l'homme qui rit et ces filles dont les mères mouraient

J’ai imaginé des filles dont les mères mouraient quand les corps nus des baigneurs rentraient dans l’eau glacée et j’ai voulu ailleurs croquer l’œil acidulé d’une mère ou même l’œil d’une famille le petit opercule le tain la pellicule dorée qui couvre la pupille enfin j’ai croqué dedans, le bruit grinçait il y avait dedans de mini os à mettre en bouillie j’ai marché dans un seau plein d’eau lessiveuse et je suis revenue à moi après des courses intenses comme dans l’entre temps ou l’entre monde d’un siècle médiéval, je suis revenue, me suis arrêtée, je revenais et j’aspirais l’air, je n’ai plus de mère je chantais, quant à un territoire je n’en ai jamais eu sauf peut-être celui-ci : un vieillard veillait sur moi, dans un paysage blanc, aucune grisaille, de la neige tombait, on était à deux doigts des côtes de l’Ecosse, dans le paysage dénudé sur lequel la nuit tombait un enfant marchait sans espérance et bientôt l’enfant portait contre lui un petit, le clou tient le vieux parapluie, le clou tient le pauvre clou, l’enfant marche pieds nus un enfant sur le ventre et un homme aux manières d’ours ouvre la porte de sa caravane, saltimbanque et philosophe Ursus prend soin des enfants et sur la face de l’aîné, peu à peu, doucement, plus lentement qu’il n’en faut au paysage pour mourir dans la neige et la nuit paraît un affreux rire, fait de main d’homme, rire déchiré des lèvres jusqu’aux oreilles, on a cherché la défiguration, on a cherché le monstre pour le monstre ou le rire d’outre-tombe, c’est chez Victor Hugo qu’incessamment marche un enfant abandonné dans la neige, ses pieds nus trouvent des traces de pas qui précèdent, la neige tombe avant la nuit et après la nuit la solitude que rien ne va plus arrêter. Les portes du village sont fermées ; dans une caravane un ours et un loup grondent. C’est là qu’on fait halte avec le paquet d’une petite fille à demi morte de froid. L’enfant mange, lève la tête devant le feu, tout doucement on voit ce que n’a pas fait la nature, ce rire écorché aux oreilles, fabriqué de main d’homme pour sortir l’humain du genre humain. Un rire sanglant marche sur la neige légèrement. Il frôle. Ce rire et l’enfant Gwynplaine qui le porte c’est entre autres compositions mon territoire mais pour l’heure, ce 12 mai, je suis encombrée de questions à ne savoir qu’en faire, je suis, comme écrit Anjjie Krob en afrikaners, de l’autre côté de l’injustice, j’y suis tandis que l’Europe voit la montée de partis fascistes et dans chacun de nos jours on entend de venimeuses paroles qui précèdent les grosses trouilles, celles qui mettent le couvercle sur l’enfant au masque horrible et sur tous les pauvres clous – celles qui mettent un couvercle de bêtise il faut le dire mais on se tient debout, refusant l’écrabouillement et un vieillard veille sur Gwynplaine comme il veille sur vous, malicieux ironique ou autre chose, effroyable, au rire sauvage pour plaire et inquiéter, eh bien on le voit se multiplier, le magnifique vieillard, d’abord c’est un double,  barbe œil dos bâton loques, comme écrit Baudelaire, jumeau centenaire et Baudelaire compte, sept fois de minute en minute ce sinistre vieillard qui se multipliait, on se tient debout, on entend la bêtise prendre de nombreuses formes et on voit debout comme soi le sept fois vieillard, et un huitième, et un dernier, un qui n’en finit pas d’être, de se moquer et de consoler, on pourrait à notre tour fermer la porte et le couvercle, on ne le fait pas, comme Gwinplaine et comme le vieillard on rit de ce rire en croissant tailladé de main d’homme, c’est du rire définitif, on reçoit le rire définitif du vieux qui copie celui de l’enfant et on sait qu’ils se répondent, ces deux-là, on sait qu’ils errent, sont champions de l’errance et du genre humain, tout monstres soient-ils – et tout le reste est saloperie. On rit avec eux, pas disposés pour un sou à mettre le couvercle.
 
L’homme qui rit
Victor Hugo