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vol d'ordinateur (après)

 

Le 16 mars 2013 quelqu’un est rentré dans la maison duhau, c’est dans la nuit, entre minuit et 4 heures du matin, je parierais sur 4 heures du matin, nous étions levés, à peine avions-nous dormi, 4 heures du matin la porte béait, un chat noir frôlait l’escalier, à cause du chat j’ai crié, la porte béait, l’ordinateur avait quitté la maison il l’avait fait emmitouflé de vêtements d’enfants, vers 8 heures trouver les vêtements d’enfants roulés dans la rue et c’est fini. Avec lui l’ordinateur toshiba 13.3 pouces emportait l’histoire recommencée de Pauvre Tom, l’Edgar de Shakespeare, j’ai laissé passer du temps et j’ai vu les eaux nous tomber dessus comme elles étaient tombées (en tempête) dans le document enfui avec toshiba sur Pauvre Tom sur pauvre Lear sur leurs accompagnants, j’ai vu les eaux nous tomber dessus, des ciels jusqu’à la cuisine, passant par le plafond (pas étanche il faut le constater), sur ma tête, sur nos têtes l’eau coulait verticale – puis horizontale courait dans les canalisations de cuivre des années 60. Des canalisations usées l’eau fluait, coulait pour de bon, se répandait au sol, sur les planches et planchers, cependant je faisais une sorte de deuil (Pauvre Tom) pensant à ce qui restait  :

– la crue des eaux, celles d’en bas et la chute de celles d’en haut

– la vraie fausse chute de Gloucester (il croit tomber sur parole de Pauvre Tom alias Edgar son fils et tombe à l’endroit où il était déjà – il était déjà tombé, répétition de la chute ou bien : nous n’irons jamais qu’à l’endroit où nous sommes)

– un autre personnage, appelé Tom par simplicité, sur les épaules de qui les eaux tombent, sur ses épaules seules, partout ailleurs le soleil ou le temps sec se maintient, sur lui et ses épaules tout tombe, il est l’excès lui-même, il rassemble l’excès

– la folie (ou assimilé), le fou ou le Fou de chez Lear

– le vagabond (à ce propos, ce que devenaient les mondes, ce que devenait le monde qu’on disait commun avec déplacements, des uns vers les autres, migrations d’ici vers là-bas, en haut toujours plus haut suivant de nouvelles routes et jouant de détours (les routes les plus difficiles sont les plus sûres, on n’attendra pas les retardataires), les déserts et les pays qu’on porte courant après le guide sous les semelles déchirées (l’aventure, faire l’aventure c’était la possibilité de finir (d’en finir) à chaque pas, ce qu’étaient à côté du désert du Niger à côté de celui de l’Algérie, à côté des traitements libyens les centres de rétention administrative français, je dis même pas les espagnols je dis pas les grecs je dis pas les autres mais les CRA français : le goulot ou le ghetto de trop, celui bien propre bien ordonné et sans passage à tabac, V ou D s’y amollissaient, y torturaient leur rapport au temps), pour ne pas lâcher il n’y avait que d’avancer, là-bas, encore, plus haut, plus loin, sans tenir compte des passages à tabac des rackets fatigues morts furtives et nombreuses jusqu’à la dernière qui vient ne vient pas va venir, sans tenir compte des insultes et des ignorances et au bout du compte, non, ça ne peut pas être ça, au bout du compte, non, pas ça, Europe, avec l’idée des euros par liasses que tu ramasses quand tu te baisses et tu te baisses plus qu’à ton tour mais pour rien, pas ça ; reste un attachement, un lien antique une figure maternelle et enfantine et de toute façon très antique, ça y est c’est l’exil

– l’image vue revue d’un homme qui porte dans ses bras un enfant ou une enfant, ici l’enfant est une fille, elle s’appelle Gabrielle, jupes, joue roses, a joué des tours aux uns aux autres, elle est liée à toute sorte d’événements dont un, que j’avais écrit, resté dans toshiba enveloppé de vêtements d’enfants qui a pris la porte le 16 mars, dont un, donc : Gabrielle rendait un jeune flic, Ziad, fou d’amour, ils revenaient de loin tous les deux, à la fin ça finit, l’histoire, ainsi : Ziad porte dans ses bras le corps déjeté de Gabrielle, ses jambes tombent, son cou est renversé, elle est morte, Ziad avance, pas lents, les ciels ne pleuvent plus sur eux,il n’y a plus rien d’un excès quelconque, fin des ciels et des routes, en même temps. Fin du récit. Des récits ? Le roi Lear et Cordélia, j’y ai pensé.

Il fallait recomposer, j’aimais l’idée que ça avait été fait, déjà, une fois ou plein de fois et qu’il fallait recommencer. Cependant les jours se suivaient, les rêves et les coups de téléphone aussi et des idées se suivaient (avec de brusques, tristes, angoissantes suspensions), il pleuvait sans cesse, on était à la fin du mois de mars, dans la nuit j’avais trouvé l’idée d’une montagne à gravir et nous la gravissions et j’avais perdu quelqu’un de très cher (je le sus par la suite : le très cher n’était pas loin, il dormait sur la pelouse, en retrait), j’avançais et tout là haut un écrivain parlait, ses paroles étaient d’or, les plaines disposées sur la haute montagne étaient d’or elles aussi, on se doutait (quant à moi la perte du très cher me mettait la puce à l’oreille) que n’étaient si faciles ni l’or ni les paroles ni les blés ni les dispositions, quelqu’un parlait auprès de moi qui commentait les paroles magnifiques de l’écrivain (ce qu’il disait de précieux, de précis) : une fille qui contredit l’écrivain et m’empêche d’écouter, j’appelle la fille Gabrielle pour simplifier, Gabrielle d’aujourd’hui et de mon rêve qui ne cesse de contredire, de trouver des difficultés et des embûches à la sérénité de l’écrivain et à ce qu’au réveil je dois bien appeler amour, à l’amour oui, qu’il exprimait, l’écrivain, non pas amour du général mais amour de Gabrielle elle-même, de la Gabrielle qui n’en voulait pas, de l’amour, qui ne voulait pas être dupe, est-ce que je sais. Qui se méfiait, Gabrielle, de ce que disait de radicalement amoureux le bonhomme sur la haute montagne aux blés crevés.

