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revenir à vivre

comme si on avait perdu un mot dans les sous-sols, impossible de traverser, le hall retient toute une généalogie, les uns piétinent les autres dans un espace qui ne s’élargit pas sous la pression des corps ; prenant appui sur les genoux et les fesses on cherche l’air en surface cogne au plafond et de corps en corps on est allé jusqu’à ma mort Elle est venue la mort je ne dis pas ça à cause d’un printemps mais après un trop plein de printemps, mon âge ma saison toute une époque, je n’avais qu’une solution, transformons ces corps entassés dans le hall que je dis en lettres que je dis, en histoires et récits Evaporons-nous en récits dirais-je Passons par le trou de la serrure mais personne n’y arrivait

 d’autant plus que le désir de liberté lui-même mourait que je ne savais plus nommer ; restaient les listes de poètes les prénoms  d’accompagnantes les filles sœurs Elise et l’autre celle qui fuit et Noémie Pantxika Marie et Juliette et jusque-là je tenais m’agrippais cherchant l’idée pour survivre, il y avait ce hall rempli de souffles qui m’étouffaient et il semblait, plus que tout autre chose, dégueulasse, mon élan de survivre mais je m’agrippais à la dégueulasserie c’est-à-dire que malgré la mort qui me fonçait dessus je tenais par la bride les prénoms des accompagnantes et les idées qu’elles donnaient et ça pouvait pas être si moche puisqu’elles étaient belles, adamatae (dans un sursaut de mémoire), avaient la grâce ou bien si pourtant c’était dégueulasse j’avais dans l’idée (d’un tout autre coté) une mort parfaite parfaitement déboitée, c’était déjà ça, la perfection. Tout ce qu’on n’imagine pas couler comme humeurs sur un sol de briquettes rouges coulait et collait, parfait. On le voit je résistais grâce aux listes aux prénoms et aux filles (et à l’idée venue ici-même et dans le pire des moments de relire Vie et destin.) Je luttais c’est bien ça ; pas un fichu poète pour m’aider à récupérer le tout, le porter une fois de plus, le tout, à l’hôpital avec des mots du genre : tu vas voir comment ça se passe comment ça passe comment c’est doux et triste mais triste alors d’une façon attachante, de revenir à vivre

en écrivains en écrivant

Autant qu’on soit capable d’apercevoir ce que nous supportons en souffrance, ne nous voilà pas dans une contradiction à peu près comparable à celle dans lesquelles étaient pris les auteurs du XIXème ? George Sand encourage la révolution sociale de 1848 et est terrifiée en 71 par la Commune de Paris, Flaubert déteste les bourgeois qui le lisent et n’aspire pas à ce que les ouvriers apprennent à lire pour devenir aussi bornés, dit-il, que des bourgeois. Sand et Flaubert sont, je crois, paniqués par la question : pour qui on écrit ? Pour qui on va écrire ? Bien sûr ils ne posent pas la question : quand on pose clairement la question de nos angoisses, on a de grandes chances d’être, dans le moment historique qui est le nôtre, à peu près cohérent avec soi-même.

Il s’agit du public. Et peut-être, à un moment où le statut d’écrivain est reconnu (l’art pour l’art, détaché des contraintes et des finalités de commande), ces écrivains se demandent-ils : si le peuple apprend à lire mais aussi apprécier « le style » et « les livres sur rien » puis apprend à écrire, ne perdrons-nous pas cette place symboliquement puissante obtenue de haute lutte ? Si autour on apprend à écrire…  La question est là. Moins nombreux on sera à cet endroit-là, plus nous, on y sera assuré.

La question du public, pour qui on écrit, c’est Sartre qui la pose de façon claire et qui agace beaucoup, plus tard, en 1948. On peut comprendre que ce soit agaçant : on n’est pas loin de l’idée d’une demande à laquelle l’offre devrait répondre. Mais ce n’est pas ce que dit Sartre, et il nous faut tenter de s’éloigner du modèle publicitaire et de propagande (que nous connaissons mieux que Sartre encore) pour entendre dans cette question du public, des lecteurs, que quelque chose (mais quoi, c’est à mettre en œuvre ensemble), doit être pensé.

Je n’écris pas en pensant à un type de public, je n’écris pas un roman dans l’intention de convaincre, il m’arrive d’écrire pour témoigner, il m’arrive d’écrire des billets de blogs, des textes pour  ABCDire.  Jamais un de ces textes, je l’espère du moins, je le crois, ne vise à simplifier la réflexion. Les personnages d’Emmy ou de Valentina dans A notre humanité posent la question du corps, métamorphosé quand il est en proie à l’angoisse et à la solitude de la nuit, à la folie. Ce n’est pas une question où réponse est attendue. C’est de l’ordre de la sensation, la sensation se partage, ne cherche à  convaincre personne ni à livrer message. J’en ai besoin puisque c’est l’endroit où je peux dire JE et à partir duquel, après, je dirai le reste. Je fais part d’une sensation, de ma folie. Je ne pense pas un public. Je ne m’en pose pas la question. Cependant elle se pose. Exemple. J’enseigne en collège. J’ai connu les zones sensibles et les campagnes. Parmi mes élèves, qui sont mes futurs lecteurs ? Je vais au festival littéraire de la Baule ou aux petites Dionysies dans le Jura : qui sont mes lecteurs ? Je publie des textes sur Médiapart : qui sont mes lecteurs ?

