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tempête, 3

Une jeune femme, un peu la pietà de Michel-Ange, aussi jeune qu’une pietà, plus heureuse, quoique. Son homme qui tourne mal, beau type brun, élancé, emporté et dont on comprend, si mes souvenirs sont bons, qu’il est désœuvré et qu’il a des idées ou illusions. Leur enfant minuscule. L’inquiétude dans laquelle est la jeune femme, pietà d’autrefois, l’euphorie qui lui revient toujours, c’en est une que tu fais tomber, qui se relève systématiquement, répétition incessante de la chute – et la joie qui succède. Jeune couple avec enfant, jolie maison, quelque ennui, une grand-mère qui observe ou accompagne, discrète. L’homme, c’est de la ville qu’il rêve, des usines, du boulot qu’il n’y a qu’à se pour que, des distractions, séductions ; une femme brune, cheveux courts si je me souviens bien, débarque là-dedans, suscitant l’idée qu’on peut être plus actif et malin que ça, plus libre et géant plus que ça, ailleurs qu’à la place où on est.

Qu’il parte avec elle. Elle le veut et il veut qu’elle le veuille, il embrasse la femme brune de la ville, dans le secret embrasse la ville et la virilité qu’elle lui donne, plonge dans un désir confondu, fille brune violente, ville et jeu. Il lutte, probablement lutte et la pietà s’attriste, berce l’enfant, pleure souvent.

Puis renaît à la vie comme on sait faire aussi, si mes souvenirs sont bons, à peine l’homme égaré (brun, grand, enfantin, fendu, au visage, d’une tristesse verticale) lui propose-t-il une ballade sur le lac, une fête là-bas, une journée de fête. La pietà, petite fille.

La fête, nous on sait. Pas elle, pas lui : presque lui ne sait pas, il est bel et bien divisé en deux.

Ils prennent le bateau et il y a le pressentiment du chien, finalement ils sont deux à savoir, le chien et la partie de l’homme qui n’a pas d’autre solution que celle de noyer son ennui de cette façon fatale. L’homme : tout penaud, pas fier de lui du tout mais c’est un effort à faire, premier ou dernier, ça commence comme ça, couper dans la morosité, la mollesse, noyer dans les eaux sombres et une fois pour toutes la blondeur, la blancheur, le doux ennui et tout ce qu’il devient, lui, en sa compagnie.

A se foutre à l’eau.

Le chien a deviné qui les suit à la nage. Le chien a deviné les meurtres à venir, l’un contre elle si joyeuse, l’autre contre lui si embourbé dans la peur de disparaître. Dans la peur de de ne pas savoir faire venir, ici, où il est, la joie, des joies. Sans un mot, l’homme ramène le chien à la berge, sans un mot et cette journée d’amour, soupçon, elle commence bizarrement.

Là, à cet endroit, on peut se demander si dans l’inquiétude, chagrin ou mini soupçon, elle ne s’y retrouve pas un peu, la jeune pietà de Michel-Ange. Un peu. A peine.  Du moins sait-elle peut-être, vaguement, quelque chose de ce qui l’attend. L’homme triste et sombre à mes côtés. Comme si de tout temps c’était fichu. Silence donc, il rame.

La fête a eu lieu.

Je passe parce que le moment raté où il veut la tuer, après quoi oui il ira avec la fille brune et violente à la ville, ce moment je l’ai oublié.

C’est un moment raté : c’est le moment où la pietà comprend pour de bon et la vie lui revient, pulsion tenace de vie. Elle échappe, ne veut plus rien savoir de l’homme, elle pleure et lui, de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu de lui, la division la plus secrète, la plus obscène (finalement il prenait possession d’elle, l’avalait comme les eaux allaient l’avaler, le plus secourable des hommes devenu monstre de dangerosité), lui de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu : c’est la honte, comme s’il montrait ses fantasmes ou le noyau au fond du noyau de ses rêves, comme s’il se déchirait, comme si la petite copie qu’il y avait alors, spectre, fantôme, imitait la forme initiale en grimaçant, comme si les deux qu’il était restaient là plantés, ni en campagne ni en ville mais dans cet espace fait exprès pour pourrir de honte, il suffisait qu’elle eût vu ce qu’elle avait vu pour qu’il se dégoûtât, exposé, cupide, creux, boyaux et ventre, le tout en double, multiple et multiplié et les mains pour tuer avancent crochues et le désir, le désir bi-face, gueule de travers, les dents, double ligne. Bref.

De voir qu’elle a vu, fait marche arrière. Il veut les morceaux rabibochés.

Je pense à ma grand mère Emma excusant l’inexcusable pour le plaisir d’excuser : il a eu un mauvais moment.

Il voudrait quand il a raté le moment voudrait se recomposer devant elle et que ça n’ait pas eu lieu. Qu’elle n’ait pas vu le moment ; ça suffirait. Mais elle pleure et refuse.

On passe.

Elle finit par accepter, je ne sais plus comment, faire confiance de nouveau, croire en l’un qu’il peut être, ou en l’autre – un autre à recomposer, rafistoler.

On va faire de lui un autre homme, d’aspect. On rafistole. Coiffeur. Il a perdu un peu de sa tristesse et il y a là une reconquête à faire, c’est à la fois très pratique, être tombé et se relever avec une reconquête à faire, on t’y aide, de façon à ce que tu te sentes un mec bien, un mec mieux, un peu en tout cas, assez peut-être, pourquoi pas. Chez le coiffeur il va se passer un événement, l’événement de toujours, de mieux en mieux, de mec mieux en mec toujours mieux.

L’événement : un type grossier, pas un qui a voulu tuer quelqu’un, un type à qui tout est permis et rien donné s’approche un peu trop de la pietà qui a séché ses larmes. Le type s’approche, fait des des mines pas du tout séduisantes lui qui cherche à séduire facile, vulgaire. Vraiment le pauvre type n’a pas une chance, il s’y prend très mal et ne comprend rien. L’homme anciennement divisé et sombre, sombre, va lui casser la gueule. La jeune pietà joyeusement les sépare, bref ils s’aiment ces deux-là, avec le désir qui sait ce qu’il cherche, dans l’instant, et ce qu’il exclue, contre quoi il se rassemble (le désir) et s’entend. Comme il se fortifie d’un salopard qui drague dans les salons de coiffure.

Le jeune couple retrouvé fait la fête, je passe.

Ils rentrent, heureux je crois me souvenir.

Sur le lac.

C’est le retour, un drôle de retour.

Jusque-là il y a eu un renversement, non du bateau et de la jeune femme qui devait être avalée par les flots, mais de la situation. Les amoureux rentrent après quelques métamorphoses.

