Le sommeil de la raison…

Hobbes, écrit Jacques Rancière dans Le maître ignorant, alors qu’il trace la biographie de Joseph Jacottot, révolutionnaire français exilé en Belgique, Hobbes, écrit Jacques Rancière dans le chapitre intitulé la société du mépris, a fait un poème plus attentif que celui de Rousseau : le mal social, ce n’est pas lorsque quelqu’un dit « ceci est à moi ». Mais lorsque quelqu’un dit : « tu n’es pas mon égal ». La passion inégalitaire, en dépit de toute raison (seul un égal peut me parler et m’entendre) naît d’une sorte de paresse, de la peur de la tâche à laquelle l’égalité et l’émancipation contraignent. Ce qu’un être raisonnable se doit à lui-même n’est pas de tout repos.

Quand le siècle chien-loup, écrivait Mandelstam, se jette sur nous, on cherche les renards bleus et les grands pins frôlant les étoiles. Parce qu’on n’a rien à voir avec un loup. Parce que seul pourra me tuer mon égal.

Il est plus facile de se comparer, de s’établir « inférieur de supérieurs » ou « supérieur d’inférieurs ». Les êtres raisonnables sont égaux ; citoyens, ils versent dans l’inégalité. Toute convention sociale (fiction, écrit Rancière) se construit à partir de la déraison de chacun, du désir de soumettre l’autre et de se soumettre à lui. Déraison – ou passion d’inégalité. Cette production de déraison, nous y consacrons un temps certain, tout notre art, beaucoup de travail. A l’école, évidemment.

Ce qu’enfante le sommeil de la raison, par ailleurs, on le devine. Les zinzins, dans le jargon de la crise économique, sont les Z’investisseurs Z’institutionnels. Banques, compagnies d’assurances et fonds de pension. Ce sont eux qui ont acheté des titres grecs en mars 2010 et qui cherchent à s’en défaire aujourd’hui sur le marché d’occasion de la dette. L’être raisonnable, qui n’est ni celui de la convention sociale ni celui de la convention économique, sait que la Grèce est dans l’incapacité totale de rembourser la dette. L’être raisonnable qui résiste à la fiction sait même, car c’est évident, que la dette est en grande partie illégitime. Hobbes, disait Rancière, a écrit le poème le plus attentif. Mais Rousseau n’est pas loin : la passion de posséder semble irrésistible. Et écrase toute raison.

C’est un rêve, il me vient de lectures mélangées, dans une aube particulière, Scintillations, le bois empoisonné de Burnside et cette phrase qui s’entortille à quelque chose d’autre, que je cherche : les gens qui adorent les livres n’ont pas les moyens de s’en acheter pendant que les gens bourrés de fric font des études commerciales pour gagner plus d’argent encore et maintenir les liseurs de livres dans l’impuissance. Je connais des variantes. Où les gens qui possèdent les livres ne les lisent pas, ou n’ont pas de plaisir à le faire, où les gens qui peuvent acheter les livres voyagent plutôt que de les acheter ou de les lire – mais ne renoncent pas à en parler, plus que jamais ou mieux que quiconque, c’est selon.

On était le 20 octobre ; c’était une journée historique au pays basque, l’arrêt de la violence a été déclaré. 1961-2011. Un cinquantenaire. Le temps de vie de quelques-uns.

Quant à moi je confonds tout, les petits hôpitaux de Verlaine, ses prisons, l’Intraville et Navalcarnero. Elle demande des efforts, la raison du matin. Regarder le siècle chien-loup ou monstre tétraplégique, qui tente de nous sauter à la gorge. Le regarder, l’impuissant. Suivre les renards et les étoiles bleus. Heureuse de ce 21.

Peut-être à la fanaison…

The Weeping Meadow

De la prison de Navalcarnero, je reçois ce 5 septembre la lettre que Goio a écrite le samedi 13 août. Il a collé au milieu du papier à lettres rose la photo d’une avalanche de pluie. Je prends conseil de la pluie, surchargée et robuste, a–t-il écrit à côté. Une pluie d’inclinaison. Goio numérote les lettres et les feuillets, il écrit à côté de la date deux feuillets et une coupure. Ou : trois feuillets et une gaze. Deux feuillets et un collage. Il ne demande rien, dit Carmen, que des lunettes à double foyer, du sport, des livres et du papier à lettres. Sur le deuxième feuillet je lis au milieu de la page hommes et femmes fanés et 10.000 kilomètres de fil de fer barbelé et 11500 soldats et 260 chiens et à Berlin encore trente-cinq morceaux sont debout et sur l’autoroute entre Nafaroa et Gipuzkoa, Zugasti (A-15), est un morceau de ce mur de Berlin mais je te parle avec prudence, Marie, je te parle Marie au pied de la lettre, je te parle au pied du mur de la cellule, au pied de quatorze murs et au dessus de toutes les clôtures Mexique Cisjordanie Bostawa Sahara occidental Txipre Uzbekistan Ceuta-Melilla je me souviens de Lhasa de Sela à l’hiver 2010 qui chantait Je n’ai pas de peur à personne et personne n’a de peur à moi et maintenant la Grèce a fait sa première section de 15 kilomètres, 30 mètres de largeur, 7 de profondeur, 120 kilomètres en tout cousus de fil de fer barbelés et détecteurs thermiques.

Hommes et femmes fanées. De grandes tiges de filles usées. 7 septembre 2011, je crois que tu ne connais ni l’usure, ni, fidèle à Lhasa de Sela, la peur, les lettres témoignent de nuits mémorielles et tu déambules, Goio, enfermé à Navalcarnero, dans les rues des pays et dans les rues de Tolosa et tu déambules au Salvador et dans les ruelles de Cervera et tu déambules aujourd’hui le doigt sur la poussière et le béton des murs partout où ils montent, les suivant géographiquement, une autre fois tu déambules par tes montagnes, l’usure tu n’en fais rien ni de près ni de loin mais tu trafiques quelque chose : peut-être caches-tu ton jeu, peut-être à la fanaison t’y entends-tu plus que tu ne dis.

