sa grand mère mourait

Rêvé d’une maison dont les portes étaient couvertes d’une couche supplémentaire de bois ou de plâtre, si c’est du bois ça s’effrite, se décolle, bois ou plâtre par dessus, couche de bois ou de plâtre, on pouvait ou pourrait gratter, avec l’ongle les ongles une spatule, il fallait le faire, c’était un désespoir que ce soit si collé, attaché, plâtre, bois, on passait là devant, on voulait faire tomber d’un coup, un coup, on passait devant, avec le chagrin. Rêvé de la maison de Kiev, pièces aux faisans d’ors de luxe ridicule, toilettes dorées brodées. Les révolutions se succédaient, les places étaient prises, on se dressait levait libérait on en avait, du mal, après, on se levait dressait libérait, on en avait du mal, après, et de l’autre côté, un autre côté, le côté, comme dirait Caroline, des Comedes et des 115 et des gosses à dormir dans la rue et le côté des gosses futurs internationaux champions de la culture et de l’art, internationaux de bouche pleine, et de l’autre côté on jouait à être l’autre côté, à attendre et commenter  – cependant dans les écoles ça se bousculait, les pauvres avec les pauvres et les internationaux de riches bouches les uns sur les autres à s’en fiche plein le nez les poches, cependant on faisait la liste des médicaments non remboursés et Louis témoignait qu’à l’hôpital ce jour-là il était le seul européen les riches vont en clinique mais à l’hôpital une fois qu’ils t’ont admis après que t’as attendu des heures et debout aux urgences en pleine hémorragie eh bien ils s’occupent bien de toi, les infirmières disent que les gens portent plainte, sont procéduriers, ne s’attaquent pas au chirurgien mais à toi l’infirmière levée à 4:00 pour être là à 6 :00 depuis ta banlieue triste et l’hiver.

 Les révolutions se succédaient, tombaient, tombaient les palais les ors les toilettes brodées les salles d’animaux empaillés les salles aux animaux vivants et cependant je regardais, envoyée par R, la photo de la maison d’Emma, jamais sans pleurer, la maison des lapins et premières peurs, la maison du lange mon petit lange perdu que j’ai écrit l’ange après, bien après, la maison du berceau orange, ange encore, dentelles et comment ça s’appelle quand dans le tissu il y a ces petits boutons de soie blanche, de l’organdi ? J’ai ce mot, organdi, qui va bien à la maison des poupées et du berceau pour la poupée construit en osier et organdi par André père de mon père le constructeur, Noël avec la cheminée où il tombait tout droit, il on ne sait qui il, ma mère ne veut pas de Père Noël alors quelqu’un d’autre, il père qui nous faisait la joie de venir par là, tomber, descendre par là, elle notre joie qui nous tombait tout droit dessus avec sa force d’énergie et ses multitudes diaprées tachetées avec ses fracassantes folies, descendait par là, par la cheminée un père qui savait descendre, un père alias notre joie. Il y avait un dessin toujours le même, la crèche la Marie le Jésus et Joseph avec les animaux pas empaillés du tout, ceux-là, réchauffés, réchauffant. Emma clignait de l’oeil faisait semblant la sévérité, se mettait en quatre complice, c’était Emma la complice et les merveilles de la chambre rouge interdite, rideaux rouges rouges et qui tombaient tout droits, eux aussi, la chambre rouge de l’ancien malheur de la mort d’André, l’impossible deuil d’Emma, le visage de la non perte, de la perte jamais, aujourd’hui je pense pensant à Emma à un mot jamais pensé pensant à elle, dépression – mais alors éléphantesque dépression, dépression à hauteur des rigolades des variétés infinies d’Emma aux 99 visages, Emma et merveilles de la chambre rouge interdites d’un oeil, et de ce côté, là, au bout du couloir, autorisée, à peine, la chambre de R aux livres cachés et petit lit, vue sur les primevères et soleil et la route, celle que R a empruntée, R le parteur et mon père le constructeur, frère et frère. La chambre de R, s’allonger sur le lit et lire Les Temps modernes, la peine au coeur super proche de la joie qui descend par la cheminée. La maison d’Emma a été vendue hier.

 Autour du mort. Je dis autour du mort et raconte l’aventure d’autour du mort. Les blagues de la mort, la phénoménale crise de rire que peut être la mort. On en devine un peu quelque chose. La rigolade et l’aventure, la putain d’épopée. On en devient l’épopée soi-même, le mort et celui à côté du mort. On a refait la crise de rire de quand il, père, et elle, joie, descendaient par la cheminée, mon père le constructeur fils d’André le constructeur et son frère le parteur riaient de plus belle, riaient de plus belle dans la chambre de la clinique où Emma mourait, où, plutôt, faisait semblant de mourir Emma comme elle avait fait semblant de tout – ah pas de chanter, pas fait semblant de chanter Emma ou je n’ai pas entendu – ce jour-là après les récits et les secrets et les petites blagues aux infirmières Emma a vu entrer dans sa chambre de future morte Marthe sa soeur Marthe et elle a fait semblant de mourir, a mordu ses joues, creusé ses joues bien au-dedans, a pris illico la couleur de la mort, raidie déjà : oooooooooooooooh elle en est à la toute fin – et je m’agite quand R m’arrête d’un oeil complice, elle fait semblant semble dire R de l’oeil complice fait semblant de mourir pour la peine de sa soeur Marthe pour la répétition de la peine de sa soeur Marthe et pour l’infinie des possibilités, parce que c’est un peu vrai aussi qu’elle est morte ce jour et un autre encore, il n’y a rien de si univoque qu’est-ce que vous croyez, elle fait semblant de mourir quand on n’est pas morte et même, même, quand ce n’est pas possible d’être morte puisqu’Emma puisque nous et c’est la vérité c’est impossible d’être morte(s) même quand on est bel et bien morte(s), elle joue, elle en aurait fait, elle en aura fait, du théâtre. Quand Marthe éplorée quitte la chambre les couleurs reviennent et Emma revient à elle. Un mauvais moment, dit-elle, elle pour qui c’était toujours comme ça, un mauvais moment, rien d’autre, rien de plus, la mort ou l’oiseau envolé ou la perte du lange de l’enfance, un mauvais moment, la mort de Caroline le canari, un mauvais moment, les pères de mes enfants échappés, un mauvais moment. Il y avait du drame pourtant, on ne comprendrait rien si on quittait un instant un instant seulement l’idée qu’il y avait du drame, ait eu du drame, les terres du drame, de la tragédie, on se mord les joues dans les terres de la fin et du drame. Drame d’André qui ne pouvait plus parler. Emma l’évoquait à l’envers : je veux dire inspirant comme imitant la maladie, André muet du cancer du fumeur devenant ventriloque dans les rouges de la chambre rouge, drame, et les petits corps d’organdi, du drame, mais à côté du drame, avec, et passionnément, il y avait du jeu. Le jeu. Emma morte pour de bon, enfin il paraît, enfin c’est ce qui se dit, Emma morte allongée visage maquillé dans la chambre mortuaire, devant elle nous tous, devant elle nous tous dans l’attitude qui sied à la chambre mortuaire. Moi, l’enfant L dans les bras, qui m’empêche à la fois d’y croire et de ne pas y croire (qui m’empêche de réveiller tout ça à coup de grands cris et d’engueulades). Soudain devant Emma qui fait semblant (Emma ton jeu de morte, on l’a pris au sérieux), soudain devant Emma maquillée surgit un flic qui doit attester qu’Emma est Emma, le flic même à qui ma soeur la veille a cassé la gueule parce qu’il la contrôlait ne comprenant pas qu’Emma allait mourir, ne comprenant pas qu’il ne fallait pas fallait pas la retarder, pas une seule une seconde de retard quand Emma va mourir, cassé la gueule, cassé la gueule et soudain il surgit dans la chambre mortuaire d’Emma, le flic à la gueule de travers, cocard sur l’oeil, encocardé par ma soeur la veille – et voilà, dit mon père, et voilà, c’est malin, ma fille vous l’avait dit pourtant, il ne fallait pas la contrôler, sa grand-mère mourait. 