Elle, elle dort tant elle est tranquille, ne pense plus du tout qu’il a voulu la tuer et pourrait encore vouloir parce que quand on a voulu ça, eh bien en quelque sorte le germe est planté, celui du renversement.

La situation s’est retournée. Retour, il veille sur elle, certes il a bu, certes a joué et je ne me souviens plus sur combien de trucs il a tiré, combien de trucs il a visé, fête foraine, il a trouvé des cibles, a un peu bu, n’empêche il est là dans la bateau du retour, sur le lac qui sépare la campagne de la ville, l’ennui des excitations, il est là, solide et rasé de près et souriant et à peine fatigué et elle, elle dort paisiblement contre lui.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Tout ce qu’il y avait à l’intérieur à l’aller, la tempête fantastique qu’il y avait en lui : l’image décollée de lui-même et comme d’un geste, d’un geste des deux mains sur le cou fragile de la gosse, pietà qui s’y attend – tu t’y attendais, ne dis pas autre chose – il voulait tout basculer.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Le lac moutonne. L’homme est debout à tenter de rétablir les choses mais le lac secoue drôlement. Les cieux bougent, les arbres se couchent. Comme je ne me souviens plus très bien, je regarde la scène sur Youtube, via Google, Murnau Aurore Tempête, ça commence par le vent sur la ville, les manèges tournent et les rideaux volettent et le vent siffle tandis que l’homme fier et rasé de près tient contre lui la jeune femme blonde qui dort sur le lac, retour, il a oublié qu’il a voulu la tuer, complètement oublié, et la ville s’emporte, les rideaux et les manèges et les silhouettes courent, les silhouettes courent en tous sens, petites bribes de choses que les airs sifflants veulent bien vous laisser, choses noires et debout, la colère est terrible, c’est alors qu’on se dit : tiens, on assiste au renversement d’un renversement, tempête. Tempête. Les eaux maintenant, celles qui devaient avaler. Les dents des vagues que provoque la tempête sont d’argent boursouflé, gonflent et elle, le fille innocente se dit-on, pense-t-on, comme ça, dort toujours. Innocente ? elle qui avait deviné tout ça, quelque part, aller et retour et comme on n’échappe pas à la querelle de soi et de soi, les deux tristes dégueulasses qu’on est toujours, soi contre soi. Retour. Pourtant il faut le voir, lui, debout, sous la poudre qu’est devenu l’air, il faut voir le grain de l’air voilé, il faut le voir, lui, s’agiter et tenter de rétablir la barre et ce n’est que quand l’éclair coupe en deux le ciel qu’elle, pietà, se réveille, et la suite : elle tombe, est perdue, noyée et pour de bon. Puis le chagrin de tous, et sa culpabilité à lui.

C’est le moment du renversement du renversement, peut-être qu’on n’échappe pas aux pulsions de mort et au plaisir d’au-delà du plaisir. Et puis : le doigt de la tempête, quelque chose a fait tourner d’un côté, quelque chose (des ciels, des villes, des dents des vagues) a fait tourner de l’autre.

Elle est tombée à l’eau.

Eh bien ce n’est pas ça. Ce n’est toujours pas ça, on croit le renversement du renversement et la fille, pietà de Michel-Ange, aussi jeune et belle, on la croit morte à souhait.

Eh bien non. Elle vit. C’était une noyade ratée.

C’est donc bien qu’on échappe.

Tempête. L’aurore, Murnau.

tempête, 2

 

Menditte. Mercredi 7 mai. Paysage 2010. Dater pour le plaisir, toucher le temps passer. Après le col d’Osquich, ne saurai pas y retourner, ça commence comme ça le paysage, tempest in my mind, toute la géographie avec moi qui tout le temps dégringole et ce sera en voiture si seulement tu, voiture, j’avais imaginé un récit avec voiture perchée sur une route de montagne à deux doigts d’une frontière, tout ça bien abstrait, en tout cas la voiture est en rade, les personnages, c’est peu dire que je les aime, en rade aussi, l’un avec migraine, au lit, l’autre en cure de sommeil, le 3ème se promène amnésique ni fille ni garçon ou bien un peu les deux, passons.

Les personnages en rade, c’est bien moi, ça. Les déplacements aussi tant qu’on y est mais ce n’est peut-être pas le déplacement qui bloque. Autre chose : de gros pics de joie, les mêmes que ceux que te donne la vie d’Henry Beyle racontée par lui-même. Peur que ça n’aille plus qu’avec la chimie, tout va avec la chimie, que la tête te tienne, chimie, que la joie te, chimie, que le cœur ne batte ni trop fort ni trop lent, chimie encore. Mais cette fois chimie ou pas, l’ombre était passée, soupçonner la peur de raconter + le plaisir d’après, plaisir de l’avoir fait, envers et contre, avoir raconté. La route ah la problématique des routes (de l’enfance à aujourd’hui), la problématique des espaces et de ceux qui y marchent et courent, y font des affaires, des fuites et débrouillardises, de Billy the Kid à ce garçon moldave rencontré par hasard et qui était en panne d’Europe.

Rouler. Roulions. Amusant parce qu’une fois parti c’était parti, même si m’inquiète toujours (col d’Osquich), alors que le désir accompagne, le moment de sa disparition, en réalité la route était l’élément n°1, l’élément essentiel pour la fabrication d’un assemblage désirable (image) et je pensais : sans doute en raison même de son lien de proximité au désir, la route m’est difficile à emprunter – alors que pour d’autres, pour ne pas les nommer, c’est le contraire : rester n’est pas possible.

Dans les mascarades, en Soule, spectacles collectivement créés, réunissant professionnels et amateurs, jeunes du village et moins jeunes, il y a les personnages rituels et parmi les personnages rituels le pitxu est clown et bohémien. Les rémouleurs ont la parole. Ils possèdent ragots et récits et disent aux maîtres, selon le niveau de politisation du village, ce que vivent les pauvres, les miséreux, comme dit le roi Lear. Ils mettent les points sur les i, aiguisent les couteaux, parlent du monde vaste et du petit et des géographies et chez Vittorini en Sicile c’est la même chose, le rémouleur évoque la douleur du genre humain offensé et les petitesses, chacun des tours joués et ce qu’il y a de bien pire, la grande offense, la grande douleur du monde, aiguiser et parler, aiguiser la langue bien pendue et aiguiser les couteaux avec lesquels tu.

On ne parle jamais trop autour de la chose essentielle ; elles reviennent comme elles savent le faire les histoires, reviennent floues comme si elles étaient des géographies, des paysages, reviennent comme ça, abstraites un peu, 2 histoires de silence. La 1ère histoire c’est un meurtre et le meurtrier un petit gars du village, l’assassiné un salopard du village, et le corps en vitesse est fichu derrière le bar. Les villageois sont interrogés mais pas un pour dire le corps caché et c’est pas qu’on en voulait au salopard ni qu’on aime le meurtrier.

