Archives de catégorie : En chantier

l'ABCDIRE, le retour

Abécédire 

ABéCéDire se veut « dictionnaire des idées          reçues »          pour aujourd’hui. Il comporte près          de 60          entrées, 60 regards sur notre temps, proposés par 15 auteurs          différents. Des avant-gardes          au dandysme, à la dialectique prévention/répression, en          passant par          l’infantilisation dans les ID-TGV, les zones d’attente, le          management ou l’héroïsation          dans les rhétoriques politiques.

Leslie Kaplan, et Alain Helissen nous rappellent que le langage est un enjeu pour la          démocratie.

Pourquoi cette tentative de pastis citoyen ? Tout nous renvoie au « trop de réalité » dont parle Annie Le Brun , à la démobilisation par la trivialité contenue dans   ce pseudo-réalisme paradoxal, fuite en avant dans l’abstraction et les conventions de l’Economisme avec sa grande Hache.

Il y a donc plus que jamais urgence de nous asseoir sous l’ arbre à contes, l’arbre à          palabres ! C’est le projet de l’Abécédire, qui veut aussi mettre en commun les          instruments et ingrédients d’un petit laboratoire de l’ambivalence, remonter la généalogie de nos consentements, et de l’aplatissement du réel en nécessité,  dire la complexité !

 

Antoine Berce, Michel Chantrein, Marie Cosnay

les mains des coiffeuses pour dames

Coline, en classe de 4ème, m’a dit : mon frère il ne pense qu’à la musique, c’est pas une vie, ça, il faut être un peu plus sérieux pour avoir un métier.

Je connais un type qui reçoit de nombreux adolescents dans son cabinet, il dit : ils sont narcissiques, les jeunes d’aujourd’hui. Narcissiques, le type en question doit savoir de quoi il parle.

Peut-être ont-il la trouille, les adolescents d’aujourd’hui et la trouille a différentes façons, c’est vrai que la façon de Coline, à la fin des années 70, on ne l’aurait pas choisie.

Julie est en 5ème et comme la déesse Diane dans le mythe d’Actéon elle dépasse tout le monde, dans la classe, d’une bonne tête. Elle vient me voir à chaque début de cours, elle a mal quelque part, voudrait rentrer chez elle, aller à l’infirmerie. Aujourd’hui elle a dit : j’ai tellement de symptômes, a souri d’un air entendu, peut-être savait-elle ce qu’ils racontaient, ses symptômes.

Paul a 12 ans, il ne peut pas aller à l’école. Il a mal au ventre. Il joue sur son ordinateur le long des journées tristes et regrette les cours d’histoire qui le passionnaient. Ses parents décident un jour que malgré la violence que ça lui fait il ira au collège, passons sur le parcours de combattant, Paul va à l’école et il dit qu’il ressemble à tout le monde, maintenant, ça fait du bien.

Théo caresse son ventre sous le tee-shirt, depuis qu’il a un peu poussé, les angoisses de corps l’ont quitté, l’espace n’est pas le même espace, il se lève le matin et se couche le soir, le corps répond.

Alexandre s’est fait couper les cheveux et quand on lui dit que ça lui va bien, il dit, l’enfant de 12 ans : maintenant je les garderai toujours comme ça.

Léa, 11 ans, dit qu’elle a eu un Ipad a Noël, elle est étonnée d’apprendre qu’on peut y lire des livres, je lui montre lesquels, elle dit : je n’ai pas le droit. Tu n’as pas le droit de télécharger un livre ? Je suis sceptique mais elle insiste : non, juste la musique et les films.

Gustavo et Esteban racontent à la classe épatée le mythe de Phaéthon, l’un dit et l’autre mime, façon break dance.

Gaétan, quand on lit que les chevaux de César, consacrés au Rubicon et à ce moment entre tous qui décide de l’avenir de César Rome l’Occident, « ont pleuré abondamment » en présage de la mort de Jules, dit : ils avaient quelque chose de divin ces chevaux et ils pleuraient sur toute la suite des temps.

Ils ont la trouille, les enfants, ils regardent des bêtises sur leurs écrans, reçoivent plus d’excitations qu’ils n’en supportent et ils ont mal partout. N’empêche, ils sont là, courageusement, à comprendre les chevaux qui pleurent et à défaire la mécanique d’une proposition relative.

C’est pas comme ma coiffeuse – elle n’a pas cette chance. Elle aurait voulu prendre quelqu’un a mi-temps pour s’occuper, à mi-temps, de son bébé de 4 mois Les charges sont trop élevées, dit-elle. Elle poursuit : gauche ou droite, tous les mêmes. Ils savent s’occuper que des homos. Et de faire payer les petits. Ils ne devraient pas fâcher l’église en ce moment.

Ah ?

Les islamistes sont là ! Dans un an tu ne pourras plus sortir dans le quartier sans le voile !

Le quartier aimerait protester, mais il est comme moi : estomaqué. Ah.

Oui et si tu le portes pas on te coupera les mains !

Ou la tête ?

La tête oui, et pire.

Bien, les islamistes me couperont pire que la tête, si les charges pour les petits continuent à être élevées et si on continue à maltraiter, avec ces histoires d’homos, l’église.

Ma coiffeuse : narcissique, trouillarde ? Bien sûr c’est la bêtise qui nous saisit d’abord mais ça n’explique rien – et puis ce n’est pas juste. La coiffeuse prend en vrac la peau des choses reçues, elle la compose, recompose au gré de ses besoins de réassurance. Elle pose toute sa colère son mal-être sa tristesse de femme aimée à demi sur un objet, un seul, dicté par les années qu’on a derrière – mais pas seulement.

La guerre au Mali, avec les représentations qu’elle convoque de cohortes d’assassins, colonnes d’islamistes prêts à couper les mains : ce sera peut-être une réussite de François Hollande. Si la guerre dure peu, si les conséquences sur les Touaregs sont pensées, si et si, si la Françafrique n’est pas dans le coup, peut-être, alors, ce sera cette guerre, une réussite personnelle de François Hollande.

Mais on ne peut pas avoir oublié : presque 20% des voix à Marine Le Pen au 1er tour de mai 2012. On l’a lu, on l’a dit alors : si on rate quelque chose, là, si on oublie les petits, comme dit la coiffeuse d’elle-même, on est mal.

Aujourd’hui, les flics eux-mêmes font des descentes musclées dans les camps de Roms, Valls n’y voit rien à redire, un maire socialiste, près de Lyon, organise une classe spéciale Roms dans une salle du commissariat de police et Hollande s’en va défaire les Islamistes du Nord Mali.

Étonnant comme la coiffeuse de mon quartier reçoit les choses : ses symptômes ne sont pas physiques comme ceux de la petite Julie et du petit Théo. Elle grossit l’objet (la colonne d’Islamistes s’approchant de Bamako et de chez elle, déterminés, les assassins, à couper pire que la tête à quiconque est une femme et toute petite, toute petite et pleine de charges). Et elle rétrécit le sujet. Petite. Courbée sous les charges. Pour qui on ne fait rien, ni la gauche ni la droite (ni son mari ?)

On le sait, que ça fonctionne, grosso modo, comme ça. Et on sait ce que peuvent les représentations quand on est si fragile. Nos adolescents narcissiques de tout à l’heure le savent, eux, en tout cas. Malgré ou avec leurs écrans, jeux, ras le bol, fatigues et renoncements. Le journal Le Monde publie une enquête ce 28 janvier : les français ont peur de l’islam et sont en recherche d’autorité. Le dire et le répéter n’alarme plus ?

C’est un devoir, un devoir urgent pour François Hollande, de prévoir la loi pour le vote des étrangers aux élections locales. Ce n’est pas un gadget. Les étrangers voteront et c’est à eux qu’on parlera alors. Aucune indulgence pour le terrorisme, bien sûr mais une attention à ne pas tout confondre, islam, islamisme, terrorisme, assassins… Ce qu’entendra la coiffeuse de mon quartier sera différent de ce qu’elle entend aujourd’hui. Et ce qu’elle pourra recomposer comme monde à la mesure de sa compréhension (comme on le fait tous) ne sera pas celui qu’elle fabrique aujourd’hui – plein de cohortes barbues qui viennent amputer les mains des coiffeuses pour dames dans les quartiers populaires.