Gamins et leurs parents de ZEP et des campagnes sont-ils incapables d’aller vers ce que nous écrivains ou écrivant, nous disons essentiel – une façon infiniment mouvante et échappant aux façons normatives de représenter le monde ? Nous sommes persuadés qu’il ne s’agit pas de capacités mais d’accès et de modes d’accès. Bien sûr. Par ailleurs, nous avons comme public, une fois le livre écrit, ceux qui ont tout ce qui faut comme richesses symboliques, ceux qui savent déjà, sont convaincus, participent au même monde que nous, dans le meilleur des cas avec qui nous partageons, à qui nous  faisons des clins d’œil, que nous comprenons d’emblée ou presque, qui nous comprennent parce nos références sont communes  … Agréable “entre soi” mais avouons que pour le peuple qui manque, c’est raté. La question du public, une fois le livre écrit, se pose bel et bien.

Et puis comment ne pas le dire : il nous arrive d’avoir des doutes au sujet de la vanité ou de la non-vanité de ce qu’on fait. Ça nous arrive. On sait qu’on a vendu notre dernier livre à 300 exemplaires ; quand c’est à 500 on est content. On ne le dit jamais, mais, quand on publie sous un label qui n’est pas un gros label, c’est le cas.

Oui la question du public se pose,  elle rend modeste, c’est pas mal… Mais il ne faudrait pas qu’elle nous rende amer sans que nous le voyions venir, ce moment de bascule dans l’amertume. Posons la question avant. Et d’une manière qui nous convienne.

On vit un début d’époque où l’on peut diffuser plus ou moins librement de l’écrit, via blogs, édition numérique, édition à la demande. Je ne rentre pas dans les détails mais regardant (d’un peu trop haut sans doute) la situation, on se dit qu’on ne peut pas revendiquer d’un côté « le meilleur pour le plus grand nombre » (c’est je crois ce que nous faisons, voulons faire) et de l’autre côté se crisper sur droits et labels. On ne peut pas multiplier les ateliers d’écriture (nous en vivons en partie) et ne pas remettre en question la notion de l’auteur. On ne peut pas regretter qu’il y ait trop de livres, on ne peut pas regretter qu’il y ait trop d’auteurs. Il y a de fort mauvais livres, bien sûr, mais nous aussi, c’est mon cas du moins, on s’est construit et nourri de mauvais livres – que nous avons appris (grâce à l’école) à voir insuffisants, faciles, dangereux même en ce qui concerne les visions du monde qu’ils contribuent à former. Nos outils contemporains permettent une diffusion plus facile et plus étendue des mauvais et des très bons livres : on ne peut pas décider, sous le prétexte qu’on ne s’en sort pas sinon, à rétrécir le champ. Oui ça meurt derrière et autour de nous, éditeurs, diffuseurs, libraires n’en parlons pas, auteurs ce n’est pas brillant. Mais quelque chose d’autre que l’interdiction pure et simple de la circulation libre des livres est à repenser si nous ne nous voulons pas aussi schizophrènes et bourgeois qu’un auteur bourgeois du XIXème siècle.

Une question se pose aujourd’hui comme hier : qui est prescripteur ? Dans le cas d’une plus grande diffusion des textes qui prescrit ? Qui lit ? Comment ? La presse critique littéraire est d’ores et déjà dépassée par les blogs de littérature. Les prescripteurs c’est vous ou moi.

C’est là que le plus important est à faire : il faut que les profs soient prescripteurs ; c’est un sujet si vaste. Il faut que nous allions dans les écoles et dans les médiathèques, c’est une façon urgente de s’engager, c’est la plus importante, elle aidera à recomposer le tissu perdu, à rejoindre les genoux des jours noueux, comme dit Mandelstam, les genoux des classes sociales et culturelles complètement disjoints aujourd’hui. C’est terrifiant de voir l’abîme creusé entre ceux qui n’ont pas besoin de l’école parce qu’ils ont mieux à la maison (je caricature à peine) et ceux qui n’en ont pas besoin parce qu’ils ne sont pas en état de profiter de ce qu’elle voudrait bien leur proposer. Il est urgent que nous agissions dans ce sens, nous qui avons les mots, la parole, nous qui les et la brandissons, urgent que nous agissions expérimentalement selon ce que nous savons intellectuellement : nous ne voulons pas la garder pour nous à tout prix, cette parole. Urgent parce que très concrètement, sans ça, c’est Marine Le Pen dans 5 ans.

La question de la résistance de la langue, comme on dit. Bien sûr. On a raison, c’est ce qui fait la littérature. On ne fait pas de propagande, de publicité, c’est une langue nouvelle qu’on crée et c’est elle qui résiste et proteste. Comme pour la question du public et de l’offre et de la demande qui serait une si mauvaise chose pour la littérature, on a raison. Mais on en est un peu à répéter de vieilles choses. Elles ne sont pas devenues idiotes, ces choses, la preuve : chaque jour nous nous isolons à notre table de travail,  nous n’obéissons à aucun public, nous écrivons pour celui qui manque, dans l’absence au monde, en quelque sorte, loin du bruit et de la fureur. La résistance à la langue de communication on la met en jeu chaque jour.

