La bataille d’Anghiari

anghiariLa fresque perdue, recouverte, de Léonard de Vinci, à laquelle on n’a pas accès, La Bataille d’Anghiari ; Paloma, La Femme qui traverse ce récit (qui court) ; le peintre Rueda, fils de fasciste ; Goio, l’homme que rencontre l’auteure, une correspondance s’établit et mène au récit, une guerre silencieuse, au secret – une lutte ?, des morts et des prisonniers politiques (Goio emprisonné) ; l’ETA, Euskadi Ta Askatasuna (ou Pays basque et liberté, en basque) ; et puisque personne ne peut vraiment parler alors Marie Cosnay convoque ceux, des chevaliers, qui traversent ce territoire, et le sien plus vaste de ses lectures ou des séances de cinéma, Jeremiah Johnson comme témoin-interprète d’une tragédie ; Marie Cosnay interroge ; elle-même, aussi, compte tout, les années – les siennes, les morts, les oiseaux, les mégawatts… Après À notre humanité, la Commune de Paris, le massacre des communards, et avant la guerre faite aux sans papiers, Entre chagrin et néant et Comment on expulse, responsabilités en miettes, et encore une vingtaine de textes, voici La Bataille d’Anghiari.

 

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HB l'ogre au-dessous de 0

HB a presque 23 ans quand il connaît un accès fou de passion. Impossible alors de lire, même l’Avare. Impossible d’éprouver de la joie, même en présence de M(élanie), tout est éteint si ce n’est cette furieuse passion montée (qui est une passion d’ambition). HB est capable alors de toutes les infamies, il peut le crime, j’aurais eu plaisir à battre M.

2 jours plus tard un dégoût morne s’abat sur lui. (Dégoût, aussi, quand une fois qu’une idée a filé on cherche à y revenir, la répéter pour la saisir). Le cerveau est paralysé, le sommeil empêché, dégoût de parler et d’écouter. Dégoût de la lenteur de M qui après qu’elle a fait attendre ses propos 2 minutes ne dit rien de frappant. (Cette tristesse est à moi, elle est moi-même mais M, en face, la double, la grimace).

A la fin du mois de janvier 2006, le temps est magnifique et : commencement d’énergie, aucun mot n’est trop fort, ardent, profond, comique. Force, volonté impétuosité, colère, pensée.

Est-ce le café, se demande HB ?

HB n’aime pas Voltaire. A 23 ans, au mois de mars, il cherche à comprendre la pensée de Mme de Staël : qu’est-ce que le bonheur ? Eh bien le bonheur pour Mme de Staël c’est l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, c’est l’abri des grandes peines, c’est l’amour sans l’inconstance. C’est en quelque sorte le café sans la caféine et ça n’a rien à voir avec la joie : la joie, c’est avec l’exténuation. La joie commet des crimes, arrache des têtes, chute nette et brusque, se précipite. Le bonheur de Mme de Staël c’est déjà celui de ces sociétés riches qui viennent, c’est l’élan sans l’assaut, c’est la guerre sans la guerre (Colin Powell) et c’est le sexe sans le sexe. Avec HB, on va tout au contraire du bonheur : le sexe avec le sexe, aussi impossible (inconnaissable) que pour Del Dongo et Clélia – dans le noir, le fameux amour. C’est la guerre avec la guerre éprouvée – et impossible à voir, sur aucun champ de bataille, chose introuvable (voilée de fumée). Des jambes tombent, rompues, des corps sont déjetés et des nuages de fumée camouflent le tout (HB même à la chasse quand il tire sur un renard ne voit pas un renard). La souffrance que c’est, le désir de dire quand même, d’aller quand même, la jouissance que c’est, d’espérer. Chez HB, il n’y a pas de bonheur mais ces moments d’assauts violents, de profond comique et des exploits. L’évasion de Fabrice, l’ennui mortel et l’ambition à crimes de Julien.

On se dit : qu’elle va, la joie, jusqu’à se frotter à l’impuissance, comme dirait HB, de sentir. Qu’elle va avec une autre question (cependant que l’hiver avance, des taches font fluctuer la lumière et J’aime Je n’aime pas), qu’elle va (cette joie de sursauts et de balancements) avec un questionnement, qu’à 50 ans comme à 23 ans on pose, de la même façon : quel est mon caractère ? Page 30 édition folio (1973) de la Vie d’Henry Brulard : ai-je eu le caractère gai ? En opera d’inchiostro, en œuvre de lettres, on ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où on va. Brulard, 7 lettres, un cœur d’homme.

 

couper, dit-il

 Entre le vers 1 et le vers 252 du livre I de ses Métamorphoses, Ovide raconte l’origine du monde. Il propose une cosmogonie. On voit apparaître le ciel, la terre, les différents âges, Lycaon, qui est l’un des premiers hommes de l’âge de fer. On le voit disparaître aussi, Lycaon, on voit pourquoi il disparaît, on voit comment.

A partir du vers 253, c’est le déluge.

Après quoi, on fait connaissance de deux nouveaux premiers hommes (dont l’un est une femme), Deucalion et Pyrrha, dans une sorte de recommencement après le commencement.

D’ailleurs, ce recommencement marque concrètement sa répétition : c’est en jetant les os de la « vieille mère »1derrière son dos (les cailloux enfants de la terre) qu’on avance, que le jeune et nouveau couple, rescapé, peut avancer.

Le couple avance en tenant compte de ce qu’il y a « derrière son dos », puisqu’il doit jeter, c’est l’oracle qu’il a reçu, les os de la terre d’hier sur cette terre sur laquelle il vient de passer (post terga). Ce faisant il fait du lien entre hier et demain, il crée le temps – et peut-être le récit, la possibilité du récit.

 *

Si le monde, chez les philosophes anciens, se constituait à partir d’antithèses, Ovide, qui semble s’emparer de tout ce dont il peut s’emparer pour créer le sien, tient compte des polarités irréductibles. On va rencontrer l’un et le multiple, on avance et on recule, d’homme on est fait femme. Dieu et homme, haut et bas, forme et forme se répondent.