une phrase magnifique

Mardi, piscine et noyade. Résurrection. Les lignes sont encombrées de nageurs rapides. Je suis devant, je gêne ou crois que je gêne. Je me précipite. Brasse longue d’habitude, sous l’eau. Il me faut trouver un autre rythme pour éviter les bras, derrière, qui me touchent les pieds. Pas de problème : je trouve ou crois trouver. Quel plaisir, lever le nez plus souvent, imiter les vrais, j’exulte, plus de Copé, personne d’autre d’ailleurs, souffler, inspirer, souffler, inspirer. Vite. J’oublie de souffler. Je bois de l’eau. Pas trop. Je tousse. Mais non. Plus rien. Ici (poitrine, gorge), plus rien. Pas un cri pas un air. Plus un air ne passe. Je tends les bras. Pas sur le dos. Allongée je mourrai. Je meurs d’ailleurs. Ma dernière pensée : les enfants ne vont pas savoir avec quel ridicule je meurs. On en rirait pourtant si seulement ils. Mais non. Ne sauront pas, ne riront pas. Ça dure. Un nageur voit ma détresse, main droite hors de l’eau. Je ne me souviens plus qu’on me hisse dehors. C’est long. Relevez-vous. Debout. Debout. Je ne peux pas tousser. Changer de moment, je pense : un moment à changer. Pourtant c’est moi et c’est le moment. Cherche à respirer. Le maître-nageur explique. C’est l’eau dans les poumons, il y avait déjà de l’air et vous n’avez pas soufflé, alors … Redressez-vous. Je montre : pas un son et je frappe sur ma poitrine. Ça siffle. Ça coupe. Je tremble. Un petit son. Un air minuscule, ici, très fin canal. Attroupement. Je pleure : c’est que ça va mieux. La migraine me tombe dessus, entre les deux yeux. Je parle. Vous parlez, dit le maître-nageur. J’explique tout de suite qu’autrefois j’avais peur de ça, mourir dans l’eau. Je remercie et demande qu’on m’excuse. Stendhal : le ridicule de mourir dans la rue. J’avais tellement peur de ça, je dis encore. Tout le monde en a peur, dit le maître nageur, tous les nageurs en ont peur. Ah ? Oui, retournez dans l’eau. Oui. J’y retourne. Je souffle, je souffle. Le maître nageur dit de souffler, souffler et je souffle, souffle. Je fais 5 allers et 5 retours, 250 mètres, je tremble, j’ai mal à la tête et je veux rentrer. Je suis sous la douche chaude. Le maître nageur me fait un signe. Il dit : qu’est-ce que vous avez vécu aujourd’hui ? Je fais un geste évasif, paumée. Un incident, il dit. Vous avez vécu un incident. C’est une phrase magnifique. Résurrection

temps mêlés

Le lycée professionnel Ambroise Croizat est dans les Landes, aux portes, comme on dit, du Pays basque. A Tarnos, dans la ville des Forges, l’ex ancienne petite ville des Forges, où on transformait le fer venu d’Espagne.

Les Forges ont fermé en 1965. Ambroise Croizat était mort, alors, depuis plus de dix ans, lui qui, d’abord secrétaire général de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie, avait fondé, devenu ministre du travail, la Sécurité sociale et le régime des retraites.

Ambroise Croizat doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe.

Enfin, pas tout à fait.

Au lycée professionnel qui porte son nom, enseigne Christine, qui a décidé qu’en cours de français cette année ses élèves de 3ème prépa-pro recevraient, en classe, un auteur dont ils liraient un texte.

Christine et Marie-Claire ont préparé la salle, acheté des galettes des rois et du jus d’orange. Comment et pourquoi écrit-on, comment montre-t-on la première fois ses écrits, à qui, qu’est ce qui nous donne de l’élan, qu’est ce qui nous choque tant qu’on en témoigne ? Qu’est ce que ça fait, d’écrire ?

Christine avait donné André des Ombres aux enfants.

C’est un livre sur les traces de mon arrière grand père qui a connu les bords de deux siècles, le dix-neuf et le vingt, dans la guerre des tranchées. Pont à Mousson, c’est là que commence le livre, qui s’emporte jusqu’à Addis Abeba puis s’installe à Saint Vincent de Tyrosse, tout près de la petite ville des Forges et du lycée professionnel Ambroise Croizat.

Un livre qui va, par sauts et gambades, du premier massacre de masse européen à l’invention du chemin de fer et au transport, à dos de chameau dans le désert, des linotypes, tout près de là où rôdait quelques décennies auparavant Arthur Rimbaud.

Un livre d’histoires de famille avec paroles qui tracent un destin, assignent, le malheur est entré dans la maison disait la marâtre de mon grand-père, et c’est Emma, ma grand-mère, qui racontait.

Il y a une femme, dans cette histoire, qui abandonne son enfant mais vous l’aimez bien quand même, elle s’appelle Virginie.

Il y a une marâtre comme dans Blanche Neige.

Il y a beaucoup de femmes. Il y a celle qui raconte.

Mais c’est difficile, de lire ce livre parce que les temps sont tout mélangés.

On n’a pas vraiment compris.

C’est difficile de lire ce livre ; Christine a dit aux enfants de le lire quand même, que quand on pensait ne pas comprendre on comprenait quand même. C’est magnifique de dire ça. Et c’est vrai que le plus difficile, en fait, c’est de ne pas comprendre : nos machines à interpréter et à entendre sont tellement prêtes. C’est tout un art de ne pas comprendre.

Oui, les temps sont mélangés dans le récit, c’est ce qu’on peut dire de plus vrai, l’aujourd’hui et le temps de la guerre et le temps de l’orphelinat et les dix ans de mon grand père en Ethiopie. Ça se succède, ça s’enroule, ça n’en finit pas, et tous les temps se retrouvent, mêlés en un même lieu qui est même pas un lieu, les Enfers.

La question ne se fait pas attendre : pourquoi ? Pourquoi, donc, les temps sont-ils si mélangés ?

Les temps, quand on pense, vit, saisit ou essaie de saisir quelque chose de nos vies, nous viennent en bazar, ils ne se présentent pas dans un ordre chronologique, ils ne sont pas ordonnés, ils ne disent pas “bonjour je suis le temps grand-père, puis voici le temps père”. Non, ils se bousculent au portillon.

Et puis les temps, ce n’est jamais sans l’idée des générations, descendants et ascendants, ceux qui portent le récit et l’incitent, ceux pour qui on le porte, tout ça est parfaitement concomittant, avant et après.

Ma grand-mère, sa parole, la phrase d’une autre, marâtre, un enfant abandonné, une femme plumassière qui ne sait pas comment tenir les choses de sa vie de femme, un mari à la guerre et un enfant tout petit, le mythe que c’est d’être mordu par un serpent au talon et de frôler la mort, dans l’histoire d’André mon grand père comme chez Ovide, où Euridyce en meurt bel et bien, de la morsure au talon – et on sait comme il doit chanter, son amoureux, après, pour aller la chercher.

Et puis, quand en 1916 dans la forêt d’Argonne on voit des chevaux jouer les guirlandes dans les arbres, quand tout de suite après les chameaux portent, là où d’autres monnayaient des armes, les machines et les lettres de plomb pour que vive ce qui vivra, l’information de masse, quand on passe de Pont à Mousson à Djibouti et d’Ivry à Dire Daoua, quand Emma est morte mais parle toujours, quand, oui, les morts parlent, pourquoi les temps, eux, resteraient-ils bien rangés comme rien ne l’est jamais ?

Non, les temps se sont cassés la figure comme elle s’est cassée, la figure, ou la gueule, des soldats de la grande guerre.

Bien sûr je n’ai pas dit tout ça. On a réfléchi ensemble.

Et soudain, la surprise. La surprise, le cadeau. Une idée qu’a eue Christine.

Chacun des adolescents de la classe prépa-pro du lycée Ambroise Croizat avait porté un objet de famille. Cette photo, c’est l’orphelinat où était mon grand-père, jamais sa mère n’a voulu l’abandonner pour de bon alors il n’a pas pu être adopté. Les recherches sur l’histoire de sa famille, je voudrais bien les continuer. Il a quatre-vingts ans, mon grand-père et il est en grande forme. Ce rasoir, mon papy se rase avec. Il n’aime pas les rasoirs électriques. Il est important pour moi, ce rasoir, je le donnerai à mon fils. Cette vierge de plomb dans une sorte de tout petit étui, mon arrière-grand père la portait sur lui pendant la guerre. La première guerre mondiale. Elle lui a porté chance en quelque sorte. Cette photo c’est la seule que j’ai d’eux. C’était à Strasbourg et je ne les ai jamais revus. Ça, c’est pendant la guerre d’Algérie. Non, il n’en a jamais parlé. C’est un camion de la collection de mon grand-père qui est un grand collectionneur, il est passé à la télé. Non, moi je n’ai pas porté d’objet. Comme formation je veux faire chaudronnier et mon grand-père était chaudronnier et mon père n’était pas chaudronnier. C’est un pistolet pour tirer sur des cibles dans la forêt. J’y allais avec mon grand-père qui est chasseur quand j’étais petit. Il est décédé. Ils sont beaux sur leur photo de mariés, mes grands-parents.

c’était avant Noël et Noël déjà

 

Voiture. Radio. 1500 tonnes de produits chimiques, on dit Gaz Moutarde, embarqués sur des cargos qui doivent, via port secret, Italie ou Danemark ou autre, être détruits en un lieu neutre, extraterritorial, ça plante un décor très lointain et très fictionnel, cependant que se poursuit la guerre civile, ce matin 21 enfants sont morts.

Au travail, la tête des adultes, heureusement il y a celle des enfants. Quoique.

Au reproche que je fais à l’un d’eux de s’éparpiller une fois de plus, Pauline, bonne élève, donne la réplique. Elle renchérit : « ah Madame, ces garçons, quels assistés ».

Assistés, assistés, Pauline, est-ce bien sûr que tu veuilles dire « assistés » ?

Ben, dans notre société, commence la toute jeune fille…

Tu ne veux pas dire plutôt que Gaétan a la tête en l’air ? Moi c’est ça que je veux dire, il a la tête en l’air, c’est mon boulot de le rappeler à nous mais c’est sympathique d’avoir la tête en l’air et surtout surtout je crois que tu t’es trompée de mot, tu en as utilisé un que…

Non non, il est assisté parce qu’il attend que ça lui tombe tout cuit.

Moment de solitude, entre rêveurs et moins rêveurs – mais, c’est plus sûr, reprenons le combat au livre IX de l’Enéide, entre Turnus et Pandarus. La cervelle du géant Pandarus tremblotte tiède sur les pieds de Turnus, et le garçon rêveur, assisté dit Pauline, adore ça, il essaie de nous raconter tous les films d’horreur que la scène lui évoque. Moi je n’y suis plus tout à fait. Et je me souviens.