 

Deneuve, Stendhal, Olstrom et les biens communs

L’année a commencé, morose. Par ici, une famille déboutée de l’asile, dehors, 2013, 3 enfants, négociations avec le président du Conseil Général  des Pyrénées atlantiques (faut-il rappeler sa couleur politique), longues, longues négociations après lesquelles les membres de RESF arrivent à un accord : la famille sera séparée mais dormira au chaud, les uns, père et fille aînée, au secours catholique de Pau et les autres, mère et petits, dans un service d’hébergement d’urgence, à Jurançon. Au matin la mère et les deux petits ont dû prendre valises sous le bras : c’est une chambre, pas un hôtel, pas un lieu où se poser et reposer en journée. Mère et petits dehors, et nouvelles négociations, cette fois avec la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Le sous-directeur promet de s’arranger pour que les enfants et les parents restent au chaud dans la journée. Réponse à 14 heures. Ce serait pour le lendemain, nous dit-on à 14h, le repos de la mère et des petits. Aujourd’hui impossible de laisser la clé de la chambre quelque part : ils resteront jusqu’au soir, la mère et les petits, dans un square, à leurs pieds les valises. C’est une histoire, une histoire de route et de déroute, une parmi tant d’autres.

Les travailleurs sans papiers de Lille font une grève de la faim, pour le droit de vivre et travailler ici eux qui y vivent et travaillent déjà ; aujourd’hui ils ont dépassé les soixante jours dans un silence qui nous assourdit.

Il y a quelques jours, apprendre que la loi d’imposition à 75% des + de 1 million par an était retoquée par le conseil constitutionnel pour une raison élémentaire : l’impôt touche un foyer, pas une personne et nos législateurs l’avaient oublié.

Et puis oh adieu Depardieu (et que le suive sa compagnie, quant à moi je ne regretterai même pas Deneuve puisque tout Deneuve, je l’ai immatérielle, belle et belle, chez Buñuel Truffaut Demy Sarmiento) et plus grave : adieu le politique, voici venus les temps d’après le politique, et où qu’on soit (bureau vacances ville campagne) on entend et subit et se sait bel et bien impuissant, impuissant comme le sont Hollande et Ayrault ou comme ils nous donnent à entendre qu’ils le sont, eux qui hésitent, inquiets de ne pas avoir la majorité et désirant avant toute chose « la constituer », à écrire une loi pour le droit de vote des étrangers aux élections locales, ce qui serait pourtant, en ces périodes de déroute, un acte de grande responsabilité, un acte de grande prévoyance et de grande intelligence – et qui serait aussi, mais peut-être est-ce un détail, ce pour quoi, entre autres détails, le président Hollande et normal a été élu.

Ce vide qu’occupait d’agitations et de communications Nicolas Sarkozy, ce vide politique est assourdissant. On ne regrette pas l’agitation, certes. Mais on apprend le vide. On se demande : comment allons-nous l’habiter ?

Bureau, vacances, ville et campagne : où qu’on soit, l’impuissance. Parfois j’attrape un fil et désire le suivre, ce fil d’écriture, le poursuivre, pour l’heure je tricote à sa place et dans le désordre, comme il l’a fait himself avant moi, une biographie d’Henry Beyle – qui s’ennuyait au matin d’un sujet commencé la veille, qui écrivait 14 pages en une heure et tombait dans la plus grande des morosités après un pic de joie et d’effervescence. La vie d’HB, on la trouvera, en feuilleton, ici. Stendhal fait vivre, en grand.

Et quoi ? Cet été un éditeur que j’estime, au catalogue d’enfer, m’a demandé de lui céder les droits d’auteurs du (seul) livre qu’il m’a publié : ce serait des frais de moins s’il pouvait vendre, pour la sauver, sa maison d’édition. On ne peut pas ne pas s’interroger. On ne s’attend pas à vivre d’un livre  mais on ne s’attend pas non plus à ce que ça tourne si vite ainsi, à la déroute : œuvre de vie où personne ne vit, les libraires très mal, l’éditeur pas du tout, l’auteur évidemment pas (et les 300 euros annuels auxquels il pouvait raisonnablement s’attendre, il y renonce dans l’espoir que la maison ne sera pas démolie), les distributeurs sans doute un peu. Au lieu de poser les choses sur la table on s’engueule les uns les autres ou on entend engueuler « le numérique », avec nuance parfois et d’autres fois sans nuance, par raccourcis et incompréhensions, par simplification binaire, le papier qui sent bon contre les mauvaises tablettes made in je ne sais où, choix d’éditeur & littérature exigeante (comme je déteste cet adjectif) contre culture de masse & populaire.

On rate une donnée : les choix, ça va rarement par 2. Ça va par trois. Chez Christophe Aguiton lire l’exemple suivant : face au monopole privé Google Maps, il existe en France un institut public de cartographie, l’IGN. Celui-ci a certes perdu la bataille contre Google, s’obstinant, par souci de rentabilité, à vendre ses cartes numériques. Troisième voie, est née « l’Open Street Map », carte coopérative libre au succès grandissant.

Alors, ce qu’il faudrait à la structure, à la maison d’édition en panne sèche, c’est, croit-on, un investisseur privé et/ou des aides de l’Etat. Dans les deux cas, l’éditeur ne vit pas de son travail, le libraire à peine et l’auteur est tout de suite prêt, dans le système marchand comme il est, à renoncer à l’idée de ses droits d’auteur, et à ceux-là mêmes, symboliques. L’auteur renonce à ses droits symboliques. Il le fait tout de suite, l’auteur, il renonce, les choses étant ce qu’elles sont, dans ce système marchand qui ne marche pas.

Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir qu’on n’en est plus à l’âge (XIXème, XXème siècles français) où gagner de l’argent et se frotter au monde est bien vulgaire au regard de la noble tâche d’écrire – la langue pour la langue et l’art pour l’art. Non, ce n’est pas le problème. C’est plutôt l’histoire d’un système qui reste le même, ne se réfléchit pas, alors que profondément s’effondrent les systèmes économiques qui le soutiennent, privé & public.

Au milieu, ils sont nombreux et pauvres, les acheteurs de livres et les faiseurs de livres et les passeurs de livres.

Alors, alors, on peut emprunter une troisième voie. Celle dont Christophe Aguiton parle, celle dont parle Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009 et qui a étudié des exemples de gestion de biens communs. Comment définir le bien commun, cette troisième voie (« OpenStreet map », Wikipedia), entre domaine de l’Etat et domaine privé ? Il existe des biens (le bois le climat la connaissance l’eau) qui appartiennent à tous et on peut choisir de ne pas les déléguer : ni à l’Etat ni au marché. Ces biens, les acteurs locaux les gèrent au moyen de normes choisies et d’arrangements coopératifs. On a dit : le climat, l’eau, la connaissance, le bois de chauffage, les semences, les logiciels libres… Et la poésie ? Et la littérature ? Et le récit ?

Dans la déroute, pensant aux biens communs, début 2013, la joie me revenait. Comment ne pas évoquer Walter Benjamin pour qui l’art de raconter meurt en même temps qu’un monde où les vieilles personnes meurent à la maison. L’art de raconter, ça va avec la mort à la maison, ça va autour du mort, ça va avec ces longs et vieux parcours, ça va avec l’expérience et les expériences et ça va avec le soin qu’on offre, le conseil qu’on tourne sous forme de conte, de récit à clef. L’art de raconter, ça meurt avec le siècle bourgeois.

Isabelle et Laetitia dans un village des landes échangent des chansons contre du bois de chauffage, des garde d’enfants contre du pain ou un sac de patates. Oui, par là-bas,  ça raconte, ça raconte, ça échange et ça raconte. Et ce n’est pas hors-sujet….