La flamme de Béziers

Le thème des Littorales, à Marseille, est large, antique, contemporain, politique et poétique : la frontière. Dans l’avion j’ai lu qu’une enseignante d’un collège de Béziers s’est immolée, à la récréation, devant ses collègues et élèves, par le feu. A France Télécom, à Sidi Bouzi et à l’école. Le corps réduit traqué empêché impossible s’expose en lambeaux et langues de lumières, explose et s’éparpille spectaculairement sur le corps social. Je m’agace de lire que l’enseignante était fragile psychologiquement. Nous sommes fragiles psychologiquement, c’est-à-dire : nous avons des poussées immenses de joie, de conscience et de désirs. Et des poussées et passions tristes, des désespoirs empathiques, des découragements. Table ronde à la Boate, je m’explique sur l’épuisement qui me saisit à la fin de l’écriture de Entre chagrin et néant. On n’y arrive pas, pas tout seul, pas encore, il y a tant de raisons qu’on ne peut en faire la liste, chacun dans son coin du monde refuse de voir l’absurdité petite où il est enfermé. Ces dizaines de livres, devant nous qui sommes assis à la table des écrivains, attendent, intouchés pour l’heure. On les enverra dès demain au pilon. C’est une farce absurde. Ici comme là. Je suis épuisée, écrivais-je en 2008, le 11 septembre, le jour où les parents de Shanee étaient présentés au TGI à la Juge de la liberté et de la détention. Epuisée, je comprends le corps traqué empêché interdit impossible. Le corps réduit, muet, ne risque plus rien. S’il prend feu on l’ôtera du réel où il s’est empêtré : c’est bien une langue que sans savoir il récupère.

A la table des écrivains, on explique que l’entre-deux siècles est le temps des monstres et catastrophes. On pense à la chute des tours jumelles. Moi, à la flamme de Béziers. Aux Géants du livre I des Métamorphoses d’Ovide : ils entassaient les montagnes sur les montagnes pour toucher les astres. Zeus leur envoya une belle et fracassante foudre, un feu bien comme il faut. Les géants dégringolèrent, éparpillés, brûlés et collés à la terre d’où quelque chose d’autre, comme race humaine, surgit. Que des monstres et catastrophes, de grandes images épiques nous habitent, signifiantes, que les coulées et les feux et les destructions évoquent nos désastres privés (nos fragilités psychologiques et les forces qui vont avec, en sont inséparables) et nos désastres collectifs, c’est un fait. Quand nous reconnaissons ces figures autour de nous, quand Jean qu’attend l’avion dans lequel il sera expulsé en RDC après de douloureuses tentatives d’Europe, s’enduit, pour se faire intouchable, de ses excréments, quand Lise ou Mohamed s’immolent par le feu, il nous faut être très précis et pleins de précautions. Il nous faut tenter d’éviter, même si les histoires nous tentent ou justement parce qu’elles nous tentent (la fama, écrivait Ovide, la rumeur, l’histoire incessante, récit augmenté de récits, va partout, terres, mer et airs) de regarder trop les feux, les monstres et les catastrophes de fin de siècle pour mieux regarder, derrière le feu et la merde, derrière le corps de l’un et de l’autre, ce que fait le corps social. Et ce qu’il faut y faire, absolument, urgemment.

Cela suppose que nous quittions l’épuisement. Quittions la table ronde. Quittions les peurs. Mangions un peu moins lourd. De l’école, d’où s’est retirée lumineusement Lise de Béziers, peut-on proposer un début de bilan concret, après cette rentrée 2011 ? Peut-on, ici même, ailleurs, dessiner le chemin qu’elle prend ? Qui peut nous dire où l’école marche encore ? Et pourquoi, et comment ? En ce dimanche de Primaires socialistes, avez-vous signé l’appel mondial des Indignés contre la dictature financière ? Des bus s’organisent pour aller manifester, à Nice, en réponse au G20, au tout début novembre, notre bon sens.

Depuis que la nouvelle loi sur l’immigration, celle que Sarah appelle la loi HBG (Hortefeux Besson Guéant) est appliquée, les personnes arrêtées à notre frontière avec l’Espagne sont enfermées 45 jours au CRA. A l’issue, ils poursuivent leur voyage, presque tous quittaient la France. Ils sont abîmés, maigris, le corps injustement réduit traqué empêché. Trois ans après l’écriture de Entre chagrin et néant, aurais-je voulu dire à la Boâte à Marseille, nous savons ce que nous pensions alors sans oser complètement le croire : la politique d’immigration en France est avant tout question de communication. La plupart des personnes contrôlées, arrêtées et enfermées à Hendaye sont réadmises dans les pays européens où elles sont en situation régulière. Malgré cela, la Police aux Frontières ne leur accorde pas le type d’OQTF prévu par la loi qui leur permettrait de faire (en huit jours) ce qu’elles sont en train de faire au moment du contrôle : quitter la France. Non, elles sont ramenées à Hendaye, côté français, sont emprisonnées puis réadmises en Espagne au Portugal ou ailleurs, et c’est ainsi, entre autres, que Claude Guéant fait ses annonces publicitaires. Et c’est ainsi qu’il tente de nous épuiser…