Au début du mois de novembre, un plombier est venu chez nous réviser la chaudière, je tenais pour l’aider une lampe de poche en direction des tuyauteries moins accessibles.

Alors, contente d’avoir voté Hollande, il disait, satisfaite ? Taxée, taxée, taxée, maintenant, ah bravo. Tandis que tous les assistés.

Je répétais que j’étais satisfaite, oui, de payer des taxes justes qui permettent un peu de redistribution, mais que cet automne, oui, c’est vrai, c’était difficile. Que c’est l’impôt injuste qu’il fallait combattre, pas l’impôt.

Le plombier répondait qu’une prof, comme moi, seule avec ses deux enfants, lui avait confié qu’il lui restait 150 euros par mois pour manger, alors, les pattes et les patates, ça y va, tandis que les assistés.

Il ajoutait : les riches je le comprends, ils s’échappent en Suisse ou à Singapour, hein, on va quand même pas tout leur prendre, eux ils ont la gnaque, c’est pas comme ces assistés…

Alors, la chaudière s’est mise à couler. On n’a jamais su ce qu’a eu la chaudière mais elle s’est mise à protester si fort et si bien qu’en un quart d’heure on avait les pieds dans l’eau, on écopait et le plombier se taisait.

La journée se termine. Voiture. Cartable et courses à rentrer dans la maison. Le voisin m’aide, sympathique. Il entre un moment. Cherche à rédiger un CV. Oui, je l’aiderai. Il se plaint de cet automne, pluie, froid, crise. Il commence : je suis pas raciste.

Lorenzo et moi nous nous regardons. C’est Lorenzo qui trouve tout de suite à répondre au jeune voisin, mimant la complicité  : attention à ce que tu vas dire après « je suis pas raciste ».

ça n’arrête pas le voisin, qui voit « des drapeaux d’Afrique du Nord partout », « on n’est plus en France », « on n’a plus la fierté ». Bientôt, le fondamentalisme à nos portes, etc.

La journée se termine. Et là, une bonne idée : je vais aller nager. Je vais aller nager pour oublier les discours, les perroquets, les automnes et la tête des adultes.

 Une longue file attend pour aller nager. Devant moi, une toute jeune femme, je la connais de vue, elle était au collège avec mon fils aîné, elle a 20 ans, porte depuis peu une burqa marron, sous la burqa on voit ses yeux immenses, très maquillés, sa bouche rouge, cachée puis montrée puis cachée encore, elle attend avec sa jeune sœur dans la file de la piscine, sans doute surveillera-t-elle la petite, elle a de très hauts talons compensés, un jean qu’on devine, sous la robe, moulant, une allure magnifique, un sourire éclatant et tout le monde la regarde.

Je pense qu’on va avoir droit, dans la file qui attend d’aller nager, à du discours encore, cette rumeur-là, des peurs et des peurs.

C’est Patricia qui est à l’accueil. On lui achète la carte qui permet d’ouvrir le portillon d’entrée et le casier. Elle connaît tous les nageurs du quartier. Les confirmés, comme on dit, et les occasionnels. Les jeunes, ceux qui venaient enfants, elle connaît nos enfants. Elle connaît nos prénoms.

Quand c’est le tour de la jeune femme en burqa, Patricia s’exclame : « Que tu es belle, Gemila ! Et comment va maman ? »

Et c’est tout. Que tu es belle, Gemila.

Et Patricia a raison. Elle est belle, Gemila. D’ailleurs, c’est pour ça que tout le monde la regardait dans la file qui attendait d’aller nager, ce soir. 

éléphantesque

20 décembre, cette heure où si on est de maladie on la sent nous tomber sur le paletot. Il faut tordre l’autre moitié de la journée, y aller en traître, se raconter l’histoire avec ruse, ça commence maintenant et bonjour le deuxième matin, la chose à faire c’est retirer les lunettes, elles glissent sur le nez, sont cause qu’entre le monde et moi il y a cette casse, fracture, 20 décembre et cette idée qu’a eue le soleil de percer comme au printemps, la seule chose à faire maintenant c’est retirer les lunettes pour effacer les arêtes des choses, la poussière sur les choses et tout ça, les miettes, ce qui se dépose, le dépôt, les veines du bois irrégulières, l’impossible équilibre des étagères, la liasse de courrier non ouvert, les factures et les rappels et les publicités papier glacé, tout ça.

C’était l’heure de la prise de risques, celle de bascule, on était à une demi-journée du soir et le soir menaçait, la nuit, je dirais la nuit. 14:57 : trois fois j’ai pris le téléphone. 14:57 : cette troisième et dernière fois le téléphone était toujours muet, petit plateau noir qui ne vous sert rien, sauf l’heure. Sans lunettes j’ai balayé le devant de la porte, les grandes feuilles du yucca éléphantesque étaient tombées sur l’escalier, tout me déplaisait, leur couleur morte d’hiver, les escaliers, mes gestes maladroits et agacés et l’heure – qui suivait l’heure.

On a beau se dire quelle chance ce temps ouvert ; et cette désespérance, le luxe.

Mais la peur bleue de voir venir le soir et ce qu’il fera, le soir, aux muscles, vertèbres, poumons. Cœur, qu’on entend trop puis trop peu. Tintamarre. 20 décembre, le chagrin, ça y est, lunettes ou pas, installé. La migraine, c’est après les larmes – pas les larmes, les flots, fleuves.

Éléphantesque – pourquoi j’ai pensé alors à une gravure de Dürer, j’ai remis mes lunettes, ça a pris un temps fou, l’ordinateur annonçait, quand j’ai trouvé, 15:38, c’est pas un éléphant sur la gravure mais un rhinocéros, c’est pour ça que je n’avançais pas, un rhinocéros empaillé après qu’il a été naufragé. Qui fut, sous sa forme inanimée, offert au pape. François 1er a visité le rhinocéros et je ne sais comment Dürer l’a dessiné, vif ou mort, avant ou après, c’est 1515 la date du rhinocéros, rhinocéros date célèbre, avoir cherché un éléphant m’exaspérait, avec tout ça l’heure avançait, je me précipitais sur mon rhinocéros, l’imprimais en un bon format car pour la bonne chance de la soirée je devais trouver quelque chose avant 17 heures, rhinocéros puisque rhinocéros, cette obsession de l’heure c’est la forme que prend la maladie, maladie majeure sur fond d’hiver majeur lui aussi, 2013, avant 17 heures il me faut quelque chose, même un rhinocéros, rhinocéros et Dürer, j’étais passé des feuilles mortes (tranchantes, des épées) que je balayais devant la porte de la maison au rhinocéros de Dürer et de François 1er et c’était une bonne victoire, j’ai craint un instant d’en rester là, j’ai effleuré encore le carré, carré noir éteint et muet du téléphone, 16:06, me suis levée pour ranger le courrier en deux piles, celle à jeter sans ouvrir et celle à ouvrir plus tard, toujours poussant un œil sur la bête caparaçonnée de Dürer à quoi mon yucca du jardin m’avait menée, dans la pile à ouvrir plus tard j’ai posé après hésitation un avis de passage du facteur qui est une factrice et qui avait écrit dans l’encadré info facteur : “la serrure de la boite à lettres n’ouvre pas la boite à lettres”, j’ai hésité, j’avais juste le temps, on était plusieurs lendemains après l’avis du passage de la factrice à mauvaise clef de boite à lettres, le temps d’aller chercher à la poste mon salut d’avant 17 heures, j’ai démarré, marché dans les feuilles (des armes) du yucca éléphantesque que j’avais balayées et poussées sur le côté du jardin, j’ai redémarré, remarché dans les feuilles re-dispersées, ouvert la lettre, c’était un dossier, j’ai cherché le lien avec mon rhinocéros et j’ai trouvé ; 17:01 et je trouvais. 

maladie

Ce tour qu’a ma maladie. Un espace dingue d’inhumanités, des forces contraires. Au milieu de mon âge, en forêt obscure, j’avais bifurqué, le chemin menait dans les ruelles des Enfers, des ombres jouaient au tarot, d’autres, de mauvaise foi, voulaient de leurs mains d’ombre construire des saloons et des mairies et des tribunaux, nous voilà aux Enfers, sacrée bifurcation, j’avais bien choisi mon chemin, de tout temps je me dirigeais aux Enfers, il y avait ici des enfants-nymphes, nés et morts le même jour, d’autres trouvés à la surface écumeuse d’un océan, chevelure plus vivante qu’eux, filante chevelure, des amants éplorés, des jeunes gens fusillés pour que d’autres vivent et des inconsolables de tout poil – ah j’avais bien choisi la ruelle après que j’avais bifurqué, à moitié de mon âge.