Quand on parle c’est toujours pour dire autre chose. Le pas essentiel, et qui l’est, au fond.

Bon sang, encore une histoire de géographie, de cols, de douceurs et verdures froissées, ici c’est brûlé et là rose, mince, ce rose. Pour ça que tu la fermes, t’es pas à hauteur. Et que l’autre, tout autre, tu le planques, en ton sein, en quelque sorte, qui que tu sois.

On a dit qu’on échappait à ce qu’on disait, qu’on était autre chose que ce qu’on disait quand on disait, quand on parle, si on parle.

Les choses énormes que tu fais (énormes, appuyant sur le cours des siècles, bloquer entrées et issues ou bien les ouvrir comme on le fait des veines malades pour que toujours toujours le sang irrigue le muscle), les choses énooooormes de risquer ta vie – tu construis un radeau jour après jour récupérant un clou un bout de bois dans le siècle 21 dans la 2ème décennie du siècle 21 où tu habites, avec impression que tu as vécu, vitesse de la lumière, aller-retour, express, tous les autres siècles jusque-là, tu es au siècle 21 où on soigne et finance et investit et spécule sur le sur ou post-humanisme, l’homme ajouté, le robot ajouté, tu es au siècle 21 et sur la plage tu construis ton radeau, clou à clou et à moitié chemin de ton espoir, milieu de la Manche on te fait faire demi-tour, tu récitais les poèmes sur ton bateau, sur ton bateau qui est très réussi tu récitais les poèmes – j’ai pensé que les choses folles que tu fais (imagine : tu as 15 ans, passes en Syrie, héros d’une de ces histoires qu’on a trop lue, mince), j’ai pensé que les choses énormes étaient absolument muettes et si tu entrouvres la bouche tu dis sur les pavés la place de ton pied, la place exacte pour ton pied.

La 2ème histoire m’a échappé, c’est comme ça avec les histoires : je rêve de les attraper mais pour ça il faut attraper les hommes qui les racontent, on raconte tant d’histoires à côté du silence, j’ai écrit silence comme j’aurais écrit soleil, voilà.

C’est pas tout, ça. Parce qu’il y avait le col, les brebis et les vallonnements et pas du tout l’enfance ni même le rêvé de l’enfance mais l’étrange étranger le plus complet, il y avait la route et superposée à celle-là une autre, une route de tempête par dessus la première, tempête, c’est à dire bouleversement et on ne sait jamais ce que donnent les bouleversements. Chez le roi Lear, tu as vu, ce qui lui tombe dessus, avec des tonnes de flotte et des vents déchaînés, c’est la compassion, inattendue, alors là, tempête, sur une route de Soule, sur la toile paraissait soudainement la chose claire, phosphorescente, la chose que tu cherchais. 2010, Xiberoa. Paysage. 

 

tempête, 1

Le roi, qui a été frustré par la plus jeune de ses filles, sa préférée, Cordelia, qui n’a pas reçu d’elle le mot d’amour absolu, je vous aime, père, plus que tout au monde, décide de tout perdre. Il se dissémine, se disperse, s’éparpille. Il offre à la nuit son ancienne puissance, sa tyrannie. La nuit devient ouverte, rugissante ; dedans, il y a des ours, des vagues. Lear devient fou ou bien tout le monde observe qu’il va devenir fou. On ne peut pas souffrir autant. Autant de pluie sur ses épaules, et le rhume qu’il aura, et à son âge. Mais dit le roi, ou à peu près, c’est pas grand chose, cette pluie qui cisaille les os. Le pire, c’est ce qu’on fait aux autres os. Pourtant tout le monde s’inquiète, le roi est fool, dément, les deux, ou il va l’être. Kent, le compagnon de toujours, tente de le mettre à l’abri. Mais c’est l’orage qu’il faut au roi. Ce qu’il lui faut : la transformation. Transformation des os ; battent et palpitent. Le cœur est un vieil os, un ex-os. C’est après le premier mouvement qui fait du roi Lear ce malheureux prêt à affronter la gueule de l’ours, qui fait du corps du roi un corps nu, livré et délicat, un tyran dépossédé de la parole, c’est après ce premier mouvement de frustration de fille (le rien de Cordelia), d’ingratitude filiale, dit Lear, qu’on plonge dans le deuxième mouvement.

A l’ingratitude filiale, à l’homme puissant qui accepte ou plutôt souhaite se et tout perdre, succède l’homme sans possession, couronne de cheveux, jambes graciles ou bien costaud et plissé, ventre gras, dans tous les cas battu de vents et d’averses : le deuxième mouvement c’est de faire venir de l’extérieur les sollicitations, des images jamais rencontrées jusque-là. De les faire venir vers l’intérieur, que ça coïncide un peu. Ça marche. Les images rencontrent la pitié ou la conscience de Lear : les pauvres, oui, il y a des pauvres, des miséreux. Ils vivent dehors, sur les trottoirs, dans les forêts. Leur haillons ne les protègent de rien par temps de tempête et ils ne mangent pas à leur faim et jamais jamais jusque là le roi ne s’en est préoccupé. Mon luxe, va te faire voir. Ou plutôt partage-toi.

Ce moment de chute, dégringolade, tu avais la puissance et n’as plus rien qu’une feuille de vigne quelque part et des tombereaux d’eau sur les épaules, si souvent dans les fragilités te serres sur toi-même et regardes tes pieds, éventuellement les pavés où ils se posent, dans tous les cas craignant le pire, t’accroches aux paroles des autres même si ce sont des paroles en lambeaux mais t’y accroches parce qu’elles bouillonnent et excitent comme il faut ce qu’il faut et parce que ce sont les paroles des autres, eh bien non : le moment de chute de Lear est accompagné d’une connexion, on va dire super rapide, super forte et émouvante, entre les miséreux en haillons criblés de trous et de fenêtres (on les voit) et la capacité à les voir, recevoir. Quelque chose à l’intérieur leur a déjà fait une place. Et s’indigne que le luxe, le faste, soit toujours du même côté, que jamais personne n’ait eu l’idée de partager.

L’ingratitude filiale, le refus d’une fille (suivi de la saloperie des deux autres, Goneril et Rejane) entraîne Lear sous les vents, en désastre. Son cœur bat, qui était un os. Lear a le choix entre la mer et les ours. Et au lieu qu’il devienne le salaud total de la paranoïa, l’amertume incarnée, le rétrécissement, le vieux fou apprend les autres, le monde, et désire plus de justice sociale. Tempête.

