une enfance à pied

Ce rêve, début décembre et giboulées terribles, ciels complètement dévastés qui dans l’après midi deviennent des géométries de soie, géométries à deux ou plusieurs plans, il y a l’espace noir et les abscisses et ordonnées pour la place du petit rouge, du petit bleu foncé, très bien dessiné, à peine un peu, au milieu, en touffe, ébouriffé.
Ce rêve-ci, le dernier j’ai supplié, le dernier de toute l’enfance, l’enfance qui est une enfance à pied et n’en finit pas (une enfance sur les rotules, j’y descends, je dirais, non comme on descend aux Enfers mais quand même j’y descends).
Je commencerai par où le souvenir revint, moi qui ai fait une demi-journée depuis, et pas des moindres, avec la tristesse, ça oui, mais pour qui, pour quoi, je ne savais plus.
Le souvenir est revenu quand j’ai lu dans l’autre livre, Lear et cie, que les lettres allaient et venaient, circulaient, sans que personne ne les écrive ni ne les reçoive. 
Les lettres.
Bien sûr.
Les enfants étaient dans une sorte de camp de vacances ou de camp de travail ou encore de camp de concentration.
Tout de suite, les leggings bleu roi, bleu nuit, bleu à fleurs, à orchidées, de la grande (de la longue longue) jeune fille, la seule survivante, survivante qui recevait les courants de l’air trop fort pour elle. Elle s’étouffait. Les airs la gorgeaient.
Ses jambes très longues et très maigres. 
Elle est allongée, elle se meurt. C’est bientôt fini.
Constater là (et avant et aussi après, au moment où le rêve revient en beauté, si on peut dire) que ces histoires de narrateur et de destinataire, de sujet et d’objet, de l’un et de l’autre, c’est de la blague. 
J’étais l’enfant et la mère et le bourreau entre les deux. 
J’étais tous les enfants. 
J’étais aussi les paquets perdus. Parce qu’il y avait des paquets de reste, il y avait un sacré reste, beaucoup de perdu, le reste perdu était derrière la porte du camp où on avait écrit que le travail rend libre, il y avait des paquets, sur l’un d’entre eux ma mère avait écrit mon nom, son écriture, sa désirable et adorée écriture, à l’encre violette, m’était destinée, dire que j’étais morte sans avoir su qu’elle pensait à moi avant ma mort, je m’étais crue abandonnée, je voyais, dans un temps d’après coup et hypothétique (du conditionnel ?) le paquet coincé dans le corridor et je voyais le temps foutu, ces temps foutus. Le couloir devant la porte du camp (le travail rend libre, en lettres de sang et le sang dégoulinait encore en grosses traînées sur le bois de la porte).
Sur les paquets en grand contraste était la belle écriture de ma mère ; pourtant, plus que parfait, sûr de sûr, j’avais moi-même ficelé les paquets pour mes enfants qui avaient dû croire à l’abandon eux aussi.
Le seuil devant la porte du camp, l’inscription à propos du travail forcé, l’abandon à jamais, les paquets délicieux ficelés (des livres ? Penser à celui reçu au collège des Ursulines, j’avais neuf ans, premier prix de poésie, échappe-toi, avait écrit sur la première page mon oncle, c’était resté un programme), les paquets étaient à la porte, la fille en bleu et orchidées mourait, elle ressemblait, 15 ans, au jeune Marc Bourguedieu dont je racontais l’histoire, résistant dans le Médoc, déporté à Dachau, Neuengamme, déplacé sur le Cap-Arcona, l’Athen, mort au Kremlin-Bicêtre.
La fille aux jambes maigres et bleues. Bleues des pieds à la tête. Orchidées bleues ? Elle mourait, c’est sûr et le réveil a été rude. Pas très sûr comme réveil.
Les enfants étaient partis, abandonnés, il n’y avait ni retour ni consolation, les temps étaient foutus, des sortes de futur de futur, où on ne va jamais, où on ne peut rien expliquer ni réparer.

Une réflexion sur « une enfance à pied »

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