Les ombres on s’y voyait dedans, en transparence. Dans les yeux des ombres, on se voyait, plus petit que jamais, fantôme, modèle réduit, minuscule enfantelet – cheval battu, battu, et c’était toi et c’était l’autre, le mort de toujours, le mort d’avant, et alors au milieu de ton âge tu tombais en pâmoison devant l’image dans la pupille du mort. Te voilà aux Enfers, bienvenue. Amoureuse de qui est passé par la mort, la connaît et la quitte, il paraît, pour tes beaux yeux. Dans les vallées d’angoisse, les vallées tout court, les villes où l’ex-mort s’installe avec toi, maladroit comme on est dans ce cas, tu ne regardes que lui : il est immense, l’ex des Enfers, tu décides de lui donner de l’éclat, tu le briques le lustres lui demandes pardon, tu t’es fiancée à un mort c’est un très ancien mort et un très ancien problème ou plutôt une très ancienne passion, c’est dans les glaciers de la mémoire, te voilà dans la ville, la maison, sur le bitume avec ton mort géant, dans ses yeux on voit l’enfant ancien déjeté, battu à mort, on ne sait comment, une obsession : toi-même. C’est alors que ça se corse parce qu’on ne peut pas faire sans ce qu’il voit, lui : crois-tu qu’il voie cette chose qui se reflète dans sa pupille, qui s’y est installée, cette chose d’enfance battue qui est là, posée sur le cristal de sa pupille et qui est un peu toi et qui n’est en réalité vraiment nulle part, ni toi ni lui ni là mais autrefois ? Non. Il veut voir comme c’est beau, loin des marais pestilentiels. Il se hisse sur toi, le mort, l’ex-mort immense. Il s’appuie. Il ne voit rien du tout. Il ne voit qu’une chose. Que vous êtes tous foutus. Que vous l’étiez bien avant qu’il ne mourût.

horizon collectif, les poètes en question

A la fin de Contre attaque en Espagne, Ramon Sender, journaliste et écrivain engagé dans la guerre civile espagnole, raconte, « avec le moins de paroles possibles » la mort de sa femme assassinée par les franquistes. Il écrit, dans un paragraphe qui cherche le silence (typographiquement séparé du corps du texte) : « je ne pourrai en écrire plus là dessus. Entre mes sentiments intimes et la passion politique des masses desquelles je suis une partie il est des chemins qui ne peuvent encore se cheminer. Pour moi, en ce moment, c’est impossible. »
Plus tard, au Mexique, en Californie, Sender a appris à cheminer dans le milieu de ces chemins-là : sentiments intimes et passion politique. Il trouvera une voix pour ses romans. Une voix au croisement de la fiction onirique (on peut dire ça) et du journalisme (de l’Histoire).
Je donne cet exemple car il me semble que Sender, pris dans un temps de très grande détresse, est passé magistralement de cette interrogation, comment faire avec sentiments intimes et passion politique, à une sorte de réponse : ses romans, quelques années après.
La question se pose à lui en plein traumatisme de guerre, dans le chagrin muet, après qu’il a perdu sa femme, en présence du réel tout nu : « cette tête avec toute une joue, une oreille et le cuir chevelu arraché qui mettaient à jour secs, blancs, parfaitement différenciés, le temporal, les maxillaires, les mastoïdes, comme la tête de bois d’un cabinet anatomique », la question se pose à lui en fascisme avéré, enfants morts parsemant la rue – si bien, écrit Sender, que les scènes n’ont rien à envier à ce qu’a vu – et en a fait- en son temps Goya. Il a des raisons, en 1937, de ne pas savoir cheminer du chemin politique au chemin intime et de celui-ci à celui-là. De ne pas savoir donner forme à l’écriture, d’être saisi de mutisme à cet endroit d’embranchement.
C’est quelque chose qu’en 2013, je comprends tout à fait.
En 2013, je peux me demander quoi faire de mes états d’âme, comment inscrire dans le flot historique auquel nous appartenons la traduction de quelques vers ou chants de Virgile, la passion pour ce que fait Hamlet avec Laërte au fond du tombeau d’Ophélie, le rêve de montrer dans le texte un fleuve gigantesque en crue comme les emportements de l’âme.
Être partie des masses, être avec et pour les autres, engagé dans un projet collectif et là-dedans tenir sa part de « sentiments intimes » (un chagrin sans pareil dans le cas de Sender), sa part de visions, de fantaisies et de cauchemars. D’images personnelles, fabriquées, refabriquées, montées de toutes pièces, empruntées, métamorphosées.
Sans les horizons des masses, sans l’horizon des autres, je ne tiens pas debout. Je tombe. Il me faut joindre la joie horizontale (politique) à la verticalité de la vision (ce que Sender appelle sentiment intime) qui, on pourrait le croire, ne concerne que moi (un moi pourtant fabriqué à partir de tant d’autres).
Joindre l’horizon collectif à la verticalité de la vision ou de la douleur (intime).
L’écrire. C’est la vie qui redouble, qui explose, géante, un peu ogre, qui appelle.
Ecrire ou les lire, visions, figures, espaces recréés, constructions.
Pourquoi ça coince ? Un peu de honte ?
Impression que ces constructions-là, ces images et figures et sentiments intimes, Mississipi dans Si je t’oublie Jérusalem, pluies torrentielles vécues par Lear dans la forêt, Hamlet qui ferraille avec Laërte dans la tombe d’Ophélie, Enée aux Enfers, tout ça, qui m’habite, ne bouge pas le réel, l’horizon collectif. Pas assez. Jamais assez.
Pourtant, j’y tiens. J’y tiens et je tiens à les partager. Elles me font vivre.
Parfois, écrire (et avec l’écriture : lire et faire lire) s’installe à l’embranchement le plus fragile (les dehors appellent plus fort, on se sent plus nul que jamais), et pourtant.
Parfois quelque chose vient comme à la fin de Contre attaque en Espagne : de la désespérance. Quand on ne fait pas l’expérience qu’on est bel et bien partie des autres, quand tombe la passion politique, tombe tout le reste.
Parfois, quand l’horizon est mort, plus rien ne tient – même pas une de ces visions qui est matière d’écriture.
Sans horizon collectif, Hamlet dans la tombe, le fils qui rencontre le père aux Enfers, Didon suicidée, nos histoires, nos dialogues, nos métamorphoses, nos déplacements : on s’en fiche. Et ce qu’on amène à l’horizon collectif, ce sont ces images là, ces récits, ces mythes qui nous ont fabriqué et continuent à nous mouvoir, en lien, en lien aux autres, d’une façon symbolique.

