Arachné (Ovide, VI, 3-104)

Pallas : « louer est peu de chose. Il faut être louée.
Ne pas laisser sans punir mépriser ma divinité. »

Elle tourne son idée vers le sort d’Arachné de Méonie.
Celle-ci ne lui cédait pas dans l’art de tisser la laine :
elle s’en vantait. Ni par son état ni par son nom elle
n’était célèbre – mais par son art. Son père était Idmon de Colophon,
il teignait de pourpre de Phocée les laines qui ont soif.
La mère était morte mais venait du peuple
comme son mari. Arachné pourtant dans les villes
s’était fait un nom inoubliable, à force de talent, même si
elle était née dans une petite maison et habitait la petite Hypaepa.
Pour voir son magnifique travail souvent
les nymphes laissaient les vignes du Timolus,
les nymphes laissaient les ondes du Pactole.
Un plaisir : regarder les robes toutes faites, mais surtout,
regarder comment elle se font, il y a de la beauté dans cet art.
Soit elle roulait la laine brute en pelotes,
soit elle pressait le travail entre ses doigts, attendrissait d’une longue
poussée les cordons qui ressemblaient à des nuages puis recommençait,
soit elle tournait le fuseau arrondi d’un pouce léger,
soit à l’aiguille elle dessinait : on la disait élève de Pallas.
Elle le niait, choquée d’avoir une maîtresse, même grande :
« qu’elle se batte contre moi. Vaincue, je ne refuserai rien. »

Pallas imite une vieille dame, à ses tempes colle de faux cheveux blancs
et d’un bâton soutient ses membres fragiles.
Elle commence : « le grand âge ne nous porte pas que
des maux à fuir. L’expérience nous vient avec les années.
Ne méprise pas mon conseil. Cherche toi la plus belle
réputation de faiseuse de laine chez les mortels.
Cède à la déesse et pour tes paroles, prétentieuse,
à voix suppliante, demande le pardon. Ce pardon qu’elle donnera à qui le demande. »

Arachné la regarde de travers, abandonne les fils commencés,
retient à peine sa main, son visage montre une colère
noire et elle répond à Pallas :
« Pauvre folle, au bout de ta longue vieillesse,
avoir trop longtemps vécu, quelle misère. Que t’écoute
ta belle-fille si tu en as ou si tu en as, ta fille.
Moi j’ai assez de mes conseils à moi. Ne crois pas
m’être utile avec ton avis. Mon opinion reste la même.
Pourquoi ne vient-elle pas elle-même ? Pourquoi évite-t-elle le combat ? »

Alors la déesse : « elle est venue ». Et elle retire sa forme de vieille
et se montre Pallas. Les nymphes adorent sa divinité,
les femmes de Mygdon aussi. La seule qui n’a pas peur, c’est la fille.
Elle a rougi – subite, la rougeur a marqué malgré elle
son visage puis s’évanouit comme l’air
pourpre le fait dès qu’Aurore bouge,
comme après un petit temps l’air blanchit, soleil levé.
Arachné reste là, dans le désir d’une palme stupide
elle court au malheur ; la fille de Jupiter ne recule plus,
ne prévient plus, ne diffère plus le combat.

Tout de suite les deux s’installent, d’un côté et d’autre,
tendent deux toiles sur le fin métier à tisser ;
toile nouée, un roseau sépare le métier,
au milieu, la trame, de la navette aiguë, se faufile,
les doigts la prolongent et entre les métiers
les dents taillées dans le peigne qu’on frappe cognent.
Toutes les deux vont vite, une robe ceint leur poitrine,
leurs bras habiles bougent, le talent trompe le travail.
Là, la pourpre qui sent le cuivre de Tyr
est tissée avec des ombres fragiles aux petites nuances
– comme après que les rayons du soleil sont frappés par la pluie un arc
couvre le ciel immense d’une longue courbure,
au-dedans, variées, les ombres brillent de mille couleurs,
juste le passage trompe les yeux qui regardent,
ce qui se touche est semblable, juste les extrémités se distinguent.
Là, l’or souple se mêle aux fils
et de la vieille histoire est racontée sur la toile.

Pallas, c’est le rocher de Mars, sur la citadelle de Cécrops,
qu’elle peint. Et l’antique débat autour du nom de cette terre.
Les douze dieux du ciel, sur leurs sièges hauts, Jupiter au milieu,
en majesté sacrée, sont assis. Jupiter, image royale.
Elle fait le dieu de la mer : debout, qui frappe de son long trident
les rochers escarpés. Du milieu de la blessure du rocher
bondit le flot, preuve qu’il réclame la ville.
A elle-même elle se donne le bouclier, se donne la lance de pointe aiguë,
se donne le casque pour la tête ; sa poitrine est défendue de l’égide,
elle figure que la terre, frappée de la pointe de sa lance
fait naître un olivier avec des fruits pâles,
et les dieux admirent. Une Victoire pour la fin.
Pour que sa rivale comprenne par l’exemple de sa gloire
le prix qu’elle peut attendre pour sa folle audace,
aux quatre coins elle ajoute quatre combats,
clairs de couleur, différents parce que modèles réduits.
Dans un coin, on a Rhodope de Thrace et Hémus,
aujourd’hui montagnes glacées, corps mortels alors,
qui avaient pris sur eux les noms des plus grands dieux.
Le sort lamentable de la mère de Pygmée
de l’autre côté. Junon l’a vaincue au combat, a ordonné
qu’elle soit une grue et qu’elle déclare la guerre à son peuple.
Elle peint aussi Antigone qui a osé rivaliser
avec l’épouse du grand Jupiter, la reine Junon
l’a changée en oiseau et ni Ilion ni son père Laomédon
n’ont empêché que toute blanche, vêtue de plumes,
cigogne, elle ne s’applaudît elle-même de son bec cliquetant.
Il reste un côté, c’est Cinyras en deuil,
les escaliers du temple, les membres de ses enfants,
il les embrasse, se jette sur la pierre, pleure. C’est ce qu’on voit.
Pallas dessine sur les bords les oliviers de la paix.
C’est une manière, par son arbre, de mettre fin à son travail.

Arachné dessine Europe, trompée par l’image
d’un taureau. On dirait un vrai taureau, de vrais flots.
On voit Europe qui regarde les terres qu’elle quitte,
on la voit crier vers ses compagnes et craindre le toucher
de l’eau bondissante et relever ses pieds timides.
Elle fait aussi Astérie, prise par un aigle en lutte,
elle fait Leda, couchée sous les ailes d’un cygne,
elle ajoute, caché sous une image de Satyre, Jupiter,
il donne deux bébés à la très jolie fille de Nyctée.
Le voici Amphitryon avec toi, reine de de Tirynthe, il prend,
il est or avec Danaé, feu pour jouer avec la fille d’Asopus,
berger avec Mnemosyme, serpent bigarré avec la fille de Déo.
Toi aussi, Neptune, changé en taureau fou
de la fille d’Eole, elle te dessine ; sous visage d’Enipée
tu conçois les Aloïdes, bélier tu abuses de la fille de Bisalte
et elle t’a senti passer, blonde de cheveux, la mère très tendre des moissons,
elle t’a senti cheval et elle, avec sa crinière de couleuvres, t’a senti oiseau,
la mère du cheval-oiseau et elle, Mélantho, t’a senti dauphin.
A chacun elle rend son apparence, aux lieux elle rend leur
apparence. Voici Phoebus en image de paysan,
avec une fois les plumes de l’épervier, une fois la peau d’un lion,
berger il joue de la fille de Macarée, Issé,
Liber déguisé en grappe de raisin trompe Erigone,
Saturne en cheval donne vie à Chiron-le-double.
Le bord de la toile, cerclé d’une fine frange,
montre des fleurs et du lierre tout entrelacés.

Pallas ne peut rien, la Jalousie ne peut rien
contre ce travail ; la mégère blonde souffre de ce succès,
déchire l’oeuvre de couleur, les crimes des dieux du ciel tissés,
elle tient la navette, venue du mont Cyrore et avec,
trois fois, quatre fois, frappe le front d’Arachné.
La pauvre ne supporte pas. Désespérée, d’un lacet elle se serre
à la gorge. Elle est pendue, Pallas a pitié et la soulage :
« que tu vives mais vive pendue, pauvre fille ! » dit-elle.
« Et cette même loi, cette peine, n’espère pas sur l’avenir,
je l’édicte pour toute ta famille, tes nerveux lointains. »
Elle s’éloigne et l’arrose des sucs d’une herbe d’Hécate,
aussitôt les cheveux touchés du triste poison
tombent, et avec eux le nez et les oreilles,
la tête devient minuscule, elle est toute petite de corps,
à son flanc des doigts maigres s’accrochent, comme des jambes,
tout le reste est le ventre. Il lui reste pourtant de quoi
tisser, l’araignée travaille comme autrefois sa toile.