Mais quand on pense à Claude Simon, qui disait ceci clairement, à savoir qu’un livre ne bouleverse pas le monde mais grain à  grain peut-être la façon de se le représenter, quand on pense à Claude Simon qui s’oppose à Sartre, on oublie un peu qu’il allait dans les comités d’entreprise, chez Renault par exemple, ses livres étaient lus par les ouvriers de Renault et  il trouvait d’ailleurs que les questions qui lui étaient posées alors étaient souvent plus malignes que celles des journalistes…

On pense à la poésie, celle qui a résisté de toutes ses forces à un régime d’oppression, on pense à celle de Mandelstam. Olga Sedakova raconte quelque chose d’important là-dessus :

Je vais vous raconter une histoire que je tiens directement de celui-là même à qui elle est arrivée.

C’était un dissident qui, dans les années soixante-dix, avait été arrêté et, des mois durant, avait dû subir des interrogatoires quotidiens.

On exigeait de lui qu’il signât toutes sortes d’accusation et qu’il fit en outre une confession publique, comme il était d’usage à cette époque.

“A un moment donné, raconte t’il, tout m’est devenu indifférent.

Je me suis réveillé avec le sentiment que j’étais prêt ce jour-là à signer tout ce qu’ils exigeaient de moi.

Non parce que j’avais peur, mais parce tout m’était devenu indifférent. Rien ne signifiait plus rien.

C’est alors que soudainement me revint à l’esprit un poème de Mandelstam, du premier au dernier vers : de la flûte grecque, le thêta et le iota…

J’ai alors éprouvé sans doute, la même chose qu’éprouvent les croyants, d’après ce qu’ils m’en avaient raconté, après avoir pris part à la communion

– c’est du moins ce que ce jour-là j’ai pensé : il s’agit sans doute de la même chose.

Le monde est là, tout entier, entièrement, et nous y participons : communion avec le monde.

Après avoir vécu cette expérience, je savais désormais en toute certitude que je ne signerais rien.”

C’était désormais impossible. Et eux aussi, ils l’avaient compris : de ce jour-là, ils ne s’acharnèrent plus sur moi et m’expédièrent là où il fallait.”

Cette histoire ne serait pas tellement stupéfiante s’il avait été question de vers ayant quelque contenu doctrinal évident ou une finalité morale. Mais ces vers sont plutôt de ceux que l’on appelle difficiles et obscurs, des vers dont le sens ne se dévoile que de façon immanente à même leur chair sonore, et ne s’en laisse dégager qu’avec douleur — à la manière peut-être dont Marsyas, ches Dante, est arraché della vagina della membra sua, du fourreau de ses membres. Je me permettrai de citer intégralement ces vers et, ce faisant, de reprendre souffle après nos considérations informes sur la forme pour laisser la parole à sa pure présence : l’intensité même du seuil. Je dis “reprendre souffle” car tout ce qui ne révèle pas de cette intensité-là est en réalité très exténuant.

De la flûte grecque le thêta et et le iota –

A croire qu’il ne lui manquait que la voix –

Sans avoir été façonnée, sans calcul,

Elle mûrissait, languissait, franchissait les fossés.

Et on ne peut l’abandonner,

Les dents serrées, la forcer à se taire,

Ou de la langue la pousser à parler,

Ni non plus la pétrir de ses lèvres.

Et le flûtiste ne connaît pas le repos :

Il lui semble être seul,

Sa mer natale l’avoir jadis,

Modelée lui-même dans une glaise lilas..

Porté par le clair et ambitieux murmure,

Le tapotement de ses lèvres qui se souviennent,

Il s’empresse d’être parcimonieux,

Et s’empare des sons avec un soin avare.

A sa suite nous ne le répèterons pas,

Mottes de glaise malaxées entre les paumes,

Et lorsque de la mer je me suis rempli,

Mesure est devenue pour moi malemort..

Et de mes lèvres moi-même je ne suis plus l’ami –

Et c’est ici que le crime s’enracine –

Et sans le vouloir vers le déclin, le déclin,

L’équinoxe de la flûte j’incline.

7 avril 1937

In Olga Sedakova in Poésie et anthropologie

Alors oui, c’est la langue de Mandelstam qui donne la force concrète et immédiate de résister, de tenir bon. On trouve des histoires comme  celle de ce dissident russe dans l’Espagne franquiste. La poésie orale basque, le chant improvisé, complexe et travaillé, où les réalités interdites sont dites par métaphores, est un exemple. La même chose dans la poésie canaque, ce sont les métaphores qui disent les destructions de masse de 1916. Mais on ne vit pas sous un régime totalitaire. Et si nous attribuons à notre langue, à nos langues, ces mêmes enjeux, nous avons infiniment raison. Et si nous lui attribuons la même effectivité, je crois que nous nous trompons un peu.

