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éléphantesque

20 décembre, cette heure où si on est de maladie on la sent nous tomber sur le paletot. Il faut tordre l’autre moitié de la journée, y aller en traître, se raconter l’histoire avec ruse, ça commence maintenant et bonjour le deuxième matin, la chose à faire c’est retirer les lunettes, elles glissent sur le nez, sont cause qu’entre le monde et moi il y a cette casse, fracture, 20 décembre et cette idée qu’a eue le soleil de percer comme au printemps, la seule chose à faire maintenant c’est retirer les lunettes pour effacer les arêtes des choses, la poussière sur les choses et tout ça, les miettes, ce qui se dépose, le dépôt, les veines du bois irrégulières, l’impossible équilibre des étagères, la liasse de courrier non ouvert, les factures et les rappels et les publicités papier glacé, tout ça.

C’était l’heure de la prise de risques, celle de bascule, on était à une demi-journée du soir et le soir menaçait, la nuit, je dirais la nuit. 14:57 : trois fois j’ai pris le téléphone. 14:57 : cette troisième et dernière fois le téléphone était toujours muet, petit plateau noir qui ne vous sert rien, sauf l’heure. Sans lunettes j’ai balayé le devant de la porte, les grandes feuilles du yucca éléphantesque étaient tombées sur l’escalier, tout me déplaisait, leur couleur morte d’hiver, les escaliers, mes gestes maladroits et agacés et l’heure – qui suivait l’heure.

On a beau se dire quelle chance ce temps ouvert ; et cette désespérance, le luxe.

Mais la peur bleue de voir venir le soir et ce qu’il fera, le soir, aux muscles, vertèbres, poumons. Cœur, qu’on entend trop puis trop peu. Tintamarre. 20 décembre, le chagrin, ça y est, lunettes ou pas, installé. La migraine, c’est après les larmes – pas les larmes, les flots, fleuves.

Éléphantesque – pourquoi j’ai pensé alors à une gravure de Dürer, j’ai remis mes lunettes, ça a pris un temps fou, l’ordinateur annonçait, quand j’ai trouvé, 15:38, c’est pas un éléphant sur la gravure mais un rhinocéros, c’est pour ça que je n’avançais pas, un rhinocéros empaillé après qu’il a été naufragé. Qui fut, sous sa forme inanimée, offert au pape. François 1er a visité le rhinocéros et je ne sais comment Dürer l’a dessiné, vif ou mort, avant ou après, c’est 1515 la date du rhinocéros, rhinocéros date célèbre, avoir cherché un éléphant m’exaspérait, avec tout ça l’heure avançait, je me précipitais sur mon rhinocéros, l’imprimais en un bon format car pour la bonne chance de la soirée je devais trouver quelque chose avant 17 heures, rhinocéros puisque rhinocéros, cette obsession de l’heure c’est la forme que prend la maladie, maladie majeure sur fond d’hiver majeur lui aussi, 2013, avant 17 heures il me faut quelque chose, même un rhinocéros, rhinocéros et Dürer, j’étais passé des feuilles mortes (tranchantes, des épées) que je balayais devant la porte de la maison au rhinocéros de Dürer et de François 1er et c’était une bonne victoire, j’ai craint un instant d’en rester là, j’ai effleuré encore le carré, carré noir éteint et muet du téléphone, 16:06, me suis levée pour ranger le courrier en deux piles, celle à jeter sans ouvrir et celle à ouvrir plus tard, toujours poussant un œil sur la bête caparaçonnée de Dürer à quoi mon yucca du jardin m’avait menée, dans la pile à ouvrir plus tard j’ai posé après hésitation un avis de passage du facteur qui est une factrice et qui avait écrit dans l’encadré info facteur : “la serrure de la boite à lettres n’ouvre pas la boite à lettres”, j’ai hésité, j’avais juste le temps, on était plusieurs lendemains après l’avis du passage de la factrice à mauvaise clef de boite à lettres, le temps d’aller chercher à la poste mon salut d’avant 17 heures, j’ai démarré, marché dans les feuilles (des armes) du yucca éléphantesque que j’avais balayées et poussées sur le côté du jardin, j’ai redémarré, remarché dans les feuilles re-dispersées, ouvert la lettre, c’était un dossier, j’ai cherché le lien avec mon rhinocéros et j’ai trouvé ; 17:01 et je trouvais. 

maladie

Ce tour qu’a ma maladie. Un espace dingue d’inhumanités, des forces contraires. Au milieu de mon âge, en forêt obscure, j’avais bifurqué, le chemin menait dans les ruelles des Enfers, des ombres jouaient au tarot, d’autres, de mauvaise foi, voulaient de leurs mains d’ombre construire des saloons et des mairies et des tribunaux, nous voilà aux Enfers, sacrée bifurcation, j’avais bien choisi mon chemin, de tout temps je me dirigeais aux Enfers, il y avait ici des enfants-nymphes, nés et morts le même jour, d’autres trouvés à la surface écumeuse d’un océan, chevelure plus vivante qu’eux, filante chevelure, des amants éplorés, des jeunes gens fusillés pour que d’autres vivent et des inconsolables de tout poil – ah j’avais bien choisi la ruelle après que j’avais bifurqué, à moitié de mon âge.

Les ombres on s’y voyait dedans, en transparence. Dans les yeux des ombres, on se voyait, plus petit que jamais, fantôme, modèle réduit, minuscule enfantelet – cheval battu, battu, et c’était toi et c’était l’autre, le mort de toujours, le mort d’avant, et alors au milieu de ton âge tu tombais en pâmoison devant l’image dans la pupille du mort. Te voilà aux Enfers, bienvenue. Amoureuse de qui est passé par la mort, la connaît et la quitte, il paraît, pour tes beaux yeux. Dans les vallées d’angoisse, les vallées tout court, les villes où l’ex-mort s’installe avec toi, maladroit comme on est dans ce cas, tu ne regardes que lui : il est immense, l’ex des Enfers, tu décides de lui donner de l’éclat, tu le briques le lustres lui demandes pardon, tu t’es fiancée à un mort c’est un très ancien mort et un très ancien problème ou plutôt une très ancienne passion, c’est dans les glaciers de la mémoire, te voilà dans la ville, la maison, sur le bitume avec ton mort géant, dans ses yeux on voit l’enfant ancien déjeté, battu à mort, on ne sait comment, une obsession : toi-même. C’est alors que ça se corse parce qu’on ne peut pas faire sans ce qu’il voit, lui : crois-tu qu’il voie cette chose qui se reflète dans sa pupille, qui s’y est installée, cette chose d’enfance battue qui est là, posée sur le cristal de sa pupille et qui est un peu toi et qui n’est en réalité vraiment nulle part, ni toi ni lui ni là mais autrefois ? Non. Il veut voir comme c’est beau, loin des marais pestilentiels. Il se hisse sur toi, le mort, l’ex-mort immense. Il s’appuie. Il ne voit rien du tout. Il ne voit qu’une chose. Que vous êtes tous foutus. Que vous l’étiez bien avant qu’il ne mourût.

horizon collectif, les poètes en question

A la fin de Contre attaque en Espagne, Ramon Sender, journaliste et écrivain engagé dans la guerre civile espagnole, raconte, « avec le moins de paroles possibles » la mort de sa femme assassinée par les franquistes. Il écrit, dans un paragraphe qui cherche le silence (typographiquement séparé du corps du texte) : « je ne pourrai en écrire plus là dessus. Entre mes sentiments intimes et la passion politique des masses desquelles je suis une partie il est des chemins qui ne peuvent encore se cheminer. Pour moi, en ce moment, c’est impossible. »
Plus tard, au Mexique, en Californie, Sender a appris à cheminer dans le milieu de ces chemins-là : sentiments intimes et passion politique. Il trouvera une voix pour ses romans. Une voix au croisement de la fiction onirique (on peut dire ça) et du journalisme (de l’Histoire).
Je donne cet exemple car il me semble que Sender, pris dans un temps de très grande détresse, est passé magistralement de cette interrogation, comment faire avec sentiments intimes et passion politique, à une sorte de réponse : ses romans, quelques années après.
La question se pose à lui en plein traumatisme de guerre, dans le chagrin muet, après qu’il a perdu sa femme, en présence du réel tout nu : « cette tête avec toute une joue, une oreille et le cuir chevelu arraché qui mettaient à jour secs, blancs, parfaitement différenciés, le temporal, les maxillaires, les mastoïdes, comme la tête de bois d’un cabinet anatomique », la question se pose à lui en fascisme avéré, enfants morts parsemant la rue – si bien, écrit Sender, que les scènes n’ont rien à envier à ce qu’a vu – et en a fait- en son temps Goya. Il a des raisons, en 1937, de ne pas savoir cheminer du chemin politique au chemin intime et de celui-ci à celui-là. De ne pas savoir donner forme à l’écriture, d’être saisi de mutisme à cet endroit d’embranchement.
C’est quelque chose qu’en 2013, je comprends tout à fait.
En 2013, je peux me demander quoi faire de mes états d’âme, comment inscrire dans le flot historique auquel nous appartenons la traduction de quelques vers ou chants de Virgile, la passion pour ce que fait Hamlet avec Laërte au fond du tombeau d’Ophélie, le rêve de montrer dans le texte un fleuve gigantesque en crue comme les emportements de l’âme.
Être partie des masses, être avec et pour les autres, engagé dans un projet collectif et là-dedans tenir sa part de « sentiments intimes » (un chagrin sans pareil dans le cas de Sender), sa part de visions, de fantaisies et de cauchemars. D’images personnelles, fabriquées, refabriquées, montées de toutes pièces, empruntées, métamorphosées.
Sans les horizons des masses, sans l’horizon des autres, je ne tiens pas debout. Je tombe. Il me faut joindre la joie horizontale (politique) à la verticalité de la vision (ce que Sender appelle sentiment intime) qui, on pourrait le croire, ne concerne que moi (un moi pourtant fabriqué à partir de tant d’autres).
Joindre l’horizon collectif à la verticalité de la vision ou de la douleur (intime).
L’écrire. C’est la vie qui redouble, qui explose, géante, un peu ogre, qui appelle.
Ecrire ou les lire, visions, figures, espaces recréés, constructions.
Pourquoi ça coince ? Un peu de honte ?
Impression que ces constructions-là, ces images et figures et sentiments intimes, Mississipi dans Si je t’oublie Jérusalem, pluies torrentielles vécues par Lear dans la forêt, Hamlet qui ferraille avec Laërte dans la tombe d’Ophélie, Enée aux Enfers, tout ça, qui m’habite, ne bouge pas le réel, l’horizon collectif. Pas assez. Jamais assez.
Pourtant, j’y tiens. J’y tiens et je tiens à les partager. Elles me font vivre.
Parfois, écrire (et avec l’écriture : lire et faire lire) s’installe à l’embranchement le plus fragile (les dehors appellent plus fort, on se sent plus nul que jamais), et pourtant.
Parfois quelque chose vient comme à la fin de Contre attaque en Espagne : de la désespérance. Quand on ne fait pas l’expérience qu’on est bel et bien partie des autres, quand tombe la passion politique, tombe tout le reste.
Parfois, quand l’horizon est mort, plus rien ne tient – même pas une de ces visions qui est matière d’écriture.
Sans horizon collectif, Hamlet dans la tombe, le fils qui rencontre le père aux Enfers, Didon suicidée, nos histoires, nos dialogues, nos métamorphoses, nos déplacements : on s’en fiche. Et ce qu’on amène à l’horizon collectif, ce sont ces images là, ces récits, ces mythes qui nous ont fabriqué et continuent à nous mouvoir, en lien, en lien aux autres, d’une façon symbolique.

