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littérature engagée

Mercredi 21 mars 2012, Lille. La littérature et la lutte sociale qu’elle peut mener. C’est dans le cadre du séminaire doctoral de Dominique Viart. La littérature se frotte au champ urbain, s’essaie au témoignage, au documentaire, au récit de l’Histoire. Hésite peut-être à se dire engagée. Craint-elle de se voir affublée, avec l’engagement, d’un public de circonstance ? En 1947 Sartre[1] répondait à cette objection : pas de public mais des lecteurs. Elle disparaîtrait, la littérature qui se ferait pure distraction ou pure propagande. Le monde peut se passer de littérature. Encore mieux le monde peut se passer de l’homme.

Plus ou moins fermés dans nos bureaux et conforts, nous sommes, c’est le pari, frottés au monde, en ce début de deuxième décennie du XXIème. Faisons l’hypothèse que ce qu’écrivait Sartre en 1947, à savoir que l’écrivain français est le seul à rester un bourgeois, a changé. Le champ littéraire français, après qu’il s’est cru autonome, loin des vicissitudes des marchés et de ce qui va avec, échanges, hommes et pouvoirs, cherche à côtoyer le réel. Nous sommes au milieu.

Et nous devons y être : en ce printemps 2012 plus que jamais. Quelle que soit notre façon d’être au milieu. Les minuscules grains de sable à glisser dans les rouages de la communication simplificatrice compteront. Les mots ont un sens et, ils l’ont fait jusqu’à la tragédie, parce qu’avec eux va la pensée, ils savent s’emballer. Les métaphores poussent le réel. La langue finit, si je ne prends pas soin d’elle, par penser à ma place.

Pierre Popovic, ce mercredi, à Lille, rappelle les paroles de l’ouvrier Champmatthieu, dans Les Misérables : « dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu’il faut des espaces, voyez-vous. L’hiver, on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c’est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. A quarante ans, un homme est fini. Moi, j’en avais cinquante-trois, j’avais bien du mal. »

Au tribunal, devant la juge des libertés décidant de la rétention des étrangers dits sans-papiers, devant le portail d’une école, dans ma salle de classe, dans le hall des gares, je le comprends, c’est le corps qui est engagé. Engagé tout entier. Et aux endroits stratégiques, nuque et cœur, il souffre. Migraines, arythmie cardiaque. Le corps vient dans la langue. Comme j’étouffe, m’épuise. Et là-bas, dans mon bureau ? La fenêtre donne sur le morceau de jardin aux lagerstroemia malades De l’élan épique. Des métamorphoses, des personnages rocambolesques qui dépassant leur propre vie y échappent. Des filles qui boivent trop, marchent vite et courent sans limite. L’idée que la voix comme le corps n’a pas de bornes. Que même en lambeaux elle tient. On s’accroche à elle, équilibristes. La voix peut faire des fugues et des difficultés. Elle verse dans le fantastique, rêves et femmes s’inversent.

Les Champmatthieu et ceux qui marchent sur les toits (s’échappent, mentent, font les guerres en robe rouge, se griment) sont les mêmes. Le sujet plein d’inquiétude claudique vers les uns et vers les autres. Le sujet plein d’incertitude quant à ses formes, est pareil aux uns et aux autres. Des aventuriers.



[1] Sartre, Qu’est ce que la littérature, Gallimard, 1948

Adieu la vie adieu l'amour

C’est le titre d’un des pemiers livres de Juan Marsé. Après Teresa l’après-midi et La généalogie des rêves traduit récemment (Christian Bourgois), j’ai découvert Enfermés seul avec un jouet, L’étrange disparition de R.L Steveson, Adieu la vie, adieu l’amour. Dans les romans de Juan Marsé, on est après la guerre civile, en Catalogne.

La plupart de ceux, réfugiés au pays basque nord, qui, dans les années 70, étaient de l’autre côté de la frontière dans l’oeil du cyclone, disent aujourd’hui avoir tourné la page. Des vagues de  réfugiés se sont succédé, et c’est sans parler de la dernière guerre carliste dont la génération des arrière grands parents ont gardé mémoire. J’ai tourné la page. J’ai lu des chroniques, des journaux de l’époque, j’ai parlé avec Arnaud, Xabi. Je n’ai pas lu de récits, de grands récits. Le récit est en suspens. La lutte armée a pris toutes les forces.

Avant Marsé j’ai lu Benet, Sender, les longs labyrinthes de Max Aub. Encore Barcelone. Dans la préface à la deuxième édition de Adieu la vie adieu l’amour, Marsé écrit : “quand j’ai écrit ce roman, j’étais convaincu qu’il ne serait pas publié. C’était entre 1968 et 1970. Le régime franquiste paraissait établi à jamais et une idée déprimante me hantait : j’étais persuadé que la censure qui jouissait alors d’une santé florissane survivrait à nous tous, au régime fasciste qui l’avait engendré et à la transition tant espérée (ou à la rupture, comme l’appelaient beaucoup d’aspirations déçues) et s’installerait pour l’éternité, tel un mauvais sort jeté par le Caudillo au coeur même de l’Espagne future.”