Hermaphrodite, chez Ovide (Métamorphoses, IV, 288-386)

Un enfant de Mercure et de la déesse de Cythère
est nourri par les Naïades sous les grottes de l’Ida.
Il a un visage où mère et père
peuvent être reconnus ; son nom aussi, il le tire d’eux.
Il fait trois fois cinq années, il quitte
les montagnes paternelles et laisse l’Ida nourricière,
se réjouit d’errer en lieux inconnus, de voir des fleuves
inconnus, son plaisir amenuise sa fatigue.
Après les villes de la Lycie, celles de la Carie,
voisines de la Lycie ; il voit ici un étang d’eau
transparente jusqu’au fond
des sols, ici ni roseaux de marais,
ni algues stériles ni joncs de pointe aiguë
mais une surface diaphane ; les bordures du lac sont cerclées
d’un gazon vif et d’herbes toujours bien vertes.
Une nymphe y habite. Qui n’aime pas la chasse, qui ne va
ni tendre l’arc ni faire des concours de vitesse.
Seule naïade que Diane la rapide ne connaît pas.
L’histoire dit que ses soeurs lui répétent :
« Salmacis, prends un javelot ou des des carquois colorés,
partage ton temps entre loisir et chasse cruelle. »
Mais elle ne prend pas de javelot ni de carquois colorés
et ne partage pas son temps entre loisir et chasse cruelle.
Parfois elle baigne son beau corps dans la fontaine,
souvent elle lisse au peigne de Cytore ses cheveux
et pour savoir ce qui lui va, elle consulte les eaux regardées.
Un voile transparent tout autour de son corps,
elle se couche dans les douces feuilles et les herbes douces.
Souvent elle cueille des fleurs. Et tandis qu’elle cueille,
elle voit un garçon ; à peine vu, elle veut l’avoir.
Elle ne s’approche pas encore, pressée de s’approcher,
se prépare, observe son voile,
étudie son visage : on peut la trouver belle.
Alors elle se lance : « garçon digne qu’on le croie
un dieu, si tu es un dieu, tu peux être Cupidon,
si tu es un mortel, heureux ceux qui t’ont fait naître.
Et comblé ton frère et très chanceuse, c’est sûr,
si tu en as une, ta soeur, et la nourrice qui t’a donné le sein.
Mais beaucoup plus, beaucoup heureuse que tous, elle,
si tu en as une, ta fiancée, si tu acceptes de l’épouser.
Si jamais tu en as une, donne-moi un plaisir furtif,
si tu n’en as pas, ce sera moi, nous irons au lit ensemble ! »
Après cela, la Naïade se tait. La rougeur a marqué le visage du garçon,
il ne sait pas ce qu’est l’amour. Mais cela lui va bien de rougir.
Cette couleur est celle de l’arbre de plein soleil où pendent les fruits,
ou de l’ivoire teinte, ou, de blancheur rougissante,
quand on frappe le bronze pour l’encourager, celle de la lune.
La nymphe réclame sans fin, au moins comme une soeur,
des baisers, elle porte ses mains au cou d’ivoire et lui :
« tu arrêtes, oui ? Ou je m’en vais et te laisse seule ici. »
Salmacis est épouvantée : « je libère les lieux,
étranger », dit-elle : demi-tour, elle fait semblant de s’éloigner.
Elle regarde en arrière, au coeur d’une forêt d’arbrisseaux
elle se cache, fléchit le genou, se baisse. Lui,
comme personne ne le voit au milieu du désert d’herbes,
il va par ici et par là et dans les eaux qui jouent
plonge le bout du pied, son pas jusqu’au talon.
Aussitôt, pris par la caresse des eaux,
il ôte son linge doux de son corps tendre.
Il plaît à Salmacis. Du désir de la forme nue
elle brûle. Les yeux de la nymphe s’enflamment
comme, très resplendissant, pur rayon,
Phoebus, reflété dans l’image, en face, d’un miroir.
A peine elle peut attendre, à peine elle diffère la jouissance,
elle désire le baiser tout de suite, tout de suite elle est folle, ne se retient pas.
Lui, vif, tapote son corps du creux de ses mains,
saute dans le bain, bouge un bras puis l’autre,
brille dans les eaux limpides, comme si on couvrait
une statue d’ivoire, d’un verre clair, ou un lys blanc.
« J’ai gagné, il est à moi ! », s’exclame la Naïade et tout
vêtement jeté au loin, elle plonge au coeur des eaux,
elle le tient, il se bat, elle lui prend des baisers de lutte,
glisse ses mains sous lui, touche sa poitrine, il ne veut pas,
par ici, elle se colle, et par là, au jeune homme.
A la fin il a beau faire effort pour échapper,
elle le serre comme un serpent que tient l’oiseau royal
et qu’il enlève dans l’air. Elle se lie à la tête pendante
et aux pieds et serre de sa queue les ailes déployées ;
comme font les lierres entrelacés aux longs troncs,
comme dans les profondeurs un rapace saisit son ennemi
et le maintient le fouettant de tous côtés.
Il tient bon, le petit fils d’Atlas, la jouissance espérée de la nymphe,
la refuse. Elle le presse, se joint à lui de tout son corps
comme si elle était collée : « tu peux te débattre, méchant, dit-elle,
tu ne t’échapperas pas. Dieux, ordonnez-le, qu’il n’y ait pas un jour
où il sera loin de moi ou moi de lui ! »
Ses voeux eurent les dieux. Les corps mêlés des deux
sont joints, le visage leur devient
un, comme quand on conduit deux branches sous une écorce,
elle se joignent en croissant, se développent ensemble.
Ainsi lorsque les corps sont unis, d’un ferme embrassement,
ils ne sont pas deux mais une forme double, on ne peut dire ni fille
ni garçon. Aucun des deux et les deux à la fois.
Lui, qui dans les eaux limpides est descendu homme,
quand il voit qu’il est devenu double sexe, que dans les eaux ses membres
se sont amollis, il tend les mains, et d’une voix qui n’est plus d’un homme,
Il dit, Hermaphrodite : « faites un cadeau à votre enfant,
mon père, ma mère, car je porte vos deux noms :
quiconque viendra homme dans ces fontaines, qu’il en sorte
demi homme et qu’au toucher des eaux, il mollisse d’un coup ! »