J’ai pensé à une figure échappée jusque là (restée dans le toshiba échappé) : une fille Hannah cachait une autre Hannah. J’ai quelques personnages, Hannah deux fois, Tom deux fois, Ziad et Gabrielle. Quant aux 2 Hannah, l’une est infirmière, elle a trouvé la deuxième aux urgences, la deuxième avait perdu son identité, sa mémoire, ses histoires. Elle avait sur elle beaucoup d’argent (des liasses), une perle rouge (rubis, ancienne boucle d’oreille détachée de son support) et elle était vêtue comme un homme. La première Hannah recueille la deuxième, l’habille, la cache, lui donne son prénom, à défaut de sa mémoire. Ça faisait un bon prologue, à défaut d’un bon début.

non variable

On dit que les immolations se poursuivent. Hier très légèrement au nord de chez nous à l’ouest un homme a préparé le sacrifice, a envoyé un 1er mail puis un 2ème mail, il y avait ce décompte des jours travaillés dans l’année on lui avait dit On tombe sur une entourloupe vous devez 600 euros (cependant le patron des usines R promettait 30% de son revenu variable et s’il n’en recevait rien du variable, pas 70% mais rien, du variable, pour 1 année touchait aux 3 millions), une entourloupe alors l’homme 40 ans rentre chez lui, sourire tranquille aux voisins, 1 mail et un 2ème mail à Pôle emploi, je vais mourir devant chez vous, 1 coup de fil, On vous fait cadeau des 600 euros et lundi c’était fermé et mardi il y avait les flics mais il faut partir en bouquet et beauté, l’homme est venu en bus le mercredi s’est aspergé d’essence dans le dos des flics, quand on veut finir en bouquet apothéose on finit on asperge on cachette on court le briquet dans la main droite on dresse les mains on court encore tandis que les flammes montent lèchent, on vient mourir devant les flics devant la porte de Pôle Emploi, ils lui avaient dit On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômages alors que vous travailliez vous ne nous l’aviez pas déclaré 600 euros un non variable de 600 euros que vous devez à l’Etat et tout ça ça va finir avec sourire, tranquille, il cachait bien son jeu s’il était déprimé, un bidon d’essence le dernier, un briquet le dernier et les flammes jusqu’aux pieds des flics qui veulent l’empêcher de finir en bouquet pour le non variable à payer 600 euros, 40 ans, On va vous les retirer les 600, on appelle les flics les pompiers vous ne monterez pas la gerbe puissante que vous êtes avec vos 600 euros de moins / de plus avec votre entourloupe votre sourire tranquille, vous ne la monterez pas votre gerbe de feu, il l’a montée puis elle est tombée, dedans un corps, ce corps, 40 ans, 600 euros, pieds des flics et seuil de Pôle Emploi.

Sémélé & Junon, livre III, les métamorphoses, Ovide

La rumeur est double : pour les uns la déesse semble

Plus cruelle qu’il n’est juste. Les autres la louent, la disent digne

De sa stricte virginité. Tous se trouvent des raisons.

Seule l’épouse de Jupiter ne dit rien, ni ne blâme ni n’approuve,

Juste  se réjouit du désastre sur la maison que conduit Agénor

Et ce qu’elle a amassé contre la putain de Tyr comme

Haine, la transfère sur toute la famille. Voici que s’ajoute

Une raison nouvelle : elle souffre que soit grosse de la semence du grand

Jupiter, Sémélé ; elle se laisse aller, va faire une scène mais :

« A quoi m’ont servi toutes ces scènes ? » dit-elle.

C’est cette femme que je dois trouver, cette femme, si je suis bien

La grande Junon,  que je dois perdre, si ma main

A le droit de tenir le sceptre de pierreries, si je suis reine et de Jupiter

Si je suis sœur et épouse. Sœur, c’est sûr. Ce n’est qu’une simple coucherie ?

La fille s’en contente  – et pour moi une petite honte.

Mais elle est enceinte. Il ne manquait plus que ça. Son crime, tout le monde le voit,

Elle en a plein le ventre, et mère, ce que moi j’ai eu à peine, elle veut

De Jupiter seul, l’être. Quelle confiance en sa beauté.

Elle va se la perdre, je le jure. Ou je ne suis pas fille de Saturne si elle

Ne pénètre pas, noyée par son Jupiter, dans les eaux du Styx. »

Junon se lève de son trône. Cachée sous un nuage roux

Elle approche du seuil de Sémélé. Elle n’ôte pas le nuage avant

D’imiter une vieille, pose des cheveux blancs sur ses tempes,

Laboure sa peau de rides et d’un pas tremblant

Porte ses jambes courbées ; elle se fait aussi une voix de vieille,

Celle de Béroé d’Epidaure, nourrice de Sémélé.

Après qu’elle a trompé Sémélé par ses paroles, qu’elles ont longtemps parlé,

Elles en viennent au nom de Jupiter. Elle soupire : « je souhaite

Que ce soit bien Jupiter », dit-elle, « mais je crains tout. Nombreux

Sous le nom de dieux les hommes qui entrent dans des couches sages.

Et si c’est Jupiter  ce n’est pas assez ; qu’il donne une preuve d’amour

Si c’est lui le vrai ; grand et beau comme il est quand la haute

Junon le reçoit, aussi grand et aussi beau, demande

Qu’il te donne ça en t’embrassant, qu’il prenne sur lui toute la gloire. »

Junon avait influencé la fille de Cadmos, l’ignorante.

Celle-ci demande à Jupiter un cadeau, qu’elle ne nomme pas.

Le dieu : « choisis, dit-il, tu ne connaîtras aucun refus,

Crois-moi, que m’en soient témoins les dieux

Du torrent du Styx ; il fait peur, ce dieu, même aux dieux. »

Joyeuse de son malheur et puissante à l’excès et prête à mourir d’être

Obéie par son amant, Sémélé : « comme tu es quand la fille de Saturne, dit-elle,

T’embrasse, quand vous entrez dans le pacte de Vénus,

Donne-moi ça. » Elle parle encore, le dieu veut lui fermer

La bouche. Déjà elle est partie, la voix rapide, dans les airs.

Il gémit. Rien à faire, elle ne peut pas ne pas avoir désiré ni lui ne pas

Avoir juré. Alors, infiniment triste, dans les hauteurs

Du ciel il monte et d’un signe de tête fait suivre

Les nuages auxquels il joint les orages, les éclairs mêlés

Aux vents, le tonnerre et la foudre bien sûr.

Autant qu’il peut, il essaie d’abandonner ses forces

Et non, le feu avec quoi il a battu Typhon aux cent mains,

Il ne s’en arme pas; il  y a trop de férocité là-dedans.

Il y a une autre foudre, plus légère, à quoi la main des Cyclopes

A donné moins de cruauté, moins de flamme et moins de colère.

Les dieux l’appellent foudre seconde. Il la prend et entre

Dans la maison d’Agénor. Le corps mortel ne supporte pas

Le déchaînement et prend feu, sous le cadeau d’amour, dans les airs.

Le bébé inachevé du ventre maternel

Est arraché et tout tendre (s’il faut le croire)

Est cousu dans la cuisse du père pour finir son temps de mère.

En douce Ino sa tante le prend au berceau,

Et l’élève ; puis on le donne aux nymphes de Nysa qui

Le cachent dans leur grotte et le nourrissent de lait.

l'ABCDIRE, le retour

Abécédire 

ABéCéDire se veut « dictionnaire des idées          reçues »          pour aujourd’hui. Il comporte près          de 60          entrées, 60 regards sur notre temps, proposés par 15 auteurs          différents. Des avant-gardes          au dandysme, à la dialectique prévention/répression, en          passant par          l’infantilisation dans les ID-TGV, les zones d’attente, le          management ou l’héroïsation          dans les rhétoriques politiques.

Leslie Kaplan, et Alain Helissen nous rappellent que le langage est un enjeu pour la          démocratie.

Pourquoi cette tentative de pastis citoyen ? Tout nous renvoie au « trop de réalité » dont parle Annie Le Brun , à la démobilisation par la trivialité contenue dans   ce pseudo-réalisme paradoxal, fuite en avant dans l’abstraction et les conventions de l’Economisme avec sa grande Hache.