de Chandler à Manotti

Un homme habillé comme un clown arrive plein de vivacité en bas de l’immeuble où je me protège de la pluie mais quand on mesure deux mètres, pèse deux tonnes, quand on est habillé comme un clown avec plastron, nœud papillon, costume rouge aux gros boutons voyants, la vivacité ça s’appelle autrement, en tout cas ça se présente autrement, c’est plein de râle et de ténacité et c’est, la vivacité, incontrôlable. Le clown s’appelle Moose ou Malloy c’est selon, il affirme haut et fort en bas de l’immeuble (où est témoin, héros qu’après métamorphose joyeuse je deviens, Philip Marlowe) qu’il avait un amour, que son amour chantait au cabaret, que c’était ici-même, que la voix de son amour est inoubliable. Qu’il n’y a rien qui l’empêchera de retrouver celle qui portait cette voix et avait les cheveux roux. Le grand bonhomme amoureux a fait 7 ans de bagne et après 7 ans de bagne s’est endimanché pour retrouver la fille, il ouvre les portes de l’ancien cabaret, personne ne lui répond, c’est qu’on doit le trouver bon pour Bedlam avec ses nippes et sa taille démesurée et son amour d’adolescence et à un moment il est bien obligé de retourner sur un homme qu’il interroge l’arme que celui-ci, se croyant agressé, a tirée du tiroir de son bureau. Mince, le gros bonhomme a tiré, a tué, il ne voulait pas. Il a toujours une chanteuse rousse à trouver et il poursuit donc. L’homme tué est un homme noir et on ne peut pas dire que la police se mette vraiment aux trousses du tueur : on l’oublie un peu, on le perd de vue, le gros tueur, quand on est lecteur et non témoin comme l’est Philip Marlowe. Sur le chemin de Philip Marlowe embarqué dans l’histoire de la chanteuse rousse, il y aura bientôt un contrat, un mort et une fille rousse, une autre, pas vraiment jolie celle-là mais quelque chose de plus. Philip Marlowe le privé qui passe et ne s’arrête pas passe encore une fois – devine qu’à l’intérieur de l’espèce de boite qu’est la fille rousse, si on peut dire, se cache une boite plus petite. Derrière la fille rousse qui l’aide et lui court après, il y a une autre fille, richissime blonde et belle à souhait et au milieu, des histoires, des histoires d’émeraudes rarissimes, de mage oriental, de hachich, de politiciens véreux, de fric et de flics impuissants. Des boites s’ouvrent pour en laisser voir d’autres, on monte au sommet du mat d’un bateau et au bout du compte, au bout du compte, après d’impossibles et folles quêtes et ces poupées russes que sont les femmes et les salopards, la richissime blonde chez Philip Marlowe rencontre le clown tueur d’occasion qui ne connaît pas sa force mais son amour. Le clown devant la femme inaccessible bondit, il voit, voit qu’en face de lui c’est elle, déguisée en blonde, c’est la fille rousse autrefois, c’est son amour à la voix de cabaret, celle qu’il cherche. Il a le temps de comprendre que c’est elle qui l’envoya au bagne, 7 ans auparavant, il voit le minuscule pistolet qu’elle brandit et malgré la carrure du clown et le coussin que Marlowe envoie pour amortir le choc, 5 petites balles font vaciller l’homme énorme ; énorme il est touché par celle qu’il cherchait. Elle ne voulait pas, non ne voulait pas qu’on la sache venue de là, chanteuse de cabaret, aimée d’un pauvre gars gros et bon pour Bedlam, elle qui mariée aujourd’hui et convenable est pleine d’émeraudes. Le gars bon pour Bedlam, 5 petites balles dans le corps, décide de mourir sans lutter. Rien d’autre à faire. Marlowe, il lui faut raconter. Il le fera devant la première fille, rousse, rien à voir avec la chanteuse d’antan, pas jolie, celle pour qui on dit l’histoire, tellement plus que jolie.

Je lis des romans policiers, je lis Chandler, je lis DOA, je lis Dominique Manotti, qui montre dans Bien connu des services de police comment 2005 nous est tombé dessus, comment bossent les mecs de la BAC, qui a décidé et comment quel récit collectif tiendra nos sociétés en crise, dans la peur de quels boucs émissaires, comment 2007 a succédé à 2005, qui voulut nettoyer les pauvres au Karcher et comment ce fut fait, Dominique Manotti  ne dit pas ce qui  suivit mais on s’en souvient, elle ne dit pas comment on fera maintenant pour retaper, retisser, défaire et refaire. Il reste à raconter. C’est presque une autre question mais le roman policier fait ça à merveille. Littérature qui s’adresse, dénonce et œuvre. Littérature, n’en déplaise à quelques-uns. A qui il arrive de montrer de toutes petites silhouettes, rousses fragiles complexes. Et de très grosses, d’énormes, de pleines d’amour qui ignorent leur force et qui, étranglant quand elles étreignent, sont étranglées.

que des polars

le fil de l’eau est épais, le crépuscule poisseux, retour au point de départ ou presque, en avant pour la quête et la fuite, il y a eu du passage ici, à la place de mes livres un duvet rouge, une radio, je glisse une main, mes livres sont dessous, je m’allonge, la quête commence par de l’allongement, dehors cette poisse, cette glue, temps dru comme un morceau je dirais une savonnette, une matière comme ça, qui colle et nous joue des tours, le visage perdu du Gers je ne peux l’approcher. Je deviens folle : j’ai le temps de prononcer à voix basse sans les lèvres et avec vibration intérieure Je deviens folle et ça me protège de la folie ou c’est le contraire, je ne maitrise rien et le silence n’a plus rien à voir avec une savonnette, il est l’étendue, je songe qu’il me manque des références pour penser cette étendue, le silence est l’étendue, il est blanc, à vomir, décongelé, quelque chose comme ça