*

Un constat : écrivains, nous sommes fermés dans notre petit monde – même si on n’a pas de petit monde, même si on vit en province (et une province qui n’est qu’à peine la France…). De fait on n’écrit, ou plutôt on ne publie, le regrettant certes, que pour nous. Pour nous et notre petit groupe de proches, écrivains comme nous, critiques et amis. J’exagère à peine.
Les maisons d’édition sont de plus en plus nombreuses, “l’offre littéraire” de plus en plus importante, la publicité autour d’une dizaine de titres toujours aussi ciblée, aussi efficace. Cependant que peu de monde a accès (matériellement) à la production littéraire qui se crée dans les marges. C’est que si (fort heureusement) la démocratisation de l’écriture s’accomplit, la démocratisation de l’accès à la lecture va plus lentement. Entrer dans une librairie est un plaisir et une facilité inouïe pour la plupart de ceux qui me lisent ici. C’est un petit malaise pour plein de gens que je connais. C’est impossible pour plein d’autres.
Les livres ne vont que vers les mêmes. Qui, ceux-là, les mêmes, les prennent pour objet de comparaison, comme références et non oeuvres destinées à un donner enseignement ou du plaisir. J’exagère, bien sûr, à peine.
Par ailleurs, ni auteurs ni éditeurs ne semblent penser à ce que peut le livre, à ce qu’il devient. Je peux donner aujourd’hui à lire un texte sur mon blog : j’aurai autant de lecteurs que s’il est publié chez un éditeur petit économiquement – mais grand par ses choix. Bien sûr cela ne change rien à la question du public : livre matériels ou immatériels, les mondes sont tout aussi petits et cloisonnés. Bien sûr je me publie alors à compte d’auteur – même si ça ne me coûte rien. Bien sûr je ne suis pas, alors, “prescrit”, conseillé.
Dans le cas où je crois encore à la garantie que m’offre une “maison”, je dois savoir que l’éditeur ne s’en sort pas économiquement quand il me publie et qu’il ne me permettra pas, à moi auteur, de m’en sortir – ni même d’être symboliquement rétribué. Ça ne me coûtera et ne me rapportera rien. Ça ne rapportera rien à l’éditeur et ça lui coûtera beaucoup. Ça ne rapportera presque rien au libraire. Ça rapportera un peu au diffuseur et au distributeur. Jamais l’éditeur ne me paiera en droits d’auteurs, ces droits si mal pensés, parce qu’il ne peut pas me payer.
Bien sûr, ça rapportera à l’auteur, à l’éditeur, au libraire transmetteur, autre chose : du plaisir, du contentement, le sentiment d’avoir fait quelque chose d’important.
Mais c’est là que quelque chose est enrayé. Important pour qui ? Pour nous, certes, auteurs et éditeurs et amis et critiques. C’est tout ?
Nous sommes dans un exemple inouï de monde clos et d’économie qui ne fonctionne pour personne. Nous trouvons des solutions horizontales sympathiques et alternatives : nous donnons à lire librement nos textes sur nos blogs et revues en ligne. Formidable richesse que cette infinie architecture textuelle, qui pourrait ne s’arrêter jamais. Pourtant l’outil ne change pas la structure de réception et nous n’atteignons que les mêmes, ceux à qui l’accès est donné par le milieu. Les réseaux sociaux renforcent la clôture, tout cela se satisfait assez agréablement il faut le dire. On peut même être assez content de soi et de ses difficultés faire une sorte de nouveau romantisme : un poète ne gagne pas d’argent.
Hélas un poète qui ne gagne pas un peu d’argent, ou plutôt qui ne revendique pas d’en gagner un peu, ou plutôt qui n’a pas du tout affaire avec les choses de la circulation économique, même si bien sûr celles-ci doivent être repensées (et peut-être ce bien culturel qu’est la littérature devrait-il être proposé comme bien commun), un poète qui ne se soucie pas de l’économie qui soutient sa production, quelle que soit cette économie, a peu de chance d’agir dans le champ social. Son art, tout libre soit-il, n’agit pas, n’agira pas.
Ce n’est pas moins intéressant de toucher 100 personnes que 6000, mais dans l’état actuel des choses, vue l’organisation de ce petit monde de la littérature, papier ou web, ces 100 lecteurs seront toujours les mêmes : des amis, des proches, des écrivains, de grands lecteurs cultivés. Notre réseau.
A force, on n’écrit plus ce qu’on a à écrire.
On risque d’écrire pour ceux qui sont déjà là. On est loin d’écrire pour un peuple qui manque, pour ce qui manque, avec ce qui manque et ce qui se cherche.
On risque d’écrire ce qu’on sait déjà, ce qu’ils savent déjà, les proches, les habitants du petit monde, ceux qui sont déjà là. On risque, sans le savoir, sans le vouloir, d’écrire ce qu’ils attendent. C’est sympathique, un petit monde, un groupe, ça peut même être agréable et rassurant et bien sûr, on en a besoin, aussi, comme on a besoin d’une famille. Mais ce que veut la littérature, ce qu’elle peut quand elle est prise dans le champ social et qu’elle y agit, c’est à dire créer des formes et des motifs qui surprennent et bousculent, inventer des visions et des “états d’âme d’une luminosité particulière”, comme dit Döblin, ça ne marche pas, quand le processus de fermeture en est arrivé là. Quand ce sont les mêmes qui écrivent et reçoivent. Quand personne d’autre n’a besoin, comme quelque chose d’inattendu et de radical, de mes états d’âme, de cette luminosité que dit Döblin, de mes images folles, quand personne n’a besoin d’Achab ou de Don Quichotte. Achab, le roi Lear et Don Quichotte n’existent pas sans ce que j’appelais plus haut un horizon collectif. Collectif, collectif, mixte, mélangé, ouvert.
Je pense à une action intitulée A l’école des écrivains, proposée par la Maison des écrivains et de la littérature, qui invite des écrivains dans les classes des collèges classés ambition réussite, c’est à dire situés dans des zones géographiques défavorisées et dans lesquels la mixité sociale, par volonté politique, a disparu. Dans l’un de ces collèges, on a lu mon livre Trois meurtres – jugé difficile parce qu’il mêle des bribes d’Histoire et d’histoires. Les adolescents ont écrit à partir de passages choisis. La situation historique visitée à la fin de ce livre est l’année 1962 à Alger. Les adolescents de Lormont ont presque tous choisi des événements historiques qui les touchaient, qui touchaient leur enfance proche : le 11 septembre 2001, la mort de Ben Laden.
La documentaliste du collège avait lu, chaque midi et peu à peu au CDI, le livre aux adolescents. Puis je suis intervenue. Parler autour de ce qu’ils avaient compris et ressenti, donner corps au livre, tout cela était très vivant, on s’appropriait le texte, on pouvait le rejeter ou l’accepter, ce n’était pas sacré du tout, on pouvait se laisser émouvoir ou le laisser très loin de soi, on pouvait parler d’expériences, et écrire aussi, en suivant une trame proposée ou librement, ou même dessiner après ce qu’on avait entendu et imaginé. Il n’y avait pas de grands lecteurs spontanés dans cette classe. Mais de très fortes personnalités, des réflexions, de celles qui donnent à réfléchir. Il y eut de beaux textes écrits après, lus au milieu de la classe qui applaudissait chaque camarade qui lisait son texte.
Il y a à Paris une rencontre, chaque dernier vendredi du mois, organisée par la compagnie Résonance, à laquelle j’ai participé une fois, en compagnie de Marcel Moreau, invitée par Seyhmus Dagtekin. La rencontre a lieu dans le XVIIIème, deux poètes et un musicien interviennent devant un public, pour une fois, complètement mixte. La mixité tient au fait que la compagnie Résonance, agréée Jeunesse et Education populaire, a ses locaux au rez de chaussée d’une tour dans une cité aux bords de Paris, non loin du périphérique. Les poètes invités font venir dans cette zone géographique à l’écart des lieux parisiens des auditeurs habitués à la poésie contemporaine. Les gens du quartier sont présents, spectateurs, et co-organisateurs de l’événement. Le but de la compagnie Résonance est de replacer l’artiste dans la cité. Les échanges se poursuivent après lecture par un repas où auditeurs, poètes et organisateurs du quartier se retrouvent dans les locaux de l’association. Les enfants sont présents, on y voit même des ados, c’est leur lieu, ça parle, échange.
Je pense aussi aux ateliers d’écriture, de plus en plus nombreux, qui sont proposés par les médiathèques. Public libre, les gens qui viennent là entretiennent avec l’écriture un rapport parfois timide et toujours d’enthousiaste. L’atelier est un moment privilégié pour lire, en un groupe qui ne fait pas un milieu ni un petit monde de connaisseurs experts, des textes, des morceaux d’oeuvres qui ne sont pas les plus connues. Voilà un lieu où le récit s’écrit au milieu, et pas dans un milieu. S’écrit, se lit, se dit, s’échange.
Je rêve que s’invente un autre rapport à la culture que celui qu’on connaît en ce début de XXIème siècle. Une autre scène pour la culture. Je m’ennuie dans ce petit monde clos qui est en train de périr doucement. Il faudrait inventer de nouvelles formes de réception. Les trois que j’ai citées, collège, lieux de transmission, groupes de lecture et écriture sont intéressants. Retrouver, avec l’oralité et la mise en commun, un horizon d’attente collectif et mélangé ?
J’en viens à ce qu’écrivait Alfred Döblin en avril 1921 et qu’on trouve en version française dans un petit livre paru récemment chez Agone, L’art n’est pas libre, il agit.
“On reste des mois, des années penché sur son oeuvre, on y concentre sur quelques centaines de pages, en prise avec son époque, son âme, son imagination, son énergie intellectuelle, son expérience, on livre enfin son oeuvre : qu’on en attende aucun écho en Allemagne ! Si elle a du succès, on récolte… des critiques. Jadis, il y a fort longtemps, les auteurs épiques se tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient vivants. Un coup appelait un contrecoup, on savait qu’on était là. On voyait, entendait, on sentait ceux pour qui on était là. Les villes ont détruit tout cela. Chacun est devant son papier et y va de sa peinture. Il peut toujours trouver du réconfort à entendre gratter sa plume. Les masses ne sont pas solidaires, elles se frôlent seulement. Qu’elles parlent une langue commune est un phénomène purement extérieur.”
Cette question est fondamentale : il faut que quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour de bon, à moins, en ces temps de crise, de s’attendre à voir certains d’entre nous, les plus coupés, les plus isolés, sombrer dans l’amertume du réel qui prend à la gorge et rend violent, tandis que le autres, les munis, croient se plaire dans un huis-clos de plus en plus triste et cynique – et qui les rend tout aussi amers et violents.
Döblin écrit encore, un peu après les années 20 : “le livre, c’est la mort de la langue véritable. A l’écrivain épique qui ne fait qu’écrire échappe la puissance formatrice essentielle de la langue ; je cultive depuis longtemps le slogan : détachons nous du livre, mais je ne vois pas clairement le chemin pour l’auteur épique d’aujourd’hui, à moins que ce ne soit celui d’une… nouvelle scène.”
L’art prendra de nouveau tout son sens sur cette nouvelle scène, que nous appelons sans la voir se définir encore, lorsqu’il mettra en présence auteurs et récepteurs de tous milieux.