Il y a donc plus que jamais urgence de nous asseoir sous l’ arbre à contes, l’arbre à          palabres ! C’est le projet de l’Abécédire, qui veut aussi mettre en commun les          instruments et ingrédients d’un petit laboratoire de l’ambivalence, remonter la généalogie de nos consentements, et de l’aplatissement du réel en nécessité,  dire la complexité !

 

Antoine Berce, Michel Chantrein, Marie Cosnay

les mains des coiffeuses pour dames

Coline, en classe de 4ème, m’a dit : mon frère il ne pense qu’à la musique, c’est pas une vie, ça, il faut être un peu plus sérieux pour avoir un métier.

Je connais un type qui reçoit de nombreux adolescents dans son cabinet, il dit : ils sont narcissiques, les jeunes d’aujourd’hui. Narcissiques, le type en question doit savoir de quoi il parle.

Peut-être ont-il la trouille, les adolescents d’aujourd’hui et la trouille a différentes façons, c’est vrai que la façon de Coline, à la fin des années 70, on ne l’aurait pas choisie.

Julie est en 5ème et comme la déesse Diane dans le mythe d’Actéon elle dépasse tout le monde, dans la classe, d’une bonne tête. Elle vient me voir à chaque début de cours, elle a mal quelque part, voudrait rentrer chez elle, aller à l’infirmerie. Aujourd’hui elle a dit : j’ai tellement de symptômes, a souri d’un air entendu, peut-être savait-elle ce qu’ils racontaient, ses symptômes.

Paul a 12 ans, il ne peut pas aller à l’école. Il a mal au ventre. Il joue sur son ordinateur le long des journées tristes et regrette les cours d’histoire qui le passionnaient. Ses parents décident un jour que malgré la violence que ça lui fait il ira au collège, passons sur le parcours de combattant, Paul va à l’école et il dit qu’il ressemble à tout le monde, maintenant, ça fait du bien.

Théo caresse son ventre sous le tee-shirt, depuis qu’il a un peu poussé, les angoisses de corps l’ont quitté, l’espace n’est pas le même espace, il se lève le matin et se couche le soir, le corps répond.

Alexandre s’est fait couper les cheveux et quand on lui dit que ça lui va bien, il dit, l’enfant de 12 ans : maintenant je les garderai toujours comme ça.

Léa, 11 ans, dit qu’elle a eu un Ipad a Noël, elle est étonnée d’apprendre qu’on peut y lire des livres, je lui montre lesquels, elle dit : je n’ai pas le droit. Tu n’as pas le droit de télécharger un livre ? Je suis sceptique mais elle insiste : non, juste la musique et les films.

Gustavo et Esteban racontent à la classe épatée le mythe de Phaéthon, l’un dit et l’autre mime, façon break dance.

Gaétan, quand on lit que les chevaux de César, consacrés au Rubicon et à ce moment entre tous qui décide de l’avenir de César Rome l’Occident, « ont pleuré abondamment » en présage de la mort de Jules, dit : ils avaient quelque chose de divin ces chevaux et ils pleuraient sur toute la suite des temps.

Ils ont la trouille, les enfants, ils regardent des bêtises sur leurs écrans, reçoivent plus d’excitations qu’ils n’en supportent et ils ont mal partout. N’empêche, ils sont là, courageusement, à comprendre les chevaux qui pleurent et à défaire la mécanique d’une proposition relative.

C’est pas comme ma coiffeuse – elle n’a pas cette chance. Elle aurait voulu prendre quelqu’un a mi-temps pour s’occuper, à mi-temps, de son bébé de 4 mois Les charges sont trop élevées, dit-elle. Elle poursuit : gauche ou droite, tous les mêmes. Ils savent s’occuper que des homos. Et de faire payer les petits. Ils ne devraient pas fâcher l’église en ce moment.

Ah ?

Les islamistes sont là ! Dans un an tu ne pourras plus sortir dans le quartier sans le voile !

Le quartier aimerait protester, mais il est comme moi : estomaqué. Ah.

Oui et si tu le portes pas on te coupera les mains !

Ou la tête ?

La tête oui, et pire.

Bien, les islamistes me couperont pire que la tête, si les charges pour les petits continuent à être élevées et si on continue à maltraiter, avec ces histoires d’homos, l’église.

Ma coiffeuse : narcissique, trouillarde ? Bien sûr c’est la bêtise qui nous saisit d’abord mais ça n’explique rien – et puis ce n’est pas juste. La coiffeuse prend en vrac la peau des choses reçues, elle la compose, recompose au gré de ses besoins de réassurance. Elle pose toute sa colère son mal-être sa tristesse de femme aimée à demi sur un objet, un seul, dicté par les années qu’on a derrière – mais pas seulement.

La guerre au Mali, avec les représentations qu’elle convoque de cohortes d’assassins, colonnes d’islamistes prêts à couper les mains : ce sera peut-être une réussite de François Hollande. Si la guerre dure peu, si les conséquences sur les Touaregs sont pensées, si et si, si la Françafrique n’est pas dans le coup, peut-être, alors, ce sera cette guerre, une réussite personnelle de François Hollande.

Mais on ne peut pas avoir oublié : presque 20% des voix à Marine Le Pen au 1er tour de mai 2012. On l’a lu, on l’a dit alors : si on rate quelque chose, là, si on oublie les petits, comme dit la coiffeuse d’elle-même, on est mal.

Aujourd’hui, les flics eux-mêmes font des descentes musclées dans les camps de Roms, Valls n’y voit rien à redire, un maire socialiste, près de Lyon, organise une classe spéciale Roms dans une salle du commissariat de police et Hollande s’en va défaire les Islamistes du Nord Mali.

Étonnant comme la coiffeuse de mon quartier reçoit les choses : ses symptômes ne sont pas physiques comme ceux de la petite Julie et du petit Théo. Elle grossit l’objet (la colonne d’Islamistes s’approchant de Bamako et de chez elle, déterminés, les assassins, à couper pire que la tête à quiconque est une femme et toute petite, toute petite et pleine de charges). Et elle rétrécit le sujet. Petite. Courbée sous les charges. Pour qui on ne fait rien, ni la gauche ni la droite (ni son mari ?)

On le sait, que ça fonctionne, grosso modo, comme ça. Et on sait ce que peuvent les représentations quand on est si fragile. Nos adolescents narcissiques de tout à l’heure le savent, eux, en tout cas. Malgré ou avec leurs écrans, jeux, ras le bol, fatigues et renoncements. Le journal Le Monde publie une enquête ce 28 janvier : les français ont peur de l’islam et sont en recherche d’autorité. Le dire et le répéter n’alarme plus ?

C’est un devoir, un devoir urgent pour François Hollande, de prévoir la loi pour le vote des étrangers aux élections locales. Ce n’est pas un gadget. Les étrangers voteront et c’est à eux qu’on parlera alors. Aucune indulgence pour le terrorisme, bien sûr mais une attention à ne pas tout confondre, islam, islamisme, terrorisme, assassins… Ce qu’entendra la coiffeuse de mon quartier sera différent de ce qu’elle entend aujourd’hui. Et ce qu’elle pourra recomposer comme monde à la mesure de sa compréhension (comme on le fait tous) ne sera pas celui qu’elle fabrique aujourd’hui – plein de cohortes barbues qui viennent amputer les mains des coiffeuses pour dames dans les quartiers populaires.

