lettre à I., magnifique éditrice papier

Je veux te dire un mot à propos de tout ce qui circule en ce moment et que tu as partagé avec moi, le comité de défense  des métiers du livre, l’appel des 451, celui de la librairie Tropique.

C’est peu de dire que je suis dubitative, je ne suis pas d’accord.

On ne pose pas bien la question.

Il y a évidemment une question. Je ne vais pas la poser exhaustivement mais ici lancer rapidement quelques pistes…

Selon moi, la grande question, avant toutes autres, avant même celle de défendre les libraires (j’en adore certains) c’est pour qui ils bossent et pour quoi (au nom de quoi) les défendre.

Ce qui me peine plus que la disparition des libraires au profit de l’achat via internet c’est… que ce sont toujours les mêmes qui ont accès aux choses que l’on juge, toi et moi, les meilleures

Ni toi ni moi n’avons vraiment besoin des conseils avisés d’un libraire,

On aime trouver en librairie ce à quoi on ne s’attend pas, c’est vrai, et c’est du bonheur, ça arrive, c’est du bonheur en plus, comme ça arrive de discuter avec quelqu’un ou de lire un livre et dans la discussion ou le livre trouver un livre dont on avait eu l’idée mais seulement l’idée, ou bien il est complètement neuf, ce livre-là, et on va y voir de plus près après en avoir reçu l’idée

On le sait, ni toi ni moi n’avons besoin des libraires comme prescripteurs, sauf pour ces rencontres-là, de hasard, belles comme des rencontres de hasard  (mais qu’on a ailleurs, justement, toi ou moi) : d’autres instances sont pour nous “prescriptrices”

Personne ici dans mon quartier (ZUP de petite ville) ne met un pied dans la librairie de la ville (il faut passer le pont et personne n’oserait, de toute façon, non pas passer le pont, mais entrer là-dedans)

Donc, pour qui le libraire est-il prescripteur ?

Pour quelques personnes, oui : pour la femme du toubib, pour choisir entre le Goncourt et le Médicis, pour un cadeau…

J’exagère, hein ! La librairie est très importante pour ce groupe social qui n’hésite pas à rentrer dans la librairie et ne sait pas bien comment s’y diriger. Oui. Je connais des adolescents dont les parents donnent (et aiment donner) des conseils de lecture – et qui préfèrent les recevoir des libraires.  Oui, c’est important. Quand j’étais enfant & adolescente, un libraire m’a offert des bouquins. Je les ai toujours. C’était Sender, Vittorini….

En fait : oui, le libraire a un public, celui entre vous/ moi et mes voisins /amis de quartier qui savent à peine que les librairies existent – et ce n’est ni à cause d’Amazon ni à cause des “livres immatériels”….

Que les libraires ne s’en sortent pas c’est un fait, un triste fait, et c’est, on le dirait bien, la disparition d’un métier, peu à peu.

Mais je ne crois pas qu’on retiendra quelque chose de ce métier en se braquant contre la “dématérialisation” du livre ou en croyant que derrière le numérique il n’y a pas de l’humain.

Il y a de l’humain dans le livre numérique parce qu’il y a des textes et de très beaux textes. Infiniment humains.

Parce qu’il y a du travail.

Du lien, de la fabrication, du lien social, contrairement à ce qu’imagine le comité pour la défense des métiers du livre, dans une grande ignorance.

Je suis engagée dans l’aventure avec le collectif  publie.net / (& publie papier depuis peu – impression à la demande) comme je suis engagée auprès de Cheyne. Toi (et ton beau travail), François Bon & toute l’équipe de publie.net et Cheyne, vous êtes de ceux qui me donnez de l’enthousiasme parce que vous défendez des œuvres et des moyens humains, terriblement humains (travail collectif, respect, beaucoup de paroles, de relectures mutuelles, de temps et de critiques) de proposer ces oeuvres le plus justement possible et de les faire connaître.

Parmi ceux que j’ai cités : tu travailles papier, Cheyne hyper traditionnel (linotypie), publie.net numérique (e-pub) !

Je ne crois pas qu’on gagne à opposer moyens humains et papier contre numérique et déshumanisation

J’en connais des humains (avec ou sans papiers) affreusement déceptifs et pour qui je n’aurais pas envie de me battre une seconde.

La frontière n’est pas là.

Elle est ailleurs, par exemple à l’endroit de la pensée ou  non pensée de ce qu’on fait (voir ceux qui sont emportés, malgré la qualité de leur catalogue, par « un toujours + » dévastateur, voir cette surproduction d’objets de papier aussitôt pilonnés qu’imprimés, avec tout le ridicule qui va avec, frais de stockage que l’on sait, de distribution…

Il y a quelque chose qui n’est pas juste là-dedans. Cheyne l’a compris depuis longtemps (30ans), il y répond à sa façon. Publie.net le comprend aussi, il innove.