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Nous sommes à Auschwitz. Primo Levi, au chapitre 11 de Si c’est un homme, va chercher de l’eau avec Jean, étudiant alsacien, attaché au département de chimie et préposé à l’entretien de la baraque. Les deux hommes profitent de la route pour parler un peu. Des langues : l’italien, le français, l’allemand.
Soudain, après 3 points de suspension, Primo Levi se souvient qu’il se souvint : « …. Le chant d’Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit. Mais nous n’avons pas le temps de choisir, cette heure n’est déjà plus une heure. »
Primo Levi explique à Jean qui est Dante, qui est Virgile, qui est Béatrice. Il récite quelques vers. Le vent émet une voix, récite Primo Levi, « comme s’il fut la langue qui parlait, il émit une voix et nous dit : quand… »
Brusque trou de mémoire.
Primo Levi traduit au fur et à mesure les vers dont il se souvient, il le fait pour Jean (en adresse, et en adresse, vues les circonstances, urgente). Puis il a un trou de mémoire après quand, « quando ».
Puis c’est un autre vers : « Ma misi me per l’alto mare aperto ».
Misi me : « je me mis, mais plus audacieux, misi c’est rompre un lien, c’est se jeter sur un obstacle à franchir, une impulsion – que nous connaissons bien », dit Primo Levi.
C’est l’envoi, misi, je me suis envoyé, jeté.
Il y a urgence à se souvenir du Chant d’Ulysse, de Dante. Ce soir-là Primo Levi recompose le poème, avec des trous, des déclins, une flûte, comme chez Mandelstam, à son équinoxe. C’est le Chant d’Ulysse pour l’errance, la mer, le désert et l’impulsion, pour le Moyen âge, pour les anachronismes fascinants qu’il faut absolument pouvoir expliquer et offrir à Jean – mais ce pourrait être un autre chant, un autre poème, dans lequel on trouverait les mêmes mystères et dont on pourrait analyser sans fin, avec les disjonctions imposées par les conditions, avec les mêmes trous dans le temps recomposé, la syntaxe et le vocabulaire.
Faire ce travail de remémoration (« peine perdue, le reste est silence. D’autres vers me traversent l’esprit : la terra lagrimosa diede vento, non c’est autre chose) rend Primo Levi à sa condition d’humain qui dit et mesure, même avec « les trous », le temps. Ce soir-là Primo Levi donnerait sa soupe, écrit-il, pour trouver la jonction entre deux vers. Il veut tout expliquer à Jean. Il veut lui parler de l’Histoire, il veut lui parler de « quelque chose de gigantesque que je viens d’apercevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui ».
L’œuvre qu’avec cette urgence Primo Levi trouve et retrouve, travail de rythme, de pensée, dans les conditions les plus tragiques qui soient, il la retrouve pour la partager. Quelque chose de l’ordre de l’humain (l’opposant russe de tout à l’heure parlait de foi), de l’inattendu, de la fulgurance, suggère que quelque chose n’est pas absurde, suggère non une idée de salut, ce serait bien sûr indécent, mais de consolation ponctuelle : une explication du destin.
La reconstruction de l’œuvre, le fait de pouvoir reconstituer, fragment après fragment, l’œuvre existante, et même dans le cas de Primo Levi en camp d’extermination, affirme qu’un homme est un homme, affirme la temporalité humaine et l’énonciation comme « quelque chose de gigantesque », comme « une fulgurante intuition » comme « l’appartenance à l’espèce des hommes ». Elle refigure, pour un moment, le réel.

Il n’y a ni Lear ni Hamlet ni Don quichotte, aucune vision personnelle, aucun état d’âme personnel qui ne tienne si un horizon collectif ne se présente pas, ne peut pas se penser. Réciproquement, l’horizon n’est véritablement humain que quand il s’appuie sur ces figures d’exception, ces rythmes-là, sur Ulysse, la mer où il navigue, Béatrice, la folie des vents.