La littérature, un bien commun ? Alors à ses acteurs (lecteurs, auteurs, passeurs) de s’en occuper, d’en prendre soin, de la penser gratuite (ou presque), adressée à tous, ce serait une propriété collective, la littérature, sa diffusion serait fondée sur le partage et sur  l’attention à l’autre. Rien moins qu’un projet de société : contribution de chacun à la connaissance et possible partage des visions du monde créées par les uns, par les autres. Un projet de société, magnifique comme celui qui verrait tout de suite, si le président Hollande se souvenait de son avant-mai, les étrangers voter aux élections locales.

Dans le modèle ancien, on s’en souvient, notre auteur était prêt à céder ses droits – symboliques certes. Symboliques dans les deux sens  du terme : de maigres droits d’auteur (en ce qui me concerne, 300 euros maximum l’année de la sortie d’un livre), et symboliques parce que nous rattachant à une grande chose (la littérature) au sein de laquelle, par le droit contractualisé avec notre éditeur, on s’inscrit. On y avait renoncé, aux droits, symboliquement, on s’en souvient, pour tenter de sauver un système mourant.

Est-ce qu’on saura renoncer aussi au petit pouvoir (symbolique, lui aussi) qui semble nous être accordé quand c’est un plus ou moins grand Autre qui nous inscrit dans la grande chose (littérature) qu’on disait ? Renoncer à ce pouvoir-là pour un autre, immense, à penser ouvert et partageable et capable de transformer nos démocraties vieillies et en déroute ? Au nom d’un sacré beau projet de société ? Avec toute la confiance qu’on se fait les uns les autres, avec tout le soin qu’on est capable de se donner les uns aux autres, avec la joie, l.a, e dans l’a…

dialogues autour d'Actéon

En classe de 5ème…

 

 

 

Caroline : c’est l’histoire de la honte d’Actéon parce qu’il a vu Diane.

Bahia : c’est l’histoire du chasseur chassé.

Charly : c’est l’injustice, Actéon a vu la déesse toute nue, d’accord, mais pourquoi le tuer, il ne l’aurait jamais dit à personne !

Tom : il ne savait même pas que c’était la déesse…

Priam : c’est l’innocence, il n’a rien demandé, il la voit, il se fait manger.

Quentin : il a pu voir ce qu’il faisait subir aux animaux qu’il chassait !

Tom : est-ce qu’il souffre, en cerf ?

Julie : Elle ne lui a jeté que de l’eau ! Pourquoi il a été changé ?

Tom & Théo : Diane a des pouvoirs ?

La classe : tous les dieux ont des pouvoirs !

Julie : pourquoi c’est en cerf qu’il est changé ?

Valentin : C’est l’animal le plus chassé. Aujourd’hui encore dans le jeu Deer hunter on chasse les cerfs.

Léa : si Actéon avait dit à ses copains qu’il avait vu la déesse toute nue, ils ne l’auraient pas cru. C’était bien la peine…

Bahia : il est puni pour autre chose.

Silence

Bahia : il est puni pour avoir tué les animaux de la forêt.

Valentin : mais non, Diane est la déesse de la chasse, il ne peut pas être puni pour avoir chassé !

Bahia : la déesse tue les animaux mais avec mesure, peut-être.

Emma : il est impuissant devant ses chiens et il doit avoir l’impression qu’il parle à des murs.

Théo : tu veux dire qu’il gémit devant des murs.

Gustavo : ce n’est que justice, il a tué des animaux, il devient un animal, il se fait tuer.

Priam : il devient ce qu’il a tué.

Esteban : il a quand même eu de la chance de voir la déesse nue !

Théo : il n’en a pas profité longtemps.

Valentin : le rêve est devenu cauchemar…..

 

 

Actéon chez Ovide, traduction

Ovide

Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

Il y avait une montagne couverte des cadavres de plein de bêtes

Et déjà le jour, au milieu, resserrait les ombres des choses

Et le soleil était à distance égale des deux bornes

Quand le jeune homme d’une voix tranquille appelle

Ses compagnons d’ouvrage perdus dans des coins écartés :

« Nos filets sont tout mouillés, amis, nos lances aussi, du sang des bêtes,

Et notre jour a eu son plein de chance. Quand la nouvelle

Aurore, portée sur ses roues de safran, conduira sa lumière,

Nous poursuivrons notre œuvre ; maintenant Phébus est au milieu

De la terre et craquelle les champs sous ses vapeurs.

Cessez votre œuvre et emportez vos filets noueux ».

Les hommes suivent les ordres et interrompent le travail.

Il y avait une vallée dense d’épicéas et de cyprès pointus.

Son nom ? Gargaphie, lieu sacré de Diane aux jupes retroussées,

Et tout au fond du bois il y avait une grotte

Par aucun art travaillée ; mais elle imitait l’art,

Par son génie, la nature ; de pierre ponce vivante

Et de tuf léger  elle avait fait cette voûte naturelle.

Une source coule à droite, transparente de petite eau,

Troussée d’une large ouverture à la margelle de gazon.

La déesse des forêts, fatiguée de la chasse, venait ici

Baigner de rosée son corps de vierge.

Elle descend, remet à une des nymphes

Chargées des armes sa lance, son carquois et son arc détendu.

Une autre reçoit sur les bras le manteau,

Deux encore détachent les chaussures de ses pieds ; et la plus douée

Crocale, fille d’Ismenos, noue les cheveux qui flottaient

Sur le cou ; elle garde les siens libres.

Elles recueillent l’eau de source, Nephélé, Hyalé, Rhanis,

Psecas et Phialé, la versent dans d’amples vases.

Pendant que sur la fille du Titan perle ce nectar,

Le petit-fils de Cadmos, qui a suspendu son labeur,

Erre dans la forêt inconnue, d’un pas incertain ;

Il arrive au bois sacré : ses destins l’y portaient.

A peine il entre dans la grotte où ruissellent les sources

Que les nymphes, comme ça, toutes nues, voyant

Un homme, frappent leurs poitrines et de hurlements soudains

Remplissent la forêt. Elles se pressent autour de Diane,

La cachent de leurs corps. Mais la déesse est plus

Grande qu’elles et les dépasse toutes, jusqu’au cou.

Cette couleur du soleil qui choque les nuages, les prend en face

Et les teint, cette couleur de l’aurore pourpre,

C’est celle au visage de Diane qu’on a vue sans rien (nue).

Entourée par la foule dense de ses compagnes,

Elle se tient sur le côté et tourne son visage :

Comme elle voudrait ses flèches rapides !

Elle prend ce qu’elle a, les eaux, les puise, à la figure du garçon

Les jette, arrose les cheveux d’ondes vengeresses

Et ajoute ces mots, présages du désastre futur :

« Tu veux raconter que tu m’as vue voile ôté ?

Si tu peux, raconte. » Elle ne menace pas plus.

Elle donne à la tête arrosée des cornes de cerf de longue vie,

Elle donne au cou la longueur, fait pointer le bout des oreilles,

Change les mains en pieds, les bras en longues

Jambes  et couvre le corps d’une peau tachetée.

Même la peur, elle l’ajoute. Le héros fils d’Autonoé fuit

Et en pleine course s’étonne de sa rapidité.

Quand il voit figure et cornes dans l’eau :

« Pauvre de moi », va-t-il dire mais la voix ne suit pas,

Il gémit, c’est sa seule voix et des larmes sur un visage

Qui n’est pas le sien coulent ; seul son esprit d’avant demeure.

Que va-t-il faire ? Rentrer à la maison au palais royal

Ou se cacher dans les forêts ? La honte empêche ceci, la peur cela.

Il hésite et ses chiens le voient. Les premiers Melampus

Et Ichnobates à l’odorat subtil d’un aboiement donnent le signal.

Ichnobates est né à Gnose, Melampus est de race spartiate.