La frontière se trouve aussi à l’endroit  de l’engagement / désengagement. QUI les livres vont-ils atteindre ? Si on ne se pose pas la question, c’est juste une grande erreur (politique).

J’achète beaucoup de livres (trop pour mon budget, et jecontinuerai) et j’achète aussi des e.pub de chez publie.net que je lis sur une petite machine un peu rose – et j’adore ça aussi… Mon plaisir de lecture est intact…. il est grand…

On se trompe de combat, vraiment

Les beaux objets qu’on fabrique et qui portent des textes forts existeront toujours (ce que tu fais, ce que font Cheyne, Attila, Passage du Nord-Ouest, Vagabonde, plein  d’autres !)

Les objets qui portent les textes numériques et qui ont des fonctions différentes selon les gens (moi ils m’accompagnent en voyage et dans mon lit et dans mon jardin,  ils me proposent l’aventure publie.net, ils me donnent accès à des textes contemporains novateurs) continueront à exister…

La question ce n’est pas : sur quel support je lis ?

Ce soir, je vais prendre mon vieux Budé Tome I de l’Enéide et Shakespeare que j’ai en Pléiade.

Puis je finirai Contact, de Cécile Portier, sur ma liseuse.

Puis le petit texte de Claude Ponti, collection Ouvrez, publie.net.

Parce que j’ai envie de Portier de Shakespeare de Virgile et de Ponti, et que ce sont les contenus qui me guident.

La question, c’est comment a-t-on accès aux textes, comment se guide-t-on dans l’océan ou du livre papier ou du livre numérique ?

« On » : mes gamins, mes élèves, mes collègues, mes voisins…

On peut être aussi peu et mal renseigné par quelque “humain” que ce soit (libraire, prof) que par Amazon.

Tu le sais.

Et encore je parle d’Amazon car on a du mal à pardonner leur déloyauté (frais de port non payants) mais il y a sur internet de merveilleux sites d’exploration littéraire et qui informent : lekti où je t’ai découverte, toi et ton catalogue, publie.net où la création française est enthousiasmante, remue.net avec d’excellentes critiques, coaltar, D-fictions, je peux en citer des quantités, et je ne dis rien, ici, des blogs d’auteurs, qui sont d’une richesse qui rend la vie prodigieuse de découvertes et de lectures.

Comment les livres peuvent-ils atteindre des lecteurs partout, je veux dire dans les «cercles » les plus différents ?

Si je regarde à la petite échelle de mon quartier, ce sont les médiathèques qui y arrivent bien – le mieux, avec des clubs de lecteurs… Et l’éducation populaire…

Les libraires ? Sans doute va-t-il falloir que le métier se réinvente. C’est dur, et c’est la raison pour laquelle ici on organise en librairie des ateliers d’écriture. 6 personnes payent et 3 ne payent pas, ou payent très peu, afin de rendre l’aventure possible à ceux qui la souhaitent. Le libraire prend une marge. Il vend ou espère vendre quelques livres.

Autre chose : la critique littéraire. Et si les libraires prenaient le relais ? Des soirées autour de quelques ouvrages ou thématiques qu’ils présenteraint, eux, à leurs clients, après y avoir un peu réfléchi ?

Mais je pense à ce que m’a dit il y a une quinzaine d’années, une libraire indépendante (on ne parlait alors pas du tout d’Internet, elle et moi, encore moins de livres « dématérialisés », comme dit le comité de défense des métiers du livre) : je m’installais dans une petite ville de province et je regrettais de ne pas trouver en librairie ce que j’y cherchais, de petits éditeurs diffusés par eux-mêmes, des revues de poésie (en province la revue de poésie n’existait pas ! ) ;je lui proposais une liste d’éditeurs, de livres ou de revues qu’elle ne connaissait pas et avec qui elle pouvait peut-être prendre contact pour une collaboration. Elle m’a répondu : « oui, mais comment je vais savoir si c’est bon ? »

Elle était noyée, c’était un océan pensait-elle – et ce sont les même mots qu’on entend de la part de ceux qui aujourd’hui pensent que l’océan Internet les noie, ils ne savent qu’y trouver, trop c’est trop, et comment dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ?

Eh bien non, ce n’est pas trop. Ce n’est jamais trop. Parce qu’écrire le monde c’est le rendre un peu vivable. Parce qu’il n’y a pas de raison que si moi j’écris toi tu n’écrives pas (et à quel point j’aime pour cette raison les ateliers d’écriture avec des adultes) et parce qu’après tout pour savoir « si c’est bon », lis.

Lis, lis, dévore, et soit ça te tombe des mains (tu fermes les yeux) soit tu poursuis et il y a une chance que ce soit bon. Après est-ce que ça dessine une œuvre ? Tu le sauras après coup, pas de précipitation.

En fait : une histoire de confiance en soi.

Aux gamins c’est bien aussi de dire ça : vous savez lire. N’ayez pas peur.