A la fin du roman, les anciens de la FAI, dans les vieux quartiers de Barcelone, se retrouvent 20 ans après. 20 ans après. Ce 20 ans après me fascine, peut-être à cause d’un livre d’enfance … Sans doute parce que ce sont alors les corps, l’expérience, la durée, la triste durée et la désespérance mêlée à de tout petits arrangements qui sont en question. En tout cas Lage et Palau survivants FAIistes se retrouvent, vie broyées Et Marsé écrit :

“Palau écrasé dans la foule sans pouvoir se retourner, ce corps lourd et épais, coincé entre les nuques et les épaules, qui n’arrive pas à se mettre à l’aise ni à s’imposer, qui aurait cru ça de lui autefois, quand un sang jeune bouillait encore dans nos veines, quand tout était perdu sauf l’espérance, à cette époque nous pensions tous ça ne peut pas durer mais ils sont toujours là ceux qui pensent aujourd’hui que ça ne peut pas pas durer, il faudra bien que ça finisse un jour, impossible que ça tienne longtemps, sans savoir que ces propos parviendraient comme un écho vide aux oreilles sourdes de leurs enfants et de leurs petits enfants : ils étaient vraiment aveugles, irrémédiablement vaincus et ils étaient bien loin d’imaginer de reprendre les armes, ils n’y pensaient même plus, maintenant ils n’avaient même plus assez de cran pour s’imaginer la tête dans un passe montagne, pistolet au poing, poussant le tourniquet d’une banque ou plaçant un explosif”.

Ailleurs, ils continuèrent ils imaginèrent, enfants et petits enfants, ont eu du mal à cesser d’imaginer – aveuglés non par le non savoir mais par trop de savoir et par trop de mémoire. Erreur tragique – quand on est vaincu et qu’on se dresse encore, quand le droit fait du malheureux un coupable – comme dit Walter Benjamin après Goethe, du misérable vous faites un coupable.

Alors ? Alors je n’ai pas lu beaucoup de grands récits, je n’en ai pas entendu beaucoup, ou alors en douce, auréolés de secrets et de silence. Mais je sais que tout coupables qu’ils se firent, ils furent, ces vaincus de vaincus, moins vaincus que Louis Lage, que Palau, que Marcos Javaloyes dans le roman de Marsé.

Kerouac Chefjec Proust Deleuze Lowry

Littérature et cinéma : c’est l’intitulé du futur atelier d’écriture  à la médiathèque de Biarritz. Un intitulé de départ, duquel on fait ce que l’on veut. Et là c’est tellement large, possible, énorme, ouvert. Bien sûr pensé aux adaptations, celles que j’aime, Mouchette Bresson Bernanos. Avec Delphine, au scénario de la Maman et la putain. A L’amour existe, de Pialat. Théorème. Je ne sais pas où est cette image, peut-être Tarkosvski, mais un arbre monte, monte et sort du cadre. A tout ce que je ne connais pas. A ce que je connais un peu trop. Sans soleil.  Pour l’heure j’ai fait autrement. Pas plus vite, pas plus mal, mais proche, proche.

Sergio Chefjec et son arbre qui monte à la page 105 de Mes deux mondes. La scène commence devant le lac, une aventure dit Chefjec, alors qu’une petite fille et son père en pédalo s’éloignent, s’éloignent. Et l’écrivain regarde la scène (banale familière mais recelant l’aventure), l’écrivain écrit sur le bord, dans un café où l’on pense qu’écrivent les écrivains. 

A la page 45 des Souterrains de Kerouac Mardou est juchée sur une barrière et on la voit fixement regarder le Noir avec un peu de brume qui se dégage de sa bouche brune.  Plus tard elle descendra, coeur battant dans la nuit de Frisco. Quand elle était sur la barrière on a eu L’Asie, la chaîne Alaskienne, les désastres du Nouveau Monde, les poneys indiens, l’Egypte les Aztèques et les Grecs.

A la page 149 de la dernière version de Lunar caustic de Lowry, une scène se dessine, d’une netteté extraordinaire. Petit bassin, tonnerre, feuilles et bourgeons tombant puis Bill fait deux pas dans la salle. Hop, on voit un homme en haillons, loin au-dessus une jeune fille au col blanc, loin au-dessous des feuilles qui volettent. Au milieu et parmi, des morts, des dormeurs, des fantômes, pas mal de tristesse. Et puis j’ai entouré Chefjec, Lowry et Kerouac de deux textes connus, ici tronqués.

“Une voix parle de quelque chose. On parle de quelque chose. En même temps on nous fait voir autre chose. Et enfin ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. (…) La parole s’élève dans l’air, en même temps que la terre qu’on voit s’enfonce de plus en plus. ou plutôt en même temps que cette parole s’élève dans l’air, cela dont elle nous parlait s’enfonce sous la terre. (…)”

“Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons réalité est un certain rapport entre sensations et souvenirs qui nous entourent simultanément. (…) La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport…”

montagne pliable

Nous sommes plusieurs à ne pas craindre dérives et déplacements. Ah, Cesare Aira, quand il invente devant nous le monde des poètes, montagne pliable après montagne pliable.

A ne pas craindre de ne pas comprendre. Juan Benet, quand il refuse de revenir en arrière dans son récit et qu’il exige qu’éditeur et lecteurs ne se retournent pas non plus.

A ne pas chercher l’homogénéité à tout prix. A revendiquer l’hybridation. Et à aller du côté du mélange des genres et de la transfiction. Bolano, Bellatin, Piccirilli.  Enfin, à abattre les frontières dans ce réel magique qu’est le récit.