Pyrame & Thisbé

Un livre, le IV des Métamorphoses, Ovide. Un espace homogène, qui a un certain rapport avec l’oeil – l’espace peut être une idée mais il est avant tout ce que je vois, il s’étend, je veux dire : il a une étendue et des accidents (arbres, touffes, toits, murs d’argile, entrelacs de rues et ruelles, on en passe, des meilleures), c’est dans le livre IV et dans un certain espace que les amants galèrent.
Pour ces amants-là, s’aimer est une question de voisinage, le voisinage est un premier pas (primus gradus), c’est dire qu’il était vraiment question dans cette affaire de marcher (dans l’espace) ou de n’y pas marcher ; on entendra bientôt les grands dehors s’affoler, on saisira la perte, à perte de vue – on y contreviendra avec talent d’ailleurs, jusqu’à un certain point. La perte de vue ? C’est de ça qu’il s’agit. Livre IV, les Métamorphoses, Ovide.
Ils marchent loin derrière les portes : excedere ; ils sortent de la maison, exierint ; ils ne faut pas qu’il y ait d’errance pour eux, errandum, pour eux les spatiantibus, perdus dans l’espace ; on est lato arvo, dans le large champ. Dans le pays perdu. Dans la liberté du champ. Les amants. Vous les voyez les petits points d’amants ici et là et tout autour l’espace grandi, que seuls des toits des arbres des murs limitent ?
Un corps, qu’est ce que c’est ? C’est ce que, peu importe la matière et les atomes, le sécable ou l’insécable, on a besoin de localiser. Un point. Ce qu’on met quelque part. Certaines des choses de cette histoire sont des corps, existent entre ceci et cela, ici près de la fontaine et ici près de la grotte.
La liste des corps : un mur (visible). Ce qu’on sait du corps-mur c’est qu’il sépare la maison de Pyrame de la maison de Thisbé. Un arbre. Le corps-arbre porte des fruits, poma, qui ne sont pas des pommes mais des mûres. Ce qu’on sait de l’arbre : il est près d’une grotte et d’une fraîche fontaine (gelida fonte). Un corps, un point. Ces points-là : Pyrame, Thisbé, l’arbre mûrier, le mur. Auxquels s’oppose ce fameux espace large large, où vont ex ex ex (sortir sortir sortir) les deux amants. Mais séparément.
Peut-on reprendre la ballade au début ?
Il y a eu un premier pas pour l’amour, le voisinage. Puis l’interdiction des parents : il est interdit de s’aimer. L’amour a grandi, donc. Il était couvert, comme un feu, il a envahi le terrain couvert, s’est heurté au plafond. Puis il a trouvé latéralement, sur le côté, où se répandre un peu. Par une fine rima. Une fente. Une crevasse. Une rime, là où se lézarde la parole, là où ça s’évanouit un peu, se perd et pâlit. Un trou. Un trou dans le texte et dans le mur. Le texte et le mur, dont on peut être sûr comme d’un certain autre nombres de choses ici : l’arbre, les traces de la lionne dans la haute poussière, Thisbé, Pyrame.
Il y a aussi, en contrepoint, tout ce qui circule, transire, passe, force le passage, avance : les mots, la voix, le voile.
Retour à la rima, le trou dans le mur. Le mur est un corps, fini, que je peux voir. Il porte en lui sa propre contradiction : le trou. Le trou (l’absence de corps) permet à quelque chose de passer. Ce quelque chose c’est tout le problème de le définir alors restons-en là.
(Une bonne parenthèse : dans le rêve des chiffons liberty. Robes et foulards et même grelots, à se demander si ce n’était pas prendre de l’avance sur cette histoire tragique, celle des amants Pyrame et Thisbé, de Babylone. Etrangement les corps étaient couverts de fanfreluches roses, et dessous était ce à quoi je voulais en venir, en tout cas c’était avec des flots de sang).
Le mur est visible : il empêche et permet. Le trou : rien ne dit que les amants regardent au travers. Le trou est peut être un oeil (un globe qui reçoit et diffuse la lumière ténue) mais attention : un oeil pour l’oreille. Le mur était un premier pas. Le trou dans le mur, qu’on sent, devine et voit (un amant est assis d’un côté et l’autre de l’autre) empêche les corps, les exacerbe. Permet autre chose, cet autre chose est donc ce qui reste. Ce qui est si difficile à définir : le chemin de la voix. Vocis iter. Le trou dans le mur permet aux mots (verbis) d’aller vers les oreilles aimées (ad aures amicas).
Le corps est localisé et la voix, l’objet qui s’échange (qui circule) et à qui la rima (la fente, l’arrêt, la chute, la rime) permet la liberté ne l’est pas. Du moins la voix objet qui n’est pas corps possède une relative capacité à la vagabonderie. Les amants remercient le mur, d’ailleurs, car ils ne sont pas naïfs, ils se rendent compte que la voix mène le corps dans son empêchement, son annulation ou sa division (un amant d’un côté et un autre de l’autre) et s’ils veulent (certes oui ils veulent) transgresser l’impossibilité (comme un sultan voulait que sa danseuse se dévoile, ôte le premier voile, le deuxième, jusqu’au septième, pour arriver à la plus nue des nudités), les amants se rendent compte, intelligents, que l’impossibilité auquel mur et fente dans le mur les renvoient est mise en aventure dans cet objet flottant (je dis : circulant) qu’est la voix. La voix. Les mots.
Pyrame et Thisbé sont deux intellectuels (aventuriers de fortune) un peu scellés à leurs sièges, à leurs baraques. Ils rendent grâce au mur de permettre à la voix de voyager jusque dans les oreilles. Pas un regard. Pas un espace. Mais l’oreille. A ce propos, dès à présent : penser à un tuyau. Le tuyau qu’est le limaçon de la machine qui fait fonctionner l’oreille.
Un trou dans le texte ou le mur permet à l’objet-voix (cause du désir) de flotter un peu. Cependant il n’y a pas de paysage. Il n’y a pas d’espace, les corps sont immobiles. Les espaces existent (peuvent être vus) mais c’est loin, c’est dehors. D’un côté et de l’autre du mur troué, on imagine un appareil qui résonne, qui fait passer la voix. A quelle sorte de résonateur avons-nous affaire ? ce n’est pas n’importe lequel c’est un résonateur type tuyau (Lacan, séminaire X, sur l’oreille). Ça opère donc à la façon, si vous voulez, de quelque tuyau, quel qu’il soit, flûte ou orgue. . On n’est pas étonné : un appareil entre les deux, une petite combine, machination, un outil très utile, il faut bien qu’il y en ait.
Ah ne pas oublier, tandis que qu’on résume les éléments en présence avant la grande bascule, ne pas oublier qu’il y a le langage et qu’au langage articulé (verbis) s’ajoutent les plaintes, les longues plaintes (un langage plus modulé qu’articulé, non ?).
Les plaintes concernent l’absence, le désir (toujours) empêché, qui excite et torture.
C’est alors qu’on fait le deuxième pas, dirait Ovide (qui ne le dit pas). Les deux jeunes gens décident de sortir. D’aller plus loin (de dénuder la danseuse). Mais comme c’est paniquant, que l’espace est vaste et la plaine désolée (lato arvo), ils vont relocaliser les corps. Pour les corps trouver des corps, des petits concentrés d’espace. C’est un arbre. Un arbre, un arbre, répète Ovide – il me plaît que ce soit un mûrier. Un mûrier comme dans mon jardin avec racines sous les canalisations et tout le bazar qu’elles y font. Le mûrier d’Ovide a des fruits et il me plaît qu’on les appelle poma, même si mûre n’est pas pomme. Je les imagine, les fruits, à cause du nom, merveilleusement ronds et blancs. L’arbre, l’ombre, la petite pomme ou boule blanche sont des corps. Les amants sont ravis, ils sortent dans la nuit et le secret.
Et c’est là qu’a lieu la première embrouille : Pyrame ne sort pas. Comment mais comment peut-il être en retard ? Parce qu’il est en retard, il ne s’agit de rien d’autre que de ceci : il est en retard. Imaginons dans nos histoires un Pyrame d’assez bonne foi, un pas trop mécréant, un qui aime bien voir les inconscients démêlés chez les autres, imaginons un Pyrame qui dit : tu ne vas pas en faire une tragédie, c’est juste un retard, c’est rien, j’ai oublié, c’est bon.
On en reste là, en tout cas on essaie d’en rester là mais au fond on ne comprend rien à ce retard ou oubli juste au moment où. On voudrait faire un sort au retard ou oubli. On envisage des choses, des choses très rusées d’ailleurs, des presciences, par exemple Pyrame saurait à l’avance que des corps qu’on conduit plus loin que la voix, des corps qu’on veut en entier, ça ne peut pas fonctionner.
Bon, Pyrame n’est pas là.
Thisbé de Babylone est là. Elle est sortie voilée, ce qui est un détail. Ce sont les détails qui tuent.
Pyrame n’est pas là et Thisbé ne s’étonne pas mais elle l’attend dans la nuit. L’erreur ou retard ou oubli de Pyrame n’est rien et comme tous les riens, c’est dangereux. Rien : d’autres l’ont dit qui ont déclenché des tempêtes. Thisbé est un peu inquiète dans la nuit. La nuit est sauvage et, s’incarnant dans la nuit, ni corps ni objet flottant mais la toute-sauvagerie, l’impossibilité même, l’écorchement, voici en personne : la lionne.
La lionne vient. Thisbé après avoir fait un pas en avant en fait un en arrière. Pyrame n’arrive toujours pas, Thisbé s’enfonce dans la grotte (parce qu’il y a une grotte, l’espace fou avait prévu la grotte pour les corps). Quand Thisbé s’enfonce dans la grotte pour échapper à la sauvagerie elle perd son voile.
Il y a les traces (à défaut de corps). 1/ ce voile tombé dans la poussière. 2/ les empreintes de la lionne repartie vers d’autres aventures.
Cette Thisbé au chéri inconscient (qui arrive en retard comme pour signifier qu’il préfère les murs fendus) n’intéresse pas la sauvagerie en la personne (ou sous les poils) de la lionne.
Le voile tombe, la lionne dédaigneuse le déchire et l’ensanglante de sa gueule qui l’est déjà, ensanglantée, c’est sa fonction de lionne-sauvagerie. Elle dit, la lionne : c’est fini, vous deux. Ton amoureux n’est pas mal mais c’est roupie de sansonnet. La lionne déchire la cause du désir. On peut imaginer, Ovide n’en dit rien, que le désir de Thisbé la babylonienne pour Pyrame le babylonien en prend un coup à ce moment-là. Thisbé est toujours au fond de la grotte, elle imagine la lionne déchirer le voile et le bel amoureux en retard lui paraît aussitôt moins glamour.
Le voile sanguinolent traîne par là, donc. Il y a les autres traces : les empreintes sûres (vestigia certa) des pattes de la lionne, de la toute-sauvagerie, dans le sable ou la poussière. La poussière, terre ou sable mouvant est haut. Les empreintes ont marqué le sol : elles sont sanglantes.
Enfin, le héros de l’histoire, lui qui a pris du retard pour se rendre au rendez-vous secret et fatal (lui qui jusque-là se plaignait et entendait des mots en retour et écoutait les plaintes et donnait en retour des mots), lui qui a pris un retard certain, arrive à ce moment où les traces sont des preuves : un voile ensanglanté, une lionne qui a marché par là et la disparition du corps de Thisbé la babylonienne. Il ne lui en faut pas plus. Thisbé a été déchiquetée par la lionne. On se dit qu’il le désirait tellement. Il savait que c’était incontournable cette affaire de corps qui va trop loin.
Elle est morte, se dit Pyrame qui comprend ça parce qu’il s’y attendait en douce, en secret, sans savoir qu’il savait. Il n’a pas été très courageux, le héros babylonien, il a, sans savoir (un oubli, hein, un léger retard), évité de vivre la sauvagerie. Il le regrette aussitôt. Il se dit : mince, j’aurais pu être là quand la danseuse enlève le voile et qu’il n’y a plus de voile – la danseuse qui va être écorchée. J’aurais pu être danseuse et sultan. J’étais quelque part ou en quelque sorte la danseuse et le sultan puisque j’ai organisé le rendez-vous à l’ombre de l’arbre. Impuissant Pyrame ? Il regrette. Il est passé à côté de l’histoire de sa vie.
Pourtant, il pourrait, maintenant, filer, filer vite fait. File, file, Pyrame. Tu connaîtras bien d’autres choses, une vie calme simple ou triste où les objets que tu arriveras à dévoiler ou déchiffrer seront ceux de la science. Par exemple. Il aurait pu filer, le babylonien. Mais non. Il pense : Thisbé a vécu jusqu’au fond ce que moi je ne peux voir jamais. Et je veux voir.
(Marsyas écorché parce qu’il préférait la musique de la flûte, on y revient, tuyaux de Pan, à la lyre d’Apollon qui permet aux mots d’être articulés. Plus de mur : la mélodie de la flûte fait n’importe quoi : un objet perdu et flottant erre et vagabonde, s’échappe, dans les vastes champs, lato arvo, il ne reste plus qu’à en mourir écorché).
Impuissant et triste de l’être, on se dit, quand on entend Pyrame supplier les lions de lui faire sa fête, à lui aussi :