 Au vers 6 du livre I, le visage de la nature (naturae vultus) est un. Unus. Puis, le voici défini. Dans cet ordre : d’abord, c’est un nom, Chaos, c’est comme ça qu’on l’appelle (dixerunt). La référence à Hésiode s’impose, au début. Puis, pondus iners, un poids sans art. Sans art, c’est à dire sans travail. Quelque chose qu’on n’a pas travaillé. Quand l’adjectif prend un sens actif, le poids devient sans énergie, il ne travaille rien, il ne travaille en rien. Poids inerte, inactif, donc. Puis c’est moles indigesta, rudis. Une masse – par définition rassemblée sur soi. Abrupte, brute, grossière (on pense à iners qui qualifiait pondus. Tout cela manque de main, d’art, de savoir-faire). La masse est indigesta : mal rangée, confuse.

Jusque là, le visage de la nature, c’est donc un chaos qui pèse. Puis, à la suite, et toujours pour définir le visage de la nature : semina discordia rerum non bene junctarum. Des semences discordantes de choses mal jointes.

Première remarque, on est passé du singulier au pluriel. Dans la grammaire et dans le sens, puisque ce visage un de la nature engendre, comme attribut, du pluriel, des semences. Les semences sont discordia, divisées, ennemies. Le visage un de la nature est en fait un ensemble de semences ennemies qui ne se joignent pas bien.

L’aspect un de la nature est fait d’une multiplicité confuse, désordonnée, ramassée.

Il n’y a pas de paix, à l’intérieur de l’un. Pourtant, la lutte entre des éléments différents et non concordants n’est pas génératrice de vie. Au contraire, la vie s’annule, une chose empêchait l’autre / car dans un même corps / le froid battait le chaud, l’humide le sec / le mou le dur et le pesant l’apesanteur.

Ce n’est pas la Haine qui libérera les semences ennemies, c’est le geste d’un dieu, non nommé. Le geste d’un dieu et une nature meilleure (melior natura) mettent fin à cette querelle (litis). La haine, ou discorde est évoquée, mais fermée à l’intérieur du Chaos : elle n’est pas le moteur de la séparation, comme chez Empédocle – où toutes les choses sont mêlées dans Sphairos puis portées vers le lieu où chacune se trouve aujourd’hui après que Neikos, la Haine, les a séparées.

Ici, si les semences des choses gisent en effet sans s’accorder, il y a un geste qui cherche la paix. La Haine, chez Ovide, c’était avant, si c’était bien la haine, cette discordance de choses mal jointes. C’était dans l’espèce de Chaos qui ressemble, parce qu’il a le poids (pondus) qu’aura plus tard la terre, déjà à la terre. Ce qu’Hésiode appelle Chaos (dixerunt) et qu’Empédocle appelle Sphairos,

 Le geste du dieu qu’Ovide met en scène auprès de cette « nature meilleure » est un geste qui coupe. Retrancher, séparer, tirer, éclater, d’une part. Puis, une fois que le dieu a tranché, il déplie, il installe : dérouler, attacher, accorder, se faire place.

 Ils ont retranché du ciel les terres et des terres les eaux,

D’un air compact ont séparé le ciel fluide.

Ils ont déroulé les choses éparses, les ont tirées du tas aveugle

Et les ont attachées en des lieux où elles s’accordent.

La force de feu, impondérable, du ciel incliné

A éclaté et s’est fait place aux plus hauts sommets.

 Il y a toujours un recommencement. Un geste tranche et installe en un endroit, en une section donnée, les éléments séparés d’une masse non descriptible mais décrite quand même – une masse, un chaos, l’illimité.

Et puis on recommence : le récit de la cosmogonie est un discours sur la cosmogonie. La succession des discours produit un monde illimité de discours comme est illimitée la matière qui fait le monde. On trouve dans les premiers vers des Métamorphoses des corps, des membres, des éléments venus d’ailleurs. Certains éléments étaient chez Hésiode, les géants et le Chaos. Ovide ne dit rien à propos de la mise en scène des dieux premiers, des difficultés de famille et de la naissance particulière d’Aphrodite, tout ce qu’on trouve exposé au début de la Théogonie d’Hésiode. Dans Le Natura rerum2, dont Ovide s’est dit lecteur, on trouve « sed nova tempestas quaedam molesque coorta » : rien qu’une tempête inouïe et la masse qui s’était rassemblée ». C’est ici sans doute qu’Ovide a trouvé la masse, moles, qu’il faut comprendre comme la Sphère d’Empédocle, sphère qui est chez Lucrèce et avant lui secouée par la tempête, déchirée.

On note que chez Ovide ce n’est pas la violence, pas la haine, pas la tempête qui est à l’origine de cette rupture qui crée le monde. On note aussi que l’amour, qu’on trouve chez Hésiode (et chez Empédocle) est absent des premiers mouvements du monde en création d’Ovide. Ces deux absences-là sont frappantes.

 Ovide « fait » donc sa cosmogonie, il coupe (retranche) à l’intérieur des cosmogonies existantes, installe le décor. Couper, c’est dire le recommencement. Entrer dans un monde nouveau. Puis d’un geste on déplie, offre aux éléments dissociés une entente3, un ordre. Ici le décor est posé simplement. La terre et le ciel s’écartent. L’air est au milieu. Le feu est réfugié tout en haut et la terre, lourde (dont le poids évoque le poids de la masse d’origine) et qu’on a pétrie pour en faire une sorte de sphère égalisée, pèse vers le bas. Tout autour de la terre, sont les océans. On peut dire que l’illimité du départ (le Chaos, la Sphère, moles) est limité, à présent. Est représenté. Géométriquement, avec les sections du monde bien découpées.

 * 

On en vient à la succession des âges. Ovide suit Hésiode, à une exception près.

Le premier âge est d’or, qui n’a pas besoin des lois pour que soit respecté le droit naturel, la foi, la loyauté aux dieux. On remarque que c’est une sorte de monde clos. La terre n’est pas ouverte sous la bêche, le pin n’est pas taillé pour fabriquer des navires qui vont mener les hommes à la conquête d’autres terres, les saisons ne découpent pas l’année. C’est un âge défini par des négations. C’est un âge, dans ce monde qui a été limité par une première coupure, qu’on dirait sans coupure. Puis c’est l’âge l’argent, qui invente le froid et les toits. Ensuite le cuivre et ensuite le fer. Le fer, c’est le monde ouvert. C’est tout le contraire du premier monde : ouvert horizontalement (les hommes prennent la mer poussés par le désir d’avoir) et ouvert verticalement (les hommes ouvrent la terre poussés par le même désir d’avoir, puisque l’or est enfoui dessous, dans les mines, dans le ventre de la terre).