On fait quoi maintenant

On fait quoi, maintenant. A Bayonne comme ailleurs familles après familles déboutées de l’asile se retrouvent dehors. Famille avec enfants, 18 mois, 8 ans, 10 ans, pour les R. On reçoit des coups de téléphone : ça y est, pour la famille arménienne, dehors depuis hier. Mourad, 15 ans, va au collège quand même. On propose de le recevoir à la maison. Oui mais. Moi, ce WE, mon grand garçon rentre, il a besoin de sa chambre. Oui mais. Les R. sont à l’abri pendant deux mois, un ami a laissé l’appart. Oui mais. Ils vont faire appel et on le sait, ils n’obtiendront pas le statut. Rien à gratter, disent Chantal, Jeannette et Florent. Le G20 se prépare. La mobilisation face au G20 se prépare. Ce soir, Bizi prévoit une réunion,  rue des cordeliers, pour organiser les actions, ici et là-bas, à Nice, les bus. Les R  sont à l’abri, quand elles ont vu l’appartement, les filles ont eu le sourire. Oui mais. Dans deux mois, on fait quoi ? Et la famille albanaise, à qui peut-on demander de la prendre chez soi ? Il y a bien la maison, dans les Landes, pas vide, non, mais grande. Il leur faudrait un moyen de locomotion. Et qu’est ce qu’on dit aux proprio ? C’est jusqu’à quand ?  Rien à gratter. Presque on s’entend dire qu’il vaut mieux qu’ils rentrent en Albanie. Il y a un an encore, jamais… La Cimade n’a pas d’argent. Les billets de train et les nuits d’hôtel ont épuisé les cotisations, la caisse du festival Migrant scène de l’an dernier et l’argent donné par Emmaüs. Au Lion’s club on peut demander de l’argent ? Et aux foyers de jeunes travailleurs, des chambres ? Et aux copains. Secours catholique, secours populaire, Emmaüs accueillent au maximum. Un curé qu’on connaît héberge une famille avec enfants à qui faire faire les devoirs. Une prof à la retraite, aussi, ici, pas loin. On fait quoi, maintenant. Quand les R. seront dehors de nouveau ? Parce qu’il faudra bien que son appart, le copain le récupère. Hollande ce matin, sur France Culture, essaie de parler alter-mondialisation. Ce serait presque comique, la course à Montebourg, mais on est après le comique et puis je me dis que c’est déjà ça. On fait quoi, maintenant. D’abord, on va au collège, on va voir les gamins, trente par classe de troisième, qui plein d’allant et de curiosité (oui) craignent (oui) quelque chose autour de ce qui sera. Et la crainte, ça se voit et s’entend. Travailler, jamais, jamais, je suis en grève, écrivait Rimbaud à Izambard. Les adolescents protestent. Un satisfait qui n’a jamais rien fait.  Il exagère, non ? Pourquoi faudrait-il être insatisfait ? C’est formidable, avec eux, comme on peut discuter. On fait quoi maintenant ? On lit, on lit, on poursuit.

Enquête

 

Par la rédaction de Mediapart

D’après une enquête menée par le Syndicat des enseignants Unsa auprès de 4898 jeunes enseignants, les moins de 35 ans sont globalement très attachés à leur métier. Les trois quarts disent ainsi «s’éclater» dans leur métier (56,5% répondent «plutôt», 19,1% «énormément»). Mais, et c’est tout le paradoxe que souligne bien cette étude, ils sont aussi très frustrés dans l’exercice quotidien de leur fonction. Par rapport à leurs attentes, «leur regard sur la formation n’en est que plus dévastateur», analyse Joël Péhau, secrétaire national du SE Unsa. Ainsi, deux tiers estiment que leur formation les a «peu ou pas préparés» à leur métier (47,6% répondent «plutôt pas», 20,9% «pas du tout») . Ils se disent ainsi singulièrement démunis devant la difficulté scolaire. A la question : «Faire progresser un enfant en difficulté, je sais faire», 41,3% répondent «plutôt pas» et 3,2% «pas du tout»

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A propos de A notre humanité

 

Un mot sur ce projet

Je voulais aller voir aux jours de la semaine sanglante, en mai 1871, à Paris.
Comment, deux mois auparavant, on avait voulu inventer la démocratie.
Apercevoir de quoi l’événement de la Commune était le point de départ.
De quoi il était peut-être la fin.
Pour regarder l’Europe d’aujourd’hui, avec ses crises identitaires, économiques, sociales, politiques, son renouveau xénophobe, j’avais besoin de mise en perspective. 1870, c’est, après le temps des nations, le temps des empires.

La semaine sanglante, on la pense en jours. Mais la Commune marqua les vies dans le temps. Le long temps d’une vie, le temps à cheval entre deux générations.Les ¾ de la classe ouvrière avait disparu à la fin de l’année 1871.

Les écrivains repoussant de toutes leurs forces, à la fin du XIXème siècle, la bourgeoisie qui les guettait, les Flaubert, Georges Sand, Dumas, Gautier, empruntèrent pour désigner l’événement le même vocabulaire et les mêmes images que celles qui étaient véhiculées au même moment par la presse et par la peur bourgeoises. L’art, quand il refuse le monde, pour ne pas se risquer à y fréquenter les marchés, la bourgeoisie et le vulgaire, peut finir par appeler au crime.

Au temps de l’écriture de ce texte, au début de cette année 2011, éclata la révolution dans les pays arabes. Je serai allée du printemps des peuples, 1848, jusqu’en 2011, avec de grands sauts et de grandes ellipses.

La narration est composée de huit parties. Les parties alternent : quand l’une est tournée vers l’Histoire (de 1848 à 2011, par touches et retours, avec au coeur les mois de mars à mai 1871), la suivante développe le parcours romanesque et de plus en plus fantasmagorique de quatre personnages féminins, dont deux, Emmy et Valentina, vécurent la faim pendant le siège de Paris et la Commune. L’une est russe et mystérieuse, Elise Dmitriev, on la vit aux barricades et sa biographie d’après Commune est fictionnelle. La dernière s’appelle Aloysia, est née en 1877 et est une petite personnifications tragique de toutes les victimes passées.

L’intrigue romanesque commence en 1892, au bord du canal de l’Ourcq, un peu plus de vingt ans après la guerre civile. L’intrigue romanesque se termine dans le XXème arrondissement parisien la même année, le même jour, par une scène de cannibalisme. A la page 131, paraît furtivement une deuxième narratrice, double passée de celle qui écrit en 2010-2011, et qui comme la première, mène l’enquête.

L’intrigue historique et l’intrigue romanesque sont mêlées.
Quelques auteurs assoient le texte, l’aident, du début à la fin : E. Vittorini et R. Sender sont les deux romanciers, l’un combattant l’Italie fasciste, l’autre l’Espagne franquiste, qui m’accompagnent.
Ici, les filles se transforment en petites bêtes griffues.
On se demande sans cesse ce qui fait révolution et ce qu’il faut écrire.
On va de la guerre civile à la fantasmagorie.
De l’univers de Courbet, qui déboulonne la colonne Vendôme, à celui de Goya, qui peint les monstres – en remontant le temps.