 

Deneuve, Stendhal, Olstrom et les biens communs

L’année a commencé, morose. Par ici, une famille déboutée de l’asile, dehors, 2013, 3 enfants, négociations avec le président du Conseil Général  des Pyrénées atlantiques (faut-il rappeler sa couleur politique), longues, longues négociations après lesquelles les membres de RESF arrivent à un accord : la famille sera séparée mais dormira au chaud, les uns, père et fille aînée, au secours catholique de Pau et les autres, mère et petits, dans un service d’hébergement d’urgence, à Jurançon. Au matin la mère et les deux petits ont dû prendre valises sous le bras : c’est une chambre, pas un hôtel, pas un lieu où se poser et reposer en journée. Mère et petits dehors, et nouvelles négociations, cette fois avec la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Le sous-directeur promet de s’arranger pour que les enfants et les parents restent au chaud dans la journée. Réponse à 14 heures. Ce serait pour le lendemain, nous dit-on à 14h, le repos de la mère et des petits. Aujourd’hui impossible de laisser la clé de la chambre quelque part : ils resteront jusqu’au soir, la mère et les petits, dans un square, à leurs pieds les valises. C’est une histoire, une histoire de route et de déroute, une parmi tant d’autres.

Les travailleurs sans papiers de Lille font une grève de la faim, pour le droit de vivre et travailler ici eux qui y vivent et travaillent déjà ; aujourd’hui ils ont dépassé les soixante jours dans un silence qui nous assourdit.

Il y a quelques jours, apprendre que la loi d’imposition à 75% des + de 1 million par an était retoquée par le conseil constitutionnel pour une raison élémentaire : l’impôt touche un foyer, pas une personne et nos législateurs l’avaient oublié.

Et puis oh adieu Depardieu (et que le suive sa compagnie, quant à moi je ne regretterai même pas Deneuve puisque tout Deneuve, je l’ai immatérielle, belle et belle, chez Buñuel Truffaut Demy Sarmiento) et plus grave : adieu le politique, voici venus les temps d’après le politique, et où qu’on soit (bureau vacances ville campagne) on entend et subit et se sait bel et bien impuissant, impuissant comme le sont Hollande et Ayrault ou comme ils nous donnent à entendre qu’ils le sont, eux qui hésitent, inquiets de ne pas avoir la majorité et désirant avant toute chose « la constituer », à écrire une loi pour le droit de vote des étrangers aux élections locales, ce qui serait pourtant, en ces périodes de déroute, un acte de grande responsabilité, un acte de grande prévoyance et de grande intelligence – et qui serait aussi, mais peut-être est-ce un détail, ce pour quoi, entre autres détails, le président Hollande et normal a été élu.

Ce vide qu’occupait d’agitations et de communications Nicolas Sarkozy, ce vide politique est assourdissant. On ne regrette pas l’agitation, certes. Mais on apprend le vide. On se demande : comment allons-nous l’habiter ?

Bureau, vacances, ville et campagne : où qu’on soit, l’impuissance. Parfois j’attrape un fil et désire le suivre, ce fil d’écriture, le poursuivre, pour l’heure je tricote à sa place et dans le désordre, comme il l’a fait himself avant moi, une biographie d’Henry Beyle – qui s’ennuyait au matin d’un sujet commencé la veille, qui écrivait 14 pages en une heure et tombait dans la plus grande des morosités après un pic de joie et d’effervescence. La vie d’HB, on la trouvera, en feuilleton, ici. Stendhal fait vivre, en grand.

Et quoi ? Cet été un éditeur que j’estime, au catalogue d’enfer, m’a demandé de lui céder les droits d’auteurs du (seul) livre qu’il m’a publié : ce serait des frais de moins s’il pouvait vendre, pour la sauver, sa maison d’édition. On ne peut pas ne pas s’interroger. On ne s’attend pas à vivre d’un livre  mais on ne s’attend pas non plus à ce que ça tourne si vite ainsi, à la déroute : œuvre de vie où personne ne vit, les libraires très mal, l’éditeur pas du tout, l’auteur évidemment pas (et les 300 euros annuels auxquels il pouvait raisonnablement s’attendre, il y renonce dans l’espoir que la maison ne sera pas démolie), les distributeurs sans doute un peu. Au lieu de poser les choses sur la table on s’engueule les uns les autres ou on entend engueuler « le numérique », avec nuance parfois et d’autres fois sans nuance, par raccourcis et incompréhensions, par simplification binaire, le papier qui sent bon contre les mauvaises tablettes made in je ne sais où, choix d’éditeur & littérature exigeante (comme je déteste cet adjectif) contre culture de masse & populaire.

On rate une donnée : les choix, ça va rarement par 2. Ça va par trois. Chez Christophe Aguiton lire l’exemple suivant : face au monopole privé Google Maps, il existe en France un institut public de cartographie, l’IGN. Celui-ci a certes perdu la bataille contre Google, s’obstinant, par souci de rentabilité, à vendre ses cartes numériques. Troisième voie, est née « l’Open Street Map », carte coopérative libre au succès grandissant.

Alors, ce qu’il faudrait à la structure, à la maison d’édition en panne sèche, c’est, croit-on, un investisseur privé et/ou des aides de l’Etat. Dans les deux cas, l’éditeur ne vit pas de son travail, le libraire à peine et l’auteur est tout de suite prêt, dans le système marchand comme il est, à renoncer à l’idée de ses droits d’auteur, et à ceux-là mêmes, symboliques. L’auteur renonce à ses droits symboliques. Il le fait tout de suite, l’auteur, il renonce, les choses étant ce qu’elles sont, dans ce système marchand qui ne marche pas.

Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir qu’on n’en est plus à l’âge (XIXème, XXème siècles français) où gagner de l’argent et se frotter au monde est bien vulgaire au regard de la noble tâche d’écrire – la langue pour la langue et l’art pour l’art. Non, ce n’est pas le problème. C’est plutôt l’histoire d’un système qui reste le même, ne se réfléchit pas, alors que profondément s’effondrent les systèmes économiques qui le soutiennent, privé & public.

Au milieu, ils sont nombreux et pauvres, les acheteurs de livres et les faiseurs de livres et les passeurs de livres.

Alors, alors, on peut emprunter une troisième voie. Celle dont Christophe Aguiton parle, celle dont parle Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009 et qui a étudié des exemples de gestion de biens communs. Comment définir le bien commun, cette troisième voie (« OpenStreet map », Wikipedia), entre domaine de l’Etat et domaine privé ? Il existe des biens (le bois le climat la connaissance l’eau) qui appartiennent à tous et on peut choisir de ne pas les déléguer : ni à l’Etat ni au marché. Ces biens, les acteurs locaux les gèrent au moyen de normes choisies et d’arrangements coopératifs. On a dit : le climat, l’eau, la connaissance, le bois de chauffage, les semences, les logiciels libres… Et la poésie ? Et la littérature ? Et le récit ?