Nous savons que nous ne sommes pas obligés de coller l’offre à la demande supposée du lecteur /consommateur – hélas nous savons à quelle démocratie cela convie.

Nous posons qu’il n’y a pas de littérature exigeante, que c’est une expression sortie tout droit de la bonne volonté de républicains progressistes qui veulent depuis cent ans pédagogiquement faire société égale avec des hommes inégaux. Nous posons que nous sommes absolument égaux. Absolument égaux devant la lecture et ses cheminements. Et que si quelque chose nous a échappé, nous sommes libres de lire et de relire, deux fois, trois fois, et encore – comme le proposait Faulkner à ses critiques.

Aloysia ou Notre besoin de consolation ….

Quand Elise arrive, elles posent les masques. Chacune pose sur la table marquetée le masque peinturé d’une bouche violine, charnue. Sur le front du masque de Valentina, des cornes noires sont dessinées, des troncs d’arbre noueux, des tigrures. Elles épongent la sueur derrière les oreilles. La cérémonie a été épuisante.

Elise est arrivée très tard. Nous diras-tu ton prénom de ville, Aloysia ? Le visage d’Aloysia se fige. Elle retient son souffle. Des bruits de bottes, un cliquetis d’armes et de ceinturons sévères : une cohorte peut-être passe. Le front d’Aloysia est rayé horizontalement. Quatre ou cinq lignes d’âge, arquées, dessinent ses joues. Les hommes en armes ont disparu. Le silence est lourd.

Elise est préoccupée, elle ne veut rien savoir pour l’instant – ni des hommes en meute ni des pouvoirs d’Aloysia. Peut-être la scène d’Aloysia, promise et préparée, la cérémonie, dure-t-elle encore. On fait le rêve de quitter le rêve et éveillée au fond du rêve il s’agit de s’éveiller encore, une dernière fois, de toute urgence. Le danger est physique, on veut nous rétrécir, peut-être par les oreilles, peut-être par ailleurs, la lumière est cisaillée, les brises sont cisaillées, l’espace entre l’assaillant armé et moi-même (dont on ne voit que les oreilles) est réduit, se réduit, on me touche. Une voix prononce qu’il ne s’agissait pas de  moi : on cherchait des choses légères, on cherchait les choses ténues et flottantes qui font courir les rêves.

Elise Dmitriev porte ses mains à ses tempes. Il y bat un sang costaud, épais, le sang de la plante des pieds, le sang de ceux qui s’agenouillent, décident de l’heure du feu et tombent surpris pourtant, hagards. Elise frissonne. Une imagination. Comme les soldats d’Aloysia, une hallucination. Le petit ours qu’est Aloysia sourit, tout s’est bien passé, dit-elle encore. Et : comme on a voyagé.

La cérémonie était réussie. Aloysia le répète. Valentina a mal à la gorge. Il y a dans l’air une pointe de réprobation. Mais où. Six ou douze grands oiseaux s’envolent dans un froissement de velours. Ce sont des oiseaux en armes, l’épée cachée sous le plumage. Ou bien : un oiseau aux ailes grasses et luisantes (d’une matière qui laisse venir la lumière ou l’image) devient Valentina. Un oiseau devient Valentina, plane très lentement par-dessus les toits. Les angles se chevauchent défiant les géométries. Quelques fils tendus brusques se rompent. Le vide entre les corps ou les images fourmille. L’oiseau garde en lui un cri secret, très profond, très secret. Le cri malgré la rétention va exprimer un peu de lui en larmes salées. Les larmes coulent le long du bec de l’oiseau. Finissent en flaque dans laquelle les enfants en bas jouent. Derrière chaque temps (instant, laps d’un son, de syllabe), d’autres temps se cachent. Les yeux dans le vide, léthargique, Valentina, pose une joue sur la table.

Les camarades sont assises autour de Valentina. On a bien voyagé, répète Aloysia. Qui parfois fait bouger le bras (du bout de la bottine) ou les hanches du cadavre caché sous la chauffeuse.

Aloysia ne nous a jamais montré la lettre dont elle dit qu’elle l’a trois fois perdue et trois fois miraculeusement retrouvée. Elle nous a raconté l’anecdote du dernier retour de la lettre, retour imprévisible et enchanté : les lampions étaient allumés au bord de l’étang du Canet, on fêtait la sainte Agathe, un héron pourpré clopinait. Dans son bec l’oiseau tenait la lettre perdue. Le héron crache la lettre sur les roseaux. Aloysia la retrouve et l’égoutte. Depuis, elle la cache. La lettre assigne, dit Aloysia, à Aloysia un sort incomparable, le sort qu’eurent ceux et celles qui comme elle sont nés coiffés. Un sort et des devoirs : toutes sortes d’actions à mener et non des plus faciles. La cérémonie à laquelle a participé Valentina cette nuit est un point culminant sur le chemin du sort incomparable et mystérieux promis à Aloysia.

Elise est arrivée très en retard. Elle n’a pas assisté à la fabrication du cadavre qu’Aloysia pousse maintenant du bout du pied, nerveusement. D’abord, elle n’a pas compris. Les filles ont posé les masques. Il fallait boire à la coupe magique dont les parois sont écrites et guérisseuses. Aloysia tranchait l’air de coups de canif. Parfois, elle s’arrêtait et effrayée guettait des présences ennemies. Rien ne semblait plus vrai que la bataille menée.