tout ça qui est derrière moi et la scène de la fin, un trauma, quand donc les flics viendront-ils me chercher, je les attends grelottante. Un instituteur, même s’il n’est pas du Gers, viendra-t-il me raisonner doucement, un instituteur dis-je et la fièvre prend le dessus avec l’étendue et la savonnette qui se mélangent bien loin de ma volonté, un chat imprévisible posé par-dessus ma fièvre, je n’en jurerais pas. Je me réveille et je suis à l’hôpital, un visage de chair me surplombe. Elisabeth, ma sœur. Je lui dis Et mes livres ? Que des polars, elle répond. Entre nous c’est sans transition. Le ciel là-dessus fait des mousses bleutées. Encore un truc à elle. Qu’est-ce que tu foutais, tout le monde te cherche, dit-elle en baillant

en trois lettres

protection

Les caméras de surveillance dans les bus parisiens, on les appelle, c’est écrit au-dessous, caméras de protection. A la piscine où Thierry multiplie les 100 mètres, près de chez nous, à Bayonne, les cabines handicapées, et seules les cabines handicapées, sont équipées de caméras. Caméras de protection des handicapés. Adieu pudeur des handicapés. Surveillons éventuels agresseurs d’handicapés et corps des handicapés. Le surveillé est le protégé. Ou le protégé est le surveillé.

zen

L’IDTGV, ces trains moins chers que les TGV ordinaires, sont coupés en deux. IDTGV ZEN / IDTGV ZAP. On dirait une blague d’auteur de livre pour enfant. Chez les Zen, c’était mon aller. Le concept, nous a dit le jeune homme d’une voix faussement suave, d’une voix qui se forçait à être suave (je pensais à l’entretien d’embauche, comment on devait lui demander de faire plus mielleux), le concept, c’est la zen attitude. Alors rangez vos appareils à téléphoner, a dit le jeune homme qui de mielleux devenait bête. 22 ans au plus. Il insiste, se prend au jeu : et ne m’obligez pas à venir parmi vous ! Parce que… Menace restée vaine. Mon retour, c’est le ZAP. Ici on devrait aller vite, communiquer, se distraire. On distribue des ballons aux enfants. Dans le premier quart d’heure du trajet, du moins. L’hôtesse nous est présentée par haut-parleur et voix mielleuse plus âgée qu’à l’aller. Votre charmante hôtesse. A son tour. Elle dit à quel point elle est heureuse… Elle se nomme, je suis votre Barystar. Elle nous propose, nous qui sommes ZAP, de nous dire bonjour les uns aux autres, de nous saluer. Barystar, si j’ai bien compris. Bar et star. Baby. Je me suis demandé si elle vivait ça comme un truc super, d’être barystar, bébé et star du bar. Si elle le vivait bien – à l’oral, en cette minute où elle nous parle sans nous voir. Le mot nouveau, étrange, attira notre attention, oh pas longtemps. Un vieux monsieur sourit, désabusé.

copé

Copé, interrogé entre les deux tours des Législatives, expliquait qu’entre le FN et l’UMP il y avait une différence rédhibitoire. C’est sur France inter, lundi 11 je crois. Je conduisais. C’est entre midi et deux. Il y a une différence essentielle, insiste-t-il. Le journaliste le renvoie à la politique sécuritaire qui fut celle des dernières années. Différence essentielle, répète-t-il. Mince, alors, je pense. Et Copé : entre le FN et nous il y a cette incompatibilité dans la vision de l’Europe. Ah oui.

On a reproché à Jean-Luc Mélenchon d’avoir des sympathies pour Mikis Théodorakis, qui a tenu des propos antisémites que je n’ai pas retenus et qui me sont, presque autant que le tweet de Valérie Trierweiller, indifférents, non à cause de l’antisémitisme, qui ne m’est pas indifférent, mais parce qu’ils sont des ragots et que je peux avoir les mêmes à la maison, collège, quartier – presque. Machin a mangé avec Truc qui a dit quelque chose d’antisémite et donc Machin est antisémite. Ici plus précisément c’est : Machin a relayé une pétition contre les mesures d’austérité en Grèce et Truc l’a relayée. A relayé la même pétition que Machin qui avait dit des choses antisémites. Au passage on oublie que Truc a été décoré de la légion d’honneur sous Copé et cie mais ce n’est pas le propos. Si Machin a mangé avec Truc qui a dit un truc antisémite, Machin est antisémite. Et la question, qui tombe alors sous le sens, ce serait, selon Copé, Juppé et Kosciusko-Morizet : alors pourquoi nous, on serait pas raciste ? C’est vrai, pourquoi on nous reprocherait de nous rapprocher du FN puisque Mélenchon relaie les pétitions contre l’austérité en Grèce ? Pétitions qui etc etc. Le raisonnement est aussi enfantin et foireux que l’accompagnement dans nos IDTGV ZAP et ZEN. Pourtant tout le monde cherche : Theodorakis est-il antisémite ? Mélenchon le savait-il ? Antisémitisme de droite, de gauche ? C’est pas nous, c’est lui qui… En attendant

