un peu de douceur pour les géants

    Voir la traduction du passage, vers 570-680 du livre III de  l’Enéide.

*

 Il y a la mer et il y a la montagne. La montagne est très haute, elle mugit. C’est l’Etna. Au vers 570 on entre, sans précaution, dans une opposition spatiale, une tension entre très bas et très haut –entre très horizontal et très  vertical, du ciel aux sous–sols.

 Le port à l’écart des vents immobile et immense,

Lui. Mais Etna tonne dans d’horribles écroulements.

 Le long vers 570 finit par un rejet au vers 571. Une longue phrase nominale, descriptive, hors du temps et du récit, hors d’intrigue. Tranquillité (les deux adjectifs, coordonnés, pour l’équilibre), horizontalité de la bouche ouverte du port. Le rejet est le pronom personnel, ipse, insistant : le port lui-même. Portus et encore portus. Toujours lui, de droite à gauche. Un port, c’est ouvert. D’ailleurs celui-ci accueille Enée et ses camarades. Dans la phrase le port est clos ; tout large (et ouvert) qu’il doive être, celui-ci fait retour protecteur sur les arrivants et sur lui-même.

Le port est un moment de repos après les catastrophes de la nuit sur la mer en furie qui levait jusqu’au ciel le bateau d’Enée puis sans transition l’enfonçait aux Enfers. Tollimur in caelum / ad manes imos desedimus, nous sommes portés au ciel / nous descendons aux mânes profondes, racontait Enée aux vers 561 et 562. Le repos et l’horizontalité des lignes, c’est juste un instant. Avant, montée et descente sur les vagues de la mer. Après, Etna mugit, monte et descend, on va voir.

La clôture était provisoire, en effet. Le 2ème mot du vers 571, sed, annonce du nouveau. Mais Etna tonne et tout s’écroule. Ce qu’on voit ce sont des morceaux de choses impalpables, des matières brûlantes intouchables. Matières considérées du point de vue de leur mouvement, fumées & tourbillons. Ne sont pas attrapables. On commence par les étoiles et le ciel (qui reçoivent les morceaux en question) et on finit dans les bas-fonds (fundo imo) bouillonnants. Verticalement, de haut en bas et le contraire, ça ne cesse de remuer. En 6 vers.

 Parfois il éclate au ciel un nuage noir

Fumant d’un tournoiement de poix et de cendres incandescentes.

Il porte des bulles de flammes et lèche les étoiles.

Parfois les rocs et les viscères arrachés des montagnes,

Il les érige, vomissant, et les pierres liquéfiées sous les airs

D’un gémissement les amasse ; il bouillonne dans les bas-fonds.

 

Etna est tout à fait un personnage. Il vomit. Il bouillonne. Il gémit. Il dresse. Il est un personnage actif. Les verbes sont  de mouvement : attolit / lambit / erigit / eructans / glomerat. Etna lèche, vomit, gémit – Il a une bouche. Une bouche ouverte non à l’horizon, comme celle du port, mais vers le ciel.

On ne se trompe pas : Etna a un corps, une langue et sait gémir. Sous lui, dit la rumeur (fama), il y a un corps d’homme. C’est ce corps d’homme qui anime le volcan. C’est une fiction, le corps d’Encélade foudroyé, c’est une fiction rappelée par Enée à Didon, Enée narrateur intra-diégétique à Didon destinataire amoureuse. Et si Encélade est le mythe (dit Enée ou dit Virgile que dit Enée), le reste (les aventures d’Enée, avec changements de perspective, passages d’horizontalité à verticalité, de mer à montagne via port immobile), ce nouvel agencement du récit, c’est pour de bon. C’est par-dessus les anciens récits, par-dessus les mythes grecs. Par-dessus Encélade. Qu’y a-t-il donc, par-dessus Encélade ? Il y a Enée, qui débarque sur une rive vieille de 7 siècles. Enée, vaincu parmi les vaincus de Troie.

Chaque fois que l’homme vivant sous l’Etna bouge son corps, la Sicile tremble. Un corps un homme une montagne et un pays bougent en même temps. Fils de Gaia, ce n’est pas pour rien, Encélade est un pays. Un homme est un pays. Sous le minéral, la roche, la montagne bouillonnante, sous le pays, il y a de l’homme souffrant.

 Chaque fois qu’il bouge son flanc fatigué, tremble toute

La Sicile dans un murmure et le ciel est tissé de fumée.

 Le jour vient. L’aurore et sa première étoile dispersent la nuit mouillée. Alors vient quelqu’un. Après la mer, le passage par le port (reposant et provisoire), le tonnerre et la souffrance d’Etna auxquels Enée et ses compagnons ont assisté impuissants, vient quelqu’un. Petite chose, forme indistincte, qui a bien du mal à sortir des bois et à se faire reconnaître.