Après, les autres accourent plus vite que l’air rapide,

Pamphagos et Dorceus et Orisabos et Arcades, tous,

Et Nebrophon le puissant et Théron le sauvage avec Lélaps

Et Pterelas utile pour ses pattes et Agré utile pour son flair

Et Hylée le féroce jadis blessé par un sanglier

Et, conçue par un loup, Napé et Poemenis

Qui suivait les troupeaux et Harpya avec ses deux petits

Et Ladon de Sycion, robe serrée aux flancs

Et Dromas et Canaché et Sticté et Tigris et Alcé

Et Leucon aux poils de neige et Asboslus aux poils noirs

Et Lacon le costaud et le fort à la course Aello

Et Thous et Cyprio le rapide et son frère Lycisse

Et marqué de blanc au milieu du front noir,

Harpalos et Melaneus et Lachné au corps hirsute

Et nés, d’un père du mont Dicté et d’une mère de Laconie,
Labros et Agriodos et Hylactor à la voix aigue

Et ceux qu’il serait trop long de nommer. En foule, dans le désir de leur proie,

Ils le chassent, par grottes et rochers et coins inaccessibles,

Partout où c’est difficile, partout où il n’y a pas de route.

Et lui, il fuit par ces lieux où souvent il a chassé.

Hélas, il fuit ses serviteurs. Il voudrait crier :

« Je suis Actéon, connaissez votre maître ! ».

Les mots lui manquent ; l’air résonne d’aboiements.

D’abord c’est Melanchaetès, il lui fait au dos la première blessure.

Après, Therodamas. Et Oreritrophos le blesse à l’épaule.

Ils sont partis plus tard, mais ont pris des raccourcis de montagne

Et ont de l’avance. Ils tiennent leur maître,

La foule les joint et porte la dent sur le corps.

Aucun endroit sans blessure. Il gémit, d’un son,

Même s’il n’est pas d’un homme, que ne pourrait pousser

Un cerf ; il remplit de ses tristes plaintes les hauteurs qu’il connaît.

A genoux, suppliant, pareil à celui qui demande

Il tourne autour de lui son visage muet, et ses bras.

Mais ses compagnons, avec les encouragements de coutume,

Sans le reconnaitre, excitent la troupe rapide, des yeux cherchent Actéon,

Tant qu’ils peuventappellent « Actéon ! », comme s’il n’était pas là,

(Au nom, lui, il tourne la tête !), regrettent qu’il ne soit pas là

Et ne reçoive, le paresseux, le spectacle de cette proie offerte !

Il voudrait ne pas être là mais il est là ; il voudrait voir

Et ne pas sentir les cruautés de ses chiens.

Ils viennent de partout et dans le corps, museaux plongés,

Lacèrent leur maître sous image de cerf.

Et rien jusqu’à ce que la vie finisse avec toutes les blessures,

Jusqu’à ce que la colère de Diane en carquois se rassasie.

nomen monstra dedere

Mi-homme mi- bête Chiron était heureux de son élève
De race divine, il se réjouissait de la tâche et de l’honneur.
C’est alors qu’arrive, couverte aux épaules de cheveux rutilants,
La fille du Centaure, qu’autrefois la nymphe Chariclo,
Qui l’enfanta sur les rives du fleuve rapide, appela
Ocyrhoé. Elle ne s’était pas contentée d’apprendre
Les arts du père. Elle chantait les secrets des destins.
Elle reçoit dans l’esprit les fureurs prophétiques,
Et le dieu, qu’elle tenait fermé dans sa poitrine, l’échauffe.
Alors elle aperçoit l’enfant : « sauveur de toute la terre,
Grandis, enfant ! », dit-elle. « A toi les corps
Mortels devront la vie, les âmes ravies, tu auras toi le droit
De les rappeler, une fois tu oseras le faire contre l’indignation des dieux,
Une deuxième fois la foudre de ton grand-père t‘en empêchera,
Et de dieu tu deviendras corps exsangue puis dieu encore
Après que tu auras été corps. Deux fois tu changeras ton destin.
Toi aussi, mon père chéri, maintenant immortel, engendré
Selon la loi pour demeurer dans tous les âges,
Tu voudras pouvoir mourir quand tu seras torturé par le sang
D’un serpent cruel reçu dans ton corps blessé.
D’éternel que tu es les divinités te feront connaître la mort,
La déesse triple dénouera les fils de ta vie. »
Aux destins il restait quelque chose. Elle respire au plus profond
De sa poitrine et des larmes naissantes glissent sur ses joues.
Elle dit : « les destins me préviennent et m’empêchent
D’en dire plus, on me ferme la bouche.
Il ne m’était pas si précieux, mon art, qui serre contre moi
La colère des dieux. Je préférerais ne rien savoir du futur !
Mais déjà on dirait que le visage humain m’est enlevé,
Déjà, j’aime manger de l’herbe, déjà j’ai envie de courir
Dans les vastes champs, je suis changé en cheval, corps de mon père !
Mais pourquoi tout entière ? Mon père a double forme, lui ! »
Elle dit, et la fin de sa plainte
On la comprend mal, les mots sont confus,
Bientôt ce ne sont plus des mots, pas non plus le cri d’un cheval
Mais de quelqu’un qui imite un cheval. Encore un moment et elle pousse
De vrais hennissements et bouge les bras dans les herbes :
Alors ses doigts se rapprochent et ses cinq ongles
Un sabot léger, tout de corne, les relie, et grandissent la tête
Et le cou. L’extrémité de sa longue robe
Devient la queue et comme ses cheveux détachés couvraient le cou,
Ils se jettent en crinière du côté droit. En même temps sont changés
Voix et visage. Le prodige lui donne un nom nouveau.

un peu de douceur pour les géants

    Voir la traduction du passage, vers 570-680 du livre III de  l’Enéide.

*

 Il y a la mer et il y a la montagne. La montagne est très haute, elle mugit. C’est l’Etna. Au vers 570 on entre, sans précaution, dans une opposition spatiale, une tension entre très bas et très haut –entre très horizontal et très  vertical, du ciel aux sous–sols.

 Le port à l’écart des vents immobile et immense,

Lui. Mais Etna tonne dans d’horribles écroulements.

 Le long vers 570 finit par un rejet au vers 571. Une longue phrase nominale, descriptive, hors du temps et du récit, hors d’intrigue. Tranquillité (les deux adjectifs, coordonnés, pour l’équilibre), horizontalité de la bouche ouverte du port. Le rejet est le pronom personnel, ipse, insistant : le port lui-même. Portus et encore portus. Toujours lui, de droite à gauche. Un port, c’est ouvert. D’ailleurs celui-ci accueille Enée et ses camarades. Dans la phrase le port est clos ; tout large (et ouvert) qu’il doive être, celui-ci fait retour protecteur sur les arrivants et sur lui-même.

Le port est un moment de repos après les catastrophes de la nuit sur la mer en furie qui levait jusqu’au ciel le bateau d’Enée puis sans transition l’enfonçait aux Enfers. Tollimur in caelum / ad manes imos desedimus, nous sommes portés au ciel / nous descendons aux mânes profondes, racontait Enée aux vers 561 et 562. Le repos et l’horizontalité des lignes, c’est juste un instant. Avant, montée et descente sur les vagues de la mer. Après, Etna mugit, monte et descend, on va voir.

La clôture était provisoire, en effet. Le 2ème mot du vers 571, sed, annonce du nouveau. Mais Etna tonne et tout s’écroule. Ce qu’on voit ce sont des morceaux de choses impalpables, des matières brûlantes intouchables. Matières considérées du point de vue de leur mouvement, fumées & tourbillons. Ne sont pas attrapables. On commence par les étoiles et le ciel (qui reçoivent les morceaux en question) et on finit dans les bas-fonds (fundo imo) bouillonnants. Verticalement, de haut en bas et le contraire, ça ne cesse de remuer. En 6 vers.

 Parfois il éclate au ciel un nuage noir

Fumant d’un tournoiement de poix et de cendres incandescentes.

Il porte des bulles de flammes et lèche les étoiles.

Parfois les rocs et les viscères arrachés des montagnes,

Il les érige, vomissant, et les pierres liquéfiées sous les airs

D’un gémissement les amasse ; il bouillonne dans les bas-fonds.

 

Etna est tout à fait un personnage. Il vomit. Il bouillonne. Il gémit. Il dresse. Il est un personnage actif. Les verbes sont  de mouvement : attolit / lambit / erigit / eructans / glomerat. Etna lèche, vomit, gémit – Il a une bouche. Une bouche ouverte non à l’horizon, comme celle du port, mais vers le ciel.