Mon corps, déchiquetez-le,
mes viscères de meurtrier, détruisez-les d’une morsure cruelle,
oh vous qui habitez sous ce rocher, lions !

Sur le voile ensanglanté, preuve que Thisbé y est passée, Pyrame pleure, il verse bave, salive et larmes, bientôt son sang. Le voile est un objet flottant (qui se déplace). Comme la voix. Il s’est bel et bien déplacé. De la tête de Thisbé au seuil de la grotte. Du seuil de la grotte à la gueule de la lionne. De la gueule de la lionne aux mains de Pyrame. La voix / le voile, avec la proximité signifiante complètement de hasard mais ne boudons pas ce plaisir. Pyrame se tue sur le voile, verse le sang et le sang bondit : il fait des jaillissements. Comme une tour qui s’élève dans les airs. Adieu le désir. Pyrame se tue sur un malentendu, puisque la pauvre Thisbé n’a rien connu de tout ça, elle est saine et sauve et vierge dans sa grotte. Un malentendu : dans une histoire qui a commencé par les oreilles.
Ce n’est pas fini mais on ne veut pas forcément finir. N’empêche Ovide parle, lui, maintenant, après la mort de Pyrame : il compare. A quoi compare-t-il (non pas les airs rompus mais) le corps rompu de Pyrame ? Il le compare, ce corps, à une flûte, un tuyau. Il le ramène à l’ouïe dont il était question. L’objet (l’outil, l’appareil, la petite machine) dont ils auraient pu se contenter, Pyrame et Thisbé, un instrument tiers entre un corps et un autre : le tuyau par lequel faire passer la voix et les mots (dans les oreilles aimées amies). Point. Au lieu de ça ils sont allés vagabonder, avec les malentendus que l’on sait (l’un a cru que l’autre avait connu l’ultime déchirement tandis que l’autre a cru que le premier avait oublié), au lieu de ça ils sont allés chercher des lions et à joindre les corps. Ils n’ont pas pu. Quand Ovide compare ça donne ceci :

Le sang bondit haut,
comme quand un tuyau au plomb abîmé
se coupe en deux et par le petit trou strident
giclent de longues eaux qui brisent les airs sous leurs coups.

Le petit trou qui reste fait du bruit : il siffle. On est passé de l’articulation des mots et des phrases à une sorte de cri qui accompagne cette colonne de sang qui gicle (ejaculatur) bien haut. Le sang est de l’eau, en tout cas est liquide et remplit les airs, les espaces. Quant au corps de Pyrame, il est coupé en deux.

(vase)

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Les rayons des fils électriques et les vols épars d’un oiseau, freux, corneille, parfois un martinet, c’est devenu rare. Les mouettes par bandes, rasant l’Adour glauque. Le jour se lève, il n’est pas brillant. S’il se lève pourtant c’est hissant un souvenir : le danger. Vite, quelqu’un à la rescousse. On a beau parler, on a beau se tenir terrible de tout corps (petits morceaux, tombés caressés), vite, vite, quelqu’un. C’est que le morceau est tombé et qu’il est question de ne jamais s’arrêter avant de pouvoir le ramasser : on va aller jusqu’au bout, dit-on, dis-tu, pense-t-on, penses-tu, on va aller jusqu’après, jusqu’à derrière la peau, écorchement et voile dernier, on va (amour) chercher avec cruauté ce qui échappe, on va fouiller derrière la peau et les pores, dans la chair vive, dans les tripes, le coeur, l’âme. C’est à dire le corps. Se taire. C’était le véritable instant du danger. C’était celui qu’on cherchait. Dans ces cas-là et ces matins-là, après la route (éventuellement les tempêtes) on est sans un mot. Et le pire, sans un regard.
Celui que tu aimais, que tu croyais aimer, désirer, l’objet du fond du vase, tu ne le vois pas. Tu regardes, mais son absence.

une enfance à pied

Ce rêve, début décembre et giboulées terribles, ciels complètement dévastés qui dans l’après midi deviennent des géométries de soie, géométries à deux ou plusieurs plans, il y a l’espace noir et les abscisses et ordonnées pour la place du petit rouge, du petit bleu foncé, très bien dessiné, à peine un peu, au milieu, en touffe, ébouriffé.
Ce rêve-ci, le dernier j’ai supplié, le dernier de toute l’enfance, l’enfance qui est une enfance à pied et n’en finit pas (une enfance sur les rotules, j’y descends, je dirais, non comme on descend aux Enfers mais quand même j’y descends).
Je commencerai par où le souvenir revint, moi qui ai fait une demi-journée depuis, et pas des moindres, avec la tristesse, ça oui, mais pour qui, pour quoi, je ne savais plus.
Le souvenir est revenu quand j’ai lu dans l’autre livre, Lear et cie, que les lettres allaient et venaient, circulaient, sans que personne ne les écrive ni ne les reçoive. 
Les lettres.
Bien sûr.
Les enfants étaient dans une sorte de camp de vacances ou de camp de travail ou encore de camp de concentration.
Tout de suite, les leggings bleu roi, bleu nuit, bleu à fleurs, à orchidées, de la grande (de la longue longue) jeune fille, la seule survivante, survivante qui recevait les courants de l’air trop fort pour elle. Elle s’étouffait. Les airs la gorgeaient.
Ses jambes très longues et très maigres. 
Elle est allongée, elle se meurt. C’est bientôt fini.
Constater là (et avant et aussi après, au moment où le rêve revient en beauté, si on peut dire) que ces histoires de narrateur et de destinataire, de sujet et d’objet, de l’un et de l’autre, c’est de la blague. 
J’étais l’enfant et la mère et le bourreau entre les deux. 
J’étais tous les enfants. 
J’étais aussi les paquets perdus. Parce qu’il y avait des paquets de reste, il y avait un sacré reste, beaucoup de perdu, le reste perdu était derrière la porte du camp où on avait écrit que le travail rend libre, il y avait des paquets, sur l’un d’entre eux ma mère avait écrit mon nom, son écriture, sa désirable et adorée écriture, à l’encre violette, m’était destinée, dire que j’étais morte sans avoir su qu’elle pensait à moi avant ma mort, je m’étais crue abandonnée, je voyais, dans un temps d’après coup et hypothétique (du conditionnel ?) le paquet coincé dans le corridor et je voyais le temps foutu, ces temps foutus. Le couloir devant la porte du camp (le travail rend libre, en lettres de sang et le sang dégoulinait encore en grosses traînées sur le bois de la porte).
Sur les paquets en grand contraste était la belle écriture de ma mère ; pourtant, plus que parfait, sûr de sûr, j’avais moi-même ficelé les paquets pour mes enfants qui avaient dû croire à l’abandon eux aussi.
Le seuil devant la porte du camp, l’inscription à propos du travail forcé, l’abandon à jamais, les paquets délicieux ficelés (des livres ? Penser à celui reçu au collège des Ursulines, j’avais neuf ans, premier prix de poésie, échappe-toi, avait écrit sur la première page mon oncle, c’était resté un programme), les paquets étaient à la porte, la fille en bleu et orchidées mourait, elle ressemblait, 15 ans, au jeune Marc Bourguedieu dont je racontais l’histoire, résistant dans le Médoc, déporté à Dachau, Neuengamme, déplacé sur le Cap-Arcona, l’Athen, mort au Kremlin-Bicêtre.
La fille aux jambes maigres et bleues. Bleues des pieds à la tête. Orchidées bleues ? Elle mourait, c’est sûr et le réveil a été rude. Pas très sûr comme réveil.
Les enfants étaient partis, abandonnés, il n’y avait ni retour ni consolation, les temps étaient foutus, des sortes de futur de futur, où on ne va jamais, où on ne peut rien expliquer ni réparer.