Immense dans la perte comme dans le pouvoir, l’immensité que met en lumière la pluie qui tombe drue, verticale, l’immensité qui est signalée, nous est signalée (attention, tempête !), est une immensité qui s’est déjà perdue et se perdra d’une autre façon : en aspirant à des cieux, comme dit le roi, plus justes. Il faut se guérir du faste, ou que le faste se guérisse de lui-même. L’immensité, regardez-la : de se disperser mais de se disperser autrement que jusque là elle n’a fait. Non par goût de la dépense ou principe de plaisir qui va chercher sa mort. Mais sens de l’équité. Que l’orage t’a révélé. 

Europe, jeune fille

Ils ont dit (tous, ceux qui gouvernant ne gouvernaient plus depuis longtemps, où que ce soit ou presque sur ce continent qui s'enfouissait s'immergeait comme une vieille poche un sac si vous voulez, gonflé un peu, qui a contenu de tout, qui est vide à présent, déchiré aux coutures, palpite en descendant dans les eaux, bat comme un poumon épuisé, le poumon Europe, jolie fille promenée sur les berges de la plage de Tyr, enlevée, que ses frères cherchent de l'autre côté de la mer, une mer à traverser une mer à boire jusqu'à noyade, quant aux terres : t'as qu'à croire, ces endroits de frontière où ça coince, chez nous il y a les palais et les pauvres côte à côte, la jolie fille devenue sac gonflé de vide palpite sous les eaux, elle s'y est précipitée), ils ont dit : 11 milliards de prestations sociales en moins, c'est le tarif pour que les entreprises et pour que l'emploi, le travail des jeunes est trop bien payé et le minimum trop minimum, ils ont dit sachant qu'ils n'attendaient rien comme emplois de plus et cependant que les firmes enthousiastes investissaient dans le post-humanisme, ont dit sachant qu'ils ne cherchaient rien de ce qu'ils disaient ; ont dit pour dire, cette affaire de discours - la poche ex jeune fille que ses frères en vain poursuivaient se noyait dans la bassine d'une mer calme et douce, elle n'avait besoin de personne pour se noyer, cependant qu'une autre poche, celle des discours, voletait par dessus, l'aigle de la mêlée, les discours sans lien avec les choses qui s'enfonçaient, les mots faisaient de jolies ou de très affreuses images en haut, c'est selon, dans tous les cas les mots étaient solitaires, agencés dans des ciels crépusculaires et fermés, le drame c'était qu'ils ne disaient, les mots, aucune des choses qui étaient ni aucune des choses qu'on voulait qui soient, ils ne disaient que ce qu'on voulait qu'on voie (firmes, gouvernants, princes princesses ne gouvernant rien, on, les autres, messieurs Pétrole et tous ceux qui font des affaires à Karachi), ils ne disaient, les mots du crépuscule, que les choses qu'on voulait qu'on voie, voie un instant, voie paraître. Ce qui sombrait parce qu'on voulait que ça sombre (groupes, prédateurs, ex gouvernants, élans et plaisirs) et ce qu'on disait parce que c'était rôdé. On voulait une sorte d'entre-deux. D'une part les mots liés à rien, roulant dans les crépuscules des discours ; d'autre part, ce qui tombait, en bas, pauvres aux pieds nus, Falstafs, réfugiés de la faim. On faisait l'entre deux : une pire représentation, qui stagnait au milieu, on y fichait nos idées (on appelait ça idées mais c'était parfois résignation, d'autres fois amertume ; pour d'autres dans l'entre-deux il y avait tout à faire, ceux-là se moquaient d'en bas, se moquaient d'en haut). 
C'est vrai, il y avait ceux qui voulaient raccommoder, qui s'obstinaient : dire c'est faire. 
Ils ont dit : reprise, relance, gel des salaires, fonctionnaires et vieux au jardin. 
Au point où on en était. Au mois d'avril.
Ils ont dit (ceux qui ne gouvernaient plus - les voir regarder à la lunette ou suivre sur des téléphones achetés sous nom d'emprunt les hommes portant valises et dans les valises les millions, les plus que trente millions d'euros avec lesquels remporter les élections garder les palais produire à la serpe des discours fermés dans les bulles crépusculaires, plein emploi relance et qu'on me vire ceux-là, fiche à la place des blancos des white tu m'as compris, expulsion des camps, priorité et vocation. Ceux qui ne gouvernent rien, les voir regarder aux frontières ceux qui passent avec les valises, dans les grosses valises l'argent des commissions gagnées sur la vente de sous-marins, ceux qui devaient toucher les trente et quelques millions font sauter les corps, tu payes ou tu meurs, dans tous les cas ne gouvernes rien, dans tous les cas tu as, cachées dans ta piscine et tes paradis, sous le manteau de tes graisses et fourrures, des morts explosées - parce que t'as pas donné l'argent que tu devais donner pour vendre les sous-marins pour la relance et pour la relance, les  corps gisent en représailles de trente et quelques euros, ce sont les morts de ta corruption ce sont les morts et témoignages de tes agissements de crapaud à l'intérieur du sac vide et gras déchiré maintenant, le sac ex fille Europe qui s'enfouit toute seule mais tu l'as drôlement aidée, ça gigotait au-dedans, tu as drôlement gigoté, quand tu gigotes ça fait des corps déchiquetés, voilà ce que ça fait, il est là, ton résultat et si tu peux faire avec les mots des bulles et des semblants, les corps eux ne volettent rien, ne volettent jamais. 

aucun métier

 J'arrête. La première heure c'est l'illusion. La deuxième, l'inquiétude et la perte de l'aisance rhétorique si on peut dire aisance et si on peut dire rhétorique. En fait c'est le bégaiement assuré. C'est l'abîme devant toi, ce qu'il y a à expliquer, comme on est tombé déjà, champs flous à perte de vue et les mots par dessus comme des oiseaux perchés. La troisième heure, le désespoir. Essayer de saisir le désespoir comme il vient, à défaut d'autre chose : il n'y a rien à dire, rien à partager, il n'y a aucun imparfait du subjonctif pour nous sauver la vie, c'est à dire qu'il n'y a plus que l'agacement de piétiner dans la demi mesure, il n'y a plus que le savoir tordu et sec qu'il n'y a rien pour te, pour nous sauver la vie, aucun imparfait du subjonctif, aucun tableau méticuleusement tracé, alors on gigote, ricane, alors se perd des yeux et perd les traces, ça nous arrive, en général on a 14 ans, on a 14 ans de nouveau et le savoir sec et triste qu'il n'y a rien à faire (aucun métier, tu entends aucun), rien à faire si ce n'est rester chez soi, jardin ou blues, blues au jardin, migraine, aucun métier, nul savoir faire, le jour où tu sauras ranger tes papiers et plier du linge repassé mais tu n'as pas appris comme tu n'as pas appris à apprendre ni à faire apprendre - ni n'as appris à ranger les mots ni les tableaux ni même les conjugaisons, les imparfaits du subjonctif dont tu veux qu'ils te surprennent toujours autant te sauvent la vie et qu'ils soient une fête, on sautillerait tous ensemble, rirait, pleins d'imperfections, d'irrégularités, ah les verbes défectifs que nous sommes.

un luxe

 

 

Le moins que l’on peut dire, c’est que le parti socialiste français n’est pas doué. Ou qu’il est doué d’un singulier manque de chance.

