quelques fabulations

1. « L’acte du monument n’est pas la mémoire, c’est la fabulation »1

“Ecoutez, chefs, connaissez vos espoirs.
C’est en Crète, l’île en pleine mer du grand Jupiter,
où est le mont Ida, le berceau de notre famille,
où l’on habite cent villes, de riches territoires,
d’où vient notre plus vieux père, si je me souviens bien des récits »

C’est au chant III, vers 102, qu’Anchise se souvient (volvens monimenta virorum, faisant bouger les mémoires des hommes). La patrie d’origine, (gentis cunabula nostrae, le berceau de notre famille), c’est en Crète.

On cherche, exilés comme on est, Pénates, père et fils sous le bras, un bon endroit où s’installer dans le monde méditerranéen. C’est l’idée, au début, d’une terre d’accueil. Cette histoire de berceau, ça arrive au début du chant III après une étape sur une première terre entachée du souvenir de la scélératesse faite à un fils de chez nous, un fils de Priam dont le corps maltraité et non enterré, transformé en rameau magique, goutte encore de sang.

On cherche et trouve donc un autre endroit, une presqu’île, on s’y fixerait bien, elle-même a été fixée à Mykonos par Apollon. Le roi est un ami d’Anchise. Enée n’a rien contre l’idée de rester là, il ne va pas jusqu’à le suggérer mais il s’exclame en arrivant quelque chose comme : ah nous aussi nous voudrions une maison !

On pose la question de la maison au dieu du pays et la montagne s’ébranle et la voix s’élève : la terre qui vous attend est celle des parents de vos parents, celle de l’origine, le berceau, la mère antique. Une voix, celle d’Apollon, explique avec simplicité que le futur qui nous attend, c’est le passé, notre propre passé, ignoré jusque-là. La voix d’Apollon, au milieu, fait du lien entre futur et passé, entre quête et retour.

La mémoire, c’est la capacité à recomposer le tissu défait de l’histoire, après coup. Et Anchise se souvient. En effet, dit-il, il y a bien une origine. On n’est pas un morceau tombé du ciel. Il n’y a jamais que les monstres qui tombent du ciel, surgissent, bondissent, serres crochues, issus de rien.2 L’histoire d’un homme, d’une famille, d’un peuple doit être faite de liens. On vient d’apprendre que la presqu’île sur laquelle on se tient a été reliée jadis à la terre par Apollon, qui voulait ainsi la remercier d’avoir reçu sa mère. Une terre, c’est tenu par des ponts et des liens de parole, c’est tenu dans la parole – et après Apollon Anchise nomme cette terre d’autrefois, il se souvient ou semble se souvenir des récits qui la concernent :

Teucrus le premier a émigré en Troade
et a choisi ce lieu pour régner. Ilion et les remparts
de Troie n’existaient pas encore. On habitait au fond des vallées.
De Crète nous vient la Grande Mère du mont Cybèle,
le bronze des Corybantes,
Ida le nom de notre forêt, les silences religieux des sacrifices
et les lions unis sous le char de la déesse.

La Crète, donc. Ça a l’air de se tenir. Il y a même des noms en commun. Des cultes communs, des mœurs communes. Pourtant, la terre originelle, avec souvenirs qui la garantissent, ne sera pas accueillante et de deux choses l’une : ou on s’en tient aux souvenirs d’Anchise, eux-mêmes permis par les récits des vieux, et on prouve que la terre des ancêtres que tu cherches, elle a beau être ici, tu ne peux pas y rester, alors tu t’en vas la chercher ailleurs. Ou bien on suppose qu’Anchise s’est trompé. Dans les deux cas, est relativisé le sens de l’origine. L’origine, que la voix t’a promise, ça devient quelque chose comme : ou bien ici, ou bien ailleurs, là où tu veux, là où tu rêves (c’est en rêve, d’ailleurs, qu’Enée recevra le secret ultime de l’Italie). Là où c’est possible. Partout, puisque les ancêtres Troyens sont venus à Troie de partout.

Après la Crète inhospitalière, on se propose une autre origine, d’autres mémoires et d’autres liens (cette fois c’est via Cassandre, qui l’avait prédit, se souvient encore Anchise ). L’origine est cette région d’Italie qui est à gagner par la guerre. Aucune légitimité ou évidence pour Enée quand il arrive dans ce Latium soi-disant promis. Le passé est légendaire ou raconté (Anchise s’en est donné à cœur joie) ; le futur est à conquérir. Entre ces deux pôles imaginaires le voyage est un montage de petits costumes a priori tous seyants, tous insuffisants.