ceux-ci qui attendent 2017

Ceux-ci qui attendent 2017.
Ceux-là, très différents (télévision, chaque fois qu’un enfant passe devant il change de chaîne, cherchant mieux sans doute, toujours plus fort). Le père (flic) craint 2017. Ils vont l’avoir, on va l’avoir.
Il ne se passera rien disent ceux-ci dans la petite cuisine collective. Il y a trop d’enjeux économiques, financiers, l’Europe ne laissera pas faire.
On va l’avoir, et maintenant, au plein des affaires, quand tu entends tous les administratifs qui ont la phobie administrative, quand tu vois ceux qui font les lois qu’ils disent trop dures à appliquer pour eux-mêmes, on va l’avoir, on va l’avoir. Et qu’est ce qu’on peut leur dire à ceux qui voter ? On va leur dire que derrière tout ça, attention se cache le racisme ? On va leur dire mais tu sais, disent ceux-là, chez qui télé et père flic…
Ceux-ci attendent 2017. D’un côté tu n’auras jamais. De l’autre, après tout…
Ceux-là se sont installés à Sceaux pour le lycée et l’ascension sociale. le public mais très bon, pour les grandes écoles, après. On voulait pas me les prendre. Alors on a fait à la française. Piston.
Ceux-ci payent cher pour des écoles où nourrir les chèvres au coeur des bois mais au coeur de la ville. Mes enfants avant tout. Mes enfants ne sont pas mes porte drapeaux.
Après tout, disent ceux-ci, tu l’aurais là, la révolution. 
La révolution ? C’est le lendemain de la mort de Rémi Fraisse. On sent les désirs de violence mais surtout les désirs de forêts et de bonnes, bonnes écoles pour que nos enfants, pas nos porte drapeaux, ne soient en rien retardés, aient accès au meilleur.
Leur rythme respecté.
En fait vous avez peur ? Pas de la télé. D’autre chose. Des pauvres, non, vous avez un peu peur des pauvres ? Du périph de Paris de vous-mêmes de la révolution que vous appelez de vos voeux en 2017.
Peut-être non, peut-être non, n’avez-vous pas peur.
Hello kitty mais hello kitty ou iphone tu sais.
Oh moi c’est pas parce qu’il y avec ma fille les enfants de, et de.
C’est vrai cet entre-soi, tu as raison, mais comment faire quand tu habites à Jaures, à Montreuil, vraiment tu peux pas. Toi la province. La mixité à l’école publique ? Et puis la mixité moi je la vois autrement : on voit tellement de gens, des comédiens, des écrivains, de tous les pays, de toutes les.
Aussi on évite le périph. La pollution.
Et la société de consommation, superman les hamburgers les après midi télé et hello kitty.
Et la révolution.

se voiler la tête

Velantque caput. Ils volent une capote, propose Hugo. Mais non, ils voilent leur tête, parce qu’ils font des rites sacrés et que c’est comme ça quand on fait des rites sacrés, dit Jules, on se met une petit foulard sur la tête. Décapotable, décapiter, capitale, dit Cyllian. La tête d’une voiture, la tête d’une ville et la tête d’un homme. Et quand on dit je suis kaput, c’est du patois ? Mon grand-père il dit je suis kaput quand il est épuisé.

Quand Xabi raconte, on rit. On les voit, les trois jeunes gens, attendre la police française à Marseille, la police n’est pas là, d’abord la Turquie n’a pas prévenu, ensuite le logiciel d’hyper sécurité était en panne, on les voit, les trois, appeler la police, nous nous tenons à votre disposition et on les voit se rendre à la gendarmerie le lendemain, garde à vue pour délit de proximité et jeux de paintball. A l’aéroport personne pour les arrêter, nos trois Djihadistes dont le groupe Etat Islamique n’a pas voulu, d’ailleurs, soupçon d’être infiltrés, d’ailleurs on en reparle un peu du rôle supposé du beau-frère de l’un, dans les services secrets ?

Xabi raconte la scène rocambolesque et on rit. Penser à Fabius (avec soudain, petite hallucination temporelle) et ses égorgeurs, égorgeurs de Daesh, allons-y, en temps de guerre n’ayons pas peur des mots, ça s’appelle propagande, et c’est dommage, là, on n’arrive plus à rire.

Velantque caput. On se voile la tête. Se bouche les oreilles. Chez Ovide, on jette des cailloux derrière notre dos, dans la vieille terre qui est une ancêtre, une grand-mère. Le passé surgit, lui qui était tout dur et décharné, ossifié, le voilà s’amollir, à prendre chair. Jusqu’à la prochaine fois, jusqu’au prochain déluge, quand les dieux auront besoin de recommencer un peu l’espèce qui laisse à désirer. Egorgeurs, barbares, on aura tout entendu. 2014.

Achever la traduction, ce dimanche, du chant XII de l’Enéide, chez Virgile. Les combats de la fin étaient un peu ennuyeux. Jamais Enée et Turnus n’en finissaient. Puis la mort de Turnus, son épaule, son genou que les traductions disent jarret, jarret à terre, animal blessé, la cuisse a été traversée par un trait gros comme un arbre, un trait d’arbre. On voit l’épaule et le genou et on entend son appel à la pitié. On voit sa main, aussi, qui s’élève. Turnus dit : voici la main des vaincus.

J’en avais assez des combats, cervelle qui jaillit par les oreilles et décapitations à qui mieux mieux. Trash, diraient les enfants. C’est ça l’épopée, cette répétition sanglante et la fin, échevelée, triste à souhait, qui émerveille pourtant. Un gamin s’en va sous les ombres, abandonné. La perte, sous les ombres.

Silence sur la guerre, la France entre en guerre, les Français aussi, lit-on quand on lit par inadvertance, on ne peut pas ne pas s’arrêter un moment sur ces Français que Yahoo nous dit en guerre, parce que la guerre posée ainsi, sur les moteurs de recherche, ça tourne forcément à la guerre au-dedans, ici et maintenant -en fait, des égorgeurs ou des trancheurs de tête, c’est encore, même quand on ne traduit pas Virgile, chez Virgile qu’on a le plus de chance d’en rencontrer, du côté de chez nous. La guerre, donc. La France et les Français en guerre.

Mort parce que français, quelque chose comme ça titrait un journal et ça se répétait un peu partout. Velant caput et nous, bouchons-nous les oreilles. Comment un discours pouvait ainsi s’emballer, comment, malgré le drame, ne pas rire de l’évidente propagande, respect gardé pour celui qui est mort affreusement, d’ailleurs d’une manière inimaginable, que nous n’imaginons pas, comment pouvons-nous croire que nous pouvons voir ou imaginer ?