Résumé :

I
8 août 2010. Gustave Courbet, Genève, 1877. Ramon Sender, Zamora,1936. Vittorini donne dans Les femmes de Messine une définition du fascisme. 15 mai 1871, déclaration dite de la minorité. Prisonniers sous escorte d’ombrelles jusqu’à Satory. Qu’est-ce qu’écrire, comment le faire, dans quelles conditions. Les frères Reclus.

II.
12 août 1892, Emmy, rue de la Grange aux belles, court après Tom, à qui manque une chaussure, avec qui elle a passé la nuit, et qui la fuit. A six ans Emmy a échappé de peu, grâce à sa Tante Aymée, infirmière des soldats du siège et Sirène à ses heures, au poteau d’exécution du jardin du Luxembourg.

III.
12 août 2010. Malon, né en 1841. Flourens, auteur de l’Histoire des races humaines. Mort de Flourens. Le mont Valérien. Les Reclus en Louisiane. 1855 et la prise d’Alger. Répression des troupes de Mokrani. Déportation des communards en Nouvelle Calédonie. Répression des canaques. 31 octobre 1871. Blanqui. Razoua. Louise Michel. Mort de Sapia. Clémenceau.

IV.
12 août 1892. C’est avec désespoir qu’Emmy veut offrir à Tom qui n’est plus là le cahier dans lequel elle a noté les confidences que lui ont faites pendant ses années de prostitution, les bourreaux de la Commune. Du mardi 22 mai au lundi 28 mai 1871. La semaine sanglante, vue du côté des soldats versaillais. La vieillesse de Tante Aymée.

V.
Automne 2010. Lisbonne sur son cheval. Mort de Vermorel. Mort de Delescluze. Mort de Millière. Les cours martiales. Les écrivains et la Commune. Mort tragique de Varlin. Le 18 mars, proclamation de la Commune, fête et projets. La colonne Vendôme. 1848, le printemps des peuples. Les guerres de Crimée, de Sécession, du Paraguay. Le rôle des femmes.

VII.
Fin mai 1871. Valentina en cherchant son fiancé fusillé par les Versaillais rencontre, caché dans un Paris affamé et puant, un mystérieux Indien Guayçur, possible rescapé de la guerre du Paraguay. Ensemble ils passent en Suisse où ils vont accueillir d’autres communards exilés (Brunereau, Arnould, Vuillaume, Chardon, Protot Fesneau, Malon, Arnould, Babick, Josselin, Miot, Valles, Slom, Cluseret, Razoua…). Le Capitaine Guayçur disparaît aussi mystérieusement qu’il est apparu, laissant Valentina folle d’attente…

VIII
12 août 1892. Valentina et Aloysia s’adonnent à une cérémonie magique et rituelle dans l’appartement d’Elise Dmitrieff. On comprend qu’il s’agit d’une tentative de cannibalisme sur la personne d’un jeune homme qu’elles ont épié et tué et à qui manquait une chaussure… On ne retrouvera jamais Elise Dmitrieff. Valentina et Aloysia sont arrêtées. La première est décapitée.

IX
26 février 2011. Les raisons de l’échec de la Commune, par Lissagaray. 26 mars 2011, Syrte aux mains des Insurgés. Sender et la définition du fascisme. Comment on doute, comment on meurt. 17 décembre 2011, Sidi Bouzid. Le mur des fédérés. C’est ainsi que l’on meurt. Les photos de Disrédi. Les vainqueurs de 1871. Les désastres de la guerre. La maison du sourd. Goya.

A l’école, ensemble

 

Quand je pense au prof devant une classe comme je sais les classes, offrant (dans le vacarme même, portant la voix, sur- articulant les maladies intimes de l’âme, celles  de Julien Sorel ou de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent), offrant dans le vacarme ou le silence ennuyé, toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seul, malgré tout, un moment de grâce, quelque chose dont se saisir : j’ai le cœur serré.

Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes :

C’est le temps où la terre est semée d’une vitre

De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent.

A l’infirmerie du collège Largenté, Sœur Saint François me donnait refuge et des pastilles pulmol. La tachycardie attrapée là bas jamais disparue, les vies de saints en images et récits, Bernadette avait de l’asthme et j’en eus, elle voyait apparaître la dame en bleue et je craignais de voir apparaître quelque chose derrière les rideaux. Redoutant l’appel je croyais l’avoir entendu et je vivais fébrile, malade, cœur et poumons, grandiose en secret.

Le même chagrin trente-cinq ans après, devant toute hostilité scolaire. Devant tout ratage scolaire et même devant toute réussite.

C’est écrit pour et avec ceux avec qui à l’école je crois je n’y arrive pas (Yedmel, Rémi S.) ou qui avec l’école n’y arrivent pas du tout. Ceux que l’on voit s’attrister progressivement, passer de l’humour potache ou cynique à une tristesse noire. Ceux qui y restent des années de plus, y abîment leur corps. Avec et pour ceux qui ne peuvent pas se lever le matin (Marie O., D.) Avec ceux qui y souffrent courageusement, y gardent enthousiasme de façade (L., Thomas P.)

C’est écrit avec le désir de faire de l’école un lieu habitable, ré-habitable.

MADADAYO Akira Kurosawa[FMP poster=”http://www.marie-cosnay.fr/wp-content/themes/twentyten/images/fond_film.jpg” width=”480″]http://www.marie-cosnay.fr/wp-content/uploads/2011/09/filmcoupeopti.flv[/FMP]

Souci de soi

On le trouve , aussi.

 À l’école, mai 2011

 

Nous eûmes, au mois de juin 2010, Maïana et moi, l’idée de proposer à une classe d’élèves de troisième, au collège Fal, à Biarritz, où j’enseigne, un projet autour de l’image et du texte. Le thème, nous le nommions, cette après-midi de juin, attablées à  la terrasse de l’Atalante : le souci de soi.

 

Au collège, Clarisse est infirmière. Nous avions eu, pendant l’année scolaire 2009-10, de nombreux échanges. Le corps de l’adolescent qui dit la peine, le corps normé, obligé et sous tension, Clarisse le rencontre chaque jour. Ainsi le projet naissant entre Maïna et moi l’incluait : elle permettrait aux jeunes de s’exprimer, Maïana les aiderait à fabriquer des images-témoin, et je tenterais de les guider vers l’écriture de soi.