pourquoi j'aime les romans policiers

les mois sont tous venus, ils présentaient bien, ils se serraient dans des allées comme ça, ils étaient droits et fiers, les mois, faisaient voir leurs atours et leurs architectures, que faisiez-vous dans vos allées printanières interrogeait quelqu’un à qui je devais bien avouer que je n’en savais rien, ils ont tourné comme sur des roulettes, les mois, pour se montrer, droits dans leurs plus beaux vêtements, tous ensemble, les uns derrière les autres, et sages. Avec eux les mois avaient apporté de grands moments, des moments chaleureux quelles que soient les rigueurs, on prenait dans ces moments de mauvais cafés, fumait des cigarettes, buvait des eaux de vie sans souci pour ce qui se délabrait partout ou giclait d’humeurs sanglantes et comme dans un roman policier on a détaché d’un corps, au parang peut-être, une tête, de la cervelle a bondi sur un plastron, on a trouvé un cadavre au sang séché brunâtre, un mort très ancien, à l’un qui était planqué là on a fracassé le crâne au marteau, quelqu’un a laissé échapper un cri ténu et la fille qui était attachée dans la chambre voisine on l’a délivrée mais avec deux balles dans l’épaule et un nouveau coup de parang en défense et après un deuxième giclement de sang et de cervelle, une mare. Dans une pièce abominable aux volets entrebâillés, la cuisine, où la poussière est tenue par la crasse aux meubles vernis si bien qu’elle ne pourra jamais s’envoler dans un rayon de soleil comme chez Lucrèce qui voit dans ses rayons de petites peaux ravies de rencontrer d’autres petites peaux de fantaisie, on boit un café. Sur la table de formica ou de bois verni et dégueulasse on s’accoude, tout autour il y a le sang et la cervelle et derrière la porte le danger qui demeure mais on fait du nescafé et la fille délivrée au petit visage et aux cheveux très décoiffés boit le même nescafé que nous et dans la poche d’un des cadavres elle trouve une cigarette, une gauloise rouge et blonde, qu’elle nous tend, on boit le nescafé et on fume lentement et ça c’est un fameux bon moment, un de ceux qui sont venus avec les mois qui se présentent. Il y en a d’autres mais aucun n’est plus fameux que celui-ci, celui au parang, à la fille décoiffée et aux morts dont on se fout et qui restent les morts, quand on a envie de vomir et que le café sur un morceau de table en formica met tout, la morgue, les mois, les sales petits secrets, les institutions et le monde avec sa putain, l’Histoire, en attente

après l'écrasement

nous étions après l’écrasement, en soirée d’un printemps qui semblait finir mais si nous comptions bien nous avions encore un morceau de mai et tout juin avant l’été, la chaleur était étouffante si bien qu’il nous semblait toucher le bout, nous allions basculer, nous avions voté et respirions de quitter la désolation française, le délabrement moral français, cependant la Grèce votait aussi et on nous dit qu’elle devrait recommencer, cependant le parti néo nazi grec faisait des scores jamais atteint, cependant à Patras les arrivants de l’Afrique subsaharienne et les arrivants de Kaboul et les arrivants de l’Irak tournaient dans l’impossible circulation, ni retour ni avancée possible, Patras était le sac où finir coincés étouffants et la Grèce devait revoter le pays de l’asile impossible devait revoter le pays de l’asile impossible avait été en des temps dont on aime parler toujours le pays de l’asile sacro saint, celui de Thésée qui dit à Œdipe handicapé des yeux et porteur de tâche universelle et porteur du handicap universel Puisque j’ai dit qu’on te gardait on te garde et en mourant sur cette terre offerte par Thésée Œdipe la bénit la sacre en quelque sorte et prononce à voix basse un secret et il y a belle lurette qu’on a perdu le secret

Phaéthon chez Ovide

« ta mère, tu la crois sur tout,

Espèce de fou, tu es gonflé de l’image d’un faux père ! »

Phaéthon rougit, réprime sous la honte la colère

Puis raconte à Clymène, sa mère, l’insulte d’Epaphus.

« ça va te faire mal, ma mère, mais moi, libre,

Moi, fougueux, je me suis tu. J’ai trop honte :

On a pu me traiter, je n’ai pas pu nier.

Si je suis vraiment de souche céleste,

Donne-moi la marque de ma naissance, attache-moi au ciel. »

Il dit. Il enlace le cou de sa mère,

Et sur sa tête, sur celle de Mérops, sur les noces de ses sœurs,

La supplie de lui offrir le signe de son véritable père. 

On ne sait pas si ce sont les prières de Phaéthon ou la colère

De l’accusation portée contre elle qui émeuvent le plus Clymène : au ciel

Elle tend ses bras et regarde la lumière du soleil :

« Par cet astre aux rayons qui tremblent merveilleusement,

Par cet astre qui nous entend et nous voit, enfant, je te le jure,

De lui que tu regardes, de lui qui tempère le monde,

Le soleil, tu es fils. Si je dis des mensonges, qu’il m’empêche

De voir ; que cette lumière dans mes yeux soit la dernière.

Mais ce n’est pas un gros effort de connaître la maison de ton père.

La maison d’où il se lève est voisine de la nôtre.

Si tu le veux, va, apprends par toi-même. »

Il s’élance aussitôt, joyeux des paroles de sa mère,

Phaéthon, et il prend dans la pensée tout le ciel.

Par ses terres d’Ethiopie, par celles de l’Inde, posées sous les feux

Brillants, il passe et arrive, infatigable, au lieu d’origine de son père.

Le palais du Soleil était là-haut, sur les colonnes de l’air,

Clair, d’or qui palpite et d’un cuivre de feu.

L’ivoire resplendissant couvrait le faîte du toit,

Les doubles portes irradiaient d’une lumière d’argent.

L’art surpassait la matière ; c’est Vulcain qui

A brodé les eaux qui entourent les terres du milieu,

Le globe terrestre et le ciel suspendu sur le globe.