La terre originelle, quand elle a été évoquée par Apollon dont la voix énigmatique fait mouvoir la montagne et monte dans les airs à mesure que les Troyens qui l’écoutent se prosternent contre terre, n’a certes pas été nommée :

A peine j’ai parlé et tout ce que je vois tremble :
et le seuil et le laurier du dieu – et la montagne
bouge tout autour et le trépied mugit, sanctuaire ouvert.
Nous nous baissons vers la terre et la voix va dans les airs.

La voix du dieu, au chant III, dit quelque chose qui proprement va dans les airs – et qui y reste. Le dieu dit quelque chose et l’épopée montre le contraire. L’épopée contredit, en montrant les échecs de l’origine et les labeurs nomades, ce qu’a dit la voix du dieu.

Durs Dardaniens, la première terre qui depuis l’origine de vos parents
vous a portés, c’est elle qui dans son sein joyeux
vous recevra, à votre retour. Cherchez l’antique mère.

La voix du dieu attestait d’une terre première attendant joyeusement le retour des siens, en mère sacrée et antique. La voix de l’épopée, elle, raconte que l’origine est difficile à conquérir, qu’elle est une histoire de lutte, de tension (on tend vers), de futur. Il s’agira, au chant XII, à la fin, de négocier, de s’installer chez les Latins et de prendre, en émigrés assimilés, leur nom et leur langue. Rien à voir avec un retour triomphant au lieu de sa naissance. La voix du dieu qui clamait joyeusement le point d’origine s’est compliquée. La voix du dieu est devenue récit complexe plein de soubresauts (on se trompe d’origine, on risque même, alors qu’on est arrivé en terre italienne, de fuir, vaincus une nouvelle fois3).

Un dieu fabule, et les hommes concernés le croient, que l’histoire d’un exil est celle d’un retour. Toujours on cherche cette terre future en faisant semblant qu’elle est passée. Ainsi on fabrique du lien. Si ce lien faisait défaut, nous serions des monstres issus de rage et du rien, des Harpyes saccageuses, s’emparant de la viande des autres – qui se sont emparés eux aussi auparavant de la viande des autres. Comme dans l’épisode du chant III, où les hommes ont sauté sur les bêtes qui paissaient par là, pour dévorer leur chair que les Harpyes, serres en avant, leur arrachent et dévorent à leur tour.

2. Entre futur et passé, l’espace d’écriture

Dans le récit, passé et futur sont liés. Tellement liés qu’on les superpose : le futur est notre passé. La terre conquise est notre mythe, notre antiquité. Le récit est ce tissage, ce lien qui va du futur (de possible à certain) au passé (activant mémoire et fabulation), et du passé au futur. Le jeu sur les temps est subtil.

Le futur d’Enée est évoqué au chant VI (guerres puniques, guerres civiles, empire) : c’est le passé de Virgile. Pour le lecteur-auditeur de l’épopée, voilà donc un espace saisi entre les deux narrateurs (Virgile et Enée) qui se présente comme une sorte de futur antérieur.

Au milieu de l’épopée, à la fin du chant VI, le père d’Enée, Anchise, dans un espace qui ne lui permet normalement pas de prendre la parole (la mort) la prend pourtant ; Ce n’est pas pour faire ce qu’Enée a fait quand il parlait à Didon : raconter ce qui fut. Non, il raconte le plus lointain, ce qui sera, et même il pousse jusqu’au début du futur de Virgile lui-même, puisqu’il suggère quelle sera la succession d’Auguste4. Il excède franchement la durée de l’épopée qui va de la chute de Troie à l’installation des Troyens dans le Latium.

Anchise est mort et à ce titre il possède la vision de ce qui n’est pas encore. La mort n’est pas le lieu de ce qui n’est plus, c’est le lieu de ce qui n’est pas, que ce ne soit plus (passé) ou ne soit pas encore (futur). Ici, tout réalisme chronologique est nié. La voix montre les personnages et les actes défiler dans l’espace impossible qu’est la voix d’Anchise, un Anchise bien installé dans la mort. Ce lieu de limbes n’est pas un temps historique (il n’est ni futur ni passé, ou il est les deux à la fois). On peut dire qu’il est le temps de l’énonciation, le présent de l’écriture.