Dans la déroute, pensant aux biens communs, début 2013, la joie me revenait. Comment ne pas évoquer Walter Benjamin pour qui l’art de raconter meurt en même temps qu’un monde où les vieilles personnes meurent à la maison. L’art de raconter, ça va avec la mort à la maison, ça va autour du mort, ça va avec ces longs et vieux parcours, ça va avec l’expérience et les expériences et ça va avec le soin qu’on offre, le conseil qu’on tourne sous forme de conte, de récit à clef. L’art de raconter, ça meurt avec le siècle bourgeois.

Isabelle et Laetitia dans un village des landes échangent des chansons contre du bois de chauffage, des garde d’enfants contre du pain ou un sac de patates. Oui, par là-bas,  ça raconte, ça raconte, ça échange et ça raconte. Et ce n’est pas hors-sujet….

La littérature, un bien commun ? Alors à ses acteurs (lecteurs, auteurs, passeurs) de s’en occuper, d’en prendre soin, de la penser gratuite (ou presque), adressée à tous, ce serait une propriété collective, la littérature, sa diffusion serait fondée sur le partage et sur  l’attention à l’autre. Rien moins qu’un projet de société : contribution de chacun à la connaissance et possible partage des visions du monde créées par les uns, par les autres. Un projet de société, magnifique comme celui qui verrait tout de suite, si le président Hollande se souvenait de son avant-mai, les étrangers voter aux élections locales.

Dans le modèle ancien, on s’en souvient, notre auteur était prêt à céder ses droits – symboliques certes. Symboliques dans les deux sens  du terme : de maigres droits d’auteur (en ce qui me concerne, 300 euros maximum l’année de la sortie d’un livre), et symboliques parce que nous rattachant à une grande chose (la littérature) au sein de laquelle, par le droit contractualisé avec notre éditeur, on s’inscrit. On y avait renoncé, aux droits, symboliquement, on s’en souvient, pour tenter de sauver un système mourant.

Est-ce qu’on saura renoncer aussi au petit pouvoir (symbolique, lui aussi) qui semble nous être accordé quand c’est un plus ou moins grand Autre qui nous inscrit dans la grande chose (littérature) qu’on disait ? Renoncer à ce pouvoir-là pour un autre, immense, à penser ouvert et partageable et capable de transformer nos démocraties vieillies et en déroute ? Au nom d’un sacré beau projet de société ? Avec toute la confiance qu’on se fait les uns les autres, avec tout le soin qu’on est capable de se donner les uns aux autres, avec la joie, l.a, e dans l’a…

dialogues autour d'Actéon

En classe de 5ème…

 

 

 

Caroline : c’est l’histoire de la honte d’Actéon parce qu’il a vu Diane.

Bahia : c’est l’histoire du chasseur chassé.

Charly : c’est l’injustice, Actéon a vu la déesse toute nue, d’accord, mais pourquoi le tuer, il ne l’aurait jamais dit à personne !

Tom : il ne savait même pas que c’était la déesse…

Priam : c’est l’innocence, il n’a rien demandé, il la voit, il se fait manger.

Quentin : il a pu voir ce qu’il faisait subir aux animaux qu’il chassait !

Tom : est-ce qu’il souffre, en cerf ?

Julie : Elle ne lui a jeté que de l’eau ! Pourquoi il a été changé ?

Tom & Théo : Diane a des pouvoirs ?

La classe : tous les dieux ont des pouvoirs !

Julie : pourquoi c’est en cerf qu’il est changé ?

Valentin : C’est l’animal le plus chassé. Aujourd’hui encore dans le jeu Deer hunter on chasse les cerfs.

Léa : si Actéon avait dit à ses copains qu’il avait vu la déesse toute nue, ils ne l’auraient pas cru. C’était bien la peine…

Bahia : il est puni pour autre chose.

Silence

Bahia : il est puni pour avoir tué les animaux de la forêt.

Valentin : mais non, Diane est la déesse de la chasse, il ne peut pas être puni pour avoir chassé !

Bahia : la déesse tue les animaux mais avec mesure, peut-être.

Emma : il est impuissant devant ses chiens et il doit avoir l’impression qu’il parle à des murs.

Théo : tu veux dire qu’il gémit devant des murs.

Gustavo : ce n’est que justice, il a tué des animaux, il devient un animal, il se fait tuer.

Priam : il devient ce qu’il a tué.

Esteban : il a quand même eu de la chance de voir la déesse nue !

Théo : il n’en a pas profité longtemps.

Valentin : le rêve est devenu cauchemar…..

 

 

Actéon chez Ovide, traduction

Ovide

Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

Il y avait une montagne couverte des cadavres de plein de bêtes

Et déjà le jour, au milieu, resserrait les ombres des choses

Et le soleil était à distance égale des deux bornes

Quand le jeune homme d’une voix tranquille appelle

Ses compagnons d’ouvrage perdus dans des coins écartés :

« Nos filets sont tout mouillés, amis, nos lances aussi, du sang des bêtes,

Et notre jour a eu son plein de chance. Quand la nouvelle

Aurore, portée sur ses roues de safran, conduira sa lumière,

Nous poursuivrons notre œuvre ; maintenant Phébus est au milieu

De la terre et craquelle les champs sous ses vapeurs.

Cessez votre œuvre et emportez vos filets noueux ».

Les hommes suivent les ordres et interrompent le travail.

Il y avait une vallée dense d’épicéas et de cyprès pointus.

Son nom ? Gargaphie, lieu sacré de Diane aux jupes retroussées,

Et tout au fond du bois il y avait une grotte

Par aucun art travaillée ; mais elle imitait l’art,

Par son génie, la nature ; de pierre ponce vivante

Et de tuf léger  elle avait fait cette voûte naturelle.

Une source coule à droite, transparente de petite eau,

Troussée d’une large ouverture à la margelle de gazon.

La déesse des forêts, fatiguée de la chasse, venait ici

Baigner de rosée son corps de vierge.

Elle descend, remet à une des nymphes

Chargées des armes sa lance, son carquois et son arc détendu.

Une autre reçoit sur les bras le manteau,

Deux encore détachent les chaussures de ses pieds ; et la plus douée

Crocale, fille d’Ismenos, noue les cheveux qui flottaient

Sur le cou ; elle garde les siens libres.

Elles recueillent l’eau de source, Nephélé, Hyalé, Rhanis,

Psecas et Phialé, la versent dans d’amples vases.

Pendant que sur la fille du Titan perle ce nectar,

Le petit-fils de Cadmos, qui a suspendu son labeur,

Erre dans la forêt inconnue, d’un pas incertain ;

Il arrive au bois sacré : ses destins l’y portaient.

A peine il entre dans la grotte où ruissellent les sources

Que les nymphes, comme ça, toutes nues, voyant

Un homme, frappent leurs poitrines et de hurlements soudains

Remplissent la forêt. Elles se pressent autour de Diane,

La cachent de leurs corps. Mais la déesse est plus

Grande qu’elles et les dépasse toutes, jusqu’au cou.