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On s’approvisionnait à l’étranger, on faisait faire les voyages à quelques-uns à qui bien contents on donnait quelque chose, généreux mais si la situation ne se rétablissait pas on devrait trouver une solution, il fallait tenir le niveau, non pas tant pour nous que pour. Il y avait les assurances-vie souscrites c’était une sacrée décision à prendre que. On avait recours à ce qu’on avait gardé depuis quelques générations, que nos parents nous avaient gardé jalousement et on en avait voulu à nos parents que ce fût jalousement. La connaissance, souvent, servait plus à échanger des plaisanteries sous-entendues qu’à comprendre et s’enthousiasmer – les enthousiasmes les trouver dans le plaisir de tenir (en même temps qu’on posait le meilleur système qui fût pour tous, école santé mariage pour tous, sans l’habitus bourgeois de la peur de perdre car on n’avait pas peur, n’avait jamais eu peur), de tenir la connaissance et les vacances au ski et la familiarité de certains lieux, d’autres y sont timides toi tu y exhibes ton fair-play, ton esprit, ton état d’esprit, c’est ouvert à tous, tu loues la mixité puis tu fais une bonne blague. Tu critiques les lieux du savoir, tu les as fréquentés et tu peux, en connaissance de cause et du haut de ton amour pour les lieux du savoir, les critiquer. Tu n’as jamais eu peur, tu as dit (tu t’es entendu dire : Baudelaire est très surévalué, dans l’histoire de la littérature je retiens Cervantès et Montaigne) que tu n’avais pas peur, c’est notre plus grand privilège cette absence de peur, ça rend moins con, tu l’as dit et c’est vrai jusque là tu as été favorable aux politiques les plus généreuses et quand on a vu tourner au vinaigre la vie comme elle va tu as signé des pétitions et tu as pris la parole tu as dit qu’il fallait sortir des cercles tu as relu ceux qui disaient qu’il fallait trouver de nouvelles scènes mais les scènes étaient toujours plus vieilles et plus innocentes toujours moins agissantes et tu n’as pas trouvé ; tu es, pourtant courageux, au bord du découragement et les scènes minuscules tu as dit : après tout ça commence comme ça et il n’y a qu’à et on s’y sentait bien, de toute façon, n’empêche. Tu prenais les images qui passaient – à regarder avec mon fils qui à 5 ans sait mieux que moi se servir de l’Ipad télécharger les vidéo, cette violence-là les enfants la prennent-ils de face, fonction de leur maturité affective et du lien qui (tu as réfléchi, puis tu as fait quitter l’école à tes enfants parce qu’ils s’y ennuyaient, ils y frôlaient la violence de ceux qui n’ont pas autant et c’est bien malheureux mais je ne vais pas faire d’eux des otages, otages de mes opinions politiques, otages et opinion, alors tu as inventé d’autres écoles et), le choc des mots, ces mots-là sont des mines pour eux qui, 10 ans, n’ont pas les réponses comment les auraient-ils, mon enfant ne dort pas il dévore tous les livres ce qui lui passe entre les mains, mines que les mots sur quoi sautent les corps d’enfants ; et toi qui n’as pas peur n’as jamais eu peur tu as peur maintenant ou c’est autre chose, une gêne peut-être, une gêne aux entournures, tu cherches entre mots, images, mines, jeux video et zapping tu cherches les responsables de 10 à 11 car tu n’as pas le temps ailleurs, parfois ça te prend entre minuit et 2 heures du matin : mauvaise conscience, c’est donc que tu as mauvaise conscience, tu te rendors pensant que quand tout ça sera fini tu feras repeindre la salle de jeux, de couleurs claires il faut prévoir une baie sur le balcon qui donne sur les toits.
Tu as des insomnies.
Tu as inventé d’autres écoles, elles respectent le rythme de l’enfant et tu te ronges les ongles, heureux des rythmes respectés de tes enfants.
Ils ont pleuré hier soir, tu as caché les Misérables édition jeunesse Ecole des loisirs parce que.
Je supporte tout les video de tout mais pas quand c’est la violence faite aux animaux.
Les enfants se réveillent la nuit, dire qu’on a commencé à quitter la ville, heureusement avait-on anticipé pour les écoles qui ont fermé après l’hôpital, on a les médecins privés et amis des amis mais ça ne va pas durer, la plupart partent déjà ou les très pauvres ou les très riches, tu te retrouves comme un con avec ton assurance-vie l’argent des travaux pour la salle de jeu parce qu’après l’hôpital et l’école ce sont les banques qui ferment on dit qu’il n’y a plus personne déjà dans les bureaux mais tu fais l’autruche, je fais l’autruche tu m’entends, mais attends, je vais te présenter quelqu’un qui te dira, à coup sûr tu pourras récupérer ce qui, ne cédons pas à la panique, comme on avait ri d’acheter les mauvaises conserves au Carrefour Markett de la ville basse, se permettant une blague puisqu’on a le sens de l’humour et puis l’humanité et rien rien à voir avec ceux qui accusent  : on fera pas la queue avec les pauvres.
Le pharmacien n’a pas quitté la ville ? C’est pour les huiles essentielles je me passerais de tout sauf d’huile essentielle de thym pour l’hiver et si le gaz ne revient pas on va, c’est pour les enfants, sais-tu qu’il y a pénurie d’aspirine, d’aspirine quand même.
Je me réveille la nuit, on entend les pas de ceux qui partent portent leurs gosses sur les épaules comme des balluchons et sur le ventre des sacs Quechua avec toiles de tente et duvets, sais-tu où ils vont, vers le Nord on dit qu’en bas c’est déjà inondé, ça monte, monte.
On a caché des huiles essentielles, des raviolis en conserve ne pensant jamais les manger mais on les a commencées, on a décidé de partir mais nous c’est pas sur les routes, on a passé l’âge et.
On ne dit rien aux enfants, on a commencé la salle de jeux, on fait les peintures, on les avait.
Je me réveille la nuit et le cœur, le cœur, je n’ai plus de valériane, c’est le grand départ (un train qui ne s’arrêtera pas), c’est le grand départ cardiaque, 1 h du matin plus rien à faire, demain la lassitude, sentir fluer la fatigue le long, courir, de chaque veinule, plume, vaisseaux, les ongles, les 20 que j’ai, les vaisseaux du crâne, chacun de la nuque, comment plus longtemps.
Nous on ne devenait pas raciste. On n’était pas devenus racistes. Après c’est les enfants, c’est pas pareil, les enfants on s’est battu pour les avoir (tu te souviens, les injections), comment veux-tu qu’on les expose, psychiquement je veux dire, alors on regarde des video marrantes et pour la télé-réalité, après tout ils sont épuisés, non ? Psychiquement, je veux dire.

HB l'ogre au-dessous de 0

HB a presque 23 ans quand il connaît un accès fou de passion. Impossible alors de lire, même l’Avare. Impossible d’éprouver de la joie, même en présence de M(élanie), tout est éteint si ce n’est cette furieuse passion montée (qui est une passion d’ambition). HB est capable alors de toutes les infamies, il peut le crime, j’aurais eu plaisir à battre M.

2 jours plus tard un dégoût morne s’abat sur lui. (Dégoût, aussi, quand une fois qu’une idée a filé on cherche à y revenir, la répéter pour la saisir). Le cerveau est paralysé, le sommeil empêché, dégoût de parler et d’écouter. Dégoût de la lenteur de M qui après qu’elle a fait attendre ses propos 2 minutes ne dit rien de frappant. (Cette tristesse est à moi, elle est moi-même mais M, en face, la double, la grimace).

A la fin du mois de janvier 2006, le temps est magnifique et : commencement d’énergie, aucun mot n’est trop fort, ardent, profond, comique. Force, volonté impétuosité, colère, pensée.

Est-ce le café, se demande HB ?

HB n’aime pas Voltaire. A 23 ans, au mois de mars, il cherche à comprendre la pensée de Mme de Staël : qu’est-ce que le bonheur ? Eh bien le bonheur pour Mme de Staël c’est l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, c’est l’abri des grandes peines, c’est l’amour sans l’inconstance. C’est en quelque sorte le café sans la caféine et ça n’a rien à voir avec la joie : la joie, c’est avec l’exténuation. La joie commet des crimes, arrache des têtes, chute nette et brusque, se précipite. Le bonheur de Mme de Staël c’est déjà celui de ces sociétés riches qui viennent, c’est l’élan sans l’assaut, c’est la guerre sans la guerre (Colin Powell) et c’est le sexe sans le sexe. Avec HB, on va tout au contraire du bonheur : le sexe avec le sexe, aussi impossible (inconnaissable) que pour Del Dongo et Clélia – dans le noir, le fameux amour. C’est la guerre avec la guerre éprouvée – et impossible à voir, sur aucun champ de bataille, chose introuvable (voilée de fumée). Des jambes tombent, rompues, des corps sont déjetés et des nuages de fumée camouflent le tout (HB même à la chasse quand il tire sur un renard ne voit pas un renard). La souffrance que c’est, le désir de dire quand même, d’aller quand même, la jouissance que c’est, d’espérer. Chez HB, il n’y a pas de bonheur mais ces moments d’assauts violents, de profond comique et des exploits. L’évasion de Fabrice, l’ennui mortel et l’ambition à crimes de Julien.

On se dit : qu’elle va, la joie, jusqu’à se frotter à l’impuissance, comme dirait HB, de sentir. Qu’elle va avec une autre question (cependant que l’hiver avance, des taches font fluctuer la lumière et J’aime Je n’aime pas), qu’elle va (cette joie de sursauts et de balancements) avec un questionnement, qu’à 50 ans comme à 23 ans on pose, de la même façon : quel est mon caractère ? Page 30 édition folio (1973) de la Vie d’Henry Brulard : ai-je eu le caractère gai ? En opera d’inchiostro, en œuvre de lettres, on ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où on va. Brulard, 7 lettres, un cœur d’homme.

 

couper, dit-il

 Entre le vers 1 et le vers 252 du livre I de ses Métamorphoses, Ovide raconte l’origine du monde. Il propose une cosmogonie. On voit apparaître le ciel, la terre, les différents âges, Lycaon, qui est l’un des premiers hommes de l’âge de fer. On le voit disparaître aussi, Lycaon, on voit pourquoi il disparaît, on voit comment.

A partir du vers 253, c’est le déluge.

Après quoi, on fait connaissance de deux nouveaux premiers hommes (dont l’un est une femme), Deucalion et Pyrrha, dans une sorte de recommencement après le commencement.

D’ailleurs, ce recommencement marque concrètement sa répétition : c’est en jetant les os de la « vieille mère »1derrière son dos (les cailloux enfants de la terre) qu’on avance, que le jeune et nouveau couple, rescapé, peut avancer.