Entendre qu’une personne s’immole en France par le feu tous les quinze jours ? Une personne tous les quinze jours. La guerre ? Entendre que pour atteindre la riche Europe, l’Eldorado, notre jeune fille toute fortifiée, meurent huit personnes par jour, meurent affreusement, asphyxie, noyade – et parmi les huit, des enfants ? Et ce n’est pas imaginable, malgré les (rares) images ce n’est pas imaginable, comme ne sont pas non plus imaginables les raisons qui poussent à aborder aux côtes de la riche Europe où s’immole, il semble que ce soit ainsi en France, une personne tous les quinze jours ?

La barbarie. L’égorgement. Contre quoi partir, excité un peu, presque passionné, en guerre. Tandis que sombrent sub umbras des ombres, en silence.

De mémoire, Yahoo peut-être encore (quant à nous : tête voilée et oreilles bouchées) annonçait que c’était mondial, cette affaire, tiens donc, ce ne sera pas fini de si tôt, ce ne sera pas la der des der, il y a bien, d’un siècle à l’autre, des différences en matière de pub, ce n’est pas le Mali non plus, ce sera long, une guerre sans fin, dit Yahoo, avec de graves conséquences sur les Français qui, le veuillent-ils ou non, se promènent-ils sur les montagnes du Djurdjura ou non, risquent gros. On dit les égorgeurs. On réfléchit, même : dire Etat islamique ou non, faire de la pub à ce qui n’est pas un Etat, à ce qui n’est pas l’Islam. Parfois on dit quand même Etat islamique, justement, pour montrer qu’il y a danger, qu’il y Etat et qu’il y a Islam. On n’hésite devant rien. Parfois, en une phrase, on résume : «cette multinationale de la délinquance religieuse sera tentée d’ouvrir un front extérieur en Europe ». La palme au Républicain lorrain qui mêle tout : fric, délinquance et religion, contre quoi on est en guerre, donc.

Paris est bien entré en guerre contre un ennemi fanatique mais aussi déterminé et puissant / la France est en guerre, il faut en être conscient, les mots sont durs mais réels / l’appel au meurtre lancé par l’État islamique sonne comme un aveu / nous sommes en guerre, faisons-la ! Jusqu’au bout.

Jusqu’au bout ? Quelle excitation. Les points d’exclamation. L’union, la première personne du pluriel. Que peut le discours ? Celui-ci, excité, excitant, que peut-il ? Gorgias, sophiste né autour de 480 avant Jésus-Christ, défend, rhéteur de talent, Hélène l’indéfendable, à cause de qui eut lieu cette longue guerre, dix ans, à Troie. Par le discours il renverse le jugement porté sur la femme infidèle et explique : « le discours a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie, d’accroître la pitié. (…) Le discours est comme la drogue ; certains discours chagrinent, d’autres charment, certains usent de mauvaises persuasions pour ensorceler l’âme ».

La propagande de guerre n’a rien inventé. L’âme ensorcelée de ma voisine, Républicain lorrain, Yahoo et cie, vous en répondrez.

pas un salaud

Filiale Selex consortium de 26 partenaires industriels, chercheurs, et universitaires. Tu les as publiés dans des revues d’ordre A, notées A, tes articles ? Ta science sociale ou humaine, ses répercussions scientifiques, scien-ti-fi-que-ment utilisables, tu sais ? Tu mesures ? Le triangle de la connaissance : éducation contrôle efficacité ? Non, éducation innovation et ? Systèmes spatiaux d’observation de la terre, équipements maritimes côtiers installés sur les drones, systèmes radars innovants, capteurs passifs. 15 millions d’euros. Des rubis dans l’histoire ? De faux rubis drones ou robots ou radars ? On en a besoin ? Les entreprises privées sont allées aussi loin qu’elles pouvaient. Elles ont déréglementé. 45 heures / semaine et cadeaux aux patrons mais on ne dit plus patrons, on ne dit plus. On ne dit plus : on s’incline et pose pour les couv. Valls 2 Valls 3 et la suite on l’a perdue, de petits bonshommes se succèdent, le roi est nu et frileux. Mourant, prisonnier. Foutu. 2 entreprises privées, mondialement puissantes, crachent sur le roi et sur les gangs et sur les pauvres et sur les chiens. Pendant qu’ici et ici ça se sépare, se tue un peu, s’affame beaucoup, bientôt on n’aveugle plus mais coupe des têtes, 2 décapitations en forêt : trucs globaux et religieux, folie furieuse à la portée de tous, c’est dans l’été que tu entends le pire et le pire c’est qu’on entend de moins en moins, tes potes lisent le dernier journal sur dernière tablette et laissent faire et laissent dire : pour 1 vie des nôtres c’est 1000 des vôtres qu’il vous faut compter ; les nôtres ont par essence et catastrophe un lien spécial à la vie, pour 1 c’est mille, c’est ça l’équilibre : c’est la disproportion ; c’est ça la justice, l’injustice.
Alors quand les mots ont voulu dire l’envers et qu’il ne fallait pas d’humour pour ça ni d’ironie ni besoin de syllogismes ou de syntaxe complexe, « 1 des nôtres c’est 1000 des vôtres », alors quand les mots ont voulu dire l’envers, il y en a qui ont choisi de se taire.
On disait les pieds-nus puis les autonomes puis les séparatistes puis les terroristes.
Les sociétés ? Tu veux parler des sociétés ? Celle de l’ex-Monsieur Pétrole qui a voulu reprendre ses possessions à l’ancienne ? L’amour ou l’usine à la papa, fini, tournés vers l’Est comme on dit, le gaz d’Ukraine et maintenant celui de schiste.
Meccanica fait des avions des jets des drones et armes à vendre au Pakistan à l’Iraq et en douce et à la Syrie de Bachar. 300 millions d’euros avec les séparatistes de là-bas, pas les mêmes, les autres, là-bas sur la carte, 300 millions pour le dictateur-Cela, pour qu’il veuille bien les drones et super technologies de Meccanica, tu crois qu’ils ont besoin de ces petits rubis qu’on trouve sur nos routes, sur le corsage des filles, en fait et partout du côté de chez nous ? Tu crois vraiment ? Mur technologique, ils disent.
C’est l’été et des cohortes de réfugiés se pressent aux frontières, à chacune des frontières, nord, nord, nord. Ficanteri a construit ces vedettes qui sur les côtes avec de longs bâtons repoussent Tchad Niger Algérie vers Tchad Algérie etc. Ficantierri : à chacun ses frontières. Ici, celles des cyborgs et des chiffres sur écrans.
Et toi – qui accumules les chiffres et prévois et utilises les termes qu’il faut, les quantités et les contrôles, tu n’es pas si mal que ça en famille. A ton fils de 15 ans qui pourrait faire un peu de sport plutôt que de bloquer sur Colon Duty : il faut t’affûter un peu. Fais pas ta roumaine à ta fille qui se plaint de sa marque de sous vêtements préférés. Tu perds un peu la tête quand femme et enfants te disent interroger, chez le psy, leur rapport au judaïsme. Et la culpabilité qui les taraude : ils n’osent pas dépenser autant d’argent que tu en gagnes. Tu les encourages. Qu’on se fasse plaisir. Le plaisir immédiat, commente ta femme Barbara, la honte, la fausse honte. Tu la fais taire d’un baiser alors que son raisonnement est super élaboré, tu le sens. Elle a reconstruit un souvenir traumatique chez le psy et elle a besoin d’en parler. Tu trouves ça très compliqué et l’embrasses avant de filer sur la véranda avec vodka et musique dans le casque. Tu vas sortir prétextant un rendez-vous de travail. Tu retrouves, un quart d’heure, une prostituée hongroise, une de celles qu’on tient là pour les clients, ça ne t’arrive pas souvent, et pas longtemps, un quart d’heure, et puis tu n’es pas là pour de bon, pour de bon ça c’est quelque chose à quoi tu crois, pour de bon, avec Barbara. Et les enfants. Tu es poussé par une force que, tu t’en faisais honneur, tu ne refuses pas d’analyser.
Barbara t’aura fichu là-dedans à tout analyser, tu t’épuises.
Elle t’épuise, en fait, peut-être.
Tu es tout sauf un salaud.
C’est l’angoisse, sans doute. Ou la honte. Ce que tu sais sans le dire, parfois ça déborde un peu : ce qui vous fait la vie la plus conne qui soit, c’est ce parfois que tu vois quand tu regardes tes enfants, milliers d’euros sur eux, parler entre eux comme des charretiers. Pute salope bâtard bouffon.
Les pots de vin offerts par Ficantieri à la Ligue tu n’y es pour rien. Tu n’as pas eu l’idée ou juste comme ça. C’est après Sofia, une des prostituées, un moment où tu as un peu basculé, le quart d’heure tu l’as franchi allègrement mais tu aurais oublié s’il n’y avait pas cette réussite au bout, le juteux contrat des vedettes en Méditerranée. Il fallait vraiment pas être sorcier pour y penser. La Ligue du Nord, où les hommes te font les démocraties. Ils disent.