D’abord, de cette chose, tout est féminin. La maigreur. L’adjectif confecta, épuisée, qui ne s’accorde à rien, d’abord. Plus loin, le substantif : forma. Une forme épuisée. On garde la maigreur. Forme épuisée de maigreur. Et, épithète, nova. Nouvelle forme. Nouvelle & jamais vue. Extraordinaire, étrange, qu’on ne peut pas identifier. Ignoti, inconnu. C’est de pire en pire mais il y a un retournement : on est passé au masculin. Ignoti viri. Une forme nouvelle épuisée de maigreur d’homme ignoré. On aura mis du temps avant d’apercevoir l’homme sorti des bois. Et encore, on peine à le reconnaître tel.

Il restera marqué au sceau de l’indistinction. Quand la forme commence à être définie, elle l’est abstraitement : une saleté effroyable. Puis barba immissa, une barbe très longue. Une saleté et un morceau poilu. L’odeur et l’apparence vagabonde – et toujours pas de traits humains. Puis des haillons cousus d’épine. Progressivement paraît l’image. On pense à Robinson sur une île, qui pue, on pense à Philoctète, qui pue aussi sur l’île de Lemnos, où l’oublia… Ulysse.  Philoctète et Robinson cousent eux-mêmes, avec les moyens du bord, leurs vieilles guenilles. Le personnage hirsute de notre histoire fait de même. Il s’approche. On le voit : un Grec, dit Virgile – dit Enée.

Enée et le Grec viennent de Troie. Ils se sont affrontés, les leurs se sont affrontés, à présent ils se rencontrent sur l’île aux Cyclopes où, les lecteurs (contemporains ou non) de Virgile le savent, Ulysse s’est illustré.

Indistinct, de genre confus, à peine humain : voici un des célèbres vainqueurs de la guerre de Troie. Le voici, le vainqueur, 700 ans après qu’Homère a raconté les peines et les ruses des vainqueurs. A quoi ressemble un héros épique ? Le temps des géants & des héros est révolu, on est rentré dans le documentaire[1], en quelque sorte, et voilà face à face Enée le vaincu et la vraie figure du Grec, l’oublié. Vainqueurs et vaincus face à face, peureux et sales. Le vainqueur est dans l’état le plus pitoyable mais il possède la capacité du récit. Il va raconter cette histoire fameuse de Cyclope. Grossissant le trait de la monstruosité de ce dernier (pus, repas sanglants, morceaux d’hommes déchiquetés), il fait comme toujours quand les vainqueurs racontent : à quel point leurs ennemis  étaient des bêtes, à quel point ils eurent du mérite.

Les vainqueurs grecs ont quitté Troie et des îles les ont plus ou moins bien accueillis. Sous la Sicile un géant était enterré. D’autres géants s’apprêtaient à dévorer les guerriers marins. Le plus rusé des vainqueurs, qui se faisait appeler Personne (ça tombe bien : on va pouvoir confondre), s’occupa de l’un de ces géants effroyables à l’œil unique. Notre vainqueur abandonné sur l’île, saleté repoussante, barbe longue, raconte comment ils ont, les camarades et lui, il n’y a pas si longtemps, creusé dans l’œil unique du Cyclope. On sait bien qui est dans l’Odyssée célébré pour cette ruse. Entre l’oublié à la barbe immense et l’oublieux Ulysse (qui déjà abandonna Philoctète sur une île), l’acte bien connu, l’aveuglement du Cyclope, est partagé. Terebramus lumen, nous éteignîmes sa lumière, le pronom ne renvoie pas à des personnages identifiées, il dit le collectif. Entre l’oublié et l’oublieux il y a une petite, légère, superposition : un vainqueur puant aux formes indistinctes, un Grec, Personne, un indistinct, Ulysse lui-même, en tout cas l’idée qu’on s’en fait, 700 ans plus tard.  Saleté & puanteur, pour notre Grec célèbre – qui commit la ruse célèbre.

 On a fondu et d’un pieu aiguisé on a creusé son œil

Immense caché sous son front plissé.

 Alors que les Grecs prenaient la mer pour rentrer chez eux, une poignée de vaincus s’échappait de la ville en flamme. Enée parmi eux. Et l’errance (les peines et les ruses) des vaincus de cette guerre légendaire, la voilà racontée à son tour, 700 ans après Homère. Racontée par les vaincus ? Non. Par de nouveaux vainqueurs  – les vainqueurs historiques. Parmi eux, celui qui écrit, féminin peut-être, féminisé en tout cas, un qui donne vie au récit, nova forma, nouvelle forme de vainqueur, étrange forme de vainqueur comme était étrange (nouvelle) cette forme grecque rencontrée sur l’île. C’est une forme romaine celle-là. Romaine et écrivaine. Virgile.