La voix du mort rend présent tout ce qui est raconté. Jamais l’épique ne raconte en effet ce qui est complètement et définitivement passé, tout est là, les verbes au parfait ou au futur sont tous des présents. La marque de la fictionalité, c’est la disparition des temps au profit de cette valeur présent5.

C’est cet espace de l’écriture où nous nous installons avec Enée quand il entreprend le voyage aux Enfers, à la fin du chant VI, quand il rencontre son père, au milieu exactement de l’œuvre.

L’Enéide est une œuvre compliquée, une œuvre qui à plusieurs titres joue des inversions. La quête de l’origine était une sorte de farce puisqu’on a changé plusieurs fois d’avis sur l’origine, qu’il y a plusieurs origines, qu’elles sont fausses comme la Crète ou difficiles à conquérir comme le Latium.

L’origine et la terre poursuivie ont été posées comme synonymes par le dieu de la montagne, au début du chant III. Si on s’en tient à la terre où s’installe Enée à la fin (le Latium, après la guerre contre Turnus), et qu’on conserve la synonymie, c’est le mot origine, au bout du compte, qui a changé de sens. Non plus berceau de mes parents et arrière grands-parents, mais ce qu’on fait, ce qu’on gagne.

Et ce qu’on fait, gagne, c’est une épopée latine qui se joue des codes de l’épopée d’origine (des deux épopées qu’on connaît). Ce qu’on fait, c’est qu’on se joue, ou qu’on joue avec l’origine : qu’il s’agisse de terre, on l’a vu, ou de récit.

On prend le premier récit et on le déjoue. Les six premiers livres de l’Enéide montraient le héros ballotté sur mer et sur terre, comme l’Ulysse de l’Odyssée. Les six derniers livres reprennent la première épopée grecque, l’Iliade. Le berceau, Homère, est là, bel et bien là, mais il a été chamboulé. Mais puisque l’origine, c’est ce qu’on fait, ce qu’on gagne, l’Enéide est l’origine. C’est la toute première épopée, et ce n’est pas moins une farce que la première terre – le Latium conquis – donné. Premier et dernier.

Ce qu’on fait, c’est donc ce nouvel espace de récit. On le fait à force d’inversions et de choses fausses. De fausses routes, on l’a vu. De faux semblants.

3. Du pays des morts.

Au chant VI, à la toute fin du chant VI, on apprend quelque chose de fondamental. C’est par la porte d’ivoire qu’Enée est sorti des Enfers.

Il y a deux portes du sommeil. L’une est
de corne, la sortie est facile pour les ombres.
L’autre, brillante, faite de l’ivoire blanc d’un éléphant
n’envoie au ciel que les fantasmes.
Anchise suit son fils et la Sibylle jusque-là,
leur parle, les renvoie par la porte d’ivoire.

Les ombres sortent par une porte de corne et les fantasmes (falsa insomnia), les rêves faux, sortent par une porte d’ivoire. Enée sort comme fantasme. Comme rêve faux. Comme semblant.

Comment comprendre ? Est-ce un faux Enée qui est venu écouter la parole d’Anchise, est-ce en rêve qu’Enée est venu aux Enfers, et est-ce donc en rêve qu’il les quitte ? Ce chant VI, avec entrée dans la grotte de la Sibylle, n’était-il tout entier qu’un songe ? Rien dans la narration au début de ce chant n’indique qu’on a perdu Enée comme personnage vrai, de chair. Rien n’indique qu’un songe offre le fameux rameau d’or à Proserpine. La convention littéraire est fantastique, certes, mais pas autrement quand la Sibylle introduit Enée aux Enfers que lorsqu’on voit par exemple, au chant IIII, le jeune Deiphobe transformé en fleur éternelle et saignante. Ce n’est pas un rêve qui entre aux Enfers. C’est le même Enée que celui qu’on a suivi jusque-là, des chants I à V.

Il y a donc deux portes pour quitter les Enfers. Il y a celle de corne, que prennent les ombres, les morts qui reviennent sur terre, sous une forme non corporelle :

Puis, quand le cercle du temps est achevé, un jour très long
use la dure plaie, et laisse enfin pur
le sentiment céleste, le feu d’air naturel.
Toutes ces âmes, quand elles ont tourné leur roue pendant mille ans,
un dieu les appelle, en longue file, sur le fleuve Léthé,
oublieuses d’en-haut, pour qu’elles revoient le creux du ciel,
encore, et commencent à désirer le retour aux corps.