On ne se trompe pas : Etna a un corps, une langue et sait gémir. Sous lui, dit la rumeur (fama), il y a un corps d’homme. C’est ce corps d’homme qui anime le volcan. C’est une fiction, le corps d’Encélade foudroyé, c’est une fiction rappelée par Enée à Didon, Enée narrateur intra-diégétique à Didon destinataire amoureuse. Et si Encélade est le mythe (dit Enée ou dit Virgile que dit Enée), le reste (les aventures d’Enée, avec changements de perspective, passages d’horizontalité à verticalité, de mer à montagne via port immobile), ce nouvel agencement du récit, c’est pour de bon. C’est par-dessus les anciens récits, par-dessus les mythes grecs. Par-dessus Encélade. Qu’y a-t-il donc, par-dessus Encélade ? Il y a Enée, qui débarque sur une rive vieille de 7 siècles. Enée, vaincu parmi les vaincus de Troie.

Chaque fois que l’homme vivant sous l’Etna bouge son corps, la Sicile tremble. Un corps un homme une montagne et un pays bougent en même temps. Fils de Gaia, ce n’est pas pour rien, Encélade est un pays. Un homme est un pays. Sous le minéral, la roche, la montagne bouillonnante, sous le pays, il y a de l’homme souffrant.

 Chaque fois qu’il bouge son flanc fatigué, tremble toute

La Sicile dans un murmure et le ciel est tissé de fumée.

 Le jour vient. L’aurore et sa première étoile dispersent la nuit mouillée. Alors vient quelqu’un. Après la mer, le passage par le port (reposant et provisoire), le tonnerre et la souffrance d’Etna auxquels Enée et ses compagnons ont assisté impuissants, vient quelqu’un. Petite chose, forme indistincte, qui a bien du mal à sortir des bois et à se faire reconnaître.

D’abord, de cette chose, tout est féminin. La maigreur. L’adjectif confecta, épuisée, qui ne s’accorde à rien, d’abord. Plus loin, le substantif : forma. Une forme épuisée. On garde la maigreur. Forme épuisée de maigreur. Et, épithète, nova. Nouvelle forme. Nouvelle & jamais vue. Extraordinaire, étrange, qu’on ne peut pas identifier. Ignoti, inconnu. C’est de pire en pire mais il y a un retournement : on est passé au masculin. Ignoti viri. Une forme nouvelle épuisée de maigreur d’homme ignoré. On aura mis du temps avant d’apercevoir l’homme sorti des bois. Et encore, on peine à le reconnaître tel.

Il restera marqué au sceau de l’indistinction. Quand la forme commence à être définie, elle l’est abstraitement : une saleté effroyable. Puis barba immissa, une barbe très longue. Une saleté et un morceau poilu. L’odeur et l’apparence vagabonde – et toujours pas de traits humains. Puis des haillons cousus d’épine. Progressivement paraît l’image. On pense à Robinson sur une île, qui pue, on pense à Philoctète, qui pue aussi sur l’île de Lemnos, où l’oublia… Ulysse.  Philoctète et Robinson cousent eux-mêmes, avec les moyens du bord, leurs vieilles guenilles. Le personnage hirsute de notre histoire fait de même. Il s’approche. On le voit : un Grec, dit Virgile – dit Enée.

Enée et le Grec viennent de Troie. Ils se sont affrontés, les leurs se sont affrontés, à présent ils se rencontrent sur l’île aux Cyclopes où, les lecteurs (contemporains ou non) de Virgile le savent, Ulysse s’est illustré.

Indistinct, de genre confus, à peine humain : voici un des célèbres vainqueurs de la guerre de Troie. Le voici, le vainqueur, 700 ans après qu’Homère a raconté les peines et les ruses des vainqueurs. A quoi ressemble un héros épique ? Le temps des géants & des héros est révolu, on est rentré dans le documentaire[1], en quelque sorte, et voilà face à face Enée le vaincu et la vraie figure du Grec, l’oublié. Vainqueurs et vaincus face à face, peureux et sales. Le vainqueur est dans l’état le plus pitoyable mais il possède la capacité du récit. Il va raconter cette histoire fameuse de Cyclope. Grossissant le trait de la monstruosité de ce dernier (pus, repas sanglants, morceaux d’hommes déchiquetés), il fait comme toujours quand les vainqueurs racontent : à quel point leurs ennemis  étaient des bêtes, à quel point ils eurent du mérite.

Les vainqueurs grecs ont quitté Troie et des îles les ont plus ou moins bien accueillis. Sous la Sicile un géant était enterré. D’autres géants s’apprêtaient à dévorer les guerriers marins. Le plus rusé des vainqueurs, qui se faisait appeler Personne (ça tombe bien : on va pouvoir confondre), s’occupa de l’un de ces géants effroyables à l’œil unique. Notre vainqueur abandonné sur l’île, saleté repoussante, barbe longue, raconte comment ils ont, les camarades et lui, il n’y a pas si longtemps, creusé dans l’œil unique du Cyclope. On sait bien qui est dans l’Odyssée célébré pour cette ruse. Entre l’oublié à la barbe immense et l’oublieux Ulysse (qui déjà abandonna Philoctète sur une île), l’acte bien connu, l’aveuglement du Cyclope, est partagé. Terebramus lumen, nous éteignîmes sa lumière, le pronom ne renvoie pas à des personnages identifiées, il dit le collectif. Entre l’oublié et l’oublieux il y a une petite, légère, superposition : un vainqueur puant aux formes indistinctes, un Grec, Personne, un indistinct, Ulysse lui-même, en tout cas l’idée qu’on s’en fait, 700 ans plus tard.  Saleté & puanteur, pour notre Grec célèbre – qui commit la ruse célèbre.

 On a fondu et d’un pieu aiguisé on a creusé son œil

Immense caché sous son front plissé.

 Alors que les Grecs prenaient la mer pour rentrer chez eux, une poignée de vaincus s’échappait de la ville en flamme. Enée parmi eux. Et l’errance (les peines et les ruses) des vaincus de cette guerre légendaire, la voilà racontée à son tour, 700 ans après Homère. Racontée par les vaincus ? Non. Par de nouveaux vainqueurs  – les vainqueurs historiques. Parmi eux, celui qui écrit, féminin peut-être, féminisé en tout cas, un qui donne vie au récit, nova forma, nouvelle forme de vainqueur, étrange forme de vainqueur comme était étrange (nouvelle) cette forme grecque rencontrée sur l’île. C’est une forme romaine celle-là. Romaine et écrivaine. Virgile.

C’est Virgile qui raconte l’histoire. Les nouveaux vainqueurs, les vainqueurs historiques, n’ont pas de fama précédente ; en tout cas, semble dire Virgile, ils n’ont pas de récits de taille, de haute taille, de récits gigantesques. Les géants & les récits géants viennent d’en bas : Encélade sous sa montagne.

Que reste-t-il des vainqueurs de Troie ? Ce géant enfoui sous l’Etna. Ce Grec terrorisé qui en appelle à la mort de main d’homme plutôt que de survivre sur l’île des grands monstres. Il reste : la fama, Encélade, le souvenir d’Ulysse l’oublieux, la sale tête et les pauvres paroles du Grec.

Tout se passe sur cette île comme si le temps des géants immobiles (Encélade, sous son volcan, dotant d’un peu d’humanité la montagne féroce) avait été remplacé, en quelques vers, par le temps des hommes petits en errance : un grec barbu joue à Robinson, des vaincus exilés tentent d’aller fonder une ville, quelque part par là.

Le géant caché sous la montagne, au temps des légendes, souffrait. Il avait une bouche, gémissait et faisait gémir un pays. Maintenant, après que le suppliant, vainqueur de nouvelle forme, sale et bestial, barbu, grec, a parlé, en haut, en haut de la montagne dans l’axe vertical d’Encélade, on voit paraître Le Cyclope.