 

La rentrée me fut difficile. Sentiment que face à face, la classe et moi, nous n’étions pourtant pas là, en présence. Qu’il nous manquait un lieu, un vrai, un temps, un vrai, pour que quelque chose se dise et s’entende. J’ai pris des pages et des pages de notes, tentant d’analyser nos difficultés, celles des Troisièmes B et les miennes, en ce début d’année. J’ai vu disparaître Rémi, qui n’en pouvait plus, puis Yedmel. J’ai vu Diego s’attrister, Thomas se décourager, Tom répéter qu’il ne comprenait rien, Luc dormir, Nicolas perdre classeur, cours puis cartable. Je me proposais des explications rationnelles de ce que je vivais comme un échec de classe, de groupe ; aucune n’y suffisait. Il m’était peu souvent arrivé de rencontrer une classe d’adolescents bloquée, à quelques exceptions près, sur une telle position, démonstrative, de non savoir et de non vouloir. Je savais que cela cachait quelque chose, je craignais les analyses rapides, je formulais des hypothèses mais en les joignant les unes aux autres elles ne me satisfaisaient pas.

 

J’écrivais, en tout début de rentrée scolaire, amusée alors, car encore persuadée qu’ensemble nous trouverions un bon mode de faire :

 

Sur articulant les maladies de l’âme, celles  de Julien Sorel et de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent, je cherche dans le vacarme (ou le silence ennuyé), toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seule, un moment de grâce… Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes : « C’est le temps où la terre est semée d’une vitre / De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent. »

 

Ce que je peux formuler aujourd’hui, c’est que, malgré une bienveillance réciproque, j’avais l’impression que ça ne passait pas. La parole ne passe pas. Ce que je dis n’atteint pas les adolescents, ou rarement. Les idées, les textes, les explications ne vont pas jusqu’à eux. Je me sens empêchée de donner. D’eux, parfois, en revanche, je reçois parfois quelque chose. Parallèlement à ce sentiment, j’ai la conviction contradictoire que ça pourrait passer, que je ne suis pas seule en jeu et en erreur, qu’ils ne sont pas seuls en jeu et en erreur, que chaque élève de cette classe, résultats scolaire conformes ou non à ce qui est attendu, est capable d’entendre, de comprendre et même de prendre goût et plaisir à la compréhension et à la connaissance.

 

Voici ce que j’écrivais alors, nous étions déjà à la fin du mois d’octobre :

 

Quand j’ai raconté aux troisièmes la vie dans l’Allemagne nazie, de 1933 à 1945, de Victor Klemperer et de sa femme Eva, quand nous avons lu le passage où un fonctionnaire vient fort courtoisement prévenir Victor et Eva qu’il faudra laisser la maison et faire piquer le chat, nous nous sommes interrogés sur la politesse du fonctionnaire. Nous avons commenté la force de l’obéissance aux ordres, la banalité du mal, l’absence de méchanceté radicale. Nous avons évoqué la nécessité de la désobéissance dans certaines circonstances. Puis j’ai demandé à Romain de tenter une phrase qui résume nos propos afin que nous puissions tous l’écrire. Je n’ai pas compris, a dit Romain. Je n’ai pas compris a dit Marie T. suivie de Jenna, Thomas, Antony, Michaël. Deux heures plus tard et dans le couloir, Romain venait me trouver : madame, j’ai compris. Et il proposa une phrase très claire résumant nos paroles du matin. Je pensai qu’il y avait une pudeur à comprendre devant tout le monde, que l’incompréhension posée en préalable était une posture de refuge, de protection, que cette posture était en fait une demi posture parce qu’à force l’incompréhension venait, était venue peut-être – ce que je ne savais pas mesurer. Le groupe posait bien problème. Comprendre dans un groupe pose problème. Ecouter en groupe aussi. La collectivité pose problème. Il se trouve que nous ne savons pas faire de celle-là, collectivité scolaire, une belle chose pleine de batailles, de désirs et de conflits productifs.

 

En grec, le souci de soi, on le dit epimeleia heautou. Avoir souci de soi ne veut pas dire que l’on s’intéresse exclusivement à soi-même ni que l’on se mette à la recherche d’un vrai soi à trouver ou retrouver sous les  décombres des apparences. La responsabilité qu’a un monarque  pour ses sujets, les soins portés par un médecin à un malade, l’attention qu’il convient d’apporter à son patrimoine, on l’appelle en Grèce antique epimeleia. Lorsqu’on peut prendre soin de ce qui est à nous et de ce ou ceux qui dépendent de nous, lorsqu’on fait attention à l’autre, qu’on soigne, qu’on réfléchit, qu’on revient sur un geste, une idée, lorsqu’on est capable de  changer d’avis, lorsque on s’enrichit de connaissances, on a souci de soi.

 

Ce n’est pas chose aisée. L’attention, l’activité et la connaissance se pratiquent, il y faut des exercices réguliers. L’écriture est l’un de ces exercices. On appelle, dans la Grèce antique, hupomnêmata les cahiers de notes, les registres et les livres de compte où se mêlent citations, anecdotes, aphorismes et bribes de réflexions. Ce sont des matériaux destinés à la relecture, à la pensée et à la méditation ultérieure. Ils ne cherchent pas « à traquer l’indéchiffrable, à révéler le caché ou à dire le non-dit. Ils cherchent à rassembler le déjà dit, dans le but de la constitution de soimême »[1]. On collecte, on fait recueil, se recueille. En réalité, rien que l’école ne tente pas ! Simplement, ici, chaque connaissance ou réflexion passe par soi, son prisme, son expérience et son activité. Les exercices sont toujours à inventer. La promenade méditative d’Epitecte, consiste, à propos des objets et personnes rencontrées, à s’examiner soi-même, à guetter ses réactions. Les abstinences, les mémorisations, les silences sont des pratiques comme l’est la récolte des rêves, des colères, des souvenirs, des règles que l’on pense s’imposer, de celles que l’on refuse.

