ces passages, scènes de retrouvailles, scènes de mères en pleurs. Je les ai trouvées dans Ion, les Phéniciennes, Hécube et Phaéthon2. Après, j’ai fait des phrases. J’ai imaginé le ciment entre les blocs restants, les blocs restants de la pièce d’origine et les divers autres morceaux d’Euripide convoqués ici. J’ai suscité des « compléments ». La question n’était ni d’écrire « à la manière de » ni en rupture avec. Une manière était aussi artificielle qu’une autre. Je voudrais simplement que ça parle entre les morceaux retrouvés. Bien sûr le décalage sera montré, parfois je fais le choix de conserver quelques fragments tels quels, tronqués. Parce que, c’est une surprise, avec un mot par vers on comprend parfois de quoi il s’agit.
Après coup : faire quelques hypothèses et essayer de comprendre.
II. Avant
Hypsipyle a été vendue en esclavage à Némée après qu’elle a été chassée de son île de Lemnos. Les Lemniennes sentaient mauvais, victimes d’une malédiction d’Aphrodite. Les hommes les ont trompées avec des femmes Thraces. Les premières ont décidé de se venger en tuant tous les hommes de l’île. Hypsipyle a sauvé son vieux père Thoas, fils de Dionysos et d’Ariane, l’a envoyé sur la mer dans une petite corbeille dérivant sur les flots.
Un peu plus tard, les Argonautes, à la recherche de la Toison d’or, font escale à Lemnos. Les femmes décident de leur laisser vie sauve à condition qu’ils s’unissent à elles. L’escale dure un peu. Hypsipyle s’unit à Jason. Elle a de lui deux enfants.
Lorsque plus tard, les femmes ont connaissance de la trahison commise par Hypsipyle quand elle a sauvé son père, elles la chassent, l’envoient dériver à son tour sur la mer. Hypsipyle sera repêchée par des marchands. Ou des pirates. Et vendue à Némée.
Le drame, pour Hypsipyle : elle a perdu Jason, qu’elle aime toujours, à l’heure qu’il est, dans le palais de Némée. Elle a perdu ses deux enfants, dont elle ne sait rien à l’heure qu’il est, dans le palais de Némée. Elle est nourrice du petit Opheltès, fils de la reine de Némée. Quand commence la tragédie, elle le berce devant les portes, à l’extérieur. Elle lui parle. C’est le matin.
La perte des enfants : une souffrance qui va aux cris. Et le plaisir des cris est insatiable. Les cris ne cessent pas. Bientôt, à Némée, dans la vie de cette femme qui crie, un mythe surgit. Il fait irruption devant le palais où Hypsipyle prend plaisir à pleurer en berçant dans ses bras le tout petit Opheltès. Le mythe, c’est Amphiaraos. Il part à Thèbes régler une vieille histoire. Il va tenter, avec six autres chefs, de rétablir Polynice sur le trône que son frère Etéocle usurpe, après une affaire de famille bien connue3. Amphiaraos est devin, sage, c’est un homme, il va mourir devant Thèbes, il le sait. Bien qu’elle connaisse le destin de son mari, sa femme, corrompue par le désir d’un collier divin que possède Polynice et qu’il lui offrira, a supplié qu’il parte tout de même. Amphiaraos n’a pas fait d’histoires. Bien qu’il soit sur le point de mourir, Amphiaraos veut sacrifier pour le succès de son armée. Pour les libations aux dieux, il lui faut une source d’eau pure. Il insiste pour qu’Hypsipyle l’accompagne à la source. Elle va guider le devin, et pose l’enfant à terre. Un oracle, pourtant, précisait que l’enfant ne devait pas être posé à terre avant qu’il ne sache marcher. Un serpent l’étouffe. Le petit enfant Opheltès est mort.
Eurydice, la reine de Némée, mère de l’enfant Opheltès, veut condamner Hypsipyle. Amphiaraos intervient. On décide que seront institués des jeux en l’honneur du petit mort.
Tout à l’heure, pendant le prologue, pendant qu’Hypsipyle berçait en pleurant l’enfant, deux jeunes étrangers sont arrivés devant les portes du palais de Némée. Ils ont demandé l’hospitalité. Le maître, Lycurgue, est absent du palais, a répondu Hypsipyle. Ils allaient passer leur chemin quand elle a insisté. Le devoir d’hospitalité est sacré. Les deux jeunes gens sont beaux, ils ont l’âge qu’auraient les enfants d’Hypsipyle.
Quand la catastrophe de la mort du petit enfant s’abat sur le palais, les cris réveillent les deux jeunes gens dans leur chambre d’hôtes. Ils vont participer aux jeux institués en l’honneur de l’enfant mort. Il se trouve qu’ils sont vainqueurs. Il se trouve qu’on annonce leur noms : Thoas et Euneos, fils de Jason et…
Hypsipyle retrouve ses garçons.
III. Autour
Le petit. Etre posé à terre est normalement une protection. La terre est protectrice. Lui, le tout petit, n’a rien à faire avec la terre tant qu’il ne marche pas. Il n’est pas un enfant de la terre. Il n’est peut être pas fait comme les autres enfants. Il est dans les bras. Dans les bras d’une mère qui parle et pleure. C’est un enfant en l’air et pour la parole.
On ne voit pas, d’Hypsipyle à lui, de gestes tendres comme ceux qu’elle aura tout à l’heure quand elle touchera ses enfants à elle. En outre, c’est grâce à lui (par son nom, fêté aux jeux) qu’on retrouve les enfants d’Hypsipyle (dont les corps s’illustrent aux jeux).