avis du conseil légal

quitter K, Maria S et Vaggelis G, mardi soir, avoir entendu d’eux, qui en souffrent, ceci, qui m’est aussi insupportable : tout le monde s’en moque. Tout le monde s’en moque ou fait comme s’il s’en moquait. Nous qui avons un peu de temps de pensée, quelque disponibilité, nous ne parvenons pas à tout mettre en œuvre pour empêcher les conséquences dramatiques et inhumaines d’un monde volontairement, programmatiquement, coupé en deux
la Grèce, Grèce porte et trou, fossé des migrants qui n’y échappent plus. Grèce -prison
d’abord, il y a ce qu’on a compris jusque-là le “décret Dendias” : eh bien ce n’est pas un décret. Ce n’est pas une loi, ce n’est pas une circulaire et ce n’est pas un décret. C’est un avis, un avis du conseil légal grec, me dit M, et je l’écris. Conseil d’Etat ? C’est ainsi qu’écrira T, au camp de Corinthe, quand il rédigera la lettre adressée aux députés européens : le Conseil d’Etat grec. Un avis, est-ce la raison pour laquelle on ne peut pas faire un recours devant la Cour de Justice de l’Union Européenne ? Il faut lire l’avis, il est fou : il promet  la rétention indéfinie, à durée indéterminée, aux sans papiers, aux migrants dont la présence en ville, dehors, serait une atteinte à l’ordre public. Un danger social. Ils ne possèdent rien, sont pauvres dit l’avis que j’ai pris jusque là pour un décret, l’avis 44/2014, signé Chrysofoula Augerinou et Dimitris Katopodis, les migrants sans papiers doivent être retenus jusqu’à l’expulsion, surtout s’ils ne collaborent pas à leur expulsion
on y est
les pauvres, à perpétuité retenus quand on n’arrive pas à les renvoyer chez eux
le droit, donc, et K explique : il était, dans sa jeunesse, un conservateur puisqu’il croyait à la force du droit quand les copains voulaient la révolution. Aujourd’hui, à l’âge de 50 ans, ce n’est pas qu’il ne croit plus au droit, pas du tout, mais il ne s’agit plus de droit, de philosophie du droit il ne s’agit plus par le droit de protéger, distinguer – ce sont des arguties et des interprétations et des interprétations d’interprétations par chaque cour dont il s’agit, K est un peu découragé, il n’a pas bougé, lui, l’ancien conservateur qui croyait au droit et que le droit déçoit, il n’a pas bougé mais les révolutionnaires ont bougé, ou les gauchistes, c’est par le droit qu’il pensent faire bouger, lentement, lentement, les choses
et par l’art, dit Spiros, par les représentations, pour quitter les phobies. Les phobies, on en a deux, celle d’Al-Qaïda et celle des maladies, tous ces migrants qui viendraient pour te contaminer
il faut avoir d’autre rêves
il y a pire que le camp de Corinthos : il y a les ghettos du nord de la ville que les mafias louent à des familles entières, 40 personnes dans 12 mètres carrés, pour y aller on a dû mettre des masques sur la bouche, dit V
et le commissariat à l’ouest d’Athènes (se demander si c’est l’Odapone, dont parlait T, 15 jours en cachot)
changer Dublin 2, c’est la première chose à faire, même si (K) les pays du Nord ne renvoient pas beaucoup de monde en Grèce, il faut changer Dublin 2, c’est essentiel, ce sera cette peur de moins, la Grèce comme porte et non comme trou ou fosse d’oubli
un avis du conseil légal grec, ce n’est rien, ce n’est rien et pourtant elle est effective, la détention illimitée des étrangers à expulser. Si on ne peut pas faire un recours auprès de la cours de justice européenne, on peut en faire viser la constitutionnalité devant les cours constitutionnelles
à Contomini la cour a décidé qu’on ne pouvait pas décider sur une mesure mais sur la détention. Au cas par cas, donc
certes la rétention illimitée est contre le droit et les sans-papiers doivent être libérés après 18 mois de camp (18 mois puisqu’ils sont des menaces pour l’ordre public, 12 mois quand ils ne mettent rien en œuvre pour collaborer à leur expulsion, et 6 mois normalement  – directive européenne, chapitre IV, paragraphe 5 : “la rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois”) mais la cour de Contomini ne peut juger que de la rétention, pas d’une mesure
et la réponse à la question des avocats grecs sur l’interprétation de l’avis est la suivante : les 18 mois grecs de rétention peuvent être prolongés d’une peine de prison indéterminée de détention (punissant le fait que le migrant enfermé n’a rien fait pour collaborer à son expulsion). La meilleure, c’est que cette détention peut se faire dans le même lieu que le premier temps d’enfermement
on a bien noté la différence : rétention et détention
et on a bien noté que les 18 mois, qui comprenaient déjà prolongation de 6 mois pour non collaboration et prolongation de 6 mois de plus pour menace à l’ordre public, ce temps très long, prévu et encadré n’est plus rien, et on recommence, cette fois sans cadre, cette fois sans terme. On a glissé, ce qui n’était pas un délit, être sans papier, était puni d’un temps de rétention ; le délit, ne pas collaborer à la fin de sa rétention est puni sans fin
tu demandes l’asile, comme T, parfois, pour avoir en tête l’idée d’un terme. Demandeur d’asile, en Grèce, tu es enfermé. Ce qui, dit K, empêche des réfugiés qui y auraient droit, de le demander – la rétention, même limitée, est longue et insupportable
il y a les degrés de l’insupportable
si comme T tu as été arrêté, pour une durée illimitée, sans papier sans demande d’asile, tu préfères devenir alors demandeur d’asile à durée de rétention, longue mais limitée
et encore : à supposer qu’on en soit encore aux 18 mois, le gars fait ses 18 mois de rétention. A Corinthe. Il sort. Dans les heures qui suivent on le rattrape, ça recommence
tu es libéré de Corinthe, le soleil blanc de Corinthe, les 11% Aube dorée de Corinthe, et tu es rattrapé : qu’est ce qu’on fait, là
les juges ne voient pas les retenus, dans le meilleur des cas leurs avocats mais on a trop honte de leur état, maigreur, barbes, saleté, maladies pour les conduire devant le juge
selon les jurisprudence en Grèce tous devraient être libérés, tous (dit K), pas un qui devrait rester en camp
il y a une question qu’évoquent K, Maria, Vaggelis, Effy : l’économie parallèle que crée la politique d’immigration. A Corinthe, au début, les gens râlaient de voir s’installer un centre de rétention sur l’ancien camp militaire. Bientôt, ils y ont trouvé des avantages, c’est finalement beaucoup de boulot : pour les travaux publics, qui réparent et construisent, l’aubaine. Pour les restaurants, comme dit T, Korinthian ou Pietis, c’est l’aubaine. Korinthian et Pietis qui servent des repas qui ne rassasieraient pas des enfants de 3 ans, dit T, sans sel, alors que les fonds européen prévus pour les repas des sans-papiers sont le double du budget prévu en Grèce pour les prisons
M qui travaille comme avocate dans un comité qui étudie le droit d’asile sait que l’Europe verse 2000 euros pour son salaire. Elle en reçoit la moitié
il faut changer les représentations, a dit K. Il y a tout ce qui tourne autour de la maladie, de la phobie des maladies apportées par les pauvres, les migrants. L’ex- ministre de la santé, ministre de l’éducation nationale aujourd’hui, dit Effy, déclarait que les femmes africaines étaient responsables de l’expansion du VIH et autorisait des listes, avec photos, de personnes porteuses du virus
l’école ? Ecoles publiques et collèges, regroupé(e)s. Les parents payent le chauffage. Le gouvernement préfère octroyer à chaque famille une somme afin que les parents envoient leurs enfants dans le privé
après 20 ans de travail, comme indépendante, pour un salaire de 800 euros par mois, je paye 500 pour la sécurité sociale ; sur 765000 personnes en Grèce, plus de 500000 vivent sans sécurité sociale
ceux / celles qui disent : je m’occupe de trois personnes ma mère, ma grande tante, sa sœur
ces policiers que tu vois au coin des rues (main sur la hanche, adossés aux voitures, gardant Alpha Bank ou la place Syntagma ou les alentours d’Exarchia, sirotant cafés frappés, les cagoles, dit M, les play-boy, lunettes de soleil, inactifs et surarmés), ces jeunes policiers gagnent plus qu’un prof : 900 euros par mois
ce jour même où Effy nous parle, à Kolonaki, on apprend que les employeurs qui ont ouvert le feu sur les clandestins bengladais qui ramassaient les fraises à Manolada  n’ont pas été condamnés
les représentations, comme dit K, avocat au conseil grec des réfugiés, il faut les changer rapidement
en 1944 la France libérée faisait tirer ses gendarmes sur les tirailleurs sénégalais, appelés tels, qui osaient réclamer leur solde après 4 ans de guerre, dont 3 en camp de prisonniers dans la France de Vichy. C’était à Thiaroye