Le jeudi 27 mars, après le premier tour sans surprise des élections municipales, le conseil constitutionnel a estimé que la loi Florange, qui prévoit des pénalités pour les entreprises qui ferment un site rentable, “privait l’entreprise de sa liberté d’entreprendre”. Et la censure. Certes.

Le soir même du premier tour, vers 22h, les intermittents qui occupaient le Carreau du Temple ont été violemment évacués.

Tout pour qu’on ait envie de voter PS.

On dirait que la capacité à agir est nulle, elle l’est peut-être, on finit par se demander. Nulle en tout cas la machine à idées. Cependant qu’en Italie, Renzi, social démocrate comme il est, décrète anachronique le plafond du déficit budgétaire à 3% du PIB et le pacte de stabilité un pacte de stupidité. On dirait qu’il est possible de peser, d’agir, réagir.

Pas en France.

On déplore les voix FN, oui, ça pour déplorer on déplore et ça commence à paraître tordu, cette manière de déplorer, de s’étonner chaque fois après, chaque fois après l’élection. Il semble pourtant que les voix FN ne soient pas plus nombreuses qu’elles ne l’étaient il y a deux ans. Et on oublie de dire que le Front de gauche n’a pas fait un mauvais score. On n’oublie pas, on les rend responsables, les 40% d’abstentionnistes. On déplore les voix et les votes FN, on déplore et on bavarde : front républicain, alliances, drôles d’alliances, etc.

En 2002 j’ai voté Chirac, j’étais convaincue qu’il fallait le faire. Aujourd’hui, je ne saurais plus. Je me reproche ce doute et me demande si ce n’est pas un luxe de nantie ou de très relative demi-nantie de ne pas désirer faire face à tout prix, d’éviter le pire à tout prix. Mais peut-être le pire qu’on a redouté, on voit, dix ans plus tard, qu’il n’avait même pas besoin du FN ?

Je ne sais pas. Après tout, si je vivais à Avignon, je voterais PS. A Béziers, ce serait plus compliqué.

Finalement, le luxe que j’ai, c’est de voter à Bayonne, où il n’ y a pas, ni au premier ni au deuxième tour, de liste FN.

Nous avons nos problèmes pourtant, de désistement et de désinvestiture et de second tour.

Et d’incompréhensions.

Mais ici comme ailleurs, la preuve est faite que le PS, qui avait voie royale, a fait tout de travers. Ce n’est pas un manque singulier de chance mais un manque singulier d’idées, de vision, de stratégie.

A Bayonne, au premier tour, la liste MODEM fait 30%. Le PS, 35. l’UMP 18. Le Front de gauche presque 6. Et la gauche alternative abertzale, définition à venir, un peu moins de 11%.

Si vous avez un doute sur ce que signifie abertzale, le PS à Bayonne a l’air d’avoir le même. Or il ne devrait pas – n’aurait pas dû.

Rassembler largement, dans une démarche plurielle et participative, des Bayonnaises et des Bayonnais porteurs d’engagements dans les domaines économique, culturel, sportif, syndical et politique, de toutes les sensibilités de la gauche, écologiste ou abertzale”, c’est ce qu’a souhaité la liste menée par Jean-Claude Iriart.

Point commun entre ceux qui ont participé à cette démarche ? “Le positionnement à gauche, la nécessaire reconnaissance institutionnelle du Pays Basque, l’engagement en faveur de la transition énergétique et l’adhésion aux principes de la démocratie participative.” C’est ça, être abertzale.

A propos de la reconnaissance institutionnelle du Pays basque, demandée depuis des décennies, cadre d’autres revendications culturelles et économiques, chambre d’agriculure autonome, abandon de la ligne LGV, création d’emploi par la transition énergétique, relocalisation de l’économie, université de plein exercice, le PS ne se prononce pas. Remarquons qu’il n’est pas le seul : l’UMP non plus. A propos de la langue basque, le PS est bien timide : “chaque fois que cela sera possible, nous ferons en sorte d’utiliser et de promouvoir nos deux langues régionales“. On se demande quand ce sera et ne sera pas possible. Même la candidate UMP prévoit pour 50.000 euros l’an un plan de formation en basque de ses agents.

Le rêve et le programme de se sentir bien au pays, d’accueillir ceux qui souhaitent y vivre, langues et cultures respectées : le PS n’a pas compris. Encore une fois n’a pas compris. Ou bien son mépris est plus grand que son désir. Ou il ne sait pas compter.

C’était lundi après le premier tour. La liste de gauche abertzale a voté le maintien. Surprise, et joie, espérance que oui, les choses bougent : le Front de gauche ne craint pas la perte ou la dispersion ou l’émiettement de la République et rejoint la liste abertzale. Bien sûr, ça va rendre les choses compliquées au deuxième tour pour le PS. Bien sûr, il y a des remous et le lendemain matin le Parti de gauche retire son investiture. Il n’y a pas qu’au PS qu’on ne sait pas ce que c’est, la gauche abertzale.

Mais on explique, et retour en arrière. Le Front de gauche fera au deuxième tour liste commune avec la gauche abertzale, qui pose que le désir de se sentir bien au pays où on vit, dans la langue qui vit, ne met pas en risque la notion d’égalité. Qu’au contraire, on est bien accueillant au pays où on vit bien.

Au pays basque, des hommes et des femmes de gauche l’ont compris.

A Bayonne, où il n’y avait pas de liste FN au premier tour, des hommes et des femmes l’ont compris.

Ce n’est pas au PS. 

rêves d’automne à la fin de l’hiver

J’en étais là, confusément, à la veille de l’opération consistant à recoudre les tendons de l’épaule de celle dont on disait : elle tient debout, elle tient debout alors même qu’elle est tombée, comme elle tient debout, comme elle tient toute seule, et debout.

Elle faisait la fière et moi des rêves.

Le 1er, le 1er des rêves.