Cette couleur du soleil qui choque les nuages, les prend en face

Et les teint, cette couleur de l’aurore pourpre,

C’est celle au visage de Diane qu’on a vue sans rien (nue).

Entourée par la foule dense de ses compagnes,

Elle se tient sur le côté et tourne son visage :

Comme elle voudrait ses flèches rapides !

Elle prend ce qu’elle a, les eaux, les puise, à la figure du garçon

Les jette, arrose les cheveux d’ondes vengeresses

Et ajoute ces mots, présages du désastre futur :

« Tu veux raconter que tu m’as vue voile ôté ?

Si tu peux, raconte. » Elle ne menace pas plus.

Elle donne à la tête arrosée des cornes de cerf de longue vie,

Elle donne au cou la longueur, fait pointer le bout des oreilles,

Change les mains en pieds, les bras en longues

Jambes  et couvre le corps d’une peau tachetée.

Même la peur, elle l’ajoute. Le héros fils d’Autonoé fuit

Et en pleine course s’étonne de sa rapidité.

Quand il voit figure et cornes dans l’eau :

« Pauvre de moi », va-t-il dire mais la voix ne suit pas,

Il gémit, c’est sa seule voix et des larmes sur un visage

Qui n’est pas le sien coulent ; seul son esprit d’avant demeure.

Que va-t-il faire ? Rentrer à la maison au palais royal

Ou se cacher dans les forêts ? La honte empêche ceci, la peur cela.

Il hésite et ses chiens le voient. Les premiers Melampus

Et Ichnobates à l’odorat subtil d’un aboiement donnent le signal.

Ichnobates est né à Gnose, Melampus est de race spartiate.

Après, les autres accourent plus vite que l’air rapide,

Pamphagos et Dorceus et Orisabos et Arcades, tous,

Et Nebrophon le puissant et Théron le sauvage avec Lélaps

Et Pterelas utile pour ses pattes et Agré utile pour son flair

Et Hylée le féroce jadis blessé par un sanglier

Et, conçue par un loup, Napé et Poemenis

Qui suivait les troupeaux et Harpya avec ses deux petits

Et Ladon de Sycion, robe serrée aux flancs

Et Dromas et Canaché et Sticté et Tigris et Alcé

Et Leucon aux poils de neige et Asboslus aux poils noirs

Et Lacon le costaud et le fort à la course Aello

Et Thous et Cyprio le rapide et son frère Lycisse

Et marqué de blanc au milieu du front noir,

Harpalos et Melaneus et Lachné au corps hirsute

Et nés, d’un père du mont Dicté et d’une mère de Laconie,
Labros et Agriodos et Hylactor à la voix aigue

Et ceux qu’il serait trop long de nommer. En foule, dans le désir de leur proie,

Ils le chassent, par grottes et rochers et coins inaccessibles,

Partout où c’est difficile, partout où il n’y a pas de route.

Et lui, il fuit par ces lieux où souvent il a chassé.

Hélas, il fuit ses serviteurs. Il voudrait crier :

« Je suis Actéon, connaissez votre maître ! ».

Les mots lui manquent ; l’air résonne d’aboiements.

D’abord c’est Melanchaetès, il lui fait au dos la première blessure.

Après, Therodamas. Et Oreritrophos le blesse à l’épaule.

Ils sont partis plus tard, mais ont pris des raccourcis de montagne

Et ont de l’avance. Ils tiennent leur maître,

La foule les joint et porte la dent sur le corps.

Aucun endroit sans blessure. Il gémit, d’un son,

Même s’il n’est pas d’un homme, que ne pourrait pousser

Un cerf ; il remplit de ses tristes plaintes les hauteurs qu’il connaît.

A genoux, suppliant, pareil à celui qui demande

Il tourne autour de lui son visage muet, et ses bras.

Mais ses compagnons, avec les encouragements de coutume,

Sans le reconnaitre, excitent la troupe rapide, des yeux cherchent Actéon,

Tant qu’ils peuventappellent « Actéon ! », comme s’il n’était pas là,

(Au nom, lui, il tourne la tête !), regrettent qu’il ne soit pas là

Et ne reçoive, le paresseux, le spectacle de cette proie offerte !

Il voudrait ne pas être là mais il est là ; il voudrait voir

Et ne pas sentir les cruautés de ses chiens.

Ils viennent de partout et dans le corps, museaux plongés,

Lacèrent leur maître sous image de cerf.

Et rien jusqu’à ce que la vie finisse avec toutes les blessures,

Jusqu’à ce que la colère de Diane en carquois se rassasie.

Ils aboient le signifiant

 

Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

 

Le jeune homme, c’est Actéon, petit-fils de Cadmos. Il est actif, il appelle (il a et il est alors une voix) ses camarades de boulot. On le voit à l’œuvre ou mettant un terme à l’œuvre en cours (la chasse aux gibiers est fort fructueuse, les lances sont mouillées du sang des bêtes).

La vallée : elle est pointée d’épicéas et de cyprès pointus. C’est-à-dire que tout au fond, entre les collines, des végétations se dressent, et quand on sait que Cyprès est un jeune homme (Cyparissus, Ovide raconte au livre X, plus loin, son amour pour un cerf qu’il a, par erreur, transpercé de son arme – et il ne finit pas d’en faire son deuil, si bien qu’il est changé en cet arbre pointu), on se dit qu’on est en bonne compagnie. Arbres sont les jeunes hommes et ils célèbrent l’amour et la perte (infligée par soi-même) de l’objet de l’amour.

Il y a un bois sacré. Le bois sacré c’est Gargaphie. Où la déesse Diane trousse ses jupons.  Ce bois on l’imagine très ombreux et il y a toujours une façon de s’y enfoncer plus avant. On descend et, cachée dans le bois lui-même caché dans la vallée, il y a une grotte.

Cette grotte mérite d’être décrite. Aucun art n’a travaillé la grotte. La main de l’homme n’y a pas touché. Vivant / léger / naturel sont les adjectifs qui en disent quelque chose, qui définissent les matériaux qui la composent. J’insiste sur vivant – c’est pour définir la pierre ponce, ici. Je n’oublie pas que le Cyprès était vivant aussi : ex-Cyparissus.

On a l’habitude de dire que l’art imite la nature. Il y a une chose première, aussi naturelle que possible et les constructions postérieures, humaines, vont tenter de paraître, assemblages composés, proches (bien que fictionnels, artificieux) de la forme première, copiée. C’est une autre histoire, après, de savoir si l’art préfère ne pas imiter mais suggérer ou déplacer,  ou même s’il va interroger la possibilité (ou non) de copier, de représenter. Ça s’appelle l’histoire de l’art, alors, et on s’éloigne de Gargaphie.

A Gargaphie, la nature a tenté d’imiter l’art.  L’art semble premier. L’homme semble premier. Cyparissus avant le cyprès et le geste de l’homme avant le tuf mais à son tour le tuf naturel joint l’art (le geste vivant de l’homme). Et ça peut recommencer. Bien malin alors qui dirait où ça a commencé. De quelle forme première ça s’origine. Il n’y a pas une chose au départ. La chose n’est que dans le passage et le monde est fait de choses en passage, c’est ce qu’Ovide appelle les métamorphoses, mutatas formas, les formes changées in nova corpora, en nouveaux corps. Ça passe, ça ne s’arrête pas. Sans doute est-ce la leçon d’Epicure, pas d’identité fixe mais des atomes en composition et décomposition, en assemblage.