 A propos de l’or qui définissait le premier temps, s’est opéré un glissement : de nom définissant un tout, à la surface d’un monde clos et magique, il est devenu un matériau enfoui sous la terre, bien concret, à trouver, à toucher, à posséder. S’il faut le situer dans une chronologie mythique, il était au début et il se retrouve à la fin, sous cette autre forme. Il était difficile à définir, ça passait par la forme négative, ni chef, ni voyage, ni commerce, ni guerre, ni, ni. Il est devenu difficile à extraire et il est cause de haine et de violences.

Chez Ovide, ce genre de déplacements des places de signifiants est fréquent. De sujet abstrait, l’or devient objet de querelle et matériau concret. Il faut noter qu’on ne le trouve pas, l’or, sous sa forme de précieux matériau dans la description de l’âge de fer que fait Hésiode dans Les travaux et les jours – œuvre à laquelle Ovide emprunte sa description de la succession des âges. Chez Ovide, l’or est sujet et objet, le premier devient l’autre, métamorphosé, en nature et en fonction.

 De la description des âges dans Les travaux et les jours, Ovide, qui a l’œuvre d’Hésiode3 en tête (il propose les mêmes exemples en ce qui concerne les disputes familiales), oublie, oublie tout simplement l’avant dernier âge, celui des héros. Cette race, dit Hésiode, plus vertueuse, les demi-dieux, ceux à qui guerre et combats furent fatals et à Thèbes, chez Cadmos, du côté de la famille d’Oedipe, et à Troie, du côté de chez Paris amoureux de la belle Hélène.

L’âge des héros thébains et des autres, de la saga de Troie, est mis en suspens, en absence. Comme la question de la violence et du désir (haine et amour) est absente de la formation du monde chez Ovide.

Sans doute Ovide, et il le signale par l’absence, donne-t-il à ces questions une place autre, une forme changée.

 * 

Virgile mettait en scène et mouvement, dans l’Enéide, un demi-dieu, ce qu’il y a de plus demi-dieu, fils de Vénus. Ovide tenait un discours sur l’origine du monde où les demi-dieux et les héros étaient absents. C’était pour mieux en parler. Ou pour en parler autrement. Ou pour en faire autre chose. En tout cas, c’était pour les mettre en question4.

 L’âge de fer a montré ses limites, Jupiter est furieux. Il va à la rencontre de ces hommes dont la réputation mauvaise est venue jusqu’à lui. Il raconte aux dieux, pour justifier la perte de cette race, le besoin d’une nouvelle « coupure », celle-ci se fera par les eaux (après que Jupiter est tenté par le feu, allusion passagère aux éléments primordiaux dans les discours cosmogoniques). L’histoire dont se sert Jupiter pour expliquer la perte de ces hommes qui ne sont pas les premiers (puisque les âges ont filé, jusqu’au fer) mais qui sont les premiers qu’Ovide présente, est l’anecdote de Lycaon. Jupiter est allé chez lui et celui-ci a tenté de l’égorger dans la nuit afin de prouver qu’il n’était pas un dieu mais un mortel qui succomberait, comme tous les mortels, à l’égorgement.

Le délit de Lycaon est de douter du dieu. De la nature divine. De poser la question : mortel ou immortel ? Propriétés d’un homme, d’un dieu ? Quelle différence de nature y-a-t-il ? Le dieu est-il dieu ?

C’est la première métamorphose à laquelle nous assistons.

C’est une métamorphose homme vers animal.

Si les âges sont mis en question, et si Jupiter va bel et bien faire couler les eaux pour ensevelir ce monde-là, raté, à cause de ce genre d’hommes-là, Lycaon, la nature humaine est mise en question aussi. Elle semble voguer, se déplaçant de l’un à l’autre, sans choisir, entre trois ordres, l’animal, le divin, l’humain. Quand Lycaon est changé en loup, la première chose qu’il fait, c’est de tomber dans le silence des bois et de répéter, par la perte de la parole, le silence des bois. Du silence ajouté au silence. Il « hurle en vain et essaie de parler ». Puis : « la bouche a concentré / Toute la fureur rentrée. » Au lieu de parler, ce qui était le propre de l’homme, il jouit du sang dont il s’abreuve. Il a remplacé la parole par la violence. C’est une sorte de mouvement inverse du geste cosmogonique proposé par Ovide au tout début du livre I. Un dieu et une nature meilleure proposait les bonnes places à chaque chose, l’homme levait le nez, regardait vers le ciel. Maintenant, Lycaon regarde vers les troupeaux, qu’à quatre pattes il égorge. La voici, la violence avide, si elle n’a pas été le moteur à l’origine de la formation du monde, elle était avant (dans le Chaos) et elle est surtout après, dans la transformation.

Puis c’est le déluge.

Recommencement du monde, donc. Une coupure après une première coupure. Des premiers hommes après des premiers hommes. Le monde limité qui a été marqué (d’un geste, avec des places et des noms) ne semble pas si limité, ou la pseudo-limite est une fiction qui permet d’établir la suite, qui permet par exemple à Deucalion et Pyrrha, les premiers hommes après les premiers hommes, les rescapés, d’avancer en jetant quelques cailloux derrière, comme pour signifier que oui, la fiction tient le coup, résiste, qu’il y a un terrain. La limite, ou la pseudo limite est un discours.

 Gardons, du récit de la première métamorphose, celle de Lycaon, quelques éléments :

  • Lycaon doutait du dieu.
  • Il est transformé en loup dont la bouche furieuse concentre toute la rage, dévore au lieu de parler.
  • C’est Jupiter qui raconte.

Et faisons un grand bond en avant. A la fin du livre III, on lit l’histoire de Penthée. Penthée ne veut pas reconnaître le dieu enfant et vagabond, Dionysos, qui vient à Thèbes et entraîne le peuple dans ses rites sacrés. On sait comment ça finit : Penthée deviendra l’objet de la dévoration de sa mère et de ses tantes, bacchantes aveuglées. Elles lui couperont les membres, comme Lycaon coupe et dévore ceux des bêtes des troupeaux.

 Tous les deux, Lycaon et Penthée, posent (en doutant) la question du dieu, de la nature divine – et donc de la nature humaine. Tous les deux sont objets de discours. Objet direct, Lycaon, puisque Jupiter sur l’Olympe raconte son histoire. Objet indirect, Penthée puisque c’est à lui que s’adresse le long discours du vieux marin visant à prouver que le dieu-enfant (Dionysos) est bien un dieu5. Dans les deux cas, si la métamorphose est rapide, le récit est long. Dans les deux cas, la parole des victimes est perdue. Celle de Lycaon rentre, pleine de furie, à l’intérieur de ce qui devient un museau. Celle de Penthée n’est pas entendue, pas comprise.