On est au mois de février 1877. Le chemin est marécageux. La jeune femme veut se lever. Elle a donné naissance à un enfant féminin née en avance et coiffée. Pilar a longuement marché, l’enfant dans les bras. Elle trouve refuge. Elle demande de quoi écrire, c’est du français d’oreille tranché de catalan, personne ne le sait car personne ne lit la lettre. La destinataire est l’enfant qui vient de naître, au mois de février 77. Pilar craint de ne pas survivre et confie la lettre à la métayère qui les nourrit. Elle lui confie la poche amniotique qui couvrait la tête de l’enfant à sa naissance. Dans les champs où elle glane, Pilar tombe d’épuisement comme elle s’y attendait. Cela bien qu’elle ait de nombreuses raisons de survivre. Ce jour le ciel est verdâtre, des corneilles le rasent et Pilar de ses deux mains le pousse, le pousse, le recule farouchement, en vain.

Avec la poche amniotique et la lettre de sa mère, l’enfant de sexe féminin conserve, en souvenir de sa mère, un mystérieux bol de rondeur parfaite. Sur les parois du bol est gravé un texte guérisseur. De ces trois objets, la lettre trois fois perdue et une fois dans le bec d’un héron absurdement retrouvée, le bol de guérison et la coiffe de naissance, la jeune fille ne se sépare pas.

L’orpheline a quatorze ou quinze ans. Jusqu’en juin elle a travaillé à Castres. Mi-juin elle s’est sauvée, a fait un morceau de chemin à pied, le reste en train. Au début du mois d’août 1891 elle détroussait les passants à la porte de Pantin. Elle y a rencontré Elise. Bientôt toutes les deux ont recueilli Valentina malade des nerfs et revenue de Suisse. Valentina a des mains d’homme, a creusé des tunnels, fait du mauvais théâtre, lavé les draps des riches. Elle raconte qu’elle était cantatrice et a perdu, il y a vingt ans, avec son domicile parisien, sa voix.

Quelque chose m’a ouvert à la gorge. J’ai sorti un quart de lobe d’oreille. Une once de peau. J’ai avalé l’air avec le huitième de ma bouche. J’ai pris ce que je pouvais prendre avec la moitié, le quart, moins que ça, qui restait. Tellement j’ai pris dans tellement peu de contenant.

Elise et Aloysia calment Valentina. Aloysia fait quelque pas de danse, s’assied de nouveau, ses pieds ne touchent pas le sol mais en gigotant un peu elle parvient à remuer le corps de l’homme caché sous la chauffeuse.

Elise, amie de Jenny Marx, pose le pied à Paris le 22 mars 71. C’est le tout début de la guerre sociale. En pleine journée Paris dort ; Elise a des rendez-vous. 71 sera la contrepartie de 48. Les indigents dans la rue, les rhumatisants, les infirmes vivent de la charité publique, l’Assistance publique a fermé ses portes et les administrateurs sont partis avec les caisses. Sur l’île Saint-Louis Elise a rejoint Noémie et son frère Elie. Elle a vingt ans. Ce qu’elle voit ce jour-là sur le trottoir la surprendrait si elle y accordait la moindre importance. Elie et Noémie lui donnent des informations capitales. Ce qu’elle voit, que le frère et la sœur ne voient pas, pourrait l’effrayer si elle en tenait compte, un présage dit-elle aujourd’hui (peut-être étais-je aussi épuisée du voyage qu’excitée par la révolution que nous épuisions de paroles), un présage de ce qui viendrait vers moi plus tard, à Pantin, ce qui dans la nuit grasse trancha dans l’épaisseur de mes jours et m’offrit deuxième désir et deuxième force.

Elle écoute Noémie et Elie. Elle ne regarde pas l’enfant mendiante qui approche. La mendiante rétrécit à mesure de l’approche. Elise oublie le phénomène et l’enfant mais toujours plus petite l’enfant tend la main. Elise baisse les yeux. Elle a la berlue. Elie et Noémie donnent quelques pièces à l’enfant sans montrer le moindre étonnement. L’enfant a rétréci, l’enfant m’arrive aux genoux. Elise s’interroge si la succession de secondes où s’élabore la pensée suffit à rétrécir une enfant pour de bon et elle revient au beau visage de Noémie dont les yeux vont au vert dans le mois de mars et de Paris et aux paroles d’Elie On a trouvé dans les Ministères abandonnés des télégrammes, celui-ci de Jules Ferry : une partie des bataillons, une minorité, obéit à un comité occulte qui n’a pas d’autre but que de rassembler fusils canons et munitions. Un bon général pourrait reprendre en main les bons éléments.

Maintenant l’enfant est aux chevilles et aux talons, elle lève les yeux vers moi, visage mutin et transformable, les yeux d’un chat, je ferme les miens, les rouvre à toute vitesse, l’enfant féminin est sur mes bottines, une boule de poils à mes pieds. Noémie attire mon attention et je reprends plus loin, ailleurs, où sont nos espérances. L’assemblée de Thiers devait légitimer le coup d’état contre Paris. Tu parles, l’affaire des canons pouvait s’arranger dix fois. Cependant le corps minuscule et douillet a trouvé un gîte, recroquevillé sur le cuir de mes bottes.

Vingt ans plus tard la petite bête m’appelle, ou sa pareille, c’est à Pantin. Je l’ai prise sous mon aile. J’ai appris à sortir certaines nuits, m’a dit Aloysia tout de suite. Ne t’inquiète pas si je quitte la chambre portée sur le dos d’un griffon ou d’un chat, c’est que j’ai à faire.