Alors si c’est bien ainsi, si ça se compose sans cesse, si la forme se perd alors que le signifiant (le nom propre) demeure (et je me souviens qu’ Alcyone au livre XI perd son mari Ceyx dans une tempête marine :  si nos corps ne sont pas joints dans la tombe, dit-elle quand elle décide de mourir à son tour, les lettres de nos noms le seront,) si la forme se perd sans cesse, on peut aller jusqu’à imaginer que la chose est la négation d’elle-même. A va vers B puis A est B. Le chasseur va vers le cerf et le chasseur est le cerf. Alcyone est l’oiseau. Cyparissus est le cyprès. C’est la dualité qui s’invente. Le temps est parfois cette chose embrouillée et futur et passé s’emmêlent, alors les formes duelles sont  concomitantes. Le chasseur est le chassé, en même temps ou presque.

Avant de revenir au nom Actéon, au signifiant et au sujet Actéon, à l’objet de chasse Actéon et à cette thématique du double qui après les Epicuriens trouvera tout un tas de ramifications de pensée, demeurons un moment à Gargaphie : le jeune homme erre sans but. On l’a vu tout à l’heure au cœur de l’action, il intimait ses ordres à ses camarades et les lances gouttaient de sang, les filets étaient plein de bêtes. Maintenant, il fait trop chaud, il est quelque chose comme midi (moment de bascule), la terre se craquelle et les destins appellent. Le jeune homme erre.

C’est là que l’art, encore une fois, imite la nature : c’est là du moins que l’art d’Ovide imite l’art des tragiques grecs, après qu’il a imité les poètes épiques grecs, du moins celui qu’il connaissait et que l’on connaît, Homère  pour ne pas le nommer (la tempête, au livre X des Métamorphoses se veut digne de celles traversées par Ulysse – et plus tard et en latin par Enée). C’est donc l’art des Tragiques qu’Ovide imite au moment où les destins appellent le jeune homme : à quel point, disaient les chœurs d’Euripide, un homme ne peut être dit heureux avant le dernier jour de sa vie. Et la faute tragique n’est qu’une simple erreur, répète Ovide qui a lu. Voir l’erreur d’Œdipe qui court vers Thèbes en voulant fuir un père. Voir l’erreur d’Actéon, qui fonce à Gargaphie, dans le bois sombre, et au fond du bois sombre, dans la cavité ombreuse où l’eau est du nectar et où se baigne la déesse vierge au long cou. Ce genre d’erreur tragique, qui est impossible à saisir quand on court dans le bois ou sur la route de Thèbes (inaccessible malgré oracles ou signes), c’est en quelque sorte un fantasme.

Actéon peut-être « traverse le fantasme », s’il est vrai qu’il découvre alors, non pas ce qu’il est (pas d’identité fixe, on se souvient), mais ce qu’ils des-est, un pur trou, un pur petit objet (petit a, dit Lacan) chu du Grand Autre et ce Grand Autre a un bien long cou, est déesse, dépasse les autres filles, est toute nue, et la couleur de son visage est celle du soleil qui choque les nuages, cette couleur qui teint les nuages quand ils sont tout en face du soleil, quand ils le voilent – et sa couleur est aussi celle du petit matin violacé. Une couleur de grands éléments naturels, du plus grand des éléments naturels, le soleil, passé au filtre des nuages et du crépuscule. Tamisé. Pas complètement offert et pas complètement invisible, donc.

Ce qu’elle va empêcher tout de suite, Diane la vierge rose au long cou, c’est la parole. Elle interdit le récit, elle empêche  la narration, elle le fait avec ironie, voire perversité. Va raconter ce que tu as vu, va raconter ce que tu peux. Actéon a vu la couleur rose aux joues, celle du soleil filtré et de l’aurore. C’est tout. Le jeune homme prend la menace très au sérieux, il s’échappe. Il a peur. Il n’a plus de voix. Lui qu’on a rencontré, tout à l’heure, par la voix, lui qui exhortait ses camarades, lui qui était et avait une voix. Il n’était pas qu’un nom. Il était un nom avec une voix et une quête (le gibier, les cerfs). Maintenant…

Maintenant ça se confirme : Actéon n’est rien, le sujet n’est rien, le chasseur n’est rien – qu’un trou, un vide, un assemblage d’atomes qui vont se désassembler, il est un objet, il est l’objet même qu’il a chassé jusque-là.

A propos de voix : l’art imite la nature, les assemblages se décomposent et se re-composent, la poésie naturelle (pierre ponce, tuf léger ? Penser à la lyre légère d’Orphée, au livre IX), imite celle de Virgile, d’Homère et des tragiques grecs (l’art) et enfin celui qui a vu la couleur rose et fragile et le cou de la déesse, assorti de ses mains, ne peut pas raconter, en est empêché et se transforme en objet traqué. Tout cela dit quelque chose d’un art poétique en définition. On parle en effet de composition poétique. Ovide assiste aux compositions, les montre, les dit, si Actéon, lui, ne le peut pas.  Entre l’auteur et son poème (son objet), quelque chose se joue comme dualité. Comme entre chasseur et chassé. Il faudrait y revenir.

Pour l’instant Actéon fuit, se transforme, on le comprend, en cerf, en l’objet même qu’il chassait jusque-là. Ce n’est pas fini, il va se passer encore de petites choses intéressantes. Après une course poursuite ses propres chiens vont dévorer Actéon. Ils rentrent les museaux dans le corps, lacèrent leur maître sous image de cerf. Je note : l’infinie liste des noms de chiens. Je poursuis : ils se plaignent, les chiens, de l’absence de leur maître. Ils appellent Actéon. Je note : l’importance des signifiants. Noms propres des chiens et nom propre de celui qui est là sans y être, qui est là sous une forme méconnaissable, lui dont le sujet s’est absentifié (un trou, un pur vide, un objet a, affreusement prêt à subir et à jouir). Je poursuis : Ovide joue sur les verbes composés du verbe être : absum, être absent, praesum, être présent. Lacan invente « des-être » pour parler du sujet qui se découvre objet, objet de la jouissance de l’Autre. Jamais Actéon n’est plus présent que quand il est absent. Jamais Actéon n’est plus chasseur que quand il est chassé. A est B. A est encore plus A s’il est B. Parce que jamais le sujet Actéon ne peut mieux se connaître que quand il est l’autre, l’objet, celui qui souffre et pâtit et jouit.

Ne cherchons nulle part un quelconque sujet rempli d’une quelconque identité et d’un quelconque secret intime qui le révélerait à soi-même. L’être « des-est ». Quelle bêtise d’imaginer une forme originelle, première ou remplie, dans laquelle il y aurait un secret originel.  A a filé vers B. D’ailleurs, il  y a eu cette longue course, Actéon fuyant la déesse puis fuyant les chiens.

Maintenant l’objet est déchiré, arraché, on lui rentre dedans du museau pointu. Résonne un nom propre dans les bois et  dans les airs puant de sang : Actéon !