Lui n’a pas de corps mais il a un nom qui va être glorifié. Eux, les petits d’Hypsipyle, ont des corps, des corps qui sont là depuis le début, ils ont paru lors du prologue. Et ils sont nommés à la fin, à peine, juste de quoi permettre la reconnaissance.
En tout, le petit s’oppose aux deux enfants : il n’a pas de corps et ils ont surtout des corps. Il a un nom et eux, à peine. Il meurt, ils sont vivants (et vigoureux : ils sont vainqueurs aux jeux). Il est seul, ils sont deux. Il a deux mères, ils n’en ont aucune.
Peut-être Opheltès est-il l’enfant « de parole » de toutes les mères. Un enfant pour la parole. Un enfant où la parole et la lamentation peuvent s’accroître. Il est, dans les bras, près de la bouche qui parle, la marque, le signe, le témoin que ça peut parler.
Bercer l’enfant. L’enfant bercé va mourir. Le plaisir des cris redouble. Il est ce qui ouvre la possibilité de la parole, des cris, du chant plaintif. En pleurant la mort de cet enfant de parole, Hypsipyle va retrouver (grands, jeunes et accomplis) ses deux vrais enfants de chair, heureux, en pleine lumière, loin de tragédie. Le petit enfant mort est celui, derrière les siens, qu’Hypsipyle pleure éternellement.
La mère. Deux mères se font face. Eurydice et Hypsipyle. Eurydice perd un enfant déjà perdu puisqu’ Hypsipyle s’en occupait. Elle le perd et elle a moins le droit que quiconque, semble–t-il, de pleurer. Elle doit juger, prendre une décision et ne peut pas se laisser aller aux larmes. La tragédie nouvelle, inventée, la tragédie de l’enfant Opheltès, retrouve le vieux motif, celui de Procné qui pleure son fils, Itys, itys qu’elle a elle-même tué pour se venger d’un mari. Retrouve le motif du deuil d’une mère.
On perd Opheltès, on le perd par la faute d’une mère, et c’est une mère qui va pleurer et la même, à l’opposé, qui va juger et condamner. Hypsipyle pleure. Eurydice condamne, ou tente de condamner.
Hypsipyle, malgré sa faiblesse et sa déchéance, a un pouvoir : celui de la parole et de la plainte, et on le verra, le pouvoir de faire (et de défaire) les hommes.
La tragédie d’Opheltès est nouvelle, même si elle retrouve un motif ancien. Cette nouveauté se lit par rapport à deux choses qui ont du lien entre elles. D’une part, les mythes anciens (les armées argiennes en marche vers Thèbes, fond de l’histoire d’Œdipe, fond de l’histoire de Jason et des vieux Argonautes). D’autre part : les hommes. Les mythes et les hommes, voilà ce qu’il y avait, avant.
On vient d’une histoire où les femmes ont voulu tuer tous les hommes. Hypsipyle a failli. Elle a sauvé un homme (son père) plutôt qu’elle ne l’a tué. Au début de la tragédie, elle accueille Amphiaraos, qui vient faire l’homme dans les parages, en lui montrant la source. Amphiaraos est lui-même condamné par une femme, la sienne. Hypsipyle fait un geste pour lui. Avec la conséquence que l’on sait. Les femmes pourraient tuer les hommes. C’est un monde de femmes. Hypsipyle sauve les hommes.
Et la tragédie, dont on pourrait dire que la perte, la perte de l’enfant, est le motif premier (ici, on ne cesse de le rappeler : la perte par Hypsipyle de ses deux enfants est la perte préalable) fait un détour, montre le paysage, puis retrouve son thème fameux de la perte pure, avec la mort du tout petit Opheltès, après que les hommes les armes les conquêtes et les mythes sont passés par là.
Les hommes. Autour d’Hypsipyle, ils sont tous absents – présents. Jason perdu est présent dans les chants. Le chœur dit même que ça fait X années qu’Hypsipyle les fatigue avec Argo, avec le souvenir d’Argo. Hypsipyle a fait des enfants avec Jason. On pense que les deux autres enfants de Jason sont aussi ceux de Médée, et qu’Hypsipyle a toujours eu le bon rôle. Elle a eu le bon Jason, puis l’a laissé, après, se débrouiller au plus mal avec Médée, qui a haï d’amour ses enfants fils de Jason, et les a tués. Le parallèle entre Hypsipyle et Médée est frappant. On se dit : heureusement pour Thoas et Eunéos, dans l’histoire il y a le petit Ophéltès, enfant de paroles, enfant de mort. L’amour pour Thoas et Eunéos peut ainsi être un amour de vie. N’empêche, on entend, derrière l’histoire d’Hypsipyle et Jason, celle de Jason et Médée, et ce qu’il en est advenu.
Toujours le bon rôle pour Hypsipyle : elle a sauvé son père Thoas. Bien sûr derrière ce salut, il y a la perte de ses enfants. Elle accueille Amphiaraos. Et derrière cet accueil, il y a la perte du petit enfant. Derrière chaque salut d’homme se cache un danger, un danger pour un enfant.
Hypsipyle qui a le pouvoir de détruire les hommes (et qui devrait, à un moment de sa vie, pour respecter la loi dictée, les détruire) les sauve, par pitié, par bienveillance. Bienveillante et catastrophique. Perdue et qui a perdu. Prisonnière, esclave et bientôt sauvée par un dieu.