 A peine il a dit et en haut de la montagne, nous le voyons,

Lui, au milieu de son troupeau, la grande masse, il bouge,

Il est tout en hauteur. Il y a ces espaces entre lesquels le texte ne cesse d’osciller. Le bateau d’Enée montait et descendait – du ciel aux gouffres d’Enfer. Etna se remuait des bas-fonds jusqu’aux étoiles, et maintenant on le comprend, une fois de plus les deux espaces sont marqués, qui abritent l’un un géant enterré et l’autre, tout en haut, un autre géant. Celui-ci est au milieu de ses bêtes. Il descend vers nous, sur la plage. Vers nous, vainqueur robinson & vaincu en exil et conquête. Il est affreux, le géant. Il titube. Il a mal. Il est infiniment humain, avec sa canne et son œil crevé.

 Chose horrible, monstre, difforme, immense, à qui on a arraché la lumière.

 Il se raccroche à ses bêtes, elles sont la consolation de son mal, lui qui mangeait des morceaux d’hommes après les avoir fracassés contre la paroi de sa grotte caresse ses brebis, doucement vient laver ce qui coule de son œil. Il grince des dents et gémit. II gémit comme gémissait Encélade, sous la montagne. Il titube, coule, gémit. Puis il est dans l’eau, comme nous sommes dans l’eau, mais entre lui et nous il y a un espace infranchissable. Il a beau dépasser les flots éternellement (il est au milieu de l’eau et son corps rompt l’horizontalité des flots abruptement comme lorsque les flots clapotaient à ses pieds, il est la verticalité même), il ne peut nous rejoindre. Il appartient à un autre temps. Il est dressé et il crie.

 Déjà au milieu  et les flots ne touchent pas encore ses hauts flancs.

 Peut-être Encélade qui gémit, Polyphème qui gémit, bouche pour l’un et œil pour l’autre, Sicile l’un et terre effrayée d’Italie l’autre, sont-ils, malgré leur monstruosité, le tissu de notre humanité blessée (aux pôles opposés, en bas, en haut) : vaincus vainqueurs, effrayants effrayés, souffrants cruels. Toutes les mers commencent à trembler sous le cri de Polyphème. On s’en souvient, un géant sous la terre, au début, faisait mouvoir la Sicile. C’est reparti, avec la géographie. Un géant à qui appartient le lainage des brebis, la douceur des flots, le haut des montagnes et dont la race s’apparente, c’est Virgile qui le dit, à celle de beaux chênes dressés, pousse une clameur. Les monstres Polyphème et Encélade gémissent, ils coulent, brûlent, lavent leur pus. Ils sont trahis, sacrifiés. Ils ont perdu. Mais ils gagnent pourtant. Voilà, ils sont Sicile, Italie, toute la terre, ils sont montagne et mer et forêt. Une géographie.

 On les voit, dressés, œil vain et de travers,

Frères d’Etna qui portent au ciel leur tête haute,

Horrible rassemblement : comme, tête élevée,

Les chênes aériens, les cyprès porteurs de fruits

Se tiennent droit, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.

 Au milieu sont les débats humains avec leurs erreurs, un homme part à la guerre parce que son père n’a pas de fortune, un autre y va récupérer la femme de son frère, les héros sont oublieux, de vrais salauds, les hommes ont une peur terrible de ce qu’ils ne connaissent pas, de toutes les formes nouvelles. Cependant des géants demeurent, souffrants, dressés, criants. Les hommes s’écartent, filent sur le fil horizontal de la mer de Sicile, finalement se sauvent, et c’est Virgile qui le dit, c’est heureux, et bien mérité.

 

 


[1] Godard, Notre Musique.

bouillonne dans les bas fonds

Virgile

L’Enéide

Livre III, vers 570-681

 

Le port à l’écart des vents était immobile et immense,

Lui. Mais Etna tonne dans d’horribles écroulements.

Parfois il éclate au ciel un nuage noir

Fumant d’un tournoiement de poix et de cendres incandescentes.

Il porte des bulles de flammes et lèche les étoiles.

Parfois les rocs et les viscères arrachés des montagnes,

Il les érige, vomissant, et les pierres liquéfiées sous les airs

D’un gémissement les amasse ; il bouillonne dans les bas-fonds.

La rumeur dit que le corps d’Encelade demi-brûlé de foudre

Est pressé sous cette masse, que par-dessus lui l’immense Etna

Est posé, qui exhale la flamme de ses fourneaux fissurées.

Chaque fois qu’il bouge son flanc fatigué, tremble toute

La Sicile dans un murmure et le ciel est tissé de fumée.

Au long de la nuit, cachés dans les forêts, nous supportons

Les prodiges monstres sans voir la cause du fracas.

Ni feux des astres ni clarté dans cette région

D’étoiles, mais des nuages dans le ciel obscur,

Et la nuit malveillante qui tient la lune sous la nuée.

Déjà le jour d’après surgit avec sa première étoile

Et l’Aurore a écarté du ciel l’ombre humide

Quand soudain, sorti des forêts, épuisé de maigreur suprême,

Une forme nouvelle d’homme ignoré, d’apparence pitoyable,

S’avance et suppliant tend les mains vers le rivage.

Nous reculons : une saleté abominable, une barbe longue,

Un habit cousu d’épines : un Grec.

Et un de ceux jadis envoyés à Troie avec les armes des pères.

Quand il voit nos allures de Troyens et plus loin les armes

De Troie, il semble un peu effrayé, s’arrête, retient

Son pas ; bientôt se précipite sur le rivage

Avec des pleurs et des prières : « par les étoiles mes témoins,

Par les dieux d’en haut et par la lumière du ciel qu’on respire,

Prenez-moi, Troyens. Emportez-moi n’importe où,

Cela m’ira. Je sais, j’ai été de la flotte des Grecs,

Et j’avoue, j’ai cherché la guerre pour la maison d’Ilion.

Si l’injure de mon crime est trop grande,

Jetez-moi dans les flots, immergez-moi dans la vaste mer.

Si je meurs, que je meure de la main des hommes.

Il dit et embrasse nos genoux, se roule à nos genoux,

Il y reste. Qui est-il, qu’il le dise, de quel sang a-t-il grandi,

Quel sort le tourmente-t-il, nous le pressons de le dire.

Mon père lui-même, Anchise, sans attendre, donne sa main droite

Au jeune homme et consolide son cœur d’une preuve concrète.

Enfin celui-ci laisse sa terreur et dit :

« Je suis de la patrie d’Ithaque, compagnon malheureux d’Ulysse,

Mon nom est Achéménide, de père pauvre, Adamaste,

(Ah, si j’avais eu un peu de fortune !), je suis parti pour Troie.

Ici, tout tremblants ils quittaient ces rivages cruels,

Mes camarades oublieux et dans la grande grotte du Cyclope

Ils m’ont laissé. Une maison de pus, de banquets sanglants,

Sombre, immense. Et lui, le gigantesque, qui frappait les hautes

Etoiles. Dieux, écartez de terre ce fléau !

Pas facile de le regarder, impossible de lui dire un mot :

Il dévore les viscères et le sang noir des misérables.

Je l’ai vu, moi, il en a pris deux des nôtres et les corps,

Qu’il a pressés dans sa grande main, allongé dans la grotte,

Il les a brisés contre un rocher, sa porte éclaboussée nageait

Dans le pus. J’ai vu quand il mastiquait les membres coulant

De sang noir pourri ; tièdes les chairs tremblaient sous sa dent.

Mais il l’a payé, Ulysse n’a pas supporté cela,

Il s’est souvenu de lui-même, l’homme d’Ithaque, en ce moment critique.

A la fois tout empli de chairs et noyé de vin

Le Cyclope a reposé sa tête, il est tombé dans sa grotte,

Enorme, il vomissait du pus et en dormant des morceaux

Mêlés de vin et de sang et nous, on priait  les grands

Dieux et on tirait au sort et ensemble, venus de partout, autour de lui

On a fondu et d’un pieu aiguisé on a creusé son œil

Immense caché sous son front plissé.

Son œil, comme un bouclier d’Argos, comme la lumière du soleil !

Enfin, heureux, on a  vengé les ombres de nos camarades.

Mais fuyez, pauvres de vous, fuyez, rompez les amarres loin du rivage.

