Virgile
L’Enéide
Livre III, vers 570-681
Le port à l’écart des vents était immobile et immense,
Lui. Mais Etna tonne dans d’horribles écroulements.
Parfois il éclate au ciel un nuage noir
Fumant d’un tournoiement de poix et de cendres incandescentes.
Il porte des bulles de flammes et lèche les étoiles.
Parfois les rocs et les viscères arrachés des montagnes,
Il les érige, vomissant, et les pierres liquéfiées sous les airs
D’un gémissement les amasse ; il bouillonne dans les bas-fonds.
La rumeur dit que le corps d’Encelade demi-brûlé de foudre
Est pressé sous cette masse, que par-dessus lui l’immense Etna
Est posé, qui exhale la flamme de ses fourneaux fissurées.
Chaque fois qu’il bouge son flanc fatigué, tremble toute
La Sicile dans un murmure et le ciel est tissé de fumée.
Au long de la nuit, cachés dans les forêts, nous supportons
Les prodiges monstres sans voir la cause du fracas.
Ni feux des astres ni clarté dans cette région
D’étoiles, mais des nuages dans le ciel obscur,
Et la nuit malveillante qui tient la lune sous la nuée.
Déjà le jour d’après surgit avec sa première étoile
Et l’Aurore a écarté du ciel l’ombre humide
Quand soudain, sorti des forêts, épuisé de maigreur suprême,
Une forme nouvelle d’homme ignoré, d’apparence pitoyable,
S’avance et suppliant tend les mains vers le rivage.
Nous reculons : une saleté abominable, une barbe longue,
Un habit cousu d’épines : un Grec.
Et un de ceux jadis envoyés à Troie avec les armes des pères.
Quand il voit nos allures de Troyens et plus loin les armes
De Troie, il semble un peu effrayé, s’arrête, retient
Son pas ; bientôt se précipite sur le rivage
Avec des pleurs et des prières : « par les étoiles mes témoins,
Par les dieux d’en haut et par la lumière du ciel qu’on respire,
Prenez-moi, Troyens. Emportez-moi n’importe où,
Cela m’ira. Je sais, j’ai été de la flotte des Grecs,
Et j’avoue, j’ai cherché la guerre pour la maison d’Ilion.
Si l’injure de mon crime est trop grande,
Jetez-moi dans les flots, immergez-moi dans la vaste mer.
Si je meurs, que je meure de la main des hommes.
Il dit et embrasse nos genoux, se roule à nos genoux,
Il y reste. Qui est-il, qu’il le dise, de quel sang a-t-il grandi,
Quel sort le tourmente-t-il, nous le pressons de le dire.
Mon père lui-même, Anchise, sans attendre, donne sa main droite
Au jeune homme et consolide son cœur d’une preuve concrète.
Enfin celui-ci laisse sa terreur et dit :
« Je suis de la patrie d’Ithaque, compagnon malheureux d’Ulysse,
Mon nom est Achéménide, de père pauvre, Adamaste,
(Ah, si j’avais eu un peu de fortune !), je suis parti pour Troie.
Ici, tout tremblants ils quittaient ces rivages cruels,
Mes camarades oublieux et dans la grande grotte du Cyclope
Ils m’ont laissé. Une maison de pus, de banquets sanglants,
Sombre, immense. Et lui, le gigantesque, qui frappait les hautes
Etoiles. Dieux, écartez de terre ce fléau !
Pas facile de le regarder, impossible de lui dire un mot :
Il dévore les viscères et le sang noir des misérables.
Je l’ai vu, moi, il en a pris deux des nôtres et les corps,
Qu’il a pressés dans sa grande main, allongé dans la grotte,
Il les a brisés contre un rocher, sa porte éclaboussée nageait
Dans le pus. J’ai vu quand il mastiquait les membres coulant
De sang noir pourri ; tièdes les chairs tremblaient sous sa dent.
Mais il l’a payé, Ulysse n’a pas supporté cela,
Il s’est souvenu de lui-même, l’homme d’Ithaque, en ce moment critique.
A la fois tout empli de chairs et noyé de vin
Le Cyclope a reposé sa tête, il est tombé dans sa grotte,
Enorme, il vomissait du pus et en dormant des morceaux
Mêlés de vin et de sang et nous, on priait les grands
Dieux et on tirait au sort et ensemble, venus de partout, autour de lui
On a fondu et d’un pieu aiguisé on a creusé son œil
Immense caché sous son front plissé.
Son œil, comme un bouclier d’Argos, comme la lumière du soleil !
Enfin, heureux, on a vengé les ombres de nos camarades.
Mais fuyez, pauvres de vous, fuyez, rompez les amarres loin du rivage.
Pareils, aussi grands que Polyphème qui dans sa grotte creuse
Enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles,
Des centaines d’autres habitent ici, sur le rivage sinueux, partout,
D’ignobles Cyclopes, errant dans les hautes montagnes.
Trois fois les cornes de la Lune se sont remplies de lumière
Depuis que ma vie se traîne dans les forêts, parmi tanières
Et niches de bêtes ; les grands Cyclopes je les vois sortir
De leur rocher et je tremble au bruit de leur pas, à leur voix.
Pauvre nourriture, des baies, des cornouilles comme des cailloux
Me donnent les arbres, et les herbes me nourrissent de racines arrachées.
Je surveille tout et tout de suite sur le rivage j’ai vu votre flotte
Venir. A elle, quelle qu’elle soit,
Je me suis livré. Tout, pour fuir un peuple criminel.
Prenez ma vie, c’est mieux que n’importe quelle autre mort. »
A peine il a dit et en haut de la montagne, nous le voyons,
Lui, au milieu de son troupeau, la grande masse, il bouge,
Le berger Polyphème, il vient vers le rivage où nous sommes,
Chose horrible, monstre, difforme, immense, à qui on a arraché la lumière.
Un tronc de pin le guide et assure ses pas.
Ses brebis laineuses l’accompagnent, son seul plaisir, la consolation de son mal.
Il a touché les flots profonds et marche dans la mer,
Il lave ce qui coule de son œil creusé, le sang,
Grinçant des dents, gémissant, il avance dans la mer,
Déjà au milieu et les flots ne touchent pas encore ses hauts flancs.
Nous, vite, terrifiés, nous nous échappons avec le suppliant,
Il l’a bien mérité, sans bruit nous larguons les amarres,
Et demi-tour ! Tout droit vers la mer, avec nos rames qui luttent !
Il le sent. Et il tourne ses pas vers nos bruits de voix.
Mais impossible de nous atteindre de la main,
Impossible d’égaler les flots ioniens à la course, alors
Il pousse une immense clameur, et l’eau et toutes
Les mers commencent à trembler, et jusqu’à la terre effrayée
D’Italie, et dans ses cavernes sinueuses Etna mugit.
La race des Cyclopes, inquiétée, des forêts et des montagnes hautes,
Se précipite vers le port, elle emplit le rivage.
On les voit, dressés, œil vain et de travers,
Frères d’Etna qui portent au ciel leur tête haute,
Horrible rassemblement : comme, tête élevée,
Les chênes aériens, les cyprès porteurs de fruits
Se tiennent droit, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.