*

Un constat : écrivains, nous sommes fermés dans notre petit monde – même si on n’a pas de petit monde, même si on vit en province (et une province qui n’est qu’à peine la France…). De fait on n’écrit, ou plutôt on ne publie, le regrettant certes, que pour nous. Pour nous et notre petit groupe de proches, écrivains comme nous, critiques et amis. J’exagère à peine.
Les maisons d’édition sont de plus en plus nombreuses, “l’offre littéraire” de plus en plus importante, la publicité autour d’une dizaine de titres toujours aussi ciblée, aussi efficace. Cependant que peu de monde a accès (matériellement) à la production littéraire qui se crée dans les marges. C’est que si (fort heureusement) la démocratisation de l’écriture s’accomplit, la démocratisation de l’accès à la lecture va plus lentement. Entrer dans une librairie est un plaisir et une facilité inouïe pour la plupart de ceux qui me lisent ici. C’est un petit malaise pour plein de gens que je connais. C’est impossible pour plein d’autres.
Les livres ne vont que vers les mêmes. Qui, ceux-là, les mêmes, les prennent pour objet de comparaison, comme références et non oeuvres destinées à un donner enseignement ou du plaisir. J’exagère, bien sûr, à peine.
Par ailleurs, ni auteurs ni éditeurs ne semblent penser à ce que peut le livre, à ce qu’il devient. Je peux donner aujourd’hui à lire un texte sur mon blog : j’aurai autant de lecteurs que s’il est publié chez un éditeur petit économiquement – mais grand par ses choix. Bien sûr cela ne change rien à la question du public : livre matériels ou immatériels, les mondes sont tout aussi petits et cloisonnés. Bien sûr je me publie alors à compte d’auteur – même si ça ne me coûte rien. Bien sûr je ne suis pas, alors, “prescrit”, conseillé.
Dans le cas où je crois encore à la garantie que m’offre une “maison”, je dois savoir que l’éditeur ne s’en sort pas économiquement quand il me publie et qu’il ne me permettra pas, à moi auteur, de m’en sortir – ni même d’être symboliquement rétribué. Ça ne me coûtera et ne me rapportera rien. Ça ne rapportera rien à l’éditeur et ça lui coûtera beaucoup. Ça ne rapportera presque rien au libraire. Ça rapportera un peu au diffuseur et au distributeur. Jamais l’éditeur ne me paiera en droits d’auteurs, ces droits si mal pensés, parce qu’il ne peut pas me payer.
Bien sûr, ça rapportera à l’auteur, à l’éditeur, au libraire transmetteur, autre chose : du plaisir, du contentement, le sentiment d’avoir fait quelque chose d’important.
Mais c’est là que quelque chose est enrayé. Important pour qui ? Pour nous, certes, auteurs et éditeurs et amis et critiques. C’est tout ?
Nous sommes dans un exemple inouï de monde clos et d’économie qui ne fonctionne pour personne. Nous trouvons des solutions horizontales sympathiques et alternatives : nous donnons à lire librement nos textes sur nos blogs et revues en ligne. Formidable richesse que cette infinie architecture textuelle, qui pourrait ne s’arrêter jamais. Pourtant l’outil ne change pas la structure de réception et nous n’atteignons que les mêmes, ceux à qui l’accès est donné par le milieu. Les réseaux sociaux renforcent la clôture, tout cela se satisfait assez agréablement il faut le dire. On peut même être assez content de soi et de ses difficultés faire une sorte de nouveau romantisme : un poète ne gagne pas d’argent.
Hélas un poète qui ne gagne pas un peu d’argent, ou plutôt qui ne revendique pas d’en gagner un peu, ou plutôt qui n’a pas du tout affaire avec les choses de la circulation économique, même si bien sûr celles-ci doivent être repensées (et peut-être ce bien culturel qu’est la littérature devrait-il être proposé comme bien commun), un poète qui ne se soucie pas de l’économie qui soutient sa production, quelle que soit cette économie, a peu de chance d’agir dans le champ social. Son art, tout libre soit-il, n’agit pas, n’agira pas.
Ce n’est pas moins intéressant de toucher 100 personnes que 6000, mais dans l’état actuel des choses, vue l’organisation de ce petit monde de la littérature, papier ou web, ces 100 lecteurs seront toujours les mêmes : des amis, des proches, des écrivains, de grands lecteurs cultivés. Notre réseau.
A force, on n’écrit plus ce qu’on a à écrire.
On risque d’écrire pour ceux qui sont déjà là. On est loin d’écrire pour un peuple qui manque, pour ce qui manque, avec ce qui manque et ce qui se cherche.
On risque d’écrire ce qu’on sait déjà, ce qu’ils savent déjà, les proches, les habitants du petit monde, ceux qui sont déjà là. On risque, sans le savoir, sans le vouloir, d’écrire ce qu’ils attendent. C’est sympathique, un petit monde, un groupe, ça peut même être agréable et rassurant et bien sûr, on en a besoin, aussi, comme on a besoin d’une famille. Mais ce que veut la littérature, ce qu’elle peut quand elle est prise dans le champ social et qu’elle y agit, c’est à dire créer des formes et des motifs qui surprennent et bousculent, inventer des visions et des “états d’âme d’une luminosité particulière”, comme dit Döblin, ça ne marche pas, quand le processus de fermeture en est arrivé là. Quand ce sont les mêmes qui écrivent et reçoivent. Quand personne d’autre n’a besoin, comme quelque chose d’inattendu et de radical, de mes états d’âme, de cette luminosité que dit Döblin, de mes images folles, quand personne n’a besoin d’Achab ou de Don Quichotte. Achab, le roi Lear et Don Quichotte n’existent pas sans ce que j’appelais plus haut un horizon collectif. Collectif, collectif, mixte, mélangé, ouvert.
Je pense à une action intitulée A l’école des écrivains, proposée par la Maison des écrivains et de la littérature, qui invite des écrivains dans les classes des collèges classés ambition réussite, c’est à dire situés dans des zones géographiques défavorisées et dans lesquels la mixité sociale, par volonté politique, a disparu. Dans l’un de ces collèges, on a lu mon livre Trois meurtres – jugé difficile parce qu’il mêle des bribes d’Histoire et d’histoires. Les adolescents ont écrit à partir de passages choisis. La situation historique visitée à la fin de ce livre est l’année 1962 à Alger. Les adolescents de Lormont ont presque tous choisi des événements historiques qui les touchaient, qui touchaient leur enfance proche : le 11 septembre 2001, la mort de Ben Laden.
La documentaliste du collège avait lu, chaque midi et peu à peu au CDI, le livre aux adolescents. Puis je suis intervenue. Parler autour de ce qu’ils avaient compris et ressenti, donner corps au livre, tout cela était très vivant, on s’appropriait le texte, on pouvait le rejeter ou l’accepter, ce n’était pas sacré du tout, on pouvait se laisser émouvoir ou le laisser très loin de soi, on pouvait parler d’expériences, et écrire aussi, en suivant une trame proposée ou librement, ou même dessiner après ce qu’on avait entendu et imaginé. Il n’y avait pas de grands lecteurs spontanés dans cette classe. Mais de très fortes personnalités, des réflexions, de celles qui donnent à réfléchir. Il y eut de beaux textes écrits après, lus au milieu de la classe qui applaudissait chaque camarade qui lisait son texte.
Il y a à Paris une rencontre, chaque dernier vendredi du mois, organisée par la compagnie Résonance, à laquelle j’ai participé une fois, en compagnie de Marcel Moreau, invitée par Seyhmus Dagtekin. La rencontre a lieu dans le XVIIIème, deux poètes et un musicien interviennent devant un public, pour une fois, complètement mixte. La mixité tient au fait que la compagnie Résonance, agréée Jeunesse et Education populaire, a ses locaux au rez de chaussée d’une tour dans une cité aux bords de Paris, non loin du périphérique. Les poètes invités font venir dans cette zone géographique à l’écart des lieux parisiens des auditeurs habitués à la poésie contemporaine. Les gens du quartier sont présents, spectateurs, et co-organisateurs de l’événement. Le but de la compagnie Résonance est de replacer l’artiste dans la cité. Les échanges se poursuivent après lecture par un repas où auditeurs, poètes et organisateurs du quartier se retrouvent dans les locaux de l’association. Les enfants sont présents, on y voit même des ados, c’est leur lieu, ça parle, échange.
Je pense aussi aux ateliers d’écriture, de plus en plus nombreux, qui sont proposés par les médiathèques. Public libre, les gens qui viennent là entretiennent avec l’écriture un rapport parfois timide et toujours d’enthousiaste. L’atelier est un moment privilégié pour lire, en un groupe qui ne fait pas un milieu ni un petit monde de connaisseurs experts, des textes, des morceaux d’oeuvres qui ne sont pas les plus connues. Voilà un lieu où le récit s’écrit au milieu, et pas dans un milieu. S’écrit, se lit, se dit, s’échange.
Je rêve que s’invente un autre rapport à la culture que celui qu’on connaît en ce début de XXIème siècle. Une autre scène pour la culture. Je m’ennuie dans ce petit monde clos qui est en train de périr doucement. Il faudrait inventer de nouvelles formes de réception. Les trois que j’ai citées, collège, lieux de transmission, groupes de lecture et écriture sont intéressants. Retrouver, avec l’oralité et la mise en commun, un horizon d’attente collectif et mélangé ?
J’en viens à ce qu’écrivait Alfred Döblin en avril 1921 et qu’on trouve en version française dans un petit livre paru récemment chez Agone, L’art n’est pas libre, il agit.
“On reste des mois, des années penché sur son oeuvre, on y concentre sur quelques centaines de pages, en prise avec son époque, son âme, son imagination, son énergie intellectuelle, son expérience, on livre enfin son oeuvre : qu’on en attende aucun écho en Allemagne ! Si elle a du succès, on récolte… des critiques. Jadis, il y a fort longtemps, les auteurs épiques se tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient vivants. Un coup appelait un contrecoup, on savait qu’on était là. On voyait, entendait, on sentait ceux pour qui on était là. Les villes ont détruit tout cela. Chacun est devant son papier et y va de sa peinture. Il peut toujours trouver du réconfort à entendre gratter sa plume. Les masses ne sont pas solidaires, elles se frôlent seulement. Qu’elles parlent une langue commune est un phénomène purement extérieur.”
Cette question est fondamentale : il faut que quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour de bon, à moins, en ces temps de crise, de s’attendre à voir certains d’entre nous, les plus coupés, les plus isolés, sombrer dans l’amertume du réel qui prend à la gorge et rend violent, tandis que le autres, les munis, croient se plaire dans un huis-clos de plus en plus triste et cynique – et qui les rend tout aussi amers et violents.
Döblin écrit encore, un peu après les années 20 : “le livre, c’est la mort de la langue véritable. A l’écrivain épique qui ne fait qu’écrire échappe la puissance formatrice essentielle de la langue ; je cultive depuis longtemps le slogan : détachons nous du livre, mais je ne vois pas clairement le chemin pour l’auteur épique d’aujourd’hui, à moins que ce ne soit celui d’une… nouvelle scène.”
L’art prendra de nouveau tout son sens sur cette nouvelle scène, que nous appelons sans la voir se définir encore, lorsqu’il mettra en présence auteurs et récepteurs de tous milieux.