Pareils, aussi grands que Polyphème qui dans sa grotte creuse

Enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles,

Des centaines d’autres habitent ici, sur le rivage sinueux, partout,

D’ignobles Cyclopes, errant dans les hautes montagnes.

Trois fois les cornes de la Lune se sont remplies de lumière

Depuis que ma vie se traîne dans les forêts, parmi tanières

Et niches de bêtes ; les grands Cyclopes je les vois sortir

De leur rocher et je tremble au bruit de leur pas, à leur voix.

Pauvre nourriture, des baies, des cornouilles comme des cailloux

Me donnent les arbres, et les herbes me nourrissent de racines arrachées.

Je surveille tout et tout de suite sur le rivage j’ai vu votre flotte

Venir. A elle, quelle qu’elle soit,

Je me suis livré. Tout, pour fuir un peuple criminel.

Prenez ma vie, c’est mieux que n’importe quelle autre mort. »

A peine il a dit et en haut de la montagne, nous le voyons,

Lui, au milieu de son troupeau, la grande masse, il bouge,

Le berger Polyphème, il vient vers le rivage où nous sommes,

Chose horrible, monstre, difforme, immense, à qui on a arraché la lumière.

Un tronc de pin le guide et assure ses pas.

Ses brebis laineuses l’accompagnent, son seul plaisir, la consolation de son mal.

Il a touché les flots profonds et marche dans la mer,

Il lave ce qui coule de son œil creusé, le sang,

Grinçant des dents, gémissant, il avance dans la mer,

Déjà au milieu  et les flots ne touchent pas encore ses hauts flancs.

Nous, vite,  terrifiés, nous nous échappons avec le suppliant,

Il l’a bien mérité, sans bruit nous larguons les amarres,

Et demi-tour ! Tout droit vers la mer, avec nos rames qui luttent !

Il le sent. Et il tourne ses pas vers nos bruits de voix.

Mais impossible de nous atteindre de la main,

Impossible d’égaler les flots ioniens à la course, alors

Il pousse une immense clameur, et l’eau et toutes

Les mers commencent à trembler, et jusqu’à la terre effrayée

D’Italie, et dans ses cavernes sinueuses Etna mugit.

La race des Cyclopes, inquiétée,  des forêts et des montagnes hautes,

Se précipite vers le port, elle emplit le rivage.

On les voit, dressés, œil vain et de travers,

Frères d’Etna qui portent au ciel leur tête haute,

Horrible rassemblement : comme, tête élevée,

Les chênes aériens, les cyprès porteurs de fruits

Se tiennent droit, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.

lettre à I., magnifique éditrice papier

Je veux te dire un mot à propos de tout ce qui circule en ce moment et que tu as partagé avec moi, le comité de défense  des métiers du livre, l’appel des 451, celui de la librairie Tropique.

C’est peu de dire que je suis dubitative, je ne suis pas d’accord.

On ne pose pas bien la question.

Il y a évidemment une question. Je ne vais pas la poser exhaustivement mais ici lancer rapidement quelques pistes…

Selon moi, la grande question, avant toutes autres, avant même celle de défendre les libraires (j’en adore certains) c’est pour qui ils bossent et pour quoi (au nom de quoi) les défendre.

Ce qui me peine plus que la disparition des libraires au profit de l’achat via internet c’est… que ce sont toujours les mêmes qui ont accès aux choses que l’on juge, toi et moi, les meilleures

Ni toi ni moi n’avons vraiment besoin des conseils avisés d’un libraire,

On aime trouver en librairie ce à quoi on ne s’attend pas, c’est vrai, et c’est du bonheur, ça arrive, c’est du bonheur en plus, comme ça arrive de discuter avec quelqu’un ou de lire un livre et dans la discussion ou le livre trouver un livre dont on avait eu l’idée mais seulement l’idée, ou bien il est complètement neuf, ce livre-là, et on va y voir de plus près après en avoir reçu l’idée

On le sait, ni toi ni moi n’avons besoin des libraires comme prescripteurs, sauf pour ces rencontres-là, de hasard, belles comme des rencontres de hasard  (mais qu’on a ailleurs, justement, toi ou moi) : d’autres instances sont pour nous “prescriptrices”

Personne ici dans mon quartier (ZUP de petite ville) ne met un pied dans la librairie de la ville (il faut passer le pont et personne n’oserait, de toute façon, non pas passer le pont, mais entrer là-dedans)

Donc, pour qui le libraire est-il prescripteur ?

Pour quelques personnes, oui : pour la femme du toubib, pour choisir entre le Goncourt et le Médicis, pour un cadeau…

J’exagère, hein ! La librairie est très importante pour ce groupe social qui n’hésite pas à rentrer dans la librairie et ne sait pas bien comment s’y diriger. Oui. Je connais des adolescents dont les parents donnent (et aiment donner) des conseils de lecture – et qui préfèrent les recevoir des libraires.  Oui, c’est important. Quand j’étais enfant & adolescente, un libraire m’a offert des bouquins. Je les ai toujours. C’était Sender, Vittorini….

En fait : oui, le libraire a un public, celui entre vous/ moi et mes voisins /amis de quartier qui savent à peine que les librairies existent – et ce n’est ni à cause d’Amazon ni à cause des “livres immatériels”….

Que les libraires ne s’en sortent pas c’est un fait, un triste fait, et c’est, on le dirait bien, la disparition d’un métier, peu à peu.

Mais je ne crois pas qu’on retiendra quelque chose de ce métier en se braquant contre la “dématérialisation” du livre ou en croyant que derrière le numérique il n’y a pas de l’humain.

Il y a de l’humain dans le livre numérique parce qu’il y a des textes et de très beaux textes. Infiniment humains.

Parce qu’il y a du travail.

Du lien, de la fabrication, du lien social, contrairement à ce qu’imagine le comité pour la défense des métiers du livre, dans une grande ignorance.

Je suis engagée dans l’aventure avec le collectif  publie.net / (& publie papier depuis peu – impression à la demande) comme je suis engagée auprès de Cheyne. Toi (et ton beau travail), François Bon & toute l’équipe de publie.net et Cheyne, vous êtes de ceux qui me donnez de l’enthousiasme parce que vous défendez des œuvres et des moyens humains, terriblement humains (travail collectif, respect, beaucoup de paroles, de relectures mutuelles, de temps et de critiques) de proposer ces oeuvres le plus justement possible et de les faire connaître.

Parmi ceux que j’ai cités : tu travailles papier, Cheyne hyper traditionnel (linotypie), publie.net numérique (e-pub) !

Je ne crois pas qu’on gagne à opposer moyens humains et papier contre numérique et déshumanisation

J’en connais des humains (avec ou sans papiers) affreusement déceptifs et pour qui je n’aurais pas envie de me battre une seconde.

La frontière n’est pas là.

Elle est ailleurs, par exemple à l’endroit de la pensée ou  non pensée de ce qu’on fait (voir ceux qui sont emportés, malgré la qualité de leur catalogue, par « un toujours + » dévastateur, voir cette surproduction d’objets de papier aussitôt pilonnés qu’imprimés, avec tout le ridicule qui va avec, frais de stockage que l’on sait, de distribution…

Il y a quelque chose qui n’est pas juste là-dedans. Cheyne l’a compris depuis longtemps (30ans), il y répond à sa façon. Publie.net le comprend aussi, il innove.

La frontière se trouve aussi à l’endroit  de l’engagement / désengagement. QUI les livres vont-ils atteindre ? Si on ne se pose pas la question, c’est juste une grande erreur (politique).

J’achète beaucoup de livres (trop pour mon budget, et jecontinuerai) et j’achète aussi des e.pub de chez publie.net que je lis sur une petite machine un peu rose – et j’adore ça aussi… Mon plaisir de lecture est intact…. il est grand…

On se trompe de combat, vraiment

Les beaux objets qu’on fabrique et qui portent des textes forts existeront toujours (ce que tu fais, ce que font Cheyne, Attila, Passage du Nord-Ouest, Vagabonde, plein  d’autres !)