Ce sont de petits rêves, des touches de rêves, des rêves touchés d’insomnie, de réveils palpitants

Le 1er, il y a 2 personnages
D me ferme dans les toilettes. Il ne fait pas exprès, il a emporté la poignée avec lui, il faut dire que la poignée ne résiste pas à la force qu’il a. Il dit : je vais chercher un tournevis je cherche ce qu’il y a à entendre d’autre dans tourne, tourne) mais il ne revient pas, j’attends longuement, je l’appelle, le cri est éraillé, la voix s’écorche. Je m’étouffe. Il y a un 3ème personnage : la voiture. Une voiture jaune. Elle est entrée dans les toilettes avec moi et c’est moi avec elle qui étouffe. En plus, la voiture est froissée. Le pli de la carrosserie est pris. Pris le pli jaune, plissée, pliée la lèvre jaune de la voiture. J’étouffe. Et puis elle prend, à peine, comme c’est possible, ses aises. Elle se délie. Il y a du jeu. C’était notre 1ère étape. Maintenant j’attends que D ouvre la porte.

Le 2ème rêve, on me peint de jaune. Quand on passe le pinceau, petites coulées de peinture et qu’on en est au jaune, je suis finie.

Le 3ème rêve : je suis assise, passagère de la voiture que conduit le conducteur (?). On voit ou je vois une chose atroce. Crois avoir mal vu. Demande qu’on arrête la voiture. Je n’ai pas mal vu : on tranchait l’oreille d’un jeune homme au couteau. Au cutter. Il y a cette plaie et ce jeune homme brun, recroquevillé de douleur. Le trancheur d’oreille est sale, barbu, effrayant comme un forçat chez Victor Hugo ou Charles Dickens. Je lui ordonne de nous rendre le jeune homme, oreille coupée. Le jeune homme nous précède jusqu’à la voiture. Nous ? Nous sommes 4, le conducteur, le jeune homme douloureux, D que l’atteinte de l’autre à l’oreille atteint, lui, à la jambe, D est l’image du jeune homme sans oreille, il boite bas. Un autre boite bas : un chien. Le chien du jeune homme. Il s’assied à mes pieds ; tout ce monde est douloureux.

Le 4ème rêve. Roulent (en voiture) un homme et une femme et cette femme porte les seins nus, très nus, très lourds, très nus.

C’était les rêves en voiture.

On était à la veille de l’opération de celle dont on dit, alors qu’on dit des hommes qu’ils ne tiennent pas et ne peuvent pas, qu’elle tient debout, qu’elle n’est jamais dans une aussi belle énergie que lorsqu’il y a des tendons à recoudre, des sommeils à forcer.

Par ailleurs il y avait une histoire de père, c’est celui qu’Enée portait sur son dos (à croire que lui non plus, debout, ça n’allait pas de soi) mais la question qu’ils posaient tous les 2, Enée et le père, était différente. 

(Octobre 2013)

sa grand mère mourait

Rêvé d’une maison dont les portes étaient couvertes d’une couche supplémentaire de bois ou de plâtre, si c’est du bois ça s’effrite, se décolle, bois ou plâtre par dessus, couche de bois ou de plâtre, on pouvait ou pourrait gratter, avec l’ongle les ongles une spatule, il fallait le faire, c’était un désespoir que ce soit si collé, attaché, plâtre, bois, on passait là devant, on voulait faire tomber d’un coup, un coup, on passait devant, avec le chagrin. Rêvé de la maison de Kiev, pièces aux faisans d’ors de luxe ridicule, toilettes dorées brodées. Les révolutions se succédaient, les places étaient prises, on se dressait levait libérait on en avait, du mal, après, on se levait dressait libérait, on en avait du mal, après, et de l’autre côté, un autre côté, le côté, comme dirait Caroline, des Comedes et des 115 et des gosses à dormir dans la rue et le côté des gosses futurs internationaux champions de la culture et de l’art, internationaux de bouche pleine, et de l’autre côté on jouait à être l’autre côté, à attendre et commenter  – cependant dans les écoles ça se bousculait, les pauvres avec les pauvres et les internationaux de riches bouches les uns sur les autres à s’en fiche plein le nez les poches, cependant on faisait la liste des médicaments non remboursés et Louis témoignait qu’à l’hôpital ce jour-là il était le seul européen les riches vont en clinique mais à l’hôpital une fois qu’ils t’ont admis après que t’as attendu des heures et debout aux urgences en pleine hémorragie eh bien ils s’occupent bien de toi, les infirmières disent que les gens portent plainte, sont procéduriers, ne s’attaquent pas au chirurgien mais à toi l’infirmière levée à 4:00 pour être là à 6 :00 depuis ta banlieue triste et l’hiver.

 Les révolutions se succédaient, tombaient, tombaient les palais les ors les toilettes brodées les salles d’animaux empaillés les salles aux animaux vivants et cependant je regardais, envoyée par R, la photo de la maison d’Emma, jamais sans pleurer, la maison des lapins et premières peurs, la maison du lange mon petit lange perdu que j’ai écrit l’ange après, bien après, la maison du berceau orange, ange encore, dentelles et comment ça s’appelle quand dans le tissu il y a ces petits boutons de soie blanche, de l’organdi ? J’ai ce mot, organdi, qui va bien à la maison des poupées et du berceau pour la poupée construit en osier et organdi par André père de mon père le constructeur, Noël avec la cheminée où il tombait tout droit, il on ne sait qui il, ma mère ne veut pas de Père Noël alors quelqu’un d’autre, il père qui nous faisait la joie de venir par là, tomber, descendre par là, elle notre joie qui nous tombait tout droit dessus avec sa force d’énergie et ses multitudes diaprées tachetées avec ses fracassantes folies, descendait par là, par la cheminée un père qui savait descendre, un père alias notre joie. Il y avait un dessin toujours le même, la crèche la Marie le Jésus et Joseph avec les animaux pas empaillés du tout, ceux-là, réchauffés, réchauffant. Emma clignait de l’oeil faisait semblant la sévérité, se mettait en quatre complice, c’était Emma la complice et les merveilles de la chambre rouge interdite, rideaux rouges rouges et qui tombaient tout droits, eux aussi, la chambre rouge de l’ancien malheur de la mort d’André, l’impossible deuil d’Emma, le visage de la non perte, de la perte jamais, aujourd’hui je pense pensant à Emma à un mot jamais pensé pensant à elle, dépression – mais alors éléphantesque dépression, dépression à hauteur des rigolades des variétés infinies d’Emma aux 99 visages, Emma et merveilles de la chambre rouge interdites d’un oeil, et de ce côté, là, au bout du couloir, autorisée, à peine, la chambre de R aux livres cachés et petit lit, vue sur les primevères et soleil et la route, celle que R a empruntée, R le parteur et mon père le constructeur, frère et frère. La chambre de R, s’allonger sur le lit et lire Les Temps modernes, la peine au coeur super proche de la joie qui descend par la cheminée. La maison d’Emma a été vendue hier.