*

Nous sommes à Auschwitz. Primo Levi, au chapitre 11 de Si c’est un homme, va chercher de l’eau avec Jean, étudiant alsacien, attaché au département de chimie et préposé à l’entretien de la baraque. Les deux hommes profitent de la route pour parler un peu. Des langues : l’italien, le français, l’allemand.
Soudain, après 3 points de suspension, Primo Levi se souvient qu’il se souvint : « …. Le chant d’Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit. Mais nous n’avons pas le temps de choisir, cette heure n’est déjà plus une heure. »
Primo Levi explique à Jean qui est Dante, qui est Virgile, qui est Béatrice. Il récite quelques vers. Le vent émet une voix, récite Primo Levi, « comme s’il fut la langue qui parlait, il émit une voix et nous dit : quand… »
Brusque trou de mémoire.
Primo Levi traduit au fur et à mesure les vers dont il se souvient, il le fait pour Jean (en adresse, et en adresse, vues les circonstances, urgente). Puis il a un trou de mémoire après quand, « quando ».
Puis c’est un autre vers : « Ma misi me per l’alto mare aperto ».
Misi me : « je me mis, mais plus audacieux, misi c’est rompre un lien, c’est se jeter sur un obstacle à franchir, une impulsion – que nous connaissons bien », dit Primo Levi.
C’est l’envoi, misi, je me suis envoyé, jeté.
Il y a urgence à se souvenir du Chant d’Ulysse, de Dante. Ce soir-là Primo Levi recompose le poème, avec des trous, des déclins, une flûte, comme chez Mandelstam, à son équinoxe. C’est le Chant d’Ulysse pour l’errance, la mer, le désert et l’impulsion, pour le Moyen âge, pour les anachronismes fascinants qu’il faut absolument pouvoir expliquer et offrir à Jean – mais ce pourrait être un autre chant, un autre poème, dans lequel on trouverait les mêmes mystères et dont on pourrait analyser sans fin, avec les disjonctions imposées par les conditions, avec les mêmes trous dans le temps recomposé, la syntaxe et le vocabulaire.
Faire ce travail de remémoration (« peine perdue, le reste est silence. D’autres vers me traversent l’esprit : la terra lagrimosa diede vento, non c’est autre chose) rend Primo Levi à sa condition d’humain qui dit et mesure, même avec « les trous », le temps. Ce soir-là Primo Levi donnerait sa soupe, écrit-il, pour trouver la jonction entre deux vers. Il veut tout expliquer à Jean. Il veut lui parler de l’Histoire, il veut lui parler de « quelque chose de gigantesque que je viens d’apercevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui ».
L’œuvre qu’avec cette urgence Primo Levi trouve et retrouve, travail de rythme, de pensée, dans les conditions les plus tragiques qui soient, il la retrouve pour la partager. Quelque chose de l’ordre de l’humain (l’opposant russe de tout à l’heure parlait de foi), de l’inattendu, de la fulgurance, suggère que quelque chose n’est pas absurde, suggère non une idée de salut, ce serait bien sûr indécent, mais de consolation ponctuelle : une explication du destin.
La reconstruction de l’œuvre, le fait de pouvoir reconstituer, fragment après fragment, l’œuvre existante, et même dans le cas de Primo Levi en camp d’extermination, affirme qu’un homme est un homme, affirme la temporalité humaine et l’énonciation comme « quelque chose de gigantesque », comme « une fulgurante intuition » comme « l’appartenance à l’espèce des hommes ». Elle refigure, pour un moment, le réel.

Il n’y a ni Lear ni Hamlet ni Don quichotte, aucune vision personnelle, aucun état d’âme personnel qui ne tienne si un horizon collectif ne se présente pas, ne peut pas se penser. Réciproquement, l’horizon n’est véritablement humain que quand il s’appuie sur ces figures d’exception, ces rythmes-là, sur Ulysse, la mer où il navigue, Béatrice, la folie des vents.

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On s’approvisionnait à l’étranger, on faisait faire les voyages à quelques-uns à qui bien contents on donnait quelque chose, généreux mais si la situation ne se rétablissait pas on devrait trouver une solution, il fallait tenir le niveau, non pas tant pour nous que pour. Il y avait les assurances-vie souscrites c’était une sacrée décision à prendre que. On avait recours à ce qu’on avait gardé depuis quelques générations, que nos parents nous avaient gardé jalousement et on en avait voulu à nos parents que ce fût jalousement. La connaissance, souvent, servait plus à échanger des plaisanteries sous-entendues qu’à comprendre et s’enthousiasmer – les enthousiasmes les trouver dans le plaisir de tenir (en même temps qu’on posait le meilleur système qui fût pour tous, école santé mariage pour tous, sans l’habitus bourgeois de la peur de perdre car on n’avait pas peur, n’avait jamais eu peur), de tenir la connaissance et les vacances au ski et la familiarité de certains lieux, d’autres y sont timides toi tu y exhibes ton fair-play, ton esprit, ton état d’esprit, c’est ouvert à tous, tu loues la mixité puis tu fais une bonne blague. Tu critiques les lieux du savoir, tu les as fréquentés et tu peux, en connaissance de cause et du haut de ton amour pour les lieux du savoir, les critiquer. Tu n’as jamais eu peur, tu as dit (tu t’es entendu dire : Baudelaire est très surévalué, dans l’histoire de la littérature je retiens Cervantès et Montaigne) que tu n’avais pas peur, c’est notre plus grand privilège cette absence de peur, ça rend moins con, tu l’as dit et c’est vrai jusque là tu as été favorable aux politiques les plus généreuses et quand on a vu tourner au vinaigre la vie comme elle va tu as signé des pétitions et tu as pris la parole tu as dit qu’il fallait sortir des cercles tu as relu ceux qui disaient qu’il fallait trouver de nouvelles scènes mais les scènes étaient toujours plus vieilles et plus innocentes toujours moins agissantes et tu n’as pas trouvé ; tu es, pourtant courageux, au bord du découragement et les scènes minuscules tu as dit : après tout ça commence comme ça et il n’y a qu’à et on s’y sentait bien, de toute façon, n’empêche. Tu prenais les images qui passaient – à regarder avec mon fils qui à 5 ans sait mieux que moi se servir de l’Ipad télécharger les vidéo, cette violence-là les enfants la prennent-ils de face, fonction de leur maturité affective et du lien qui (tu as réfléchi, puis tu as fait quitter l’école à tes enfants parce qu’ils s’y ennuyaient, ils y frôlaient la violence de ceux qui n’ont pas autant et c’est bien malheureux mais je ne vais pas faire d’eux des otages, otages de mes opinions politiques, otages et opinion, alors tu as inventé d’autres écoles et), le choc des mots, ces mots-là sont des mines pour eux qui, 10 ans, n’ont pas les réponses comment les auraient-ils, mon enfant ne dort pas il dévore tous les livres ce qui lui passe entre les mains, mines que les mots sur quoi sautent les corps d’enfants ; et toi qui n’as pas peur n’as jamais eu peur tu as peur maintenant ou c’est autre chose, une gêne peut-être, une gêne aux entournures, tu cherches entre mots, images, mines, jeux video et zapping tu cherches les responsables de 10 à 11 car tu n’as pas le temps ailleurs, parfois ça te prend entre minuit et 2 heures du matin : mauvaise conscience, c’est donc que tu as mauvaise conscience, tu te rendors pensant que quand tout ça sera fini tu feras repeindre la salle de jeux, de couleurs claires il faut prévoir une baie sur le balcon qui donne sur les toits.
Tu as des insomnies.
Tu as inventé d’autres écoles, elles respectent le rythme de l’enfant et tu te ronges les ongles, heureux des rythmes respectés de tes enfants.
Ils ont pleuré hier soir, tu as caché les Misérables édition jeunesse Ecole des loisirs parce que.
Je supporte tout les video de tout mais pas quand c’est la violence faite aux animaux.
Les enfants se réveillent la nuit, dire qu’on a commencé à quitter la ville, heureusement avait-on anticipé pour les écoles qui ont fermé après l’hôpital, on a les médecins privés et amis des amis mais ça ne va pas durer, la plupart partent déjà ou les très pauvres ou les très riches, tu te retrouves comme un con avec ton assurance-vie l’argent des travaux pour la salle de jeu parce qu’après l’hôpital et l’école ce sont les banques qui ferment on dit qu’il n’y a plus personne déjà dans les bureaux mais tu fais l’autruche, je fais l’autruche tu m’entends, mais attends, je vais te présenter quelqu’un qui te dira, à coup sûr tu pourras récupérer ce qui, ne cédons pas à la panique, comme on avait ri d’acheter les mauvaises conserves au Carrefour Markett de la ville basse, se permettant une blague puisqu’on a le sens de l’humour et puis l’humanité et rien rien à voir avec ceux qui accusent  : on fera pas la queue avec les pauvres.
Le pharmacien n’a pas quitté la ville ? C’est pour les huiles essentielles je me passerais de tout sauf d’huile essentielle de thym pour l’hiver et si le gaz ne revient pas on va, c’est pour les enfants, sais-tu qu’il y a pénurie d’aspirine, d’aspirine quand même.
Je me réveille la nuit, on entend les pas de ceux qui partent portent leurs gosses sur les épaules comme des balluchons et sur le ventre des sacs Quechua avec toiles de tente et duvets, sais-tu où ils vont, vers le Nord on dit qu’en bas c’est déjà inondé, ça monte, monte.
On a caché des huiles essentielles, des raviolis en conserve ne pensant jamais les manger mais on les a commencées, on a décidé de partir mais nous c’est pas sur les routes, on a passé l’âge et.
On ne dit rien aux enfants, on a commencé la salle de jeux, on fait les peintures, on les avait.
Je me réveille la nuit et le cœur, le cœur, je n’ai plus de valériane, c’est le grand départ (un train qui ne s’arrêtera pas), c’est le grand départ cardiaque, 1 h du matin plus rien à faire, demain la lassitude, sentir fluer la fatigue le long, courir, de chaque veinule, plume, vaisseaux, les ongles, les 20 que j’ai, les vaisseaux du crâne, chacun de la nuque, comment plus longtemps.
Nous on ne devenait pas raciste. On n’était pas devenus racistes. Après c’est les enfants, c’est pas pareil, les enfants on s’est battu pour les avoir (tu te souviens, les injections), comment veux-tu qu’on les expose, psychiquement je veux dire, alors on regarde des video marrantes et pour la télé-réalité, après tout ils sont épuisés, non ? Psychiquement, je veux dire.

quelques fabulations

1. « L’acte du monument n’est pas la mémoire, c’est la fabulation »1

“Ecoutez, chefs, connaissez vos espoirs.
C’est en Crète, l’île en pleine mer du grand Jupiter,
où est le mont Ida, le berceau de notre famille,
où l’on habite cent villes, de riches territoires,
d’où vient notre plus vieux père, si je me souviens bien des récits »

C’est au chant III, vers 102, qu’Anchise se souvient (volvens monimenta virorum, faisant bouger les mémoires des hommes). La patrie d’origine, (gentis cunabula nostrae, le berceau de notre famille), c’est en Crète.