L’onde possède des dieux bleus, Triton l’harmonieux,

Protée le changeant, et, pressant de ses bras

Le dos atroce des baleines, Egéon.

Doris et ses filles, les unes on les voit nager,

D’autres sur un rocher sèchent leurs cheveux verts,

D’autres voyagent sur un poisson. Toutes n’ont pas même visage,

Mais presque, comme c’est chez les sœurs.

La terre porte des hommes et des villes et des forêts et des bêtes,

Des fleuves, des nymphes et d’autres divinités des campagnes.

Au-dessus, est posée une image du ciel qui luit

Et les constellations, six sur la porte de droite, six sur celle de gauche.

Quand l’enfant de Clymène au seuil montant

Arrive, entre sous le toit de ce père possible,

Il précipite sa marche vers le visage de celui-ci

Mais très vite s’arrête. De plus près il ne supporte pas

Sa lumière. Vêtu d’un habit pourpre il était assis,

Phoebus, sur un trône brillant d’émeraudes claires.

A droite et à gauche, étaient le Jour, le Mois, l’Année,

Les siècles et, posées à espaces égaux, les Heures.

Le Printemps était là, avec sa couronne fleurie,

L’Eté nu était là, qui portait des guirlandes d’épis,

L’Automne était là, sale de raisins piétinés

Et l’Hiver glacial, hirsute de cheveux blancs.

Là, au milieu, effrayé par la nouveauté des choses,

Se tenait le jeune homme. Le Soleil, de ses yeux qui voient tout, l’aperçoit.

«Quelle est  la cause de ton voyage, dit-il, pourquoi venir à cette hauteur,

Mon enfant, Phaéthon, qu’un père ne peut pas renier ? »

Celui-ci répond : « Oh lumière commune du monde immense

Phoebus mon père, si tu me laisses l’usage de ce mot,

Si Clymène ne cache pas sa faute sous une image mensongère,

Donne-moi des preuves, père, pour que je me croie ton vrai

Fils, de mon esprit retire l’erreur».

Il dit. Le père dépose les rayons qui brillent

tout autour de sa tête, lui demande d’avancer

Et l’embrasse : « on ne dira que tu n’es pas mon fils,

Tu en es digne, Clymène a dit ta vraie naissance.

Pour que tu doutes moins, demande en cadeau ce que tu veux.

Je te le donnerai, tu le prendras. Sois témoin de mes promesses,

Marais par lequel jurent les dieux et inconnu de mes yeux. »

A peine a-t-il fini que Phaéthon demande le char paternel,

Pour un jour le droit de conduire les chevaux ailés.

Le père regrette d’avoir juré. Trois fois, quatre fois

Il secoue sa tête claire. « Téméraires, dit-il,

Mes paroles, dictées par les tiennes. Si je pouvais ne pas donner

Ce que j’ai promis. Je l’avoue, c’est  la seule chose, enfant, que je te refuserais.

Je dois te dissuader : ton voeu n’est pas prudent,

Tu demandes beaucoup, Phaéthon, un cadeau

Qui ne convient ni à tes forces ni à tes années d’enfance.

Ton sort est mortel ; ce que tu demandes n’est pas mortel.

Plus que ce que les dieux peuvent toucher

Tu le veux, ignorant ; libre à chacun d’avoir confiance en soi,

Mais personne n’est assez fort pour s’installer sur le char de feu,

Sauf moi ; même le maître du vaste Olympe

Qui lance de sa main terrible la foudre féroce

Ne conduira pas mon char – et qu’avons-nous de plus grand que Jupiter ?

La route du début est escarpée et avec peine, frais au matin,

Mes chevaux la gravissent ; au milieu, la voilà, très haute dans le ciel,

D’où, moi-même, souvent, de voir la mer et les terres,

J’ai peur et ma poitrine éperdue tremble d’effroi,

A la fin la route descend, elle a besoin d’une conduite sûre :

Celle qui dans ses eaux du dessous m’accueille,

Téthys elle-même, craint toujours que je n’y sois précipité.

Ajoute que le ciel est pris dans un tournoiement sans fin,

Qu’il tire les hautes étoiles, les fait rouler en vif tourbillon.

Je fais effort contraire et l’élan ne me vainc pas qui vainc les autres,

Il m’emporte à l’opposé du cercle de la terre qui va.

Imagine que je te donne le char : que fais-tu ? Peux-tu aller

Contre les pôles qui tournent, sans que l’axe leste du ciel ne t’entraîne ?

Peut-être, là-bas y a-t-il des bois sacrés et des  villes de dieux,

Rêves-tu, et des sanctuaires riches d’offrandes ?

Mais non : on fait le chemin à travers des pièges et des figures de bêtes.

Si tu tiens la route et n’es entraîné par aucune erreur,

Il te faudra quand même passer par les cornes du Taureau qui fait face,

Par l’arc d’Hémonie, par la bouche du Lion fauve,

Par celui qui plie ses bras en une longue courbe,

Le Scorpion, et par celui qui les plie dans l’autre sens, le Cancer.

Mes bêtes à quatre pattes, excitées par les feux,

Ceux de leur poitrine et ceux qu’elles soufflent par la bouche et les naseaux,

Tu ne peux pas les diriger. A peine me supportent-elles quand

Leurs esprits ardents les échauffent. Leur cou refuse la bride.