Au mois de mars 1871, une petite bête s’est pelotonnée sur les chaussures d’Elise pendant que Noémie et Elie racontent leur journée du 18 et rêvent de faire jusqu’à Versailles la chasse aux fuyards. Excitée par la puissante réalité de ce qui jusque là était une idée, Elise avait secoué la tête et nié la mendiante à ses pieds.

Aujourd’hui elle regarde sans un mot Aloysia qui fait bouger le corps sous la chauffeuse servant de lit et de cachette. Elle se mord les lèvres nerveusement.

Au début du mois de septembre, Valentina était arrêtée. Quelques mois plus tard c’était au tour d’Aloysia. Le procès serait retentissant. Quant à Elise, elle s’était échappée, munie d’un faux passeport et d’un homme de vingt ans son cadet. Peut-être avait-elle rejoint la Russie et ce qui s’y préparait. Au mois de septembre 1892 à Paris, les fleuves charrient de piètres mémoires. L’angoisse ne touche rien. Un mort ou dix mille ou l’effroi de mourir (les yeux vides déjà, on n’a plus qu’à se présenter) d’un seul, de dix mille, ce n’est pas grand-chose.

Le 30 août 1892, des gens d’armes entrèrent au cinquième étage de l’appartement de la rue des Pyrénées. Ils frappèrent à la porte, n’obtinrent pas de réponse, forcèrent la serrure, trouvèrent le corps de ce qui fut un jeune homme glissé sous la chauffeuse, le corps dans un état tel qu’on  ne pouvait que deviner le jeune homme. Les gens d’armes se munirent de masques, de pinces et de pelles et lorsqu’ils descendirent le corps langé dans un linceul de fortune les riverains, cloués en bas, frémirent d’horreur. Pour toutes pièces à conviction les gens d’armes ramassèrent des hardes, trois masques artisanaux qui représentaient des animaux sauvages.

Valentina, que les voisins appellent la folle, disparut à son tour. Elle a déguerpi, toute nue si vous voulez savoir, c’est comme ça que je me souviens. Je l’ai dit à mon mari, la folle court toute nue, courir pour courir, il a dit, un 15 août, la pauvre fille. Les voisins étaient formels. Quant à l’étrangère, ils s’en étaient toujours méfiés.

Je prenais des notes, debout, carnet sur un genou. Des enfants s’accrochaient aux jupes des femmes. Une étrangère, une socialiste, avec les bonnes manières. Les bonnes manières, grommelle un petit homme qui tient à la main un torchon. Elle en avait jusque là, des valises. Ils ont fait trois trajets jusqu’à la voiture, elle était au bras d’un joli monsieur au visage de fille. On l’a vue monter dans la voiture. Zou. On s’en méfiait, de là à se douter. Pourtant : elle part avec sa flopée de valises et un gosse qui n’a pas vingt ans, c’est peu avant le 15, attendez. Elle a salué, rien expliqué, c’était pas son genre. Pour être polie, oui, oui. Cette odeur, avec la chaleur, au début, on ne situait pas. Je dirais le 13, le lundi, il faut vérifier. C’était un beau jeune homme qui partait avec elle, tête tendre et bouclée, j’aurais dit une demoiselle. C’est lui qui conduisait la voiture. Enfin ça me ferait quelque chose que ce soit… Vous croyez ? Dire qu’elles l’ont découpé… Vous pensez que…

Oh on aurait vu, nous autres. Comment ça, on n’aurait rien vu ? Quelqu’un d’autre dans l’appartement avec les deux filles ? Non jamais, pensez, j’aurais vu, sur le même palier, la fenêtre sur la rue. La femme rit, non, personne d’autre, et de la visite, jamais.

On a recomposé tant bien que mal le cadavre, on a posé sur ses yeux un bandeau noir. On a rempli d’étoupe les trous vides de chair. Le bras droit est détaché du corps. Non, ce n’est pas le garçon de la Russe, dit la voisine. Elle ne l’a vu qu’une fois mais elle est sûre de ses cheveux blonds et bouclés et de sa haute taille. Celui-ci est petit. Brun comme tout. Comme on nous l’a arrangé, ce petit monsieur.

Le corps d’Aloysia, arc-bouté, est tendu comme celui d’une acrobate. Une  machine à vapeur passerait sous le pont de son dos cambré. Elle reste ainsi de longues minutes puis, bras en croix, tombe. On est au début du mois d’août. Aloysia ne répond à aucune question. Quand on pense qu’elle a froid, on la couvre. Ses yeux sont une petite fente blanche. La prunelle disparaît. Sur la peau laiteuse éclatent des fleurs rosées, des griffures étoilées. Elise pose la main sur le ventre moucheté. De l’ongle elle écrit à même la peau. Elise. Les lettres rougissent, gonflent, durcissent, de petits tumuli de chair se dressent, s’horripilent. La peau est écrite comme le sont les parois du bol magique. La peau est sous l’ongle d’Elise. Aloysia se redresse et sans remarquer le nom durci sur son ventre elle veut savoir si elle a parlé. C’était incompréhensible, dit Elise.