 

Sans prétention, nous avons imaginé, avec Maïana et Clarisse, que nous pouvions mettre en œuvre, dans l’espace du collège, une petite promesse de constitution de soi-même, passant par des exercices de paroles, d’écriture et de fabrication d’images. Cela constituerait une ébauche, un début de travail vers la connaissance, la (com)préhension, et donc l’estime de soi. Ce tout petit travail en cours était une étape. Nous n’attendions pas des résultats immédiats. Nous savions que ceux-là sont de toute façon les moins intéressants.

 

Cet atelier, nous ne l’imaginions que dans l’espace de l’institution. On ne se constitue pas tout seul, hors cadre, mais le cadre, posé une fois pour toutes, ne suffit pas à nous construire. Il fallait qu’entre soi et le cadre, il y ait du jeu. Oui, on pourrait, puisqu’on s’élevait en son sein, puisqu’on en avait besoin, puisqu’on la souhaitait suffisamment bonne, interroger l’institution, la mettre en critique. Quant à moi, qui savais pourtant tout ce dont elle est capable, je la trouvais de plus en plus, à tort ou à raison, malade.

 

Nous n’envisagions pas nos hupomnâmata du XXIème siècle sans l’image. L’image a ceci de particulier qu’elle s’exporte facilement. Que même si elle est saisie dans le but de se constituer soi-même, elle est, plus qu’une autre forme d’expression, destinée à être vue par les autres. Qu’elle est une  des rares formes d’expression qui puisse être si souvent subie. Il est peu question de la méditer, d’y revenir. Maïana montra aux adolescents qu’il était possible de la regarder et de la re-regarder. Puis, qu’on pouvait fabriquer, avec ses propres codes, une image devenue alors, comme l’écriture, une technique ou une pratique de soi. Une de ces pratiques de soi visant à vivre, individué, auprès des autres, et à finir par apprendre à se gouverner soi-même.

 

Nous n’avions pas encore, à la fin du mois de novembre 2010, une idée de ce que les adolescents feraient de nos réflexions d’adulte, comment ils prendraient et transformeraient, pour le faire leur, le projet que nous proposions. Maïana n’était pas encore venue dans la classe lorsque, le 27 novembre, j’écrivis, dans mon cahier de notes concernant ce travail mené à Fal :

 

Une heure c’est peu.

Les adolescents sont partagés en deux groupes : nous sommes 12,  et nous pouvons nous permettre un peu de liberté.

Je place les tables en vis-à-vis.

Erreur : le vis-à-vis est gênant, on n’écrit pas « en face ».

En revanche, on parle en face.

Julien veut la dépénalisation du cannabis, il a des arguments, il les écrit vite, vite.

Il n’a pas envie des consignes d’écritures, des règles contraignantes que j’ai données. Je le laisse faire.

Paul voudrait des canapés et de la chaleur à l’école. Il ne trouve pas normal que les profs aient une salle où se réfugier alors que les enfants sont dans la cour par tous les temps.

Il l’écrit, vite. Puis : ça y est.

Yedmel : rien, rien, rien. Pas un mot. Pas un mot non plus hors sujet ou hors contexte. Le  regard posé nulle part, dans ma direction le plus souvent, peut-être par hasard, je suis soulagée du sourire qu’il lance à l’un de ses camarades, un sourire complice, je pense qu’il est quelque part et qu’il n’y est pas si mal que ça. (Il a un crayon et une feuille devant lui, dont il ne fait rien. En cours il n’a souvent ni l’un ni l’autre et si je l’interroge, sans défi il me dit : pas envie).

Il finit par me tendre un bout de papier brouillon. Au crayon il a écrit : rien à écrire, je n’ai aucun problème.

Luc, Rémi R. : des filles sur les canapés. Du coca cola et des bonbons.

Antony : je me révolte contre tous les racismes.

Nicolas : ce qu’on fait là, il faut faire ce qu’on fait là, des choses comme ça, à l’école.

Ce n’est qu’un début

Nicolas parle de l’abîme d’incompréhension entre profs et élèves.

C’est ça, dit Thomas, on ne nous connaît pas.

Ils ne nous connaissent pas.

Fin.
On n’aura pas beaucoup écrit.

 

Chacun semblait impliqué. C’était beaucoup. Bien sûr je le savais, il serait difficile de passer de ces notes à des textes et de ces moments à d’autres moments. J’avais prévu cette difficulté. Et je ne pouvais m’empêcher de me demander quelles étaient les limites de notre projet, et comment nous pourrions les repousser. J’avais prévu pour la deuxième séance que nous nous servions du I remember de Joe Brainard, du je me souviens de Perec, du je sais de Ito Naga. De la transformation de Myrrha en arbre chez Ovide. D’autoportraits célèbres, de Dürer, Courbet, Frida Khalo, Duchamp. Il fallait attendre. C’est vrai, je tâtonnais. Nous avons lu Les tambours de doléances, parus dans la revue Vacarme à l’automne 2010. J’avais avec moi, à côté de Michaux, Perec, Ovide, plusieurs revues et des quotidiens. Voici des extraits de ce que j’écrivis au début du mois de décembre :

 

La deuxième fois, Julien avait envie de tout faire sauter plutôt que d’écrire.

Les adolescents se jetèrent sur les journaux, les lisant ou parcourant, se hélant pour commenter un titre, une photo.

J’ai dit : quitter la plainte personnelle ou plutôt, puisque c’est là que nous semblons aller, la rendre politique.

J’ai pensé : ce qu’on a à dire est peut-être écrasé par ce qui est écrit déjà, dans les journaux.

J’ai dû  ranger Perec Michaux etc : une autre fois.

Les enfants voulaient écrire leurs doléances, sur le modèle de celles que proposait la revue Vacarme. Ils se montraient enthousiastes. Je laissai faire. Dans un deuxième temps je proposai ici et là de petites chevilles littéraires (anaphores, coupes).

Et ça, on peut le dire ?

Et ça, on peut l’écrire ?