Toi, ne fais pas de moi l’auteur d’un cadeau de mort,

Mon fils, attention, tant qu’il est temps, change de vœu.

Pour croire que tu es enfant de mon sang,

Tu veux des preuves sûres ? Ma crainte est une preuve sûre,

Par une peur de père je prouve que je suis père. Vois

Sur mon visage ; si tu pouvais enfouir tes yeux dans ma poitrine

Et découvrir dedans mes angoisses de père !

Tout ce que le monde a de riche, regarde !

De tous les grands biens du ciel de la terre et de la mer,

Demande quelque chose, tu ne souffriras aucun refus.  

Je te supplie de renoncer à une seule, qui a pour nom Punition

Et non Honneur. C’est une punition, Phaéthon, que tu demandes en cadeau !

Pourquoi, prends-tu mon cou dans tes bras câlins, inconscient ?

Ne doute pas. Je l’ai juré par les ondes du Styx, il te sera donné

Tout ce que tu désires ; mais désire avec plus de sagesse. »

Il avait fini ses conseils. Mais à ces paroles l’enfant résiste,

Chérit son projet et brûle du désir du char.

l'homme qui rit et ces filles dont les mères mouraient

J’ai imaginé des filles dont les mères mouraient quand les corps nus des baigneurs rentraient dans l’eau glacée et j’ai voulu ailleurs croquer l’œil acidulé d’une mère ou même l’œil d’une famille le petit opercule le tain la pellicule dorée qui couvre la pupille enfin j’ai croqué dedans, le bruit grinçait il y avait dedans de mini os à mettre en bouillie j’ai marché dans un seau plein d’eau lessiveuse et je suis revenue à moi après des courses intenses comme dans l’entre temps ou l’entre monde d’un siècle médiéval, je suis revenue, me suis arrêtée, je revenais et j’aspirais l’air, je n’ai plus de mère je chantais, quant à un territoire je n’en ai jamais eu sauf peut-être celui-ci : un vieillard veillait sur moi, dans un paysage blanc, aucune grisaille, de la neige tombait, on était à deux doigts des côtes de l’Ecosse, dans le paysage dénudé sur lequel la nuit tombait un enfant marchait sans espérance et bientôt l’enfant portait contre lui un petit, le clou tient le vieux parapluie, le clou tient le pauvre clou, l’enfant marche pieds nus un enfant sur le ventre et un homme aux manières d’ours ouvre la porte de sa caravane, saltimbanque et philosophe Ursus prend soin des enfants et sur la face de l’aîné, peu à peu, doucement, plus lentement qu’il n’en faut au paysage pour mourir dans la neige et la nuit paraît un affreux rire, fait de main d’homme, rire déchiré des lèvres jusqu’aux oreilles, on a cherché la défiguration, on a cherché le monstre pour le monstre ou le rire d’outre-tombe, c’est chez Victor Hugo qu’incessamment marche un enfant abandonné dans la neige, ses pieds nus trouvent des traces de pas qui précèdent, la neige tombe avant la nuit et après la nuit la solitude que rien ne va plus arrêter. Les portes du village sont fermées ; dans une caravane un ours et un loup grondent. C’est là qu’on fait halte avec le paquet d’une petite fille à demi morte de froid. L’enfant mange, lève la tête devant le feu, tout doucement on voit ce que n’a pas fait la nature, ce rire écorché aux oreilles, fabriqué de main d’homme pour sortir l’humain du genre humain. Un rire sanglant marche sur la neige légèrement. Il frôle. Ce rire et l’enfant Gwynplaine qui le porte c’est entre autres compositions mon territoire mais pour l’heure, ce 12 mai, je suis encombrée de questions à ne savoir qu’en faire, je suis, comme écrit Anjjie Krob en afrikaners, de l’autre côté de l’injustice, j’y suis tandis que l’Europe voit la montée de partis fascistes et dans chacun de nos jours on entend de venimeuses paroles qui précèdent les grosses trouilles, celles qui mettent le couvercle sur l’enfant au masque horrible et sur tous les pauvres clous – celles qui mettent un couvercle de bêtise il faut le dire mais on se tient debout, refusant l’écrabouillement et un vieillard veille sur Gwynplaine comme il veille sur vous, malicieux ironique ou autre chose, effroyable, au rire sauvage pour plaire et inquiéter, eh bien on le voit se multiplier, le magnifique vieillard, d’abord c’est un double,  barbe œil dos bâton loques, comme écrit Baudelaire, jumeau centenaire et Baudelaire compte, sept fois de minute en minute ce sinistre vieillard qui se multipliait, on se tient debout, on entend la bêtise prendre de nombreuses formes et on voit debout comme soi le sept fois vieillard, et un huitième, et un dernier, un qui n’en finit pas d’être, de se moquer et de consoler, on pourrait à notre tour fermer la porte et le couvercle, on ne le fait pas, comme Gwinplaine et comme le vieillard on rit de ce rire en croissant tailladé de main d’homme, c’est du rire définitif, on reçoit le rire définitif du vieux qui copie celui de l’enfant et on sait qu’ils se répondent, ces deux-là, on sait qu’ils errent, sont champions de l’errance et du genre humain, tout monstres soient-ils – et tout le reste est saloperie. On rit avec eux, pas disposés pour un sou à mettre le couvercle.
 
L’homme qui rit
Victor Hugo