Ce sont les chiens qui appellent leur maître. Ceux-là  sont comme Actéon, ils n’ont pas de voix, peut-être même leur a-t-on enlevée : il faut comprendre que les chiens aboient, ils aboient le signifiant.

Quand on comprend leur langage de chien on se dit : il y a bien quelque chose, ici. Du symbolique. De la littérature, de la poésie ? L’art, que la nature (grottes monts bois et déesse, chiens arbres et cerfs) essaie d’imiter ?  Mais quand la nature imite, ça finit les entrailles en l’air, réel de réel exposé, fouillé, dévoré.

Quant au fantasme jusqu’où bout duquel, corps exposé, va Actéon, est-il originaire, premier et indicible ? La chute (la mort atroce d’Actéon) donne à cette hypothèse quelque argument.  Indices : le gamin chasseur, après qu’il a donné de la voix et a exhorté ses compagnons à cesser la chasse jusqu’au lendemain, on le voit basculer. Lui, grande-gueule jusque-là, se tait. Il erre dans la forêt inconnue d’un pas incertain. Pas grande d’assurance là-dedans. Mais peut-être, après la chasse, une autre sorte de quête : qu’aurait-il besoin, sinon, d’errer incertain ? Une quête autrement difficile que celle qui consiste à prendre les bêtes au filet ou de les épingler au bout de sa lance.

La passivité d’Actéon, on la remarque, d’abord, avec l’évocation, tragique certes, des destins. Et les vers qui suivent l’entrée dans la grotte fatidique (ce passage secret,  obscur, cette grotte au fond du bois lui-même sacré et inscrit dans la géographie plus large de Gargaphie dit assez que ce qui est cherché, malgré Actéon, est d’un ressort très intime), les vers qui suivent les premiers pas d’Actéon à l’intérieur de la grotte sont nombreux, sont exactement au nombre de 21, 21 vers après qu’Actéon poussé par les destins pénètre dans les profondeurs , 21 vers où la narration ne tiendra pas compte de lui, où on ne le verra pas du tout, ou bien simplement à la fin sous forme changeante. Quand il réapparaîtra comme protagoniste, ce sera sur des pattes et pour fuir.

Pour l’heure que voit-on ? Le corps de la déesse ? Non, on voit celui de ses camarades, les nymphes, qui l’ont déshabillée quand il n’y avait personne. On voit la tête divine qui dépasse, dirigée vers ce qu’on imagine le jeune homme – mais Ovide ne dit pas qu’elle regarde. On voit qu’elle dépasse, elle dépasse du cou. On ne peut pas s’empêcher de se dire que se pose la question du phallus : la déesse, plus haute et plus dressée que quiconque. Et puis on a cette couleur aux joues de la déesse. Il faut observer la couleur.

Si Ovide ne nous dit rien du spectateur intra-diégétique de la scène, nous spectateur derrière lui, nous voyons que nous pouvons voir le visage coloré de la déesse. Cette chose dressée et autoritaire, nous en apercevons quelque chose : elle n’est donc pas fantasme (originaire, inconnu, premier). Sinon nous ne verrions rien. Combien de mythes où après avoir vu le visage d’un dieu ou d’une déesse la mort est immédiate. Ici, nous voyons une couleur comparée et la comparaison est simple : soleil, aurore. Mais précision : la couleur du visage de Diane est comparée à la couleur que fait le soleil quand il choque un nuage. Il y a un voile entre le soleil et les yeux. Le nuage est ce voile. Le visage de la vierge est donc, à sa façon, voilé. Le fantasme n’est pas nu, il n’est pas cru.

On devine le désir du côté d’Actéon-spectateur – là où ça ne bouge toujours pas (immobilité pendant 21 vers !) Désir, fantasme secondaire, celui qu’on peut ou pourra dire le cas échéant (et d’ailleurs en premier lieu la déesse interdit au jeune homme de raconter qu’il l’a vue nue). Désir pour une vierge dont les joues sont de la teinte d’un matin voilé, dont le cou est dressé, dont l’autorité est sans limite. Que des jeunes filles servent, soumises, cachent comme ce qu’il y a de plus désirable et de plus immense à chercher. Bientôt on voit les mains de la déesse, elles puisent l’eau qu’elle va jeter au garçon.  Cou, joues, mains. Et on ne voit plus. Actéon est mutique lui qui a erré, incertain, qui s’est perdu et a fini dans une grotte au fond d’un bois inconnu, lui qui a aperçu des fragments de déesse, lui dont le désir de chasseur a été excité, lui qui a débusqué le plus enfoui  – et qui pourra(it) parler, en dire quelque chose.

Et là, ça bascule de nouveau. Le désir se change en peur et le chasseur en proie à chasser. Changement de A en B, comme on disait, de sujet à objet. Mais comment ça se passe, alors ? Il me semble que l’autre, le prochain (cause d’amour, ou de désir) le prochain en tant qu’irréductiblement autre, c’est l’effroi-même. Bien-sûr ici c’est une déesse que ce prochain et une déesse est, de toute façon, effroyable. Mais tant d’autres histoires fantastiques montrent des personnages (des « prochains ») se transformer en bêtes, en monstres, en affreuses choses terrifiantes. Ici, Actéon a peur. Ovide le dit. La déesse ajoute la peur. C’est donc qu’elle est, objet ou cause de désir, effrayante, monstrueuse. Le monstre qu’elle est, le monstre qu’est le prochain (de toute façon) teint de monstruosité celui qui regarde et qui désire, qui plonge en l’autre.

La grimace atroce du prochain, la grimace qu’est le prochain se reflète sur moi (Actéon). Sujet et objets : monstrueux, de même monstruosité.

Chasseur versus cerf chassé. Au milieu : les joues de la déesse de la chasse, ses mains et ses paroles qui font taire. La peur fait galoper. L’autre est difforme et soi-même est l’autre, difforme. Et on se souvient de ceci, la nostalgie même, la mélancolie même, qui prouve encore, si c’est nécessaire, qu’il y a un objet perdu qu’on veut rejoindre et on n’y arrive jamais, l’objet reste perdu : les cyprès pointus parsèment le bois. Issus de Cyparissus, le gamin qui pleurait son animal, un magnifique cerf blanc et pur.

 

 

l'enlèvement d'Europe, Ovide encore et toujours

« Fidèle serviteur de mes ordres, mon fils,

Sans retard, descends, en courant comme tu sais faire.

Cette terre qui à ma gauche regarde vers ta mère,

Que les habitants appellent Sidon,

Vas-y. Tu vois paître sur le gazon de la montagne

Ce troupeau royal ? Fais-le venir sur le rivage. »

Il dit et les bêtes chassées de la montagne,

Viennent au rivage, selon les ordres, où la fille du grand Roi

Avait l’habitude de jouer, avec les jeunes filles de Tyr.

Ils ne font pas bon ménage, ne vivent pas ensemble,

Majesté et Amour : le dieu pose le poids de son sceptre.

Lui, père et chef des dieux, qui dans sa main droite porte

Les Trois feux, qui secoue la terre d’un signe de tête,

Se prend la tête d’un taureau, se mêle aux bêtes,

Mugit et fait le beau sur les herbes tendres.

Sa couleur est de neige, que les