 Autour du mort. Je dis autour du mort et raconte l’aventure d’autour du mort. Les blagues de la mort, la phénoménale crise de rire que peut être la mort. On en devine un peu quelque chose. La rigolade et l’aventure, la putain d’épopée. On en devient l’épopée soi-même, le mort et celui à côté du mort. On a refait la crise de rire de quand il, père, et elle, joie, descendaient par la cheminée, mon père le constructeur fils d’André le constructeur et son frère le parteur riaient de plus belle, riaient de plus belle dans la chambre de la clinique où Emma mourait, où, plutôt, faisait semblant de mourir Emma comme elle avait fait semblant de tout – ah pas de chanter, pas fait semblant de chanter Emma ou je n’ai pas entendu – ce jour-là après les récits et les secrets et les petites blagues aux infirmières Emma a vu entrer dans sa chambre de future morte Marthe sa soeur Marthe et elle a fait semblant de mourir, a mordu ses joues, creusé ses joues bien au-dedans, a pris illico la couleur de la mort, raidie déjà : oooooooooooooooh elle en est à la toute fin – et je m’agite quand R m’arrête d’un oeil complice, elle fait semblant semble dire R de l’oeil complice fait semblant de mourir pour la peine de sa soeur Marthe pour la répétition de la peine de sa soeur Marthe et pour l’infinie des possibilités, parce que c’est un peu vrai aussi qu’elle est morte ce jour et un autre encore, il n’y a rien de si univoque qu’est-ce que vous croyez, elle fait semblant de mourir quand on n’est pas morte et même, même, quand ce n’est pas possible d’être morte puisqu’Emma puisque nous et c’est la vérité c’est impossible d’être morte(s) même quand on est bel et bien morte(s), elle joue, elle en aurait fait, elle en aura fait, du théâtre. Quand Marthe éplorée quitte la chambre les couleurs reviennent et Emma revient à elle. Un mauvais moment, dit-elle, elle pour qui c’était toujours comme ça, un mauvais moment, rien d’autre, rien de plus, la mort ou l’oiseau envolé ou la perte du lange de l’enfance, un mauvais moment, la mort de Caroline le canari, un mauvais moment, les pères de mes enfants échappés, un mauvais moment. Il y avait du drame pourtant, on ne comprendrait rien si on quittait un instant un instant seulement l’idée qu’il y avait du drame, ait eu du drame, les terres du drame, de la tragédie, on se mord les joues dans les terres de la fin et du drame. Drame d’André qui ne pouvait plus parler. Emma l’évoquait à l’envers : je veux dire inspirant comme imitant la maladie, André muet du cancer du fumeur devenant ventriloque dans les rouges de la chambre rouge, drame, et les petits corps d’organdi, du drame, mais à côté du drame, avec, et passionnément, il y avait du jeu. Le jeu. Emma morte pour de bon, enfin il paraît, enfin c’est ce qui se dit, Emma morte allongée visage maquillé dans la chambre mortuaire, devant elle nous tous, devant elle nous tous dans l’attitude qui sied à la chambre mortuaire. Moi, l’enfant L dans les bras, qui m’empêche à la fois d’y croire et de ne pas y croire (qui m’empêche de réveiller tout ça à coup de grands cris et d’engueulades). Soudain devant Emma qui fait semblant (Emma ton jeu de morte, on l’a pris au sérieux), soudain devant Emma maquillée surgit un flic qui doit attester qu’Emma est Emma, le flic même à qui ma soeur la veille a cassé la gueule parce qu’il la contrôlait ne comprenant pas qu’Emma allait mourir, ne comprenant pas qu’il ne fallait pas fallait pas la retarder, pas une seule une seconde de retard quand Emma va mourir, cassé la gueule, cassé la gueule et soudain il surgit dans la chambre mortuaire d’Emma, le flic à la gueule de travers, cocard sur l’oeil, encocardé par ma soeur la veille – et voilà, dit mon père, et voilà, c’est malin, ma fille vous l’avait dit pourtant, il ne fallait pas la contrôler, sa grand-mère mourait. 

une phrase magnifique

Mardi, piscine et noyade. Résurrection. Les lignes sont encombrées de nageurs rapides. Je suis devant, je gêne ou crois que je gêne. Je me précipite. Brasse longue d’habitude, sous l’eau. Il me faut trouver un autre rythme pour éviter les bras, derrière, qui me touchent les pieds. Pas de problème : je trouve ou crois trouver. Quel plaisir, lever le nez plus souvent, imiter les vrais, j’exulte, plus de Copé, personne d’autre d’ailleurs, souffler, inspirer, souffler, inspirer. Vite. J’oublie de souffler. Je bois de l’eau. Pas trop. Je tousse. Mais non. Plus rien. Ici (poitrine, gorge), plus rien. Pas un cri pas un air. Plus un air ne passe. Je tends les bras. Pas sur le dos. Allongée je mourrai. Je meurs d’ailleurs. Ma dernière pensée : les enfants ne vont pas savoir avec quel ridicule je meurs. On en rirait pourtant si seulement ils. Mais non. Ne sauront pas, ne riront pas. Ça dure. Un nageur voit ma détresse, main droite hors de l’eau. Je ne me souviens plus qu’on me hisse dehors. C’est long. Relevez-vous. Debout. Debout. Je ne peux pas tousser. Changer de moment, je pense : un moment à changer. Pourtant c’est moi et c’est le moment. Cherche à respirer. Le maître-nageur explique. C’est l’eau dans les poumons, il y avait déjà de l’air et vous n’avez pas soufflé, alors … Redressez-vous. Je montre : pas un son et je frappe sur ma poitrine. Ça siffle. Ça coupe. Je tremble. Un petit son. Un air minuscule, ici, très fin canal. Attroupement. Je pleure : c’est que ça va mieux. La migraine me tombe dessus, entre les deux yeux. Je parle. Vous parlez, dit le maître-nageur. J’explique tout de suite qu’autrefois j’avais peur de ça, mourir dans l’eau. Je remercie et demande qu’on m’excuse. Stendhal : le ridicule de mourir dans la rue. J’avais tellement peur de ça, je dis encore. Tout le monde en a peur, dit le maître nageur, tous les nageurs en ont peur. Ah ? Oui, retournez dans l’eau. Oui. J’y retourne. Je souffle, je souffle. Le maître nageur dit de souffler, souffler et je souffle, souffle. Je fais 5 allers et 5 retours, 250 mètres, je tremble, j’ai mal à la tête et je veux rentrer. Je suis sous la douche chaude. Le maître nageur me fait un signe. Il dit : qu’est-ce que vous avez vécu aujourd’hui ? Je fais un geste évasif, paumée. Un incident, il dit. Vous avez vécu un incident. C’est une phrase magnifique. Résurrection

temps mêlés

Le lycée professionnel Ambroise Croizat est dans les Landes, aux portes, comme on dit, du Pays basque. A Tarnos, dans la ville des Forges, l’ex ancienne petite ville des Forges, où on transformait le fer venu d’Espagne.