Le couple avance en tenant compte de ce qu’il y a « derrière son dos », puisqu’il doit jeter, c’est l’oracle qu’il a reçu, les os de la terre d’hier sur cette terre sur laquelle il vient de passer (post terga). Ce faisant il fait du lien entre hier et demain, il crée le temps – et peut-être le récit, la possibilité du récit.

 *

Si le monde, chez les philosophes anciens, se constituait à partir d’antithèses, Ovide, qui semble s’emparer de tout ce dont il peut s’emparer pour créer le sien, tient compte des polarités irréductibles. On va rencontrer l’un et le multiple, on avance et on recule, d’homme on est fait femme. Dieu et homme, haut et bas, forme et forme se répondent.

 Au vers 6 du livre I, le visage de la nature (naturae vultus) est un. Unus. Puis, le voici défini. Dans cet ordre : d’abord, c’est un nom, Chaos, c’est comme ça qu’on l’appelle (dixerunt). La référence à Hésiode s’impose, au début. Puis, pondus iners, un poids sans art. Sans art, c’est à dire sans travail. Quelque chose qu’on n’a pas travaillé. Quand l’adjectif prend un sens actif, le poids devient sans énergie, il ne travaille rien, il ne travaille en rien. Poids inerte, inactif, donc. Puis c’est moles indigesta, rudis. Une masse – par définition rassemblée sur soi. Abrupte, brute, grossière (on pense à iners qui qualifiait pondus. Tout cela manque de main, d’art, de savoir-faire). La masse est indigesta : mal rangée, confuse.

Jusque là, le visage de la nature, c’est donc un chaos qui pèse. Puis, à la suite, et toujours pour définir le visage de la nature : semina discordia rerum non bene junctarum. Des semences discordantes de choses mal jointes.

Première remarque, on est passé du singulier au pluriel. Dans la grammaire et dans le sens, puisque ce visage un de la nature engendre, comme attribut, du pluriel, des semences. Les semences sont discordia, divisées, ennemies. Le visage un de la nature est en fait un ensemble de semences ennemies qui ne se joignent pas bien.

L’aspect un de la nature est fait d’une multiplicité confuse, désordonnée, ramassée.

Il n’y a pas de paix, à l’intérieur de l’un. Pourtant, la lutte entre des éléments différents et non concordants n’est pas génératrice de vie. Au contraire, la vie s’annule, une chose empêchait l’autre / car dans un même corps / le froid battait le chaud, l’humide le sec / le mou le dur et le pesant l’apesanteur.

Ce n’est pas la Haine qui libérera les semences ennemies, c’est le geste d’un dieu, non nommé. Le geste d’un dieu et une nature meilleure (melior natura) mettent fin à cette querelle (litis). La haine, ou discorde est évoquée, mais fermée à l’intérieur du Chaos : elle n’est pas le moteur de la séparation, comme chez Empédocle – où toutes les choses sont mêlées dans Sphairos puis portées vers le lieu où chacune se trouve aujourd’hui après que Neikos, la Haine, les a séparées.

Ici, si les semences des choses gisent en effet sans s’accorder, il y a un geste qui cherche la paix. La Haine, chez Ovide, c’était avant, si c’était bien la haine, cette discordance de choses mal jointes. C’était dans l’espèce de Chaos qui ressemble, parce qu’il a le poids (pondus) qu’aura plus tard la terre, déjà à la terre. Ce qu’Hésiode appelle Chaos (dixerunt) et qu’Empédocle appelle Sphairos,

 Le geste du dieu qu’Ovide met en scène auprès de cette « nature meilleure » est un geste qui coupe. Retrancher, séparer, tirer, éclater, d’une part. Puis, une fois que le dieu a tranché, il déplie, il installe : dérouler, attacher, accorder, se faire place.

 Ils ont retranché du ciel les terres et des terres les eaux,

D’un air compact ont séparé le ciel fluide.

Ils ont déroulé les choses éparses, les ont tirées du tas aveugle

Et les ont attachées en des lieux où elles s’accordent.

La force de feu, impondérable, du ciel incliné

A éclaté et s’est fait place aux plus hauts sommets.

 Il y a toujours un recommencement. Un geste tranche et installe en un endroit, en une section donnée, les éléments séparés d’une masse non descriptible mais décrite quand même – une masse, un chaos, l’illimité.

Et puis on recommence : le récit de la cosmogonie est un discours sur la cosmogonie. La succession des discours produit un monde illimité de discours comme est illimitée la matière qui fait le monde. On trouve dans les premiers vers des Métamorphoses des corps, des membres, des éléments venus d’ailleurs. Certains éléments étaient chez Hésiode, les géants et le Chaos. Ovide ne dit rien à propos de la mise en scène des dieux premiers, des difficultés de famille et de la naissance particulière d’Aphrodite, tout ce qu’on trouve exposé au début de la Théogonie d’Hésiode. Dans Le Natura rerum2, dont Ovide s’est dit lecteur, on trouve « sed nova tempestas quaedam molesque coorta » : rien qu’une tempête inouïe et la masse qui s’était rassemblée ». C’est ici sans doute qu’Ovide a trouvé la masse, moles, qu’il faut comprendre comme la Sphère d’Empédocle, sphère qui est chez Lucrèce et avant lui secouée par la tempête, déchirée.

On note que chez Ovide ce n’est pas la violence, pas la haine, pas la tempête qui est à l’origine de cette rupture qui crée le monde. On note aussi que l’amour, qu’on trouve chez Hésiode (et chez Empédocle) est absent des premiers mouvements du monde en création d’Ovide. Ces deux absences-là sont frappantes.

 Ovide « fait » donc sa cosmogonie, il coupe (retranche) à l’intérieur des cosmogonies existantes, installe le décor. Couper, c’est dire le recommencement. Entrer dans un monde nouveau. Puis d’un geste on déplie, offre aux éléments dissociés une entente3, un ordre. Ici le décor est posé simplement. La terre et le ciel s’écartent. L’air est au milieu. Le feu est réfugié tout en haut et la terre, lourde (dont le poids évoque le poids de la masse d’origine) et qu’on a pétrie pour en faire une sorte de sphère égalisée, pèse vers le bas. Tout autour de la terre, sont les océans. On peut dire que l’illimité du départ (le Chaos, la Sphère, moles) est limité, à présent. Est représenté. Géométriquement, avec les sections du monde bien découpées.

 * 

On en vient à la succession des âges. Ovide suit Hésiode, à une exception près.

Le premier âge est d’or, qui n’a pas besoin des lois pour que soit respecté le droit naturel, la foi, la loyauté aux dieux. On remarque que c’est une sorte de monde clos. La terre n’est pas ouverte sous la bêche, le pin n’est pas taillé pour fabriquer des navires qui vont mener les hommes à la conquête d’autres terres, les saisons ne découpent pas l’année. C’est un âge défini par des négations. C’est un âge, dans ce monde qui a été limité par une première coupure, qu’on dirait sans coupure. Puis c’est l’âge l’argent, qui invente le froid et les toits. Ensuite le cuivre et ensuite le fer. Le fer, c’est le monde ouvert. C’est tout le contraire du premier monde : ouvert horizontalement (les hommes prennent la mer poussés par le désir d’avoir) et ouvert verticalement (les hommes ouvrent la terre poussés par le même désir d’avoir, puisque l’or est enfoui dessous, dans les mines, dans le ventre de la terre).

 A propos de l’or qui définissait le premier temps, s’est opéré un glissement : de nom définissant un tout, à la surface d’un monde clos et magique, il est devenu un matériau enfoui sous la terre, bien concret, à trouver, à toucher, à posséder. S’il faut le situer dans une chronologie mythique, il était au début et il se retrouve à la fin, sous cette autre forme. Il était difficile à définir, ça passait par la forme négative, ni chef, ni voyage, ni commerce, ni guerre, ni, ni. Il est devenu difficile à extraire et il est cause de haine et de violences.

Chez Ovide, ce genre de déplacements des places de signifiants est fréquent. De sujet abstrait, l’or devient objet de querelle et matériau concret. Il faut noter qu’on ne le trouve pas, l’or, sous sa forme de précieux matériau dans la description de l’âge de fer que fait Hésiode dans Les travaux et les jours – œuvre à laquelle Ovide emprunte sa description de la succession des âges. Chez Ovide, l’or est sujet et objet, le premier devient l’autre, métamorphosé, en nature et en fonction.

 De la description des âges dans Les travaux et les jours, Ovide, qui a l’œuvre d’Hésiode3 en tête (il propose les mêmes exemples en ce qui concerne les disputes familiales), oublie, oublie tout simplement l’avant dernier âge, celui des héros. Cette race, dit Hésiode, plus vertueuse, les demi-dieux, ceux à qui guerre et combats furent fatals et à Thèbes, chez Cadmos, du côté de la famille d’Oedipe, et à Troie, du côté de chez Paris amoureux de la belle Hélène.

L’âge des héros thébains et des autres, de la saga de Troie, est mis en suspens, en absence. Comme la question de la violence et du désir (haine et amour) est absente de la formation du monde chez Ovide.

Sans doute Ovide, et il le signale par l’absence, donne-t-il à ces questions une place autre, une forme changée.

