Mercredi 21 mars 2012, Lille. La littérature et la lutte sociale qu’elle peut mener. C’est dans le cadre du séminaire doctoral de Dominique Viart. La littérature se frotte au champ urbain, s’essaie au témoignage, au documentaire, au récit de l’Histoire. Hésite peut-être à se dire engagée. Craint-elle de se voir affublée, avec l’engagement, d’un public de circonstance ? En 1947 Sartre[1] répondait à cette objection : pas de public mais des lecteurs. Elle disparaîtrait, la littérature qui se ferait pure distraction ou pure propagande. Le monde peut se passer de littérature. Encore mieux le monde peut se passer de l’homme.
Plus ou moins fermés dans nos bureaux et conforts, nous sommes, c’est le pari, frottés au monde, en ce début de deuxième décennie du XXIème. Faisons l’hypothèse que ce qu’écrivait Sartre en 1947, à savoir que l’écrivain français est le seul à rester un bourgeois, a changé. Le champ littéraire français, après qu’il s’est cru autonome, loin des vicissitudes des marchés et de ce qui va avec, échanges, hommes et pouvoirs, cherche à côtoyer le réel. Nous sommes au milieu.
Et nous devons y être : en ce printemps 2012 plus que jamais. Quelle que soit notre façon d’être au milieu. Les minuscules grains de sable à glisser dans les rouages de la communication simplificatrice compteront. Les mots ont un sens et, ils l’ont fait jusqu’à la tragédie, parce qu’avec eux va la pensée, ils savent s’emballer. Les métaphores poussent le réel. La langue finit, si je ne prends pas soin d’elle, par penser à ma place.
Pierre Popovic, ce mercredi, à Lille, rappelle les paroles de l’ouvrier Champmatthieu, dans Les Misérables : « dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu’il faut des espaces, voyez-vous. L’hiver, on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c’est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. A quarante ans, un homme est fini. Moi, j’en avais cinquante-trois, j’avais bien du mal. »
Au tribunal, devant la juge des libertés décidant de la rétention des étrangers dits sans-papiers, devant le portail d’une école, dans ma salle de classe, dans le hall des gares, je le comprends, c’est le corps qui est engagé. Engagé tout entier. Et aux endroits stratégiques, nuque et cœur, il souffre. Migraines, arythmie cardiaque. Le corps vient dans la langue. Comme j’étouffe, m’épuise. Et là-bas, dans mon bureau ? La fenêtre donne sur le morceau de jardin aux lagerstroemia malades De l’élan épique. Des métamorphoses, des personnages rocambolesques qui dépassant leur propre vie y échappent. Des filles qui boivent trop, marchent vite et courent sans limite. L’idée que la voix comme le corps n’a pas de bornes. Que même en lambeaux elle tient. On s’accroche à elle, équilibristes. La voix peut faire des fugues et des difficultés. Elle verse dans le fantastique, rêves et femmes s’inversent.
Les Champmatthieu et ceux qui marchent sur les toits (s’échappent, mentent, font les guerres en robe rouge, se griment) sont les mêmes. Le sujet plein d’inquiétude claudique vers les uns et vers les autres. Le sujet plein d’incertitude quant à ses formes, est pareil aux uns et aux autres. Des aventuriers.