On cherche, exilés comme on est, Pénates, père et fils sous le bras, un bon endroit où s’installer dans le monde méditerranéen. C’est l’idée, au début, d’une terre d’accueil. Cette histoire de berceau, ça arrive au début du chant III après une étape sur une première terre entachée du souvenir de la scélératesse faite à un fils de chez nous, un fils de Priam dont le corps maltraité et non enterré, transformé en rameau magique, goutte encore de sang.

On cherche et trouve donc un autre endroit, une presqu’île, on s’y fixerait bien, elle-même a été fixée à Mykonos par Apollon. Le roi est un ami d’Anchise. Enée n’a rien contre l’idée de rester là, il ne va pas jusqu’à le suggérer mais il s’exclame en arrivant quelque chose comme : ah nous aussi nous voudrions une maison !

On pose la question de la maison au dieu du pays et la montagne s’ébranle et la voix s’élève : la terre qui vous attend est celle des parents de vos parents, celle de l’origine, le berceau, la mère antique. Une voix, celle d’Apollon, explique avec simplicité que le futur qui nous attend, c’est le passé, notre propre passé, ignoré jusque-là. La voix d’Apollon, au milieu, fait du lien entre futur et passé, entre quête et retour.

La mémoire, c’est la capacité à recomposer le tissu défait de l’histoire, après coup. Et Anchise se souvient. En effet, dit-il, il y a bien une origine. On n’est pas un morceau tombé du ciel. Il n’y a jamais que les monstres qui tombent du ciel, surgissent, bondissent, serres crochues, issus de rien.2 L’histoire d’un homme, d’une famille, d’un peuple doit être faite de liens. On vient d’apprendre que la presqu’île sur laquelle on se tient a été reliée jadis à la terre par Apollon, qui voulait ainsi la remercier d’avoir reçu sa mère. Une terre, c’est tenu par des ponts et des liens de parole, c’est tenu dans la parole – et après Apollon Anchise nomme cette terre d’autrefois, il se souvient ou semble se souvenir des récits qui la concernent :

Teucrus le premier a émigré en Troade
et a choisi ce lieu pour régner. Ilion et les remparts
de Troie n’existaient pas encore. On habitait au fond des vallées.
De Crète nous vient la Grande Mère du mont Cybèle,
le bronze des Corybantes,
Ida le nom de notre forêt, les silences religieux des sacrifices
et les lions unis sous le char de la déesse.

La Crète, donc. Ça a l’air de se tenir. Il y a même des noms en commun. Des cultes communs, des mœurs communes. Pourtant, la terre originelle, avec souvenirs qui la garantissent, ne sera pas accueillante et de deux choses l’une : ou on s’en tient aux souvenirs d’Anchise, eux-mêmes permis par les récits des vieux, et on prouve que la terre des ancêtres que tu cherches, elle a beau être ici, tu ne peux pas y rester, alors tu t’en vas la chercher ailleurs. Ou bien on suppose qu’Anchise s’est trompé. Dans les deux cas, est relativisé le sens de l’origine. L’origine, que la voix t’a promise, ça devient quelque chose comme : ou bien ici, ou bien ailleurs, là où tu veux, là où tu rêves (c’est en rêve, d’ailleurs, qu’Enée recevra le secret ultime de l’Italie). Là où c’est possible. Partout, puisque les ancêtres Troyens sont venus à Troie de partout.

Après la Crète inhospitalière, on se propose une autre origine, d’autres mémoires et d’autres liens (cette fois c’est via Cassandre, qui l’avait prédit, se souvient encore Anchise ). L’origine est cette région d’Italie qui est à gagner par la guerre. Aucune légitimité ou évidence pour Enée quand il arrive dans ce Latium soi-disant promis. Le passé est légendaire ou raconté (Anchise s’en est donné à cœur joie) ; le futur est à conquérir. Entre ces deux pôles imaginaires le voyage est un montage de petits costumes a priori tous seyants, tous insuffisants.

La terre originelle, quand elle a été évoquée par Apollon dont la voix énigmatique fait mouvoir la montagne et monte dans les airs à mesure que les Troyens qui l’écoutent se prosternent contre terre, n’a certes pas été nommée :

A peine j’ai parlé et tout ce que je vois tremble :
et le seuil et le laurier du dieu – et la montagne
bouge tout autour et le trépied mugit, sanctuaire ouvert.
Nous nous baissons vers la terre et la voix va dans les airs.

La voix du dieu, au chant III, dit quelque chose qui proprement va dans les airs – et qui y reste. Le dieu dit quelque chose et l’épopée montre le contraire. L’épopée contredit, en montrant les échecs de l’origine et les labeurs nomades, ce qu’a dit la voix du dieu.

Durs Dardaniens, la première terre qui depuis l’origine de vos parents
vous a portés, c’est elle qui dans son sein joyeux
vous recevra, à votre retour. Cherchez l’antique mère.

La voix du dieu attestait d’une terre première attendant joyeusement le retour des siens, en mère sacrée et antique. La voix de l’épopée, elle, raconte que l’origine est difficile à conquérir, qu’elle est une histoire de lutte, de tension (on tend vers), de futur. Il s’agira, au chant XII, à la fin, de négocier, de s’installer chez les Latins et de prendre, en émigrés assimilés, leur nom et leur langue. Rien à voir avec un retour triomphant au lieu de sa naissance. La voix du dieu qui clamait joyeusement le point d’origine s’est compliquée. La voix du dieu est devenue récit complexe plein de soubresauts (on se trompe d’origine, on risque même, alors qu’on est arrivé en terre italienne, de fuir, vaincus une nouvelle fois3).

Un dieu fabule, et les hommes concernés le croient, que l’histoire d’un exil est celle d’un retour. Toujours on cherche cette terre future en faisant semblant qu’elle est passée. Ainsi on fabrique du lien. Si ce lien faisait défaut, nous serions des monstres issus de rage et du rien, des Harpyes saccageuses, s’emparant de la viande des autres – qui se sont emparés eux aussi auparavant de la viande des autres. Comme dans l’épisode du chant III, où les hommes ont sauté sur les bêtes qui paissaient par là, pour dévorer leur chair que les Harpyes, serres en avant, leur arrachent et dévorent à leur tour.

2. Entre futur et passé, l’espace d’écriture

Dans le récit, passé et futur sont liés. Tellement liés qu’on les superpose : le futur est notre passé. La terre conquise est notre mythe, notre antiquité. Le récit est ce tissage, ce lien qui va du futur (de possible à certain) au passé (activant mémoire et fabulation), et du passé au futur. Le jeu sur les temps est subtil.

Le futur d’Enée est évoqué au chant VI (guerres puniques, guerres civiles, empire) : c’est le passé de Virgile. Pour le lecteur-auditeur de l’épopée, voilà donc un espace saisi entre les deux narrateurs (Virgile et Enée) qui se présente comme une sorte de futur antérieur.

Au milieu de l’épopée, à la fin du chant VI, le père d’Enée, Anchise, dans un espace qui ne lui permet normalement pas de prendre la parole (la mort) la prend pourtant ; Ce n’est pas pour faire ce qu’Enée a fait quand il parlait à Didon : raconter ce qui fut. Non, il raconte le plus lointain, ce qui sera, et même il pousse jusqu’au début du futur de Virgile lui-même, puisqu’il suggère quelle sera la succession d’Auguste4. Il excède franchement la durée de l’épopée qui va de la chute de Troie à l’installation des Troyens dans le Latium.

Anchise est mort et à ce titre il possède la vision de ce qui n’est pas encore. La mort n’est pas le lieu de ce qui n’est plus, c’est le lieu de ce qui n’est pas, que ce ne soit plus (passé) ou ne soit pas encore (futur). Ici, tout réalisme chronologique est nié. La voix montre les personnages et les actes défiler dans l’espace impossible qu’est la voix d’Anchise, un Anchise bien installé dans la mort. Ce lieu de limbes n’est pas un temps historique (il n’est ni futur ni passé, ou il est les deux à la fois). On peut dire qu’il est le temps de l’énonciation, le présent de l’écriture.

La voix du mort rend présent tout ce qui est raconté. Jamais l’épique ne raconte en effet ce qui est complètement et définitivement passé, tout est là, les verbes au parfait ou au futur sont tous des présents. La marque de la fictionalité, c’est la disparition des temps au profit de cette valeur présent5.

C’est cet espace de l’écriture où nous nous installons avec Enée quand il entreprend le voyage aux Enfers, à la fin du chant VI, quand il rencontre son père, au milieu exactement de l’œuvre.

L’Enéide est une œuvre compliquée, une œuvre qui à plusieurs titres joue des inversions. La quête de l’origine était une sorte de farce puisqu’on a changé plusieurs fois d’avis sur l’origine, qu’il y a plusieurs origines, qu’elles sont fausses comme la Crète ou difficiles à conquérir comme le Latium.

L’origine et la terre poursuivie ont été posées comme synonymes par le dieu de la montagne, au début du chant III. Si on s’en tient à la terre où s’installe Enée à la fin (le Latium, après la guerre contre Turnus), et qu’on conserve la synonymie, c’est le mot origine, au bout du compte, qui a changé de sens. Non plus berceau de mes parents et arrière grands-parents, mais ce qu’on fait, ce qu’on gagne.