C’est Virgile qui raconte l’histoire. Les nouveaux vainqueurs, les vainqueurs historiques, n’ont pas de fama précédente ; en tout cas, semble dire Virgile, ils n’ont pas de récits de taille, de haute taille, de récits gigantesques. Les géants & les récits géants viennent d’en bas : Encélade sous sa montagne.

Que reste-t-il des vainqueurs de Troie ? Ce géant enfoui sous l’Etna. Ce Grec terrorisé qui en appelle à la mort de main d’homme plutôt que de survivre sur l’île des grands monstres. Il reste : la fama, Encélade, le souvenir d’Ulysse l’oublieux, la sale tête et les pauvres paroles du Grec.

Tout se passe sur cette île comme si le temps des géants immobiles (Encélade, sous son volcan, dotant d’un peu d’humanité la montagne féroce) avait été remplacé, en quelques vers, par le temps des hommes petits en errance : un grec barbu joue à Robinson, des vaincus exilés tentent d’aller fonder une ville, quelque part par là.

Le géant caché sous la montagne, au temps des légendes, souffrait. Il avait une bouche, gémissait et faisait gémir un pays. Maintenant, après que le suppliant, vainqueur de nouvelle forme, sale et bestial, barbu, grec, a parlé, en haut, en haut de la montagne dans l’axe vertical d’Encélade, on voit paraître Le Cyclope.

 A peine il a dit et en haut de la montagne, nous le voyons,

Lui, au milieu de son troupeau, la grande masse, il bouge,

Il est tout en hauteur. Il y a ces espaces entre lesquels le texte ne cesse d’osciller. Le bateau d’Enée montait et descendait – du ciel aux gouffres d’Enfer. Etna se remuait des bas-fonds jusqu’aux étoiles, et maintenant on le comprend, une fois de plus les deux espaces sont marqués, qui abritent l’un un géant enterré et l’autre, tout en haut, un autre géant. Celui-ci est au milieu de ses bêtes. Il descend vers nous, sur la plage. Vers nous, vainqueur robinson & vaincu en exil et conquête. Il est affreux, le géant. Il titube. Il a mal. Il est infiniment humain, avec sa canne et son œil crevé.

 Chose horrible, monstre, difforme, immense, à qui on a arraché la lumière.

 Il se raccroche à ses bêtes, elles sont la consolation de son mal, lui qui mangeait des morceaux d’hommes après les avoir fracassés contre la paroi de sa grotte caresse ses brebis, doucement vient laver ce qui coule de son œil. Il grince des dents et gémit. II gémit comme gémissait Encélade, sous la montagne. Il titube, coule, gémit. Puis il est dans l’eau, comme nous sommes dans l’eau, mais entre lui et nous il y a un espace infranchissable. Il a beau dépasser les flots éternellement (il est au milieu de l’eau et son corps rompt l’horizontalité des flots abruptement comme lorsque les flots clapotaient à ses pieds, il est la verticalité même), il ne peut nous rejoindre. Il appartient à un autre temps. Il est dressé et il crie.

 Déjà au milieu  et les flots ne touchent pas encore ses hauts flancs.

 Peut-être Encélade qui gémit, Polyphème qui gémit, bouche pour l’un et œil pour l’autre, Sicile l’un et terre effrayée d’Italie l’autre, sont-ils, malgré leur monstruosité, le tissu de notre humanité blessée (aux pôles opposés, en bas, en haut) : vaincus vainqueurs, effrayants effrayés, souffrants cruels. Toutes les mers commencent à trembler sous le cri de Polyphème. On s’en souvient, un géant sous la terre, au début, faisait mouvoir la Sicile. C’est reparti, avec la géographie. Un géant à qui appartient le lainage des brebis, la douceur des flots, le haut des montagnes et dont la race s’apparente, c’est Virgile qui le dit, à celle de beaux chênes dressés, pousse une clameur. Les monstres Polyphème et Encélade gémissent, ils coulent, brûlent, lavent leur pus. Ils sont trahis, sacrifiés. Ils ont perdu. Mais ils gagnent pourtant. Voilà, ils sont Sicile, Italie, toute la terre, ils sont montagne et mer et forêt. Une géographie.

 On les voit, dressés, œil vain et de travers,

Frères d’Etna qui portent au ciel leur tête haute,

Horrible rassemblement : comme, tête élevée,

Les chênes aériens, les cyprès porteurs de fruits

Se tiennent droit, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.

 Au milieu sont les débats humains avec leurs erreurs, un homme part à la guerre parce que son père n’a pas de fortune, un autre y va récupérer la femme de son frère, les héros sont oublieux, de vrais salauds, les hommes ont une peur terrible de ce qu’ils ne connaissent pas, de toutes les formes nouvelles. Cependant des géants demeurent, souffrants, dressés, criants. Les hommes s’écartent, filent sur le fil horizontal de la mer de Sicile, finalement se sauvent, et c’est Virgile qui le dit, c’est heureux, et bien mérité.

 

 


[1] Godard, Notre Musique.