Les objets qui portent les textes numériques et qui ont des fonctions différentes selon les gens (moi ils m’accompagnent en voyage et dans mon lit et dans mon jardin,  ils me proposent l’aventure publie.net, ils me donnent accès à des textes contemporains novateurs) continueront à exister…

La question ce n’est pas : sur quel support je lis ?

Ce soir, je vais prendre mon vieux Budé Tome I de l’Enéide et Shakespeare que j’ai en Pléiade.

Puis je finirai Contact, de Cécile Portier, sur ma liseuse.

Puis le petit texte de Claude Ponti, collection Ouvrez, publie.net.

Parce que j’ai envie de Portier de Shakespeare de Virgile et de Ponti, et que ce sont les contenus qui me guident.

La question, c’est comment a-t-on accès aux textes, comment se guide-t-on dans l’océan ou du livre papier ou du livre numérique ?

« On » : mes gamins, mes élèves, mes collègues, mes voisins…

On peut être aussi peu et mal renseigné par quelque “humain” que ce soit (libraire, prof) que par Amazon.

Tu le sais.

Et encore je parle d’Amazon car on a du mal à pardonner leur déloyauté (frais de port non payants) mais il y a sur internet de merveilleux sites d’exploration littéraire et qui informent : lekti où je t’ai découverte, toi et ton catalogue, publie.net où la création française est enthousiasmante, remue.net avec d’excellentes critiques, coaltar, D-fictions, je peux en citer des quantités, et je ne dis rien, ici, des blogs d’auteurs, qui sont d’une richesse qui rend la vie prodigieuse de découvertes et de lectures.

Comment les livres peuvent-ils atteindre des lecteurs partout, je veux dire dans les «cercles » les plus différents ?

Si je regarde à la petite échelle de mon quartier, ce sont les médiathèques qui y arrivent bien – le mieux, avec des clubs de lecteurs… Et l’éducation populaire…

Les libraires ? Sans doute va-t-il falloir que le métier se réinvente. C’est dur, et c’est la raison pour laquelle ici on organise en librairie des ateliers d’écriture. 6 personnes payent et 3 ne payent pas, ou payent très peu, afin de rendre l’aventure possible à ceux qui la souhaitent. Le libraire prend une marge. Il vend ou espère vendre quelques livres.

Autre chose : la critique littéraire. Et si les libraires prenaient le relais ? Des soirées autour de quelques ouvrages ou thématiques qu’ils présenteraint, eux, à leurs clients, après y avoir un peu réfléchi ?

Mais je pense à ce que m’a dit il y a une quinzaine d’années, une libraire indépendante (on ne parlait alors pas du tout d’Internet, elle et moi, encore moins de livres « dématérialisés », comme dit le comité de défense des métiers du livre) : je m’installais dans une petite ville de province et je regrettais de ne pas trouver en librairie ce que j’y cherchais, de petits éditeurs diffusés par eux-mêmes, des revues de poésie (en province la revue de poésie n’existait pas ! ) ;je lui proposais une liste d’éditeurs, de livres ou de revues qu’elle ne connaissait pas et avec qui elle pouvait peut-être prendre contact pour une collaboration. Elle m’a répondu : « oui, mais comment je vais savoir si c’est bon ? »

Elle était noyée, c’était un océan pensait-elle – et ce sont les même mots qu’on entend de la part de ceux qui aujourd’hui pensent que l’océan Internet les noie, ils ne savent qu’y trouver, trop c’est trop, et comment dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ?

Eh bien non, ce n’est pas trop. Ce n’est jamais trop. Parce qu’écrire le monde c’est le rendre un peu vivable. Parce qu’il n’y a pas de raison que si moi j’écris toi tu n’écrives pas (et à quel point j’aime pour cette raison les ateliers d’écriture avec des adultes) et parce qu’après tout pour savoir « si c’est bon », lis.

Lis, lis, dévore, et soit ça te tombe des mains (tu fermes les yeux) soit tu poursuis et il y a une chance que ce soit bon. Après est-ce que ça dessine une œuvre ? Tu le sauras après coup, pas de précipitation.

En fait : une histoire de confiance en soi.

Aux gamins c’est bien aussi de dire ça : vous savez lire. N’ayez pas peur.

 



 

 

 

Juliette Yacine Mathilde Jacques Guillaume

Yacine est lecteur pour fœtus, au Centre.

Cette année — il énumère pour Mathilde — il leur a déjà lu

L’Idiot de Dostoïevski

À l’Est d’Eden de Steinbeck

 Regain de Giono

Et là, il est en train de leur lire Une phrase sur ma mère de Prigent.

Il tend le livre à Mathilde. Elle passe sa main dessus, l’ouvre, elle veut    bien lui prêter main forte.

Yacine Mathilde Guillaume Jacques. Quatre personnages. Le métier que fait Mathilde l’amoureuse de Yacine, c’est du vélo. Et puis aussi quelque chose au Centre, une sorte de petit boulot. Non loin il y a la mer elle y est sentinelle Mathilde, ramasseuse de cadavres clandestins. Les humains font monter le niveau de la mer. Il y a longtemps Mathilde a aimé Guillaume, fils de Jacques. Jacques est gérant d’un centre de beauté – il est  lisse débordé père de sourde et ignorante malveillance. Guillaume ne va pas très bien, essaie de faire sortir le long des couloirs intérieurs de son corps de sacrées images, une petite Mathilde, elle serait sur son vélo, déboucherait là, droite au bout de lui tout droit aussi.

L’action est à Sète et on est dans un roman qui tourne, tourne, il a pour titre Poreuse. C’est Juliette Mézenc qui l’écrit, elle habite à Sète comme Mathilde. Et on le trouve sur publie.net.

Poreuse la lecture : sur une page un mot (un geste) envoie d’un clic de souris vers une autre page, un autre geste. D’images en rêves et en récits on monte : on pourrait être au cinéma, et c’est une histoire d’aujourd’hui. Un fils dépressif caché allongé, un père qu’on n’a aucun mal à imaginer hurlant vers le volcan, sorti tout droit de bourgeoisie et de chez Pasolini, un mec bien, Yacine, qui fait la lecture aux fœtus, une fille qui pédale, se blesse, vient et revient sur la plage où débarquent des migrants comme il en débarque tout l’été sur les rives de notre Méditerranée, et ça fait fuir les touristes – mais ça doit pas gêner assez, les corps défaits, puisque on continue de monter des murs, celui d’Erdine fera 12 kilomètres de long.

Il faut l’entendre la langue de Juliette, elle a pris en elle, au-dedans, porteuse et poreuse, le courage des migrations, la douleur des exils, la précision de survivre.

On était cinquante personnes, on est rentrés dans un pirogue, on avait un GPS, qui nous montrait le chemin. Depuis le deuxième jour, le GPS s’est tombé dans l’eau, ça ne marchait plus, on ne sait plus là où on est. Le pirogue, ça bougeait trop, y avait beaucoup de vagues, sur les pirogues et y avait quelqu’un là-dedans, il ne pouvait plus se lever, il avait trop faim, il avait trop froid, il était malade aussi. Même si on le levait, il se tombait. Il est mort. On l’a emmené, au port de Ténérife. Les gens de Ténérife, y nous a vus dans l’eau, avec un hélicoptère. Depuis qu’il nous a vus, on a levé notre main à lui. Après, l’équipe de sauvetage est partie, il nous cherchait avec un bateau, à ce moment-là (rire) j’étais très content, parce que je, j’ai (rire) je croyais que j’étais mort. Quand je suis arrivé à Ténérife beaucoup de prières, pour Dieu, parce que, on croyait tous qu’on était morts.

Physiquement, j’étais mal parce que, mes muscles des genoux, ça me faisait très mal. Et aussi j’avais arrêté de manger, ça faisait trois jours. J’avais trop de faim. Ils ne voulaient pas que je vienne, ils avaient très peur, mais, je les ai forcés, ils m’ont laissé partir, mon père, il est cultivateur. Ma mère, elle est ménagère. Et, la pluie, ça ne pleut pas beaucoup là-bas. J’étais un peu fort en étude, mais, j’avais peur après pour mon avenir, parce que je voyais mes grands frères à la maison, ils avaient les diplômes, ils n’avaient rien.