Le héros, en quelque sorte, qui appartient à cette race disparue chez Ovide, a perdu la parole. A sa place, longuement, pendant qu’il se perd, parle quelqu’un. Jupiter dans le premier cas. Le vieux marin dans le deuxième exemple. Très rapidement, trop rapidement, le héros a été sujet du récit et alors il a demandé : qu’est-ce qu’un dieu, qu’est ce qu’un homme ?

On peut imaginer qu’il a demandé aussi : qu’est ce que je suis, moi, héros, l’absent du discours ?

Puis il devient objet du récit, il perd tout de suite sa forme, est coupé en morceaux.

Les héros d’abord niés bientôt ne peuvent plus parler ni demeurer  : n’assiste-t-on pas à la métamorphose du poème épique ? Quel est ce poème, celui des formes changées, mutatas formas, que construit Ovide ?

 *

 Il faut faire un petit pas en arrière. Lorsqu’au livre III on a vu mourir, absorbé par lui-même, Narcisse, on a appris à connaître Tirésias. Jupiter l’interroge, le prenant en la matière pour juge, sur un sujet qui semble frivole mais dont les conséquences sont sérieuses puisqu’elles lui valent de perdre la vue et de gagner la connaissance. Il s’agit d’évaluer le plaisir féminin et le plaisir masculin. En effet, Tirésias a été homme puis femme puis homme à nouveau.

 En effet, dans une forêt verte, les corps de deux grands

Serpents accouplés, il les a séparés d’un coup de bâton.

D’homme, il est fait, incroyable, femme, ainsi il passe

Sept automnes ; au huitième il voit les mêmes

Encore et : « S’il y a à vous frapper telle puissance

Que ça transforme en son contraire l’auteur du coup,

Je vais vous battre encore ». Il secoue les deux serpents,

Sa forme première lui est rendue, et sa tête de naissance.


Il est pris comme arbitre en ce litige amusant, écrit Ovide plus loin. De lite, en ce litige, cette querelle. C’est le mot utilisé par Ovide au tout début des Métamorphoses, pour évoquer la dispute des divers éléments contenus dans le Chaos, avant que la main salvatrice d’un dieu (et une nature meilleure) ne vienne trancher là dedans, ne mette les choses à une bonne place. C’est un terme de droit. Il faut donc (encore) s’occuper d’instaurer un ordre (cosmos). De poser une limite. On l’a vu, l’histoire de Tirésias est entourée (entre autres) de deux métamorphoses, celle de Lycaon et celle de Penthée, qui permettent de poser la question de la nature humaine.

Qu’est-ce que la divinité ? Qu’est-ce qu’un homme ? (et comment peut-on en parler, en faire poème) ?

A présent, cet arbitre au passé particulier doit trancher au sujet du plus ou du moins de plaisir sexuel, et le faire comme devant un tribunal. Lui qui a déjà (il y a toujours une première fois et les histoires, nos récits, sont des recommencements) tranché dans le vif de la copulation des serpents, au risque de sa forme, recommence. A force de « coupures », l’homme est devenu femme puis homme de nouveau puis aveugle puis prophète.

Les « coupures » (ici l’interruption du coït des reptiles, puis la décision qui consiste à donner au plaisir féminin la plus grande part qui tranche la question) provoquent des transformations immédiates. Les genres s’échangent, s’inversent, la baguette magique est là (le bâton de Tirésias), les bifurcations sont radicales. Un ordre peut être suivi d’un autre. Les sujets deviennent objets et un même sujet porte deux genres. Le désir est au cœur du problème, et la différence des sexes provoque désir et violence, ce qu’Ovide avait omis, au tout début de sa cosmogonie, alors même qu’il avait lu Hésiode.

A la question de la nature d’un homme (divin, héros, femme), à la question de savoir comment on peut faire poème de cette matière, on ajoutera : comment construit-on le droit, comment l’ordre est-il chaque fois à recommencer, comment ce droit politique est-il tenu pour de bon en tenailles dans les pinces du désir, de la différence des sexes ?

 

 

1. Vers 313-415, livre I, Deucalion et Pyrrha. Le jeune couple doit jeter des cailloux, os de la terre, derrière son dos.

2. De natura rerum, Lucrèce, V, 432-448.

3. On vit de vols. L’hôte ne protège pas l’hôte / ni le gendre le beau-père. La bienveillance des frères est rare. / Le mari invente la perte de sa femme, la femme de son mari. / D’effrayantes belles-mères mélangent l’aconit pâle. / Le fils avant le temps enquête sur les années du père.

4. C’est sans doute en fonction de cette absence, comme en fonction de l’absence de la question de l’amour (versus la haine) qu’après la mise en espace du monde, on rencontrera très vite, dès le livre I, Apollon dans une scène de désir enflammé (et de violence). C’est sans doute en fonction de cette absence que la famille de Cadmos, dans les premiers livres des Métamorphoses, est si présente.

5. Livre III, vers 511-733

ma douce (Enéide, VI, v 1-74)

 

 

Il dit en pleurant et lâche les rênes à sa flotte.

Enfin il touche aux rives de Cumes, dans l’île d’Eubée.

On tourne vers la mer les proues, et d’une dent tenace

l’ancre retient les navires, les poupes courbes

bordent le rivage. Un groupe bouillant de jeunes bondit

sur le rivage d’Hespérie ; les uns cherchent les graines de feu

cachées dans les veines du silex, les autres prennent les forêts,

toits épais des bêtes, montrent les fleuves qu’ils découvrent.

Enée atteint les hauteurs où le grand Apollon

commande, et tout près, la cachette de la terrible Sibylle,

sa grotte atroce, elle à qui le poète de Délos souffle

grand esprit et grand coeur, à qui il ouvre l’avenir.

On passe sous les bois de la déesse des Trois chemins, sous les toits d’or.

Dédale, c’est ce qu’on dit, a fui le royaume de Minos,

De ses ailes rapides il a osé se confier au ciel,

il a nagé, par ce chemin saugrenu, jusqu’aux Ourse glacées et

tout léger, à la fin s’est installé sur les hauteurs de Chalcis.

Revenu sur terre tout de suite, à toi, Phoebus, il a consacré

la rame de ses ailes et fabriqué un temple énorme.