 

Récemment une amie, professeur de lettres en lycée professionnel, regrettait que les jeunes en face d’elle s’occupent davantage de leur téléphone portable que des textes qu’ils désignaient, s’adressant à elle, ainsi : « votre truc, là». Tu comprends, je n’ai rien contre le téléphone portable, disait-elle, mais l’espace de l’école, c’est protecteur. Sans portable, on ne risque pas de recevoir une mauvaise nouvelle, de subir une rupture sentimentale en pleine lecture de Diderot. Je pense que c’est bon d’être ici, vraiment, sans lien avec l’extérieur – c’est-à-dire complètement ailleurs.

 

Je la comprenais, si bienveillante, qui souhaitait que les enfants diffèrent leur rapport au monde pour avoir accès à une réflexion sur le monde. Je comprenais ce qu’elle disait de l’isolement, du silence et de la solitude, qui sont autant d’exercices et de techniques de soi. Je pensais au paradoxe de l’hétérotopie, lieu physique de l’utopie, cabane où s’abrite l’imaginaire. Je savais ces lieux bénéfiques et nécessaires, et j’avais, de plus, une tendance personnelle à les rechercher. Mais je savais que leurs fonctions, si les lieux ne sont pas régulièrement repensés, avec le temps varient. Je savais que les prisons et les cimetières sont aussi des hétérotopies. N’empêche, quand Halima, professeur en lycée professionnel, m’a parlé ainsi, j’ai pensé à ce qui me faisait souffrir depuis le mois de septembre, à ce que je pouvais dire de cette souffrance : le lieu (l’espace de la classe et les alentours) et le moment, ne nous rendaient pas, les enfants et moi, pour des raisons que je ne savais pas démêler, présents les uns aux autres. Le lieu n’était pas ce lieu clos où quelque chose s’échange et où l’imaginaire se libère. Et pourtant il était clos.

 

J’ai eu envie de classes aux portes ouvertes. De salles de classe multiples. Si les adolescents rêvaient de fauteuils chauffants et massants, je désirais, moi, des bruits feutrés, des cercles à qui parler, avec qui chercher, des cours sur la pelouse devant les grands arbres, des murmures, une attention partagée, du bon thé, du travail de groupe, et que nous prenions notre temps. Des questions, des questions à poser, à poser aux collègues, des questions à poser aux enfants. Des débuts de réponse, des variations et des tentatives.

 

En parlant d’un texte distribué, une de ses élèves disait à mon amie Halima : « madame, votre truc, là ». Comme Halima, je souffre que « mon truc, là » ne soit pas partageable. Ou plutôt, qu’en face de moi, se trouvent une vingtaine d’enfants qui jugent que tout ça n’est pas à eux, n’est pas pour eux, qu’entre « mes trucs, là » et eux, il y a un fossé infranchissable. J’ai fait l’expérience de moments différents. Je mesure que ces moments sont structurellement différents : au collège Lapierre de Lormont je suis  récemment intervenue comme « écrivain ». Les adolescents de Troisième étaient vifs, leur attention n’était jamais donnée ; cependant, entre nous, quelque chose s’échangeait. Ils n’aimaient pas écrire, ils l’ont dit tout de suite. Lire non plus. Parce que c’est fatigant. J’étais d’accord. Ils ont raison, écrire et réfléchir, demeurer avec soi pour réfléchir, lire ou écrire, c’est fatigant. Cet échange-là a été suivi d’un puissant travail d’écriture. Mon truc, là, était partageable. Nous avions quelque chose en commun. Ce n’était pas la culture ni les connaissances : mais une façon de faire, une façon de pouvoir faire, des difficultés communes, des questions préalables  et communes. C’est une toute petite chose que celle-là. Elle est selon moi le socle de tout le reste. Je sais que mon statut « d’écrivain en visite » a permis cela. Je voudrais, à l’école, auprès d’élèves rencontrés cinq heures par semaine, pouvoir m’appuyer sur le même socle. Un socle installé dans la durée, dans une bienfaisante durée. Et alors nous accepterions, outre la fatigue qu’il y a à penser, les quelques moments d’ennui inhérents aux répétitions, à l’exercice.

 

Une école qui ne part pas de l’idée, même floue, même non exprimée, que nous avons, professeurs et jeunes adolescents, des questions préalables communes, me semble en voie de maladie.

 

Les élèves de Troisième B du collège Fal à Biarritz ont fini par écrire et photographier. Si les textes revendiquaient quelque chose de l’institution, faisaient retour sur le monde, conformément à ce que nous avions mis en place, les images, elles, montraient des corps en fugue, en fuite, sur les arbres (du collège), à cheval sur les portails (du collège), en salto sur les murs (du collège), en course, ou des corps réduits au silence, corps pris en tenaille ente les portes des couloirs (du collège). Les images et les moments où furent prises les images, moments très importants du processus visant à prendre souci de soi, ont été de vraies échappées.

L’exposition a été présentée début mai dans le hall de la Villa du Collège. Un peu plus de dix familles sont venues ce lundi soir. Douze élèves, sur vingt cinq. Des amis de ceux-là. Les parents se sont émus de la capacité de leurs enfants à formuler les plaintes, à mettre en scène les corps. Les parents ont dit : et maintenant, qu’est ce qu’on fait ? J’ai compris alors que ça ne faisait que commencer, que la question, on l’avait simplement posée, en cet endroit de hasard où ces adolescents, Maïna, Clarisse et moi nous nous étions rencontrés.

 

Qu’est-ce qu’on fait ? On en parle ?

 

Je n’oublierai pas le regard d’Anaël, les capacités extraordinaires de Luc, le sérieux de Kevin, l’application de Mickaël, la gentillesse de Rémi, l’aide précieuse de Marie T., la douceur d’Elisa et de Jenna, la pudeur touchante de Romain, le sourire échappé de Diego, les  réflexions passionnantes de Julien, le rire de Chiara et de Mathilde, la coopération de Pauline, son sens artistique, l’originalité de Sophie, l’intelligence de tous, le sourire de Nicolas, la précision de Marie L, l’intelligence de tous, les prises de parole d’Anthony, la timidité de Tom, les fugues en haut des arbres de Thomas et celles au sous-sol de Paul, la patience et la présence continue de Paul, l’intelligence de tous, l’accompagnement de Marie O., son regard, notre bonne humeur à tous. Je n’oublierai jamais le professeur de maths de la classe dire que oui, elle le voit, les élèves sont beaux.