 * 

Virgile mettait en scène et mouvement, dans l’Enéide, un demi-dieu, ce qu’il y a de plus demi-dieu, fils de Vénus. Ovide tenait un discours sur l’origine du monde où les demi-dieux et les héros étaient absents. C’était pour mieux en parler. Ou pour en parler autrement. Ou pour en faire autre chose. En tout cas, c’était pour les mettre en question4.

 L’âge de fer a montré ses limites, Jupiter est furieux. Il va à la rencontre de ces hommes dont la réputation mauvaise est venue jusqu’à lui. Il raconte aux dieux, pour justifier la perte de cette race, le besoin d’une nouvelle « coupure », celle-ci se fera par les eaux (après que Jupiter est tenté par le feu, allusion passagère aux éléments primordiaux dans les discours cosmogoniques). L’histoire dont se sert Jupiter pour expliquer la perte de ces hommes qui ne sont pas les premiers (puisque les âges ont filé, jusqu’au fer) mais qui sont les premiers qu’Ovide présente, est l’anecdote de Lycaon. Jupiter est allé chez lui et celui-ci a tenté de l’égorger dans la nuit afin de prouver qu’il n’était pas un dieu mais un mortel qui succomberait, comme tous les mortels, à l’égorgement.

Le délit de Lycaon est de douter du dieu. De la nature divine. De poser la question : mortel ou immortel ? Propriétés d’un homme, d’un dieu ? Quelle différence de nature y-a-t-il ? Le dieu est-il dieu ?

C’est la première métamorphose à laquelle nous assistons.

C’est une métamorphose homme vers animal.

Si les âges sont mis en question, et si Jupiter va bel et bien faire couler les eaux pour ensevelir ce monde-là, raté, à cause de ce genre d’hommes-là, Lycaon, la nature humaine est mise en question aussi. Elle semble voguer, se déplaçant de l’un à l’autre, sans choisir, entre trois ordres, l’animal, le divin, l’humain. Quand Lycaon est changé en loup, la première chose qu’il fait, c’est de tomber dans le silence des bois et de répéter, par la perte de la parole, le silence des bois. Du silence ajouté au silence. Il « hurle en vain et essaie de parler ». Puis : « la bouche a concentré / Toute la fureur rentrée. » Au lieu de parler, ce qui était le propre de l’homme, il jouit du sang dont il s’abreuve. Il a remplacé la parole par la violence. C’est une sorte de mouvement inverse du geste cosmogonique proposé par Ovide au tout début du livre I. Un dieu et une nature meilleure proposait les bonnes places à chaque chose, l’homme levait le nez, regardait vers le ciel. Maintenant, Lycaon regarde vers les troupeaux, qu’à quatre pattes il égorge. La voici, la violence avide, si elle n’a pas été le moteur à l’origine de la formation du monde, elle était avant (dans le Chaos) et elle est surtout après, dans la transformation.

Puis c’est le déluge.

Recommencement du monde, donc. Une coupure après une première coupure. Des premiers hommes après des premiers hommes. Le monde limité qui a été marqué (d’un geste, avec des places et des noms) ne semble pas si limité, ou la pseudo-limite est une fiction qui permet d’établir la suite, qui permet par exemple à Deucalion et Pyrrha, les premiers hommes après les premiers hommes, les rescapés, d’avancer en jetant quelques cailloux derrière, comme pour signifier que oui, la fiction tient le coup, résiste, qu’il y a un terrain. La limite, ou la pseudo limite est un discours.

 Gardons, du récit de la première métamorphose, celle de Lycaon, quelques éléments :

  • Lycaon doutait du dieu.
  • Il est transformé en loup dont la bouche furieuse concentre toute la rage, dévore au lieu de parler.
  • C’est Jupiter qui raconte.

Et faisons un grand bond en avant. A la fin du livre III, on lit l’histoire de Penthée. Penthée ne veut pas reconnaître le dieu enfant et vagabond, Dionysos, qui vient à Thèbes et entraîne le peuple dans ses rites sacrés. On sait comment ça finit : Penthée deviendra l’objet de la dévoration de sa mère et de ses tantes, bacchantes aveuglées. Elles lui couperont les membres, comme Lycaon coupe et dévore ceux des bêtes des troupeaux.

 Tous les deux, Lycaon et Penthée, posent (en doutant) la question du dieu, de la nature divine – et donc de la nature humaine. Tous les deux sont objets de discours. Objet direct, Lycaon, puisque Jupiter sur l’Olympe raconte son histoire. Objet indirect, Penthée puisque c’est à lui que s’adresse le long discours du vieux marin visant à prouver que le dieu-enfant (Dionysos) est bien un dieu5. Dans les deux cas, si la métamorphose est rapide, le récit est long. Dans les deux cas, la parole des victimes est perdue. Celle de Lycaon rentre, pleine de furie, à l’intérieur de ce qui devient un museau. Celle de Penthée n’est pas entendue, pas comprise.

Le héros, en quelque sorte, qui appartient à cette race disparue chez Ovide, a perdu la parole. A sa place, longuement, pendant qu’il se perd, parle quelqu’un. Jupiter dans le premier cas. Le vieux marin dans le deuxième exemple. Très rapidement, trop rapidement, le héros a été sujet du récit et alors il a demandé : qu’est-ce qu’un dieu, qu’est ce qu’un homme ?

On peut imaginer qu’il a demandé aussi : qu’est ce que je suis, moi, héros, l’absent du discours ?

Puis il devient objet du récit, il perd tout de suite sa forme, est coupé en morceaux.

Les héros d’abord niés bientôt ne peuvent plus parler ni demeurer  : n’assiste-t-on pas à la métamorphose du poème épique ? Quel est ce poème, celui des formes changées, mutatas formas, que construit Ovide ?

 *

 Il faut faire un petit pas en arrière. Lorsqu’au livre III on a vu mourir, absorbé par lui-même, Narcisse, on a appris à connaître Tirésias. Jupiter l’interroge, le prenant en la matière pour juge, sur un sujet qui semble frivole mais dont les conséquences sont sérieuses puisqu’elles lui valent de perdre la vue et de gagner la connaissance. Il s’agit d’évaluer le plaisir féminin et le plaisir masculin. En effet, Tirésias a été homme puis femme puis homme à nouveau.

 En effet, dans une forêt verte, les corps de deux grands

Serpents accouplés, il les a séparés d’un coup de bâton.

D’homme, il est fait, incroyable, femme, ainsi il passe

Sept automnes ; au huitième il voit les mêmes

Encore et : « S’il y a à vous frapper telle puissance

Que ça transforme en son contraire l’auteur du coup,

Je vais vous battre encore ». Il secoue les deux serpents,

Sa forme première lui est rendue, et sa tête de naissance.


Il est pris comme arbitre en ce litige amusant, écrit Ovide plus loin. De lite, en ce litige, cette querelle. C’est le mot utilisé par Ovide au tout début des Métamorphoses, pour évoquer la dispute des divers éléments contenus dans le Chaos, avant que la main salvatrice d’un dieu (et une nature meilleure) ne vienne trancher là dedans, ne mette les choses à une bonne place. C’est un terme de droit. Il faut donc (encore) s’occuper d’instaurer un ordre (cosmos). De poser une limite. On l’a vu, l’histoire de Tirésias est entourée (entre autres) de deux métamorphoses, celle de Lycaon et celle de Penthée, qui permettent de poser la question de la nature humaine.

Qu’est-ce que la divinité ? Qu’est-ce qu’un homme ? (et comment peut-on en parler, en faire poème) ?

A présent, cet arbitre au passé particulier doit trancher au sujet du plus ou du moins de plaisir sexuel, et le faire comme devant un tribunal. Lui qui a déjà (il y a toujours une première fois et les histoires, nos récits, sont des recommencements) tranché dans le vif de la copulation des serpents, au risque de sa forme, recommence. A force de « coupures », l’homme est devenu femme puis homme de nouveau puis aveugle puis prophète.

Les « coupures » (ici l’interruption du coït des reptiles, puis la décision qui consiste à donner au plaisir féminin la plus grande part qui tranche la question) provoquent des transformations immédiates. Les genres s’échangent, s’inversent, la baguette magique est là (le bâton de Tirésias), les bifurcations sont radicales. Un ordre peut être suivi d’un autre. Les sujets deviennent objets et un même sujet porte deux genres. Le désir est au cœur du problème, et la différence des sexes provoque désir et violence, ce qu’Ovide avait omis, au tout début de sa cosmogonie, alors même qu’il avait lu Hésiode.

A la question de la nature d’un homme (divin, héros, femme), à la question de savoir comment on peut faire poème de cette matière, on ajoutera : comment construit-on le droit, comment l’ordre est-il chaque fois à recommencer, comment ce droit politique est-il tenu pour de bon en tenailles dans les pinces du désir, de la différence des sexes ?

 

 

1. Vers 313-415, livre I, Deucalion et Pyrrha. Le jeune couple doit jeter des cailloux, os de la terre, derrière son dos.

2. De natura rerum, Lucrèce, V, 432-448.

3. On vit de vols. L’hôte ne protège pas l’hôte / ni le gendre le beau-père. La bienveillance des frères est rare. / Le mari invente la perte de sa femme, la femme de son mari. / D’effrayantes belles-mères mélangent l’aconit pâle. / Le fils avant le temps enquête sur les années du père.

4. C’est sans doute en fonction de cette absence, comme en fonction de l’absence de la question de l’amour (versus la haine) qu’après la mise en espace du monde, on rencontrera très vite, dès le livre I, Apollon dans une scène de désir enflammé (et de violence). C’est sans doute en fonction de cette absence que la famille de Cadmos, dans les premiers livres des Métamorphoses, est si présente.