Sur les portes, le meurtre d’Androgée ; les enfants d’Athènes

devaient payer leur peine, quel malheur, par sept corps d’enfants,

chaque année ; l’urne était là pour le tirage au sort.

De l’autre côté, la terre de Gnosse, émergée, répond à la mer.

Ici, le cruel amour pour un taureau et Pasiphée en vitesse

soumise, un peuple mélangé, un enfant à deux formes,

le Minotaure : les mémoires d’une Vénus criminelle.

Ici le travail, là la maison avec ses labyrinthiques erreurs…

Mais il a plaint le grand amour de la reine,

Dédale, et a lui-même résolu les ruses du lieu et les détours

en dirigeant d’un fil les pas aveugles. Toi aussi aurais

grande part en un si grand ouvrage, Icare, si sa douleur le permettait.

Deux fois il a essayé de dessiner dans l’or ta chute,

deux fois sa main de père est tombée. Les Troyens auraient tout de suite

tout parcouru des yeux si Achate, envoyé au-devant,

n’était déjà là avec la prêtresse de Phoebus et de la déesse des Trois chemins,

Deiphobe, fille de Glaucos. Elle dit au roi :

“Ce n’est pas le temps des spectacles ;

mieux vaut sacrifier sept jeunes bêtes d’un troupeau

jamais touché et autant de Double dents, choisies selon la coutume.”

Elle parle ainsi à Enée (les hommes ne retardent pas les rites

ordonnés) et appelle les Troyens dans son temple profond, la prêtresse.

Un large côté de la roche d’Eubée est découpé dans la grotte,

où cent entrées conduisent et cent portes,

où se précipitent toutes paroles, réponses de la Sibylle.

On était sur le seuil quand la fille : “demandez vos destins,

c’est le moment !”, dit-elle. “Le dieu, voici le dieu !” Elle parle ainsi

devant les portes et soudain plus un visage, plus une couleur,

plus de cheveux coiffés ; une poitrine haletante,

un coeur sauvage se gonfle de rage, semble plus grande,

ne sonne pas mortelle, grossie de la puissance toujours

plus proche du dieu.”Tu tardes à faire tes voeux et tes prières,

Troyen ?” dit-elle. “Enée, tu tardes ? Mais elles ne s’ouvriront pas sans ça,

les grandes bouches de la maison de la peur.” Elle parle ainsi

puis se tait. A travers les os durs du Troyen, un frisson

glacé court et le roi puise ces prières au fond de son coeur :

“Phoebus, toi qui as toujours plaint les peines de la triste Troie

qui as dirigé la flèche dardienne et la main de Paris

dans le corps d’Achille, je suis entré dans toutes ces mers

qui bordent les grandes terres sous ta conduite, jusqu’aux pays

les plus reculés des Massyliens, jusqu’aux plaines de chez les Syrtes :

maintenant ça y est nous avons pris les rives d’Italie la fuyante ;

pourvu que la fortune de Troie ne nous ait pas suivi ici !

Vous aussi, vous le pouvez, épargnez notre peuple,

vous, les autres dieux et déesses, à qui Troie faisait de l’ombre, et l’immense

gloire de la Dardanie. Et toi, oh très sainte poète,

toi qui sais ce qui va venir, donne (je ne demande pas au destin

ce qui ne m’est pas dû), aux Troyens le Latium, ils s’y installeront

avec leurs dieux vagabonds et les puissances secouées de Troie.

Alors pour Phoebus et la déesse des Trois chemins je ferai, en marbre solide,

un temple, et des journées de fête au nom de Phoebus.

Pour toi aussi il y aura dans mon royaume de profonds sanctuaires :

ici, je mettrai tes oracles, tes secrets, les destins

que tu dis à mon peuple et je te consacrerai des hommes, bien choisis,

ma douce. 

vol d'ordinateur (après)

 

Le 16 mars 2013 quelqu’un est rentré dans la maison duhau, c’est dans la nuit, entre minuit et 4 heures du matin, je parierais sur 4 heures du matin, nous étions levés, à peine avions-nous dormi, 4 heures du matin la porte béait, un chat noir frôlait l’escalier, à cause du chat j’ai crié, la porte béait, l’ordinateur avait quitté la maison il l’avait fait emmitouflé de vêtements d’enfants, vers 8 heures trouver les vêtements d’enfants roulés dans la rue et c’est fini. Avec lui l’ordinateur toshiba 13.3 pouces emportait l’histoire recommencée de Pauvre Tom, l’Edgar de Shakespeare, j’ai laissé passer du temps et j’ai vu les eaux nous tomber dessus comme elles étaient tombées (en tempête) dans le document enfui avec toshiba sur Pauvre Tom sur pauvre Lear sur leurs accompagnants, j’ai vu les eaux nous tomber dessus, des ciels jusqu’à la cuisine, passant par le plafond (pas étanche il faut le constater), sur ma tête, sur nos têtes l’eau coulait verticale – puis horizontale courait dans les canalisations de cuivre des années 60. Des canalisations usées l’eau fluait, coulait pour de bon, se répandait au sol, sur les planches et planchers, cependant je faisais une sorte de deuil (Pauvre Tom) pensant à ce qui restait  :

– la crue des eaux, celles d’en bas et la chute de celles d’en haut

– la vraie fausse chute de Gloucester (il croit tomber sur parole de Pauvre Tom alias Edgar son fils et tombe à l’endroit où il était déjà – il était déjà tombé, répétition de la chute ou bien : nous n’irons jamais qu’à l’endroit où nous sommes)

– un autre personnage, appelé Tom par simplicité, sur les épaules de qui les eaux tombent, sur ses épaules seules, partout ailleurs le soleil ou le temps sec se maintient, sur lui et ses épaules tout tombe, il est l’excès lui-même, il rassemble l’excès