Les voisins étaient formels : seules deux femmes vivaient dans l’appartement. L’étrangère, qu’on avait identifiée, prénom Elise, nom Dmitriev, et l’autre, qui n’avait pas toute sa tête, sous la protection de la première. Tout s’est précipité : la première a accumulé vingt ans de bagages et s’est sauvée au bras d’un jeune homme au visage d’ange, dans une Peugeot dernier modèle, la capote blanche faisait un auvent ou une couronne à la fière étrangère et les bagages tenaient tant bien que mal les uns sur les autres. L’autre s’est enfuie deux jours plus tard, le 15 août, c’est l’aube et elle est nue. On recherche, fin août, la folle et la Russe.

Début septembre, Valentina est arrêtée. On ne retrouve ni ne retrouvera Elise. Les propos de Valentina sont confus : il est question de la viande d’un jeune homme que l’on tenta de rendre plus douce. Pour cela il fallut ouvrir, coudre, découdre et recommencer. Jamais l’opération ne fut réussie. Jamais on ne put se rassasier.

Les placards étaient vides, les lits défaits, quelques couvertures pliées sur les chaises. Trois ou quatre gouttes de sang, sur le sol, près du lit, avaient séché. Le sang a rempli les rigoles du bois. Je gratte les traces de mon ongle. Je voudrais pour mon repos un édredon qui épouse chaque forme. C’est ici qu’a eu lieu le rite barbare que la rumeur grossit.

Une silhouette reste tapie derrière le muret qui sépare de la rue les jardins ouvriers. La première personne, de sexe masculin, qui traversera l’espace, nous l’attraperons. La petite silhouette est seule, accroupie, prête à bondir. L’homme est de taille moyenne. Il est brun et chantonnant. Il boite légèrement, ce qui est un détail. Il est jeune et tête nue. Il porte un foulard autour du cou et si ce n’est le léger vacillement d’une jambe sur l’autre il semble en pleine possession de ses moyens. Nous, pense la silhouette informe et accroupie, allons le prendre à la gorge. C’est ce qui se passe. Un lacet l’entoure au cou, le rougit en cercle, creuse une rigole entre le buste et le regard, c’est vite fait, il tombe dans un râle tiède, bref, poli. Il est impeccable, bien mis, le pied gauche n’est pas chaussé. Il est à terre. La petite silhouette disparaît complètement sur et sous le cadavre. Couchée, plaquée contre le corps sans vie, la silhouette ne bouge pas. Elle connaît un instant de panique. On est le 12 août 1892. C’est un dimanche peut-être, les cloches d’une église sonnent, du moins la petite silhouette les entend. Elle reprend confiance. Du canif elle déchire les vêtements de l’homme. Le corps est nu. C’est alors qu’elle l’aime en sa totalité. Elle peut le toucher. Elle peut le toucher jusqu’à la disparition. C’est l’heure de Valentina. Tout s’est passé comme prévu. Valentina rampe. Quel léger frottement. On se redresse. Valentina et Aloysia portent le corps, il est 5 heures du matin. Les deux filles courent. 12 août 1892, 5 heures 20 du matin. Elles ont 20 minutes de retard. Elles couchent le corps au milieu de la pièce, sur le plancher, attendent. Aloysia montre un moment d’inquiétude : l’homme n’avait qu’une chaussure, ce n’est peut-être qu’un détail mais elles ont vingt minutes de retard et quand elles posent le corps à terre, Elise n’est pas dans la pièce. On va commencer sans elle.

Quel est ton prénom de mère, demande Elise à la jeune fille. Le soir est tombé. Aloysia joue avec le masque fabriqué pour l’occasion. Dans la nuit, après qu’Elise a posé maintes fois la question, Aloysia répond. On voit la petite bête nue qu’elle est, moustachue, cornée et griffue. Une dernière fois elle se pelotonne. Le prénom donné par ta mère à ta naissance. Elise, dit Aloysia, c’est mon prénom de naissance, Elise.

Elise Dmitriev est arrivée en retard. Aux environs de midi elle ouvre la porte. Les deux filles ne sursautent pas. Nous avons voyagé, a dit Aloysia. Je ne sais pas à quel moment j’ai compris, dirait Elise si on la retrouvait. Elles avaient coupé, tranché, attendri, mangé, cousu, recoupé et remangé. Quand je suis arrivée le corps était sous le lit, je ne l’ai pas vu tout de suite. Nous avons bu à la coupe d’Aloysia.

Sous une latte de plancher flottante de l’appartement condamné, les enquêteurs trouvent, au milieu du mois de septembre, un canif au manche de corne. Sur la corne on lit Aloysia. De toute évidence il y a, dans l’histoire du meurtre de la rue des Pyrénées, une troisième personne.

Le 15 août Valentina a quitté l’appartement où est caché le  mort déchiqueté. On la voit rôder, complètement nue, aux alentours de la rue Puebla. Arrêtée, elle avoue avoir mangé de la chair d’homme. Nous avons bu, dit-elle, dans le vase dont le texte, gravé sur les parois, guérit. Il combat les poisons, les morsures, les fièvres, les maux de ventre, les abcès et les éruptions. Il agit contre les pertes de sang et le mauvais œil. Il faut boire l’eau qui a touché le texte. Il guérit de l’oubli. Il ramène les amours perdues et réconcilie les frères ennemis. Il guérit les hésitations.