5. Livre III, vers 511-733

ma douce (Enéide, VI, v 1-74)

 

 

Il dit en pleurant et lâche les rênes à sa flotte.

Enfin il touche aux rives de Cumes, dans l’île d’Eubée.

On tourne vers la mer les proues, et d’une dent tenace

l’ancre retient les navires, les poupes courbes

bordent le rivage. Un groupe bouillant de jeunes bondit

sur le rivage d’Hespérie ; les uns cherchent les graines de feu

cachées dans les veines du silex, les autres prennent les forêts,

toits épais des bêtes, montrent les fleuves qu’ils découvrent.

Enée atteint les hauteurs où le grand Apollon

commande, et tout près, la cachette de la terrible Sibylle,

sa grotte atroce, elle à qui le poète de Délos souffle

grand esprit et grand coeur, à qui il ouvre l’avenir.

On passe sous les bois de la déesse des Trois chemins, sous les toits d’or.

Dédale, c’est ce qu’on dit, a fui le royaume de Minos,

De ses ailes rapides il a osé se confier au ciel,

il a nagé, par ce chemin saugrenu, jusqu’aux Ourse glacées et

tout léger, à la fin s’est installé sur les hauteurs de Chalcis.

Revenu sur terre tout de suite, à toi, Phoebus, il a consacré

la rame de ses ailes et fabriqué un temple énorme.

Sur les portes, le meurtre d’Androgée ; les enfants d’Athènes

devaient payer leur peine, quel malheur, par sept corps d’enfants,

chaque année ; l’urne était là pour le tirage au sort.

De l’autre côté, la terre de Gnosse, émergée, répond à la mer.

Ici, le cruel amour pour un taureau et Pasiphée en vitesse

soumise, un peuple mélangé, un enfant à deux formes,

le Minotaure : les mémoires d’une Vénus criminelle.

Ici le travail, là la maison avec ses labyrinthiques erreurs…

Mais il a plaint le grand amour de la reine,

Dédale, et a lui-même résolu les ruses du lieu et les détours

en dirigeant d’un fil les pas aveugles. Toi aussi aurais

grande part en un si grand ouvrage, Icare, si sa douleur le permettait.

Deux fois il a essayé de dessiner dans l’or ta chute,

deux fois sa main de père est tombée. Les Troyens auraient tout de suite

tout parcouru des yeux si Achate, envoyé au-devant,

n’était déjà là avec la prêtresse de Phoebus et de la déesse des Trois chemins,

Deiphobe, fille de Glaucos. Elle dit au roi :

“Ce n’est pas le temps des spectacles ;

mieux vaut sacrifier sept jeunes bêtes d’un troupeau

jamais touché et autant de Double dents, choisies selon la coutume.”

Elle parle ainsi à Enée (les hommes ne retardent pas les rites

ordonnés) et appelle les Troyens dans son temple profond, la prêtresse.

Un large côté de la roche d’Eubée est découpé dans la grotte,

où cent entrées conduisent et cent portes,

où se précipitent toutes paroles, réponses de la Sibylle.

On était sur le seuil quand la fille : “demandez vos destins,

c’est le moment !”, dit-elle. “Le dieu, voici le dieu !” Elle parle ainsi

devant les portes et soudain plus un visage, plus une couleur,

plus de cheveux coiffés ; une poitrine haletante,

un coeur sauvage se gonfle de rage, semble plus grande,

ne sonne pas mortelle, grossie de la puissance toujours

plus proche du dieu.”Tu tardes à faire tes voeux et tes prières,

Troyen ?” dit-elle. “Enée, tu tardes ? Mais elles ne s’ouvriront pas sans ça,

les grandes bouches de la maison de la peur.” Elle parle ainsi

puis se tait. A travers les os durs du Troyen, un frisson

glacé court et le roi puise ces prières au fond de son coeur :

“Phoebus, toi qui as toujours plaint les peines de la triste Troie

qui as dirigé la flèche dardienne et la main de Paris

dans le corps d’Achille, je suis entré dans toutes ces mers

qui bordent les grandes terres sous ta conduite, jusqu’aux pays

les plus reculés des Massyliens, jusqu’aux plaines de chez les Syrtes :

maintenant ça y est nous avons pris les rives d’Italie la fuyante ;

pourvu que la fortune de Troie ne nous ait pas suivi ici !

Vous aussi, vous le pouvez, épargnez notre peuple,

vous, les autres dieux et déesses, à qui Troie faisait de l’ombre, et l’immense

gloire de la Dardanie. Et toi, oh très sainte poète,

toi qui sais ce qui va venir, donne (je ne demande pas au destin

ce qui ne m’est pas dû), aux Troyens le Latium, ils s’y installeront

avec leurs dieux vagabonds et les puissances secouées de Troie.

Alors pour Phoebus et la déesse des Trois chemins je ferai, en marbre solide,

un temple, et des journées de fête au nom de Phoebus.

Pour toi aussi il y aura dans mon royaume de profonds sanctuaires :

ici, je mettrai tes oracles, tes secrets, les destins

que tu dis à mon peuple et je te consacrerai des hommes, bien choisis,

ma douce. 

vol d'ordinateur (après)

 

Le 16 mars 2013 quelqu’un est rentré dans la maison duhau, c’est dans la nuit, entre minuit et 4 heures du matin, je parierais sur 4 heures du matin, nous étions levés, à peine avions-nous dormi, 4 heures du matin la porte béait, un chat noir frôlait l’escalier, à cause du chat j’ai crié, la porte béait, l’ordinateur avait quitté la maison il l’avait fait emmitouflé de vêtements d’enfants, vers 8 heures trouver les vêtements d’enfants roulés dans la rue et c’est fini. Avec lui l’ordinateur toshiba 13.3 pouces emportait l’histoire recommencée de Pauvre Tom, l’Edgar de Shakespeare, j’ai laissé passer du temps et j’ai vu les eaux nous tomber dessus comme elles étaient tombées (en tempête) dans le document enfui avec toshiba sur Pauvre Tom sur pauvre Lear sur leurs accompagnants, j’ai vu les eaux nous tomber dessus, des ciels jusqu’à la cuisine, passant par le plafond (pas étanche il faut le constater), sur ma tête, sur nos têtes l’eau coulait verticale – puis horizontale courait dans les canalisations de cuivre des années 60. Des canalisations usées l’eau fluait, coulait pour de bon, se répandait au sol, sur les planches et planchers, cependant je faisais une sorte de deuil (Pauvre Tom) pensant à ce qui restait  :

– la crue des eaux, celles d’en bas et la chute de celles d’en haut

– la vraie fausse chute de Gloucester (il croit tomber sur parole de Pauvre Tom alias Edgar son fils et tombe à l’endroit où il était déjà – il était déjà tombé, répétition de la chute ou bien : nous n’irons jamais qu’à l’endroit où nous sommes)

– un autre personnage, appelé Tom par simplicité, sur les épaules de qui les eaux tombent, sur ses épaules seules, partout ailleurs le soleil ou le temps sec se maintient, sur lui et ses épaules tout tombe, il est l’excès lui-même, il rassemble l’excès

– la folie (ou assimilé), le fou ou le Fou de chez Lear

– le vagabond (à ce propos, ce que devenaient les mondes, ce que devenait le monde qu’on disait commun avec déplacements, des uns vers les autres, migrations d’ici vers là-bas, en haut toujours plus haut suivant de nouvelles routes et jouant de détours (les routes les plus difficiles sont les plus sûres, on n’attendra pas les retardataires), les déserts et les pays qu’on porte courant après le guide sous les semelles déchirées (l’aventure, faire l’aventure c’était la possibilité de finir (d’en finir) à chaque pas, ce qu’étaient à côté du désert du Niger à côté de celui de l’Algérie, à côté des traitements libyens les centres de rétention administrative français, je dis même pas les espagnols je dis pas les grecs je dis pas les autres mais les CRA français : le goulot ou le ghetto de trop, celui bien propre bien ordonné et sans passage à tabac, V ou D s’y amollissaient, y torturaient leur rapport au temps), pour ne pas lâcher il n’y avait que d’avancer, là-bas, encore, plus haut, plus loin, sans tenir compte des passages à tabac des rackets fatigues morts furtives et nombreuses jusqu’à la dernière qui vient ne vient pas va venir, sans tenir compte des insultes et des ignorances et au bout du compte, non, ça ne peut pas être ça, au bout du compte, non, pas ça, Europe, avec l’idée des euros par liasses que tu ramasses quand tu te baisses et tu te baisses plus qu’à ton tour mais pour rien, pas ça ; reste un attachement, un lien antique une figure maternelle et enfantine et de toute façon très antique, ça y est c’est l’exil

– l’image vue revue d’un homme qui porte dans ses bras un enfant ou une enfant, ici l’enfant est une fille, elle s’appelle Gabrielle, jupes, joue roses, a joué des tours aux uns aux autres, elle est liée à toute sorte d’événements dont un, que j’avais écrit, resté dans toshiba enveloppé de vêtements d’enfants qui a pris la porte le 16 mars, dont un, donc : Gabrielle rendait un jeune flic, Ziad, fou d’amour, ils revenaient de loin tous les deux, à la fin ça finit, l’histoire, ainsi : Ziad porte dans ses bras le corps déjeté de Gabrielle, ses jambes tombent, son cou est renversé, elle est morte, Ziad avance, pas lents, les ciels ne pleuvent plus sur eux,il n’y a plus rien d’un excès quelconque, fin des ciels et des routes, en même temps. Fin du récit. Des récits ? Le roi Lear et Cordélia, j’y ai pensé.