– la folie (ou assimilé), le fou ou le Fou de chez Lear

– le vagabond (à ce propos, ce que devenaient les mondes, ce que devenait le monde qu’on disait commun avec déplacements, des uns vers les autres, migrations d’ici vers là-bas, en haut toujours plus haut suivant de nouvelles routes et jouant de détours (les routes les plus difficiles sont les plus sûres, on n’attendra pas les retardataires), les déserts et les pays qu’on porte courant après le guide sous les semelles déchirées (l’aventure, faire l’aventure c’était la possibilité de finir (d’en finir) à chaque pas, ce qu’étaient à côté du désert du Niger à côté de celui de l’Algérie, à côté des traitements libyens les centres de rétention administrative français, je dis même pas les espagnols je dis pas les grecs je dis pas les autres mais les CRA français : le goulot ou le ghetto de trop, celui bien propre bien ordonné et sans passage à tabac, V ou D s’y amollissaient, y torturaient leur rapport au temps), pour ne pas lâcher il n’y avait que d’avancer, là-bas, encore, plus haut, plus loin, sans tenir compte des passages à tabac des rackets fatigues morts furtives et nombreuses jusqu’à la dernière qui vient ne vient pas va venir, sans tenir compte des insultes et des ignorances et au bout du compte, non, ça ne peut pas être ça, au bout du compte, non, pas ça, Europe, avec l’idée des euros par liasses que tu ramasses quand tu te baisses et tu te baisses plus qu’à ton tour mais pour rien, pas ça ; reste un attachement, un lien antique une figure maternelle et enfantine et de toute façon très antique, ça y est c’est l’exil

– l’image vue revue d’un homme qui porte dans ses bras un enfant ou une enfant, ici l’enfant est une fille, elle s’appelle Gabrielle, jupes, joue roses, a joué des tours aux uns aux autres, elle est liée à toute sorte d’événements dont un, que j’avais écrit, resté dans toshiba enveloppé de vêtements d’enfants qui a pris la porte le 16 mars, dont un, donc : Gabrielle rendait un jeune flic, Ziad, fou d’amour, ils revenaient de loin tous les deux, à la fin ça finit, l’histoire, ainsi : Ziad porte dans ses bras le corps déjeté de Gabrielle, ses jambes tombent, son cou est renversé, elle est morte, Ziad avance, pas lents, les ciels ne pleuvent plus sur eux,il n’y a plus rien d’un excès quelconque, fin des ciels et des routes, en même temps. Fin du récit. Des récits ? Le roi Lear et Cordélia, j’y ai pensé.

Il fallait recomposer, j’aimais l’idée que ça avait été fait, déjà, une fois ou plein de fois et qu’il fallait recommencer. Cependant les jours se suivaient, les rêves et les coups de téléphone aussi et des idées se suivaient (avec de brusques, tristes, angoissantes suspensions), il pleuvait sans cesse, on était à la fin du mois de mars, dans la nuit j’avais trouvé l’idée d’une montagne à gravir et nous la gravissions et j’avais perdu quelqu’un de très cher (je le sus par la suite : le très cher n’était pas loin, il dormait sur la pelouse, en retrait), j’avançais et tout là haut un écrivain parlait, ses paroles étaient d’or, les plaines disposées sur la haute montagne étaient d’or elles aussi, on se doutait (quant à moi la perte du très cher me mettait la puce à l’oreille) que n’étaient si faciles ni l’or ni les paroles ni les blés ni les dispositions, quelqu’un parlait auprès de moi qui commentait les paroles magnifiques de l’écrivain (ce qu’il disait de précieux, de précis) : une fille qui contredit l’écrivain et m’empêche d’écouter, j’appelle la fille Gabrielle pour simplifier, Gabrielle d’aujourd’hui et de mon rêve qui ne cesse de contredire, de trouver des difficultés et des embûches à la sérénité de l’écrivain et à ce qu’au réveil je dois bien appeler amour, à l’amour oui, qu’il exprimait, l’écrivain, non pas amour du général mais amour de Gabrielle elle-même, de la Gabrielle qui n’en voulait pas, de l’amour, qui ne voulait pas être dupe, est-ce que je sais. Qui se méfiait, Gabrielle, de ce que disait de radicalement amoureux le bonhomme sur la haute montagne aux blés crevés.

J’ai pensé à une figure échappée jusque là (restée dans le toshiba échappé) : une fille Hannah cachait une autre Hannah. J’ai quelques personnages, Hannah deux fois, Tom deux fois, Ziad et Gabrielle. Quant aux 2 Hannah, l’une est infirmière, elle a trouvé la deuxième aux urgences, la deuxième avait perdu son identité, sa mémoire, ses histoires. Elle avait sur elle beaucoup d’argent (des liasses), une perle rouge (rubis, ancienne boucle d’oreille détachée de son support) et elle était vêtue comme un homme. La première Hannah recueille la deuxième, l’habille, la cache, lui donne son prénom, à défaut de sa mémoire. Ça faisait un bon prologue, à défaut d’un bon début.

non variable

On dit que les immolations se poursuivent. Hier très légèrement au nord de chez nous à l’ouest un homme a préparé le sacrifice, a envoyé un 1er mail puis un 2ème mail, il y avait ce décompte des jours travaillés dans l’année on lui avait dit On tombe sur une entourloupe vous devez 600 euros (cependant le patron des usines R promettait 30% de son revenu variable et s’il n’en recevait rien du variable, pas 70% mais rien, du variable, pour 1 année touchait aux 3 millions), une entourloupe alors l’homme 40 ans rentre chez lui, sourire tranquille aux voisins, 1 mail et un 2ème mail à Pôle emploi, je vais mourir devant chez vous, 1 coup de fil, On vous fait cadeau des 600 euros et lundi c’était fermé et mardi il y avait les flics mais il faut partir en bouquet et beauté, l’homme est venu en bus le mercredi s’est aspergé d’essence dans le dos des flics, quand on veut finir en bouquet apothéose on finit on asperge on cachette on court le briquet dans la main droite on dresse les mains on court encore tandis que les flammes montent lèchent, on vient mourir devant les flics devant la porte de Pôle Emploi, ils lui avaient dit On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômages alors que vous travailliez vous ne nous l’aviez pas déclaré 600 euros un non variable de 600 euros que vous devez à l’Etat et tout ça ça va finir avec sourire, tranquille, il cachait bien son jeu s’il était déprimé, un bidon d’essence le dernier, un briquet le dernier et les flammes jusqu’aux pieds des flics qui veulent l’empêcher de finir en bouquet pour le non variable à payer 600 euros, 40 ans, On va vous les retirer les 600, on appelle les flics les pompiers vous ne monterez pas la gerbe puissante que vous êtes avec vos 600 euros de moins / de plus avec votre entourloupe votre sourire tranquille, vous ne la monterez pas votre gerbe de feu, il l’a montée puis elle est tombée, dedans un corps, ce corps, 40 ans, 600 euros, pieds des flics et seuil de Pôle Emploi.