Quand en janvier 93 la police arrête dans le cimetière du Père Lachaise une fille malingre, collée au corps en décomposition d’un jeune homme dont elle a profané la tombe, on fait le rapprochement avec le fait divers de l’été. La jeune femme tient contre elle un vase de facture orientale. Les gens d’armes ont toutes les peines du monde à soulever la fille. Elle est dotée d’une force extraordinaire. Le feuillet, plié en huit, déchiré aux pliures, qu’elle a rangé au fond du bol d’Aden, restera illisible. La tristesse s’alourdit, il fait une nuit poisseuse. On peut aller à la mort, dormir avec elle, la fréquenter, y goûter.

Le chemin est droit. S’il sillonne c’est plus loin, là où je ne vois pas. Je suis attentive à chaque mouvement de terrain. Un orne, on dit un frêne à manne, immense, à ma gauche, forme une étape. Un chant d’oiseaux inconnus dans les branches de l’orne me sert de chant des sirènes mais je poursuis, quelque chose attend devant et c’est pourtant le temps (la moitié de mon âge) où j’ai cessé pour de bon de penser que quelque chose attend. Je vois ce qui dégringole : on va couper tout ça en petits morceaux, cou, épaules, nuque, nuque, et cet endroit du cou où ça passe, circule. Il y a ce qui dégringole et ce qui résiste à la dégringolade, y résiste de toutes ses forces. Je marche dans ce double état de résistance et de perte. D’attente et de fin de l’attente. Il y a quelque chose là-bas qui m’est destiné. Cela ne me met pas en grande joie, j’ai passé le cap des grandes joies. Le chemin est droit, il dure toute la nuit, autrement dit il court tout au long du rêve. Il est trop tôt pour m’éveiller. Il est trop tôt. J’ai oublié quelque chose. Une silhouette élégante, légèrement pliée sur elle-même, me fait un signe de main. Je m’approche et l’avise : sur cette femme il n’y a pas de visage. Je sursaute. J’ai vu ce qui tient entre l’attente et la non-attente, entre ce qui dégringole et ce qui refuse de le faire.

A l’aube du 23 mars 1892, jour de l’exécution de la sentence, dans la cellule de celle qu’on appelle Aloysia, les gardiens ne découvrent rien ni personne, ni ombre ni chuchotement. La tête de Valentina roule dans la sciure.

La femme sans visage n’était pas devant comme dans mon rêve mais légèrement en surplomb, elle servait de guide mais de guide trompeur, borne d’en haut, illusoire. Un demi corps de lézard tressaute sous les pierres. Nous avançons, les lauriers roses et les fougères préhistoriques nous frottent aux épaules, nous sommes suivis par de petits membres épars, masculins, féminins, morts et vivants et joyeux, ils marchent derrière nous, pas gênés, ils sont nos fiers enfants, ils l’affirment, quand même furent-ils coupés brutalement, quand même furent-ils nés ainsi, l’œil à l’oreille, la jambe à l’épaule. 

Aloysia quitte Castres pour Paris. A quinze ans elle a déjà vécu de longues journées d’usine. Elle a emporté avec elle la coiffe avec quoi elle est née, la lettre rédigée par sa mère catalane, le bol des légendes et des guérisons. Elle possède de petits poings encolérés. Quand elle rencontre Elise dans la nuit de Pantin, c’est l’aubaine. Elle s’installe rue des Pyrénées dans l’appartement du deuxième étage. A Elise qui a lutté sur les barricades une enfant paraît dans la nuit de Pantin sous le nom d’Aloysia. Qu’à cela ne tienne. A Elise l’amour venait facilement. Elise porte assistance aux enfants transformables et affamés.

Cependant Aloysia est dans le paysage (un bosquet de roses s’embrouille, la terre est capricieuse, les feuilles de fougères entravent le pied du rosier, pointées deux branches s’évadent, craquent en tombant, poussées par le poids des fleurs, l’une l’autre, parallèles). Aloysia est le paysage. Des flocons s’échappent, volètent. Aloysia les prend. Elle devient les flocons. Elle a ramassé de vieilles choses dont elle s’est ornée, ravaudée. Des lettres, des tas de paperasses, des vieux journaux. Elle a mis tout ça contre sa poitrine. Que quelque chose fuie et c’est la fuite entière. Elle préfère ne pas crier. Il s’agit de rester calme, de calmement fomenter la croissance (la conquête, le salut). Elle ne veut pas faire peur à ceux qui approchent. La plupart de ceux qui approchent, elle ne les voit pas. Ils fondent dans le paysage qu’elle est, au milieu des fougères. Les herbes grasses, poussées trop vite, piquent la plante des pieds. Elle travaille à apprendre à distinguer. D’abord les femmes, ça, ça va tout seul. Aloysia-le-paysage est heureuse. On fait des entraînements toutes ensemble et Aloysia-le-paysage devient de nombreuses Aloysia c’est à dire de sombres paysages – avec des zébrures dans le ciel comme en orage et des fentes dans les grottes qui logent les géants. On fait un effort de rassemblement puis un effort d’accroissement. Ogresse, la petite figure d’Aloysia qui connaît chaque mort par son prénom a faim. Si on la prenait par les coudes pour la traîner n’importe où (bûcher, mur des fédérés, place des guillotinés), elle hurlerait et chaque temple tomberait. De fait elle fuit. Elle fuit en sifflant, file. Elle a faim. Elle veut. Elle prend. L’enfant-joie qu’elle a fabriquée de toutes pièces, que personne n’y touche. C’est un duel à mort.