tempête, 6

Le fleuve, donc. Des cimes d’arbres renversées. Puis emportées par les courants. Te dire ça : les courants, les remous, les vagues dans le fleuve. Droites verticales. Emportant les branchages et bientôt troncs emportant jusqu’au souvenir des sous-facturations que faisaient les sociétés bidons aux hommes d’état pour leur pub qui, la différence, faisaient payer, les millions de différences, faisaient payer par les partis et t’as vu la tête des partis, la tête des écoles t’as vu et la tête des écoles d’à côté, écoles et écrivains publics d’à côté qui marchent du tonnerre et les poètes sur la place et tous ceux d’entre nous qui mangent des haricots parce que ça nourrit les haricots d’ailleurs c’est un climat à haricots. Comme je te dis. Dans les forêts des poètes s’élancent, si tu leur parles poésie ils protestent, humbles et amusés, disent ça surgit parce qu’il y a un public comme pour Orphée les bêtes et les arbres, ça remue, avance, sur la place, sur la place ou en lisière, attendant la tempête et la tempête trace un rayon jaune et fabuleux, une arche de lumière, cette sorte d’électricité qui te fend les cieux sauf que ce n’est pas encore des cieux, c’est avant, bien avant les cieux, la lumière dessine la trace comme une arche et dessous restent les sous-factures et les millions d’en plus et chaque mot de travers et les poussières, l’arche violette en rougit de surgir là en ce point d’Est, elle est un symptôme, ne se cache pas comme symptôme, éclate le symptôme qu’elle est, fabriquant un dessus par-dessus les dessous, comme du temps où un volcan cachait un géant puis le géant gigotant faisait de lui-même une île cerclée des flots fameux et calmes calmes bleus comme si tu durais, pouvais durer et endurer, les dessous matelassés de billets de banque et de factures sur ou sous et de mots tissés de travers, à l’envers, les mots les mots tu les connais, 1 quand c’est 0, 1 à la place de 0 et tu composes vivant(e) avec l’absence, le contraire possible, tu es moche à celle que tu trouves la plus belle et quand lui que tu aimes meurt tu vas jusqu’à le jusqu’à le – le- le jusqu’à en faire du bon vivant, du socle et statue, tu dresses, ériges,  suscites. Parfois d’autres fois tu annules à tire larigot. Comme je te dis.  Parfois ils en sont arrivés là, les mots, ils ont fait rotation totale si bien que tu dis 0 quand tu désires 0 et il faut inverser de nouveau, faire tourner la machine à dresser, les désirs étaient morts, les appétits seuls criaient encore et encore comme appétit, on a des doutes. Plutôt prédation ou gloutonnerie, il n’y avait plus rien de beau ou d’excitant là-dedans car cette flèche, l’élan qui va et veut (veut l’amour total), cette flèche tournait dans le vide innommable et le vide c’est grand, l’innommable une grande plaine, 0 quand c’est 0, cette flèche cherchait et crachait en même temps venin et désespoir ; bien, il fallait faire la grande rotation, tu ne me manques pas pour l’affreuse souffrance de la privation, tu ne manques pas et c’est alors que l’arche, là-haut, ce moment où Zelda rentrait au campement après une nuit d’amour (aussi simple que ça), c’est alors que l’arche traversait d’Est en Ouest, une chose qui se dresse, surgit, il te faut continuer, répéter jusqu’à plus soif, c’est alors que l’arche traversait ce qui n’était pas encore le ciel ou les cieux mais le et les devenait, l’arche brille, brise, crée le dessus, les dessus.

Le fleuve, donc. Le silence était total. Plus un oiseau plus un hibou nulle part plus un lion ni un ours. Quant aux chiens ça faisait bien longtemps et un cheval de temps à autre, tout ce qu’on pouvait manger on mangeait. Il n’y avait que les mouches aux abords de la ville, il n’y avait plus que les mouches et tout près de l’ancienne prison 4 silhouettes grelottantes de peur et d’épuisement, couvertes de cendres et d’airs poisseux, dégoulinants, dans le lot des 4 est la fille, impeccable, au milieu du désastre quasi impeccable et indifférente semble-t-il faut-il dire. Des mouches mais pas un bruit, pas un vrombissement, des mouches aux dents poussées rougies du vieux sang des morts, de pus. 4 silhouettes et l’1 d’entre elles (mâle) la plus valide, celle d’un fils qui se croyait légitime et harcelait au bord de l’abîme, il n’y a pas si longtemps, son père aveugle. Il y a toujours eu un abîme avant, et on ne tombe que parce qu’on est déjà tombé. Innocent, trompé, le pire des trompés et le pire des innocents tue son frère illégitime, l’autre Ed, l’autre, l’autre. Le légitime, harcelé et harceleur comme il tourne, qu’à cela ne tienne , il est ou n’est pas l’autre, qu’il tue, pour la peine. Ne bascule pas complètement, notre Ed, à preuve sa présence ici, dans la ville en proie aux eaux et à la folie des vents (toute chose est au roi, sauf le vent). Sa présence auprès du Grec et de la fille impassible (visage long, cheveux longs, jambes longues, le tout bien soigné malgré les conditions, rien d’affecté, rien en sueur, rien d’inquiet), sa présence auprès du vieux Kent (barbu/non barbu c’est selon, porteur de nouvelles, de lettres et bâton de vieillesse du roi – au roi tout appartient, sauf le vent), la présence d’Ed qui faisait le fou dans les forêts pour ne pas l’être atteste qu’après avoir tué son frère il n’a pas renoncé à tenter d’être le légitime comme il a toujours cru et comme on a toujours dit. Il est là, en lutte. Lutte dans la ville, au pied de l’ancienne prison, contre la tempête qui déferle et les poussières et les gros troncs d’arbres déracinés, pour libérer le roi Lear et sa fille cadette que le bâtard frère mort a emprisonnés avant sa mort, ici. On se tient les uns les autres. Que la fille impassible qui n’a pas besoin de tenir aux autres, parfois elle frétille, inflige deux ou trois coups de canne qu’elle tient dans sa main droite au sol qui frétille en réponse – ouverture théâtrale.

Ed le fils survivant et cette sorte de début de rêve : ce qui vient avant sommeil, l’espace autour de soi, petite aire, sac ou bulle, buée. La buée se dessine, c’est le rêve : un homme et une femme aux lèvres jointes pour un baiser, les bouches s’entre-dévorent, soudain ou pas soudain, lentement, affreusement lentement, les bouches se dévorent, l’une prend l’autre et le contraire, ça ne fait plus qu’un seul visage mais difforme, cubique mou à la fois, inconsistant, joues molles comme montres gluantes, après l’espace c’est le temps qui joue sa partition, les 2 que nous étions, à nous embrasser, bravo, une figure atroce, décomposée, un instant.

C’est l’image que reçoit Ed, le plus valide d’entre nous, sous le porche de l’ancienne prison de ville alors qu’on sombre dans un sommeil étrange, une sorte d’évanouissement. C’est que la tempête fait rage.

Le fleuve, donc. On ne peut plus dire vague ; et ça ne flue plus ; ça ne charrie plus ; ça se soulève, horizontalement. Une colonne de mer ourlée et verte jusqu’à la nuit, jusqu’aux couleurs de nuit : la forme d’une bête, un animal marin inconnu, baleine si seulement ça y ressemblait, droit, dressé et surgissant, la vague ou flot a décidé de ne pas rouler ni d’aller de l’avant mais de faire barrage, de faire muraille, de faire dos ou front, une bête à l’œil vu de profil, œil rond et la gueule, gigantesque, fanions d’entre mâchoires, et la gueule de baleine noire, plus grosse qu’aucune, une gueule dressée sur des pattes invisibles, plantée, pattes invisibles, dans les sols limoneux, une gorge démesurée et au-dessus de la gorge la tête de baleine, au milieu l’œil rond et unique car elle est de profil, une bête de profil, toujours pas un bruit, sauf peut-être celui que font nos 4 silhouettes (moins 1 toujours impassible) grelottantes.

Des aubes particulières