 

Certains professeurs du collège, la plupart il faut le dire, ont préféré, dans un premier temps du moins, trouver scandaleux que parmi les plaintes ou doléances ou prises de notes des adolescents, certaines concernent l’école. Scandaleux que les adolescents revendiquent le besoin de s’occuper, en ce lieu, d’eux-mêmes. Ils ont pris comme attaques personnelles le fait que les élèves revendiquent pour eux, par écrit, quelque chose de bon, quelque chose de mieux. Ils ont pensé qu’on ne pouvait pas poser une critique de l’école dans l’école. Ils ont pensé qu’on s’en prenait à eux. Ils en ont sans doute même été peinés. Je le regrette. Rien de plus admirable selon moi que celui ou celle qui devant des corps adolescents, année après année, exerce. Encore faudrait-il, diraient les philosophies antiques, qu’ils n’oublient pas de s’y exercer. Certains professeurs, la plupart il faut le dire, du moins dans un premier temps, n’ont pas regardé les photos, n’ont pas pensé possible que les enfants les aient eux-mêmes fabriquées. Certains n’ont même pas regardé l’exposition avant de la trouver, pourtant, scandaleuse.

 

Le quotidien Sud-Ouest a titré l’article rendant compte de l’exposition : les adolescents du collège Fal exorcisent leur mal-être. Quelques professeurs du collège, la plupart pour tout dire, ont, dans un premier temps du moins, trouvé scandaleux que l’on évoque un malaise d’adolescents vécu au collège. Les réactions de ceux qui se sont scandalisés (à voix haute ou plus basse) que le malaise soit ainsi nommé, qu’il soit circonscrit au collège où ils enseignent, disent, me semble-t-il, quelque chose du malaise qu’eux-mêmes vivent sans pouvoir, comme les adolescents de notre exposition, l’exorciser.

 

Ce malaise, je le vis aussi, les pages qui précèdent et suivent ainsi que le besoin de les donner à lire le prouve. Parmi mes collègues, combien ont-ils trouvé cette année que nos Troisièmes B respiraient la joie de vivre, étaient des adolescents heureux et épanouis, loin de mal-être, loin de malaise ? Combien pourraient-ils soutenir simplement, sans se trouver immédiatement malhonnêtes (tout, leur expérience et leurs propres enfants leur indique que cela ne suffit pas à expliquer), que ces élèves-là n’ont qu’à se mettre au boulot ?

 

Il s’est trouvé des parents d’élèves, des lecteurs de sud-ouest, des amis, des collègues, des collègues de Fal, des écrivains, des principaux de collège, pour trouver qu’un adolescent qui exorcise son mal-être par l’art, c’est mieux que le contraire, et qu’une institution qui permet cela prouve qu’elle tente de rester suffisamment bonne, comme le disait Winnicott d’une mère.

 

J’aime ce métier qui est le mien. J’ai de l’admiration pour ceux et celles qui le font avec une énergie incroyable, ce qui n’est pas mon cas. Quand je pense d’une manière (trop) générale « aux profs », je pense d’abord à nos luttes de 2003, à la création d’un Réseau d’Education Sans Frontière, je pense à ceux qui refusent la précarisation du métier et qui refusent la monté de la xénophobie et qui refusent que l’éducation devienne un marché à deux vitesses.

 

Quand je pense d’une manière (trop) générale « aux profs », je pense aux différentes fermetures dont nous sommes capables, difficiles, certes, à apercevoir quand nous sommes tellement dedans. Je me souviens de ces manifestations où sous la banderole du SNES les enseignants refusaient ostensiblement certains tracts car ils étaient rédigés, côté verso, en basque, et ils l’affirmaient bien fort, je ne comprends pas le basque, montrant par là qu’il était question pour eux de revendiquer une identité qui peut-être n’était pas acquise, était en danger, était précaire. Quand je pense « aux profs », dont je suis, je pense aussi à cette incapacité, parfois, à se soucier de soi, à mettre en œuvre l’epimeleia dont je parlais – en choyant les autres, en s’exerçant, en recommençant, en s’interrogeant sur les choses menues qui en font de grosses, au final, en écoutant sans se scandaliser a priori, en lisant, en écrivant.

 

Alors, comme disait un parent d’élève, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

 

Quand je pense à l’institution qui nous rassemble,  je me dis qu’elle connaît au fond la même difficulté d’identité que ses membres  : elle a pu craindre que trois filles voilées la remettent en question ; elle sait que la violence des adolescents répond parfois à celle des adultes et elle ne le dira jamais ; elle craint de tomber sous la critique de ses membres – et en cela peut-être rappelle-t-elle d’autres institutions, plus autoritaires, en tout cas elle ne ressemble plus à l’hétérotopie, lieu réalisé d’utopie qui pourrait être, qui fut et qui est encore, parfois, le lieu d’heureux apprentissages. Et en cela, plus encore, elle signale qu’elle a peur, qu’elle est malade, qu’elle est en perte. Hélas, elle n’est pas la seule. Mais c’est elle qui s’occupe de nos enfants et il est de notre devoir et de notre intérêt collectif de l’aider à garder souci d’elle-même.

 

Je lis dans un article sur Médiapart concernant les difficultés vécues par les salariés de Pôle emploi : «Pôle emploi devient un lieu en souffrance où des gens en souffrance reçoivent d’autres gens en souffrance, le tout sur fond de pression grandissante ». On pourrait dire : l’éducation nationale est un lieu en souffrance où des gens en souffrance reçoivent d’autres gens en souffrance… Contre cette souffrance si bien partagée, tentons de lutter. D’abord, en la reconnaissant. Ensuite…

 

Il y a une façon de faire, que nous connaissons tous, qui est celle que j’ai tenté, imparfaitement, d’expliquer en début d’année scolaire aux adolescents de troisième B : votre plainte, il faut la porter sur la scène publique. Votre malaise, qu’il devienne politique.



[1] Michel Foucault, Dis et Ecrits, Tome II.

Des aubes particulières