 

 

Peut-être à la fanaison…

The Weeping Meadow

De la prison de Navalcarnero, je reçois ce 5 septembre la lettre que Goio a écrite le samedi 13 août. Il a collé au milieu du papier à lettres rose la photo d’une avalanche de pluie. Je prends conseil de la pluie, surchargée et robuste, a–t-il écrit à côté. Une pluie d’inclinaison. Goio numérote les lettres et les feuillets, il écrit à côté de la date deux feuillets et une coupure. Ou : trois feuillets et une gaze. Deux feuillets et un collage. Il ne demande rien, dit Carmen, que des lunettes à double foyer, du sport, des livres et du papier à lettres. Sur le deuxième feuillet je lis au milieu de la page hommes et femmes fanés et 10.000 kilomètres de fil de fer barbelé et 11500 soldats et 260 chiens et à Berlin encore trente-cinq morceaux sont debout et sur l’autoroute entre Nafaroa et Gipuzkoa, Zugasti (A-15), est un morceau de ce mur de Berlin mais je te parle avec prudence, Marie, je te parle Marie au pied de la lettre, je te parle au pied du mur de la cellule, au pied de quatorze murs et au dessus de toutes les clôtures Mexique Cisjordanie Bostawa Sahara occidental Txipre Uzbekistan Ceuta-Melilla je me souviens de Lhasa de Sela à l’hiver 2010 qui chantait Je n’ai pas de peur à personne et personne n’a de peur à moi et maintenant la Grèce a fait sa première section de 15 kilomètres, 30 mètres de largeur, 7 de profondeur, 120 kilomètres en tout cousus de fil de fer barbelés et détecteurs thermiques.

Hommes et femmes fanées. De grandes tiges de filles usées. 7 septembre 2011, je crois que tu ne connais ni l’usure, ni, fidèle à Lhasa de Sela, la peur, les lettres témoignent de nuits mémorielles et tu déambules, Goio, enfermé à Navalcarnero, dans les rues des pays et dans les rues de Tolosa et tu déambules au Salvador et dans les ruelles de Cervera et tu déambules aujourd’hui le doigt sur la poussière et le béton des murs partout où ils montent, les suivant géographiquement, une autre fois tu déambules par tes montagnes, l’usure tu n’en fais rien ni de près ni de loin mais tu trafiques quelque chose : peut-être caches-tu ton jeu, peut-être à la fanaison t’y entends-tu plus que tu ne dis.

Enquête

 

Par la rédaction de Mediapart

D’après une enquête menée par le Syndicat des enseignants Unsa auprès de 4898 jeunes enseignants, les moins de 35 ans sont globalement très attachés à leur métier. Les trois quarts disent ainsi «s’éclater» dans leur métier (56,5% répondent «plutôt», 19,1% «énormément»). Mais, et c’est tout le paradoxe que souligne bien cette étude, ils sont aussi très frustrés dans l’exercice quotidien de leur fonction. Par rapport à leurs attentes, «leur regard sur la formation n’en est que plus dévastateur», analyse Joël Péhau, secrétaire national du SE Unsa. Ainsi, deux tiers estiment que leur formation les a «peu ou pas préparés» à leur métier (47,6% répondent «plutôt pas», 20,9% «pas du tout») . Ils se disent ainsi singulièrement démunis devant la difficulté scolaire. A la question : «Faire progresser un enfant en difficulté, je sais faire», 41,3% répondent «plutôt pas» et 3,2% «pas du tout»

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A l’école, ensemble

 

Quand je pense au prof devant une classe comme je sais les classes, offrant (dans le vacarme même, portant la voix, sur- articulant les maladies intimes de l’âme, celles  de Julien Sorel ou de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent), offrant dans le vacarme ou le silence ennuyé, toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seul, malgré tout, un moment de grâce, quelque chose dont se saisir : j’ai le cœur serré.

Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes :

C’est le temps où la terre est semée d’une vitre

De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent.

A l’infirmerie du collège Largenté, Sœur Saint François me donnait refuge et des pastilles pulmol. La tachycardie attrapée là bas jamais disparue, les vies de saints en images et récits, Bernadette avait de l’asthme et j’en eus, elle voyait apparaître la dame en bleue et je craignais de voir apparaître quelque chose derrière les rideaux. Redoutant l’appel je croyais l’avoir entendu et je vivais fébrile, malade, cœur et poumons, grandiose en secret.

Le même chagrin trente-cinq ans après, devant toute hostilité scolaire. Devant tout ratage scolaire et même devant toute réussite.

C’est écrit pour et avec ceux avec qui à l’école je crois je n’y arrive pas (Yedmel, Rémi S.) ou qui avec l’école n’y arrivent pas du tout. Ceux que l’on voit s’attrister progressivement, passer de l’humour potache ou cynique à une tristesse noire. Ceux qui y restent des années de plus, y abîment leur corps. Avec et pour ceux qui ne peuvent pas se lever le matin (Marie O., D.) Avec ceux qui y souffrent courageusement, y gardent enthousiasme de façade (L., Thomas P.)

C’est écrit avec le désir de faire de l’école un lieu habitable, ré-habitable.

MADADAYO Akira Kurosawa[FMP poster=”http://www.marie-cosnay.fr/wp-content/themes/twentyten/images/fond_film.jpg” width=”480″]http://www.marie-cosnay.fr/wp-content/uploads/2011/09/filmcoupeopti.flv[/FMP]