Sémélé & Junon, livre III, les métamorphoses, Ovide

La rumeur est double : pour les uns la déesse semble

Plus cruelle qu’il n’est juste. Les autres la louent, la disent digne

De sa stricte virginité. Tous se trouvent des raisons.

Seule l’épouse de Jupiter ne dit rien, ni ne blâme ni n’approuve,

Juste  se réjouit du désastre sur la maison que conduit Agénor

Et ce qu’elle a amassé contre la putain de Tyr comme

Haine, la transfère sur toute la famille. Voici que s’ajoute

Une raison nouvelle : elle souffre que soit grosse de la semence du grand

Jupiter, Sémélé ; elle se laisse aller, va faire une scène mais :

« A quoi m’ont servi toutes ces scènes ? » dit-elle.

C’est cette femme que je dois trouver, cette femme, si je suis bien

La grande Junon,  que je dois perdre, si ma main

A le droit de tenir le sceptre de pierreries, si je suis reine et de Jupiter

Si je suis sœur et épouse. Sœur, c’est sûr. Ce n’est qu’une simple coucherie ?

La fille s’en contente  – et pour moi une petite honte.

Mais elle est enceinte. Il ne manquait plus que ça. Son crime, tout le monde le voit,

Elle en a plein le ventre, et mère, ce que moi j’ai eu à peine, elle veut

De Jupiter seul, l’être. Quelle confiance en sa beauté.

Elle va se la perdre, je le jure. Ou je ne suis pas fille de Saturne si elle

Ne pénètre pas, noyée par son Jupiter, dans les eaux du Styx. »

Junon se lève de son trône. Cachée sous un nuage roux

Elle approche du seuil de Sémélé. Elle n’ôte pas le nuage avant

D’imiter une vieille, pose des cheveux blancs sur ses tempes,

Laboure sa peau de rides et d’un pas tremblant

Porte ses jambes courbées ; elle se fait aussi une voix de vieille,

Celle de Béroé d’Epidaure, nourrice de Sémélé.

Après qu’elle a trompé Sémélé par ses paroles, qu’elles ont longtemps parlé,

Elles en viennent au nom de Jupiter. Elle soupire : « je souhaite

Que ce soit bien Jupiter », dit-elle, « mais je crains tout. Nombreux

Sous le nom de dieux les hommes qui entrent dans des couches sages.

Et si c’est Jupiter  ce n’est pas assez ; qu’il donne une preuve d’amour

Si c’est lui le vrai ; grand et beau comme il est quand la haute

Junon le reçoit, aussi grand et aussi beau, demande

Qu’il te donne ça en t’embrassant, qu’il prenne sur lui toute la gloire. »

Junon avait influencé la fille de Cadmos, l’ignorante.

Celle-ci demande à Jupiter un cadeau, qu’elle ne nomme pas.

Le dieu : « choisis, dit-il, tu ne connaîtras aucun refus,

Crois-moi, que m’en soient témoins les dieux

Du torrent du Styx ; il fait peur, ce dieu, même aux dieux. »

Joyeuse de son malheur et puissante à l’excès et prête à mourir d’être

Obéie par son amant, Sémélé : « comme tu es quand la fille de Saturne, dit-elle,

T’embrasse, quand vous entrez dans le pacte de Vénus,

Donne-moi ça. » Elle parle encore, le dieu veut lui fermer

La bouche. Déjà elle est partie, la voix rapide, dans les airs.

Il gémit. Rien à faire, elle ne peut pas ne pas avoir désiré ni lui ne pas

Avoir juré. Alors, infiniment triste, dans les hauteurs

Du ciel il monte et d’un signe de tête fait suivre

Les nuages auxquels il joint les orages, les éclairs mêlés

Aux vents, le tonnerre et la foudre bien sûr.

Autant qu’il peut, il essaie d’abandonner ses forces

Et non, le feu avec quoi il a battu Typhon aux cent mains,

Il ne s’en arme pas; il  y a trop de férocité là-dedans.

Il y a une autre foudre, plus légère, à quoi la main des Cyclopes

A donné moins de cruauté, moins de flamme et moins de colère.

Les dieux l’appellent foudre seconde. Il la prend et entre

Dans la maison d’Agénor. Le corps mortel ne supporte pas

Le déchaînement et prend feu, sous le cadeau d’amour, dans les airs.

Le bébé inachevé du ventre maternel

Est arraché et tout tendre (s’il faut le croire)

Est cousu dans la cuisse du père pour finir son temps de mère.

En douce Ino sa tante le prend au berceau,

Et l’élève ; puis on le donne aux nymphes de Nysa qui

Le cachent dans leur grotte et le nourrissent de lait.

l'ABCDIRE, le retour

Abécédire 

ABéCéDire se veut « dictionnaire des idées          reçues »          pour aujourd’hui. Il comporte près          de 60          entrées, 60 regards sur notre temps, proposés par 15 auteurs          différents. Des avant-gardes          au dandysme, à la dialectique prévention/répression, en          passant par          l’infantilisation dans les ID-TGV, les zones d’attente, le          management ou l’héroïsation          dans les rhétoriques politiques.

Leslie Kaplan, et Alain Helissen nous rappellent que le langage est un enjeu pour la          démocratie.

Pourquoi cette tentative de pastis citoyen ? Tout nous renvoie au « trop de réalité » dont parle Annie Le Brun , à la démobilisation par la trivialité contenue dans   ce pseudo-réalisme paradoxal, fuite en avant dans l’abstraction et les conventions de l’Economisme avec sa grande Hache.

Il y a donc plus que jamais urgence de nous asseoir sous l’ arbre à contes, l’arbre à          palabres ! C’est le projet de l’Abécédire, qui veut aussi mettre en commun les          instruments et ingrédients d’un petit laboratoire de l’ambivalence, remonter la généalogie de nos consentements, et de l’aplatissement du réel en nécessité,  dire la complexité !

 

Antoine Berce, Michel Chantrein, Marie Cosnay

les mains des coiffeuses pour dames

Coline, en classe de 4ème, m’a dit : mon frère il ne pense qu’à la musique, c’est pas une vie, ça, il faut être un peu plus sérieux pour avoir un métier.

Je connais un type qui reçoit de nombreux adolescents dans son cabinet, il dit : ils sont narcissiques, les jeunes d’aujourd’hui. Narcissiques, le type en question doit savoir de quoi il parle.

Peut-être ont-il la trouille, les adolescents d’aujourd’hui et la trouille a différentes façons, c’est vrai que la façon de Coline, à la fin des années 70, on ne l’aurait pas choisie.