Et ce qu’on fait, gagne, c’est une épopée latine qui se joue des codes de l’épopée d’origine (des deux épopées qu’on connaît). Ce qu’on fait, c’est qu’on se joue, ou qu’on joue avec l’origine : qu’il s’agisse de terre, on l’a vu, ou de récit.

On prend le premier récit et on le déjoue. Les six premiers livres de l’Enéide montraient le héros ballotté sur mer et sur terre, comme l’Ulysse de l’Odyssée. Les six derniers livres reprennent la première épopée grecque, l’Iliade. Le berceau, Homère, est là, bel et bien là, mais il a été chamboulé. Mais puisque l’origine, c’est ce qu’on fait, ce qu’on gagne, l’Enéide est l’origine. C’est la toute première épopée, et ce n’est pas moins une farce que la première terre – le Latium conquis – donné. Premier et dernier.

Ce qu’on fait, c’est donc ce nouvel espace de récit. On le fait à force d’inversions et de choses fausses. De fausses routes, on l’a vu. De faux semblants.

3. Du pays des morts.

Au chant VI, à la toute fin du chant VI, on apprend quelque chose de fondamental. C’est par la porte d’ivoire qu’Enée est sorti des Enfers.

Il y a deux portes du sommeil. L’une est
de corne, la sortie est facile pour les ombres.
L’autre, brillante, faite de l’ivoire blanc d’un éléphant
n’envoie au ciel que les fantasmes.
Anchise suit son fils et la Sibylle jusque-là,
leur parle, les renvoie par la porte d’ivoire.

Les ombres sortent par une porte de corne et les fantasmes (falsa insomnia), les rêves faux, sortent par une porte d’ivoire. Enée sort comme fantasme. Comme rêve faux. Comme semblant.

Comment comprendre ? Est-ce un faux Enée qui est venu écouter la parole d’Anchise, est-ce en rêve qu’Enée est venu aux Enfers, et est-ce donc en rêve qu’il les quitte ? Ce chant VI, avec entrée dans la grotte de la Sibylle, n’était-il tout entier qu’un songe ? Rien dans la narration au début de ce chant n’indique qu’on a perdu Enée comme personnage vrai, de chair. Rien n’indique qu’un songe offre le fameux rameau d’or à Proserpine. La convention littéraire est fantastique, certes, mais pas autrement quand la Sibylle introduit Enée aux Enfers que lorsqu’on voit par exemple, au chant IIII, le jeune Deiphobe transformé en fleur éternelle et saignante. Ce n’est pas un rêve qui entre aux Enfers. C’est le même Enée que celui qu’on a suivi jusque-là, des chants I à V.

Il y a donc deux portes pour quitter les Enfers. Il y a celle de corne, que prennent les ombres, les morts qui reviennent sur terre, sous une forme non corporelle :

Puis, quand le cercle du temps est achevé, un jour très long
use la dure plaie, et laisse enfin pur
le sentiment céleste, le feu d’air naturel.
Toutes ces âmes, quand elles ont tourné leur roue pendant mille ans,
un dieu les appelle, en longue file, sur le fleuve Léthé,
oublieuses d’en-haut, pour qu’elles revoient le creux du ciel,
encore, et commencent à désirer le retour aux corps.

Et il y a l’autre porte, la porte d’ivoire, qu’empruntent les faussetés, les fantasmes, les fantômes illusoires. Celle par où Anchise renvoie Enée et la Sibylle. Enée est cette forme de songe. Un songe qui poursuivra les aventures. D’ailleurs, le récit met en scène, des chants VII à IX, l’absence d’Enée. Il s’endort tout d’abord, fait des rêves prophétiques, puis s’occupe de regrouper des alliés, alors que les siens mènent, au chant IX, des combats qu’ils risquent fort de perdre. Enée reviendra au livre X.
Les batailles feront rage, les prophéties s’accompliront, Enée épousera la jeune fille du roi Latinus – mais il ne sera alors qu’un semblant, un rêve. Le véritable Enée est resté aux Enfers. Est resté, plus exactement, dans l’espace d’écriture où sont les choses qui ne sont pas encore et qui ne sont plus, dans ces limbes où les paroles (sans corps) s’élèvent et où les images défilent, se montrent. C’est l’espace littéraire qu’habite Enée, c’est là qu’il reste.

Après (du chant VII au chant XII), c’est un rêve qu’on fait, c’est un rêve à partir de l’absence du héros portant sur ses épaules, comme il a porté au début son père, toute la responsabilité de l’épopée. Et c’est un peu comme si Virgile, au vers 806 du chant VI, avec sa porte d’ivoire et ses falsa insomnia, nous disait : notre empire romain, une bonne blague, une farce, notre construction ou reconstruction héroïque et notre gloire nationale : du faux. Le vrai dans tout ça, c’est l’espace présent, passé et futur à la fois, de la fabrication poétique, l’endroit où sont les ombres, où je parle comme une ombre. Où ne parlent que les ombres. « Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron. Le philosophe, le savant, l’artiste semblent revenir du royaume des morts »6.

1Dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze et Guattari, Les éditions de Minuit, 1991, page 158
2Plus tard, au livre III, après que Enée père et fils, se rendent compte qu’ils ont fait fausse route, ils abordent dans les îles Strophades. Bondissent alors sur eux des monstres issues de rien, de la rage des dieux et du néant, qui ne viennent d’aucune histoire : les Harpyes.
« Rien de plus triste que ce monstre, aucune peste plus
cruelle, la rage des dieux l’a fait sortir des eaux du Styx.
Face de fille – oiseau, saletés puantes sortant
du ventre, des griffes aux mains et toujours cette bouche, blême de faim.
Soudain, dans un glissement horrible, du haut de la montagne, viennent
les Harpies, elles secouent leurs ailes dans de grands criaillements,
nous arrachent la viande, de leur touche immonde souillent
tout ; la voix, après l’odeur atroce, cruelle. »

3Quand les Troyens, au chant IX, veulent prendre la fuite, leur chef Mnesthus leur crie :
« Quelle fuite ? Où partez-vous ?” dit-il.
Vous avez d’autres murs ? D’autres remparts, ailleurs ?
Un seul homme, citoyens, un seul, et encerclé de tous
vos remblais, peut faire impunément de si grands dégâts
dans la ville ? Envoyer chez Orcus les premiers de nos jeunes ?
Votre pauvre patrie, vos dieux anciens
et notre grand Enée, paresseux, vous n’en avez pas pitié ? Vous n’avez pas honte ?”
4 « Pas un pour se porter impunément contre lui
quand il est en armes, soit qu’à pied il aille à l’ennemi
soit qu’il pique de l’éperon le flanc d’un cheval écumant.
Ah, pauvre enfant, si tu pouvais briser ces durs destins !
Tu seras Marcellus. »
5« La mutation sémantique à laquelle est soumis le prétérit dans la narration fictionnelle consiste en ce que le prétérit perd la fonction grammaticale de désigner le passé » Käte Hamburger, Die Logik der Dichtung, 1957, traduction Pierre cadiot, Logique des genres littéraires, Le Seuil, 1986, page 77. Peut-on dire la même chose du futur, à la fin du chantVI de l’Enéide, quand ce futur est un passé pour l’auteur – narrateur ?
6Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Les éditions de Minuit, 1991.

au combat, au livre IX

Il dit et avec un effort de tout son corps jette
le fer. Le javelot vole et frappe dans les ombres de la nuit,
touche le bouclier de Sulmon bien en face,
se brise et fend le bois et perce le cœur.
L’homme roule, sa poitrine vomit un fleuve chaud.
Froid, il secoue ses flancs de longs râles.
De partout on regarde. Plus vif, Nisus
à hauteur d’oreille balance un nouveau trait.
Les autres tremblent : le javelot passe par les tempes de Tagus,
siffle, traverse le cerveau et s’y fixe, tiède.
L’atroce Volcente enrage, il ne voit nulle part l’auteur
du trait ni sur qui, tout bouillant, se jeter.
“ce sera toi, de ton sang chaud, qui paieras
pour ces deux hommes”, dit-il. En même temps, il dégaine l’épée
et fonce sur Euryale. Alors terrorisé, affolé,
Nisus crie, il ne peut plus dans les ténèbres se cacher
ni plus longtemps supporter sa douleur :
“moi, moi, c’est moi, j’ai tout fait, tournez le fer vers moi,
oh Rutules ! C’est ma ruse, lui il n’a rien fait,
il n’a pas pu. Je le jure sur le ciel et les étoiles qui savent.
Il a juste trop aimé un ami malheureux.”
Il dit ces mots. Mais l’épée, enfoncée de force,
transperce les côtes et fait éclater la poitrine blanche.
Euryale roule dans la mort et ses beaux membres
sont pleins de sang et sa nuque, coupée, tombe.
Comme une fleur pourpre fauchée par la charrue
fâne, mourante, comme le pavot au cou fatigué
laisse tomber sa tête quand les pluies pèsent sur lui.
Nisus fonce au milieu et entre tous ne cherche que
Volcente, ne s’attarde qu’à Volcente.
Les ennemis groupés autour de lui, l’éloignent
le chassent. Il n’en insiste pas moins et fait tourner son épée
qui foudroie, jusqu’à la planter dans la bouche du Rutule
qui crie, en face. Mourant il prend la vie à son ennemi.

Des aubes particulières