Et il y a l’autre porte, la porte d’ivoire, qu’empruntent les faussetés, les fantasmes, les fantômes illusoires. Celle par où Anchise renvoie Enée et la Sibylle. Enée est cette forme de songe. Un songe qui poursuivra les aventures. D’ailleurs, le récit met en scène, des chants VII à IX, l’absence d’Enée. Il s’endort tout d’abord, fait des rêves prophétiques, puis s’occupe de regrouper des alliés, alors que les siens mènent, au chant IX, des combats qu’ils risquent fort de perdre. Enée reviendra au livre X.
Les batailles feront rage, les prophéties s’accompliront, Enée épousera la jeune fille du roi Latinus – mais il ne sera alors qu’un semblant, un rêve. Le véritable Enée est resté aux Enfers. Est resté, plus exactement, dans l’espace d’écriture où sont les choses qui ne sont pas encore et qui ne sont plus, dans ces limbes où les paroles (sans corps) s’élèvent et où les images défilent, se montrent. C’est l’espace littéraire qu’habite Enée, c’est là qu’il reste.

Après (du chant VII au chant XII), c’est un rêve qu’on fait, c’est un rêve à partir de l’absence du héros portant sur ses épaules, comme il a porté au début son père, toute la responsabilité de l’épopée. Et c’est un peu comme si Virgile, au vers 806 du chant VI, avec sa porte d’ivoire et ses falsa insomnia, nous disait : notre empire romain, une bonne blague, une farce, notre construction ou reconstruction héroïque et notre gloire nationale : du faux. Le vrai dans tout ça, c’est l’espace présent, passé et futur à la fois, de la fabrication poétique, l’endroit où sont les ombres, où je parle comme une ombre. Où ne parlent que les ombres. « Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron. Le philosophe, le savant, l’artiste semblent revenir du royaume des morts »6.

1Dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze et Guattari, Les éditions de Minuit, 1991, page 158
2Plus tard, au livre III, après que Enée père et fils, se rendent compte qu’ils ont fait fausse route, ils abordent dans les îles Strophades. Bondissent alors sur eux des monstres issues de rien, de la rage des dieux et du néant, qui ne viennent d’aucune histoire : les Harpyes.
« Rien de plus triste que ce monstre, aucune peste plus
cruelle, la rage des dieux l’a fait sortir des eaux du Styx.
Face de fille – oiseau, saletés puantes sortant
du ventre, des griffes aux mains et toujours cette bouche, blême de faim.
Soudain, dans un glissement horrible, du haut de la montagne, viennent
les Harpies, elles secouent leurs ailes dans de grands criaillements,
nous arrachent la viande, de leur touche immonde souillent
tout ; la voix, après l’odeur atroce, cruelle. »

3Quand les Troyens, au chant IX, veulent prendre la fuite, leur chef Mnesthus leur crie :
« Quelle fuite ? Où partez-vous ?” dit-il.
Vous avez d’autres murs ? D’autres remparts, ailleurs ?
Un seul homme, citoyens, un seul, et encerclé de tous
vos remblais, peut faire impunément de si grands dégâts
dans la ville ? Envoyer chez Orcus les premiers de nos jeunes ?
Votre pauvre patrie, vos dieux anciens
et notre grand Enée, paresseux, vous n’en avez pas pitié ? Vous n’avez pas honte ?”
4 « Pas un pour se porter impunément contre lui
quand il est en armes, soit qu’à pied il aille à l’ennemi
soit qu’il pique de l’éperon le flanc d’un cheval écumant.
Ah, pauvre enfant, si tu pouvais briser ces durs destins !
Tu seras Marcellus. »
5« La mutation sémantique à laquelle est soumis le prétérit dans la narration fictionnelle consiste en ce que le prétérit perd la fonction grammaticale de désigner le passé » Käte Hamburger, Die Logik der Dichtung, 1957, traduction Pierre cadiot, Logique des genres littéraires, Le Seuil, 1986, page 77. Peut-on dire la même chose du futur, à la fin du chantVI de l’Enéide, quand ce futur est un passé pour l’auteur – narrateur ?
6Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Les éditions de Minuit, 1991.