Les Forges ont fermé en 1965. Ambroise Croizat était mort, alors, depuis plus de dix ans, lui qui, d’abord secrétaire général de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie, avait fondé, devenu ministre du travail, la Sécurité sociale et le régime des retraites.

Ambroise Croizat doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe.

Enfin, pas tout à fait.

Au lycée professionnel qui porte son nom, enseigne Christine, qui a décidé qu’en cours de français cette année ses élèves de 3ème prépa-pro recevraient, en classe, un auteur dont ils liraient un texte.

Christine et Marie-Claire ont préparé la salle, acheté des galettes des rois et du jus d’orange. Comment et pourquoi écrit-on, comment montre-t-on la première fois ses écrits, à qui, qu’est ce qui nous donne de l’élan, qu’est ce qui nous choque tant qu’on en témoigne ? Qu’est ce que ça fait, d’écrire ?

Christine avait donné André des Ombres aux enfants.

C’est un livre sur les traces de mon arrière grand père qui a connu les bords de deux siècles, le dix-neuf et le vingt, dans la guerre des tranchées. Pont à Mousson, c’est là que commence le livre, qui s’emporte jusqu’à Addis Abeba puis s’installe à Saint Vincent de Tyrosse, tout près de la petite ville des Forges et du lycée professionnel Ambroise Croizat.

Un livre qui va, par sauts et gambades, du premier massacre de masse européen à l’invention du chemin de fer et au transport, à dos de chameau dans le désert, des linotypes, tout près de là où rôdait quelques décennies auparavant Arthur Rimbaud.

Un livre d’histoires de famille avec paroles qui tracent un destin, assignent, le malheur est entré dans la maison disait la marâtre de mon grand-père, et c’est Emma, ma grand-mère, qui racontait.

Il y a une femme, dans cette histoire, qui abandonne son enfant mais vous l’aimez bien quand même, elle s’appelle Virginie.

Il y a une marâtre comme dans Blanche Neige.

Il y a beaucoup de femmes. Il y a celle qui raconte.

Mais c’est difficile, de lire ce livre parce que les temps sont tout mélangés.

On n’a pas vraiment compris.

C’est difficile de lire ce livre ; Christine a dit aux enfants de le lire quand même, que quand on pensait ne pas comprendre on comprenait quand même. C’est magnifique de dire ça. Et c’est vrai que le plus difficile, en fait, c’est de ne pas comprendre : nos machines à interpréter et à entendre sont tellement prêtes. C’est tout un art de ne pas comprendre.

Oui, les temps sont mélangés dans le récit, c’est ce qu’on peut dire de plus vrai, l’aujourd’hui et le temps de la guerre et le temps de l’orphelinat et les dix ans de mon grand père en Ethiopie. Ça se succède, ça s’enroule, ça n’en finit pas, et tous les temps se retrouvent, mêlés en un même lieu qui est même pas un lieu, les Enfers.

La question ne se fait pas attendre : pourquoi ? Pourquoi, donc, les temps sont-ils si mélangés ?

Les temps, quand on pense, vit, saisit ou essaie de saisir quelque chose de nos vies, nous viennent en bazar, ils ne se présentent pas dans un ordre chronologique, ils ne sont pas ordonnés, ils ne disent pas “bonjour je suis le temps grand-père, puis voici le temps père”. Non, ils se bousculent au portillon.

Et puis les temps, ce n’est jamais sans l’idée des générations, descendants et ascendants, ceux qui portent le récit et l’incitent, ceux pour qui on le porte, tout ça est parfaitement concomittant, avant et après.

Ma grand-mère, sa parole, la phrase d’une autre, marâtre, un enfant abandonné, une femme plumassière qui ne sait pas comment tenir les choses de sa vie de femme, un mari à la guerre et un enfant tout petit, le mythe que c’est d’être mordu par un serpent au talon et de frôler la mort, dans l’histoire d’André mon grand père comme chez Ovide, où Euridyce en meurt bel et bien, de la morsure au talon – et on sait comme il doit chanter, son amoureux, après, pour aller la chercher.

Et puis, quand en 1916 dans la forêt d’Argonne on voit des chevaux jouer les guirlandes dans les arbres, quand tout de suite après les chameaux portent, là où d’autres monnayaient des armes, les machines et les lettres de plomb pour que vive ce qui vivra, l’information de masse, quand on passe de Pont à Mousson à Djibouti et d’Ivry à Dire Daoua, quand Emma est morte mais parle toujours, quand, oui, les morts parlent, pourquoi les temps, eux, resteraient-ils bien rangés comme rien ne l’est jamais ?

Non, les temps se sont cassés la figure comme elle s’est cassée, la figure, ou la gueule, des soldats de la grande guerre.

Bien sûr je n’ai pas dit tout ça. On a réfléchi ensemble.

Et soudain, la surprise. La surprise, le cadeau. Une idée qu’a eue Christine.

Chacun des adolescents de la classe prépa-pro du lycée Ambroise Croizat avait porté un objet de famille. Cette photo, c’est l’orphelinat où était mon grand-père, jamais sa mère n’a voulu l’abandonner pour de bon alors il n’a pas pu être adopté. Les recherches sur l’histoire de sa famille, je voudrais bien les continuer. Il a quatre-vingts ans, mon grand-père et il est en grande forme. Ce rasoir, mon papy se rase avec. Il n’aime pas les rasoirs électriques. Il est important pour moi, ce rasoir, je le donnerai à mon fils. Cette vierge de plomb dans une sorte de tout petit étui, mon arrière-grand père la portait sur lui pendant la guerre. La première guerre mondiale. Elle lui a porté chance en quelque sorte. Cette photo c’est la seule que j’ai d’eux. C’était à Strasbourg et je ne les ai jamais revus. Ça, c’est pendant la guerre d’Algérie. Non, il n’en a jamais parlé. C’est un camion de la collection de mon grand-père qui est un grand collectionneur, il est passé à la télé. Non, moi je n’ai pas porté d’objet. Comme formation je veux faire chaudronnier et mon grand-père était chaudronnier et mon père n’était pas chaudronnier. C’est un pistolet pour tirer sur des cibles dans la forêt. J’y allais avec mon grand-père qui est chasseur quand j’étais petit. Il est décédé. Ils sont beaux sur leur photo de mariés, mes grands-parents.