Julie est en 5ème et comme la déesse Diane dans le mythe d’Actéon elle dépasse tout le monde, dans la classe, d’une bonne tête. Elle vient me voir à chaque début de cours, elle a mal quelque part, voudrait rentrer chez elle, aller à l’infirmerie. Aujourd’hui elle a dit : j’ai tellement de symptômes, a souri d’un air entendu, peut-être savait-elle ce qu’ils racontaient, ses symptômes.

Paul a 12 ans, il ne peut pas aller à l’école. Il a mal au ventre. Il joue sur son ordinateur le long des journées tristes et regrette les cours d’histoire qui le passionnaient. Ses parents décident un jour que malgré la violence que ça lui fait il ira au collège, passons sur le parcours de combattant, Paul va à l’école et il dit qu’il ressemble à tout le monde, maintenant, ça fait du bien.

Théo caresse son ventre sous le tee-shirt, depuis qu’il a un peu poussé, les angoisses de corps l’ont quitté, l’espace n’est pas le même espace, il se lève le matin et se couche le soir, le corps répond.

Alexandre s’est fait couper les cheveux et quand on lui dit que ça lui va bien, il dit, l’enfant de 12 ans : maintenant je les garderai toujours comme ça.

Léa, 11 ans, dit qu’elle a eu un Ipad a Noël, elle est étonnée d’apprendre qu’on peut y lire des livres, je lui montre lesquels, elle dit : je n’ai pas le droit. Tu n’as pas le droit de télécharger un livre ? Je suis sceptique mais elle insiste : non, juste la musique et les films.

Gustavo et Esteban racontent à la classe épatée le mythe de Phaéthon, l’un dit et l’autre mime, façon break dance.

Gaétan, quand on lit que les chevaux de César, consacrés au Rubicon et à ce moment entre tous qui décide de l’avenir de César Rome l’Occident, « ont pleuré abondamment » en présage de la mort de Jules, dit : ils avaient quelque chose de divin ces chevaux et ils pleuraient sur toute la suite des temps.

Ils ont la trouille, les enfants, ils regardent des bêtises sur leurs écrans, reçoivent plus d’excitations qu’ils n’en supportent et ils ont mal partout. N’empêche, ils sont là, courageusement, à comprendre les chevaux qui pleurent et à défaire la mécanique d’une proposition relative.

C’est pas comme ma coiffeuse – elle n’a pas cette chance. Elle aurait voulu prendre quelqu’un a mi-temps pour s’occuper, à mi-temps, de son bébé de 4 mois Les charges sont trop élevées, dit-elle. Elle poursuit : gauche ou droite, tous les mêmes. Ils savent s’occuper que des homos. Et de faire payer les petits. Ils ne devraient pas fâcher l’église en ce moment.

Ah ?

Les islamistes sont là ! Dans un an tu ne pourras plus sortir dans le quartier sans le voile !

Le quartier aimerait protester, mais il est comme moi : estomaqué. Ah.

Oui et si tu le portes pas on te coupera les mains !

Ou la tête ?

La tête oui, et pire.

Bien, les islamistes me couperont pire que la tête, si les charges pour les petits continuent à être élevées et si on continue à maltraiter, avec ces histoires d’homos, l’église.

Ma coiffeuse : narcissique, trouillarde ? Bien sûr c’est la bêtise qui nous saisit d’abord mais ça n’explique rien – et puis ce n’est pas juste. La coiffeuse prend en vrac la peau des choses reçues, elle la compose, recompose au gré de ses besoins de réassurance. Elle pose toute sa colère son mal-être sa tristesse de femme aimée à demi sur un objet, un seul, dicté par les années qu’on a derrière – mais pas seulement.

La guerre au Mali, avec les représentations qu’elle convoque de cohortes d’assassins, colonnes d’islamistes prêts à couper les mains : ce sera peut-être une réussite de François Hollande. Si la guerre dure peu, si les conséquences sur les Touaregs sont pensées, si et si, si la Françafrique n’est pas dans le coup, peut-être, alors, ce sera cette guerre, une réussite personnelle de François Hollande.

Mais on ne peut pas avoir oublié : presque 20% des voix à Marine Le Pen au 1er tour de mai 2012. On l’a lu, on l’a dit alors : si on rate quelque chose, là, si on oublie les petits, comme dit la coiffeuse d’elle-même, on est mal.

Aujourd’hui, les flics eux-mêmes font des descentes musclées dans les camps de Roms, Valls n’y voit rien à redire, un maire socialiste, près de Lyon, organise une classe spéciale Roms dans une salle du commissariat de police et Hollande s’en va défaire les Islamistes du Nord Mali.

Étonnant comme la coiffeuse de mon quartier reçoit les choses : ses symptômes ne sont pas physiques comme ceux de la petite Julie et du petit Théo. Elle grossit l’objet (la colonne d’Islamistes s’approchant de Bamako et de chez elle, déterminés, les assassins, à couper pire que la tête à quiconque est une femme et toute petite, toute petite et pleine de charges). Et elle rétrécit le sujet. Petite. Courbée sous les charges. Pour qui on ne fait rien, ni la gauche ni la droite (ni son mari ?)

On le sait, que ça fonctionne, grosso modo, comme ça. Et on sait ce que peuvent les représentations quand on est si fragile. Nos adolescents narcissiques de tout à l’heure le savent, eux, en tout cas. Malgré ou avec leurs écrans, jeux, ras le bol, fatigues et renoncements. Le journal Le Monde publie une enquête ce 28 janvier : les français ont peur de l’islam et sont en recherche d’autorité. Le dire et le répéter n’alarme plus ?

C’est un devoir, un devoir urgent pour François Hollande, de prévoir la loi pour le vote des étrangers aux élections locales. Ce n’est pas un gadget. Les étrangers voteront et c’est à eux qu’on parlera alors. Aucune indulgence pour le terrorisme, bien sûr mais une attention à ne pas tout confondre, islam, islamisme, terrorisme, assassins… Ce qu’entendra la coiffeuse de mon quartier sera différent de ce qu’elle entend aujourd’hui. Et ce qu’elle pourra recomposer comme monde à la mesure de sa compréhension (comme on le fait tous) ne sera pas celui qu’elle fabrique aujourd’hui – plein de cohortes barbues qui viennent amputer les mains des coiffeuses pour dames dans les quartiers populaires.

 

Des aubes particulières