Il fallait recomposer, j’aimais l’idée que ça avait été fait, déjà, une fois ou plein de fois et qu’il fallait recommencer. Cependant les jours se suivaient, les rêves et les coups de téléphone aussi et des idées se suivaient (avec de brusques, tristes, angoissantes suspensions), il pleuvait sans cesse, on était à la fin du mois de mars, dans la nuit j’avais trouvé l’idée d’une montagne à gravir et nous la gravissions et j’avais perdu quelqu’un de très cher (je le sus par la suite : le très cher n’était pas loin, il dormait sur la pelouse, en retrait), j’avançais et tout là haut un écrivain parlait, ses paroles étaient d’or, les plaines disposées sur la haute montagne étaient d’or elles aussi, on se doutait (quant à moi la perte du très cher me mettait la puce à l’oreille) que n’étaient si faciles ni l’or ni les paroles ni les blés ni les dispositions, quelqu’un parlait auprès de moi qui commentait les paroles magnifiques de l’écrivain (ce qu’il disait de précieux, de précis) : une fille qui contredit l’écrivain et m’empêche d’écouter, j’appelle la fille Gabrielle pour simplifier, Gabrielle d’aujourd’hui et de mon rêve qui ne cesse de contredire, de trouver des difficultés et des embûches à la sérénité de l’écrivain et à ce qu’au réveil je dois bien appeler amour, à l’amour oui, qu’il exprimait, l’écrivain, non pas amour du général mais amour de Gabrielle elle-même, de la Gabrielle qui n’en voulait pas, de l’amour, qui ne voulait pas être dupe, est-ce que je sais. Qui se méfiait, Gabrielle, de ce que disait de radicalement amoureux le bonhomme sur la haute montagne aux blés crevés.

J’ai pensé à une figure échappée jusque là (restée dans le toshiba échappé) : une fille Hannah cachait une autre Hannah. J’ai quelques personnages, Hannah deux fois, Tom deux fois, Ziad et Gabrielle. Quant aux 2 Hannah, l’une est infirmière, elle a trouvé la deuxième aux urgences, la deuxième avait perdu son identité, sa mémoire, ses histoires. Elle avait sur elle beaucoup d’argent (des liasses), une perle rouge (rubis, ancienne boucle d’oreille détachée de son support) et elle était vêtue comme un homme. La première Hannah recueille la deuxième, l’habille, la cache, lui donne son prénom, à défaut de sa mémoire. Ça faisait un bon prologue, à défaut d’un bon début.

non variable

On dit que les immolations se poursuivent. Hier très légèrement au nord de chez nous à l’ouest un homme a préparé le sacrifice, a envoyé un 1er mail puis un 2ème mail, il y avait ce décompte des jours travaillés dans l’année on lui avait dit On tombe sur une entourloupe vous devez 600 euros (cependant le patron des usines R promettait 30% de son revenu variable et s’il n’en recevait rien du variable, pas 70% mais rien, du variable, pour 1 année touchait aux 3 millions), une entourloupe alors l’homme 40 ans rentre chez lui, sourire tranquille aux voisins, 1 mail et un 2ème mail à Pôle emploi, je vais mourir devant chez vous, 1 coup de fil, On vous fait cadeau des 600 euros et lundi c’était fermé et mardi il y avait les flics mais il faut partir en bouquet et beauté, l’homme est venu en bus le mercredi s’est aspergé d’essence dans le dos des flics, quand on veut finir en bouquet apothéose on finit on asperge on cachette on court le briquet dans la main droite on dresse les mains on court encore tandis que les flammes montent lèchent, on vient mourir devant les flics devant la porte de Pôle Emploi, ils lui avaient dit On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômages alors que vous travailliez vous ne nous l’aviez pas déclaré 600 euros un non variable de 600 euros que vous devez à l’Etat et tout ça ça va finir avec sourire, tranquille, il cachait bien son jeu s’il était déprimé, un bidon d’essence le dernier, un briquet le dernier et les flammes jusqu’aux pieds des flics qui veulent l’empêcher de finir en bouquet pour le non variable à payer 600 euros, 40 ans, On va vous les retirer les 600, on appelle les flics les pompiers vous ne monterez pas la gerbe puissante que vous êtes avec vos 600 euros de moins / de plus avec votre entourloupe votre sourire tranquille, vous ne la monterez pas votre gerbe de feu, il l’a montée puis elle est tombée, dedans un corps, ce corps, 40 ans, 600 euros, pieds des flics et seuil de Pôle Emploi.

Sémélé & Junon, livre III, les métamorphoses, Ovide

La rumeur est double : pour les uns la déesse semble

Plus cruelle qu’il n’est juste. Les autres la louent, la disent digne

De sa stricte virginité. Tous se trouvent des raisons.

Seule l’épouse de Jupiter ne dit rien, ni ne blâme ni n’approuve,

Juste  se réjouit du désastre sur la maison que conduit Agénor

Et ce qu’elle a amassé contre la putain de Tyr comme

Haine, la transfère sur toute la famille. Voici que s’ajoute

Une raison nouvelle : elle souffre que soit grosse de la semence du grand

Jupiter, Sémélé ; elle se laisse aller, va faire une scène mais :

« A quoi m’ont servi toutes ces scènes ? » dit-elle.

C’est cette femme que je dois trouver, cette femme, si je suis bien

La grande Junon,  que je dois perdre, si ma main

A le droit de tenir le sceptre de pierreries, si je suis reine et de Jupiter

Si je suis sœur et épouse. Sœur, c’est sûr. Ce n’est qu’une simple coucherie ?

La fille s’en contente  – et pour moi une petite honte.

Mais elle est enceinte. Il ne manquait plus que ça. Son crime, tout le monde le voit,

Elle en a plein le ventre, et mère, ce que moi j’ai eu à peine, elle veut

De Jupiter seul, l’être. Quelle confiance en sa beauté.

Elle va se la perdre, je le jure. Ou je ne suis pas fille de Saturne si elle

Ne pénètre pas, noyée par son Jupiter, dans les eaux du Styx. »

Junon se lève de son trône. Cachée sous un nuage roux

Elle approche du seuil de Sémélé. Elle n’ôte pas le nuage avant

D’imiter une vieille, pose des cheveux blancs sur ses tempes,

Laboure sa peau de rides et d’un pas tremblant

Porte ses jambes courbées ; elle se fait aussi une voix de vieille,

Celle de Béroé d’Epidaure, nourrice de Sémélé.

Après qu’elle a trompé Sémélé par ses paroles, qu’elles ont longtemps parlé,

Elles en viennent au nom de Jupiter. Elle soupire : « je souhaite

Que ce soit bien Jupiter », dit-elle, « mais je crains tout. Nombreux

Sous le nom de dieux les hommes qui entrent dans des couches sages.

Et si c’est Jupiter  ce n’est pas assez ; qu’il donne une preuve d’amour

Si c’est lui le vrai ; grand et beau comme il est quand la haute

Junon le reçoit, aussi grand et aussi beau, demande

Qu’il te donne ça en t’embrassant, qu’il prenne sur lui toute la gloire. »

Junon avait influencé la fille de Cadmos, l’ignorante.

Celle-ci demande à Jupiter un cadeau, qu’elle ne nomme pas.

Le dieu : « choisis, dit-il, tu ne connaîtras aucun refus,

Crois-moi, que m’en soient témoins les dieux

Du torrent du Styx ; il fait peur, ce dieu, même aux dieux. »

Joyeuse de son malheur et puissante à l’excès et prête à mourir d’être

Obéie par son amant, Sémélé : « comme tu es quand la fille de Saturne, dit-elle,

T’embrasse, quand vous entrez dans le pacte de Vénus,

Donne-moi ça. » Elle parle encore, le dieu veut lui fermer

La bouche. Déjà elle est partie, la voix rapide, dans les airs.

Il gémit. Rien à faire, elle ne peut pas ne pas avoir désiré ni lui ne pas

Avoir juré. Alors, infiniment triste, dans les hauteurs

Du ciel il monte et d’un signe de tête fait suivre

Les nuages auxquels il joint les orages, les éclairs mêlés

Aux vents, le tonnerre et la foudre bien sûr.

Autant qu’il peut, il essaie d’abandonner ses forces

Et non, le feu avec quoi il a battu Typhon aux cent mains,

Il ne s’en arme pas; il  y a trop de férocité là-dedans.

Il y a une autre foudre, plus légère, à quoi la main des Cyclopes

A donné moins de cruauté, moins de flamme et moins de colère.

Les dieux l’appellent foudre seconde. Il la prend et entre

Dans la maison d’Agénor. Le corps mortel ne supporte pas

Le déchaînement et prend feu, sous le cadeau d’amour, dans les airs.

Le bébé inachevé du ventre maternel

Est arraché et tout tendre (s’il faut le croire)

Est cousu dans la cuisse du père pour finir son temps de mère.

En douce Ino sa tante le prend au berceau,

Et l’élève ; puis on le donne aux nymphes de Nysa qui

Le cachent dans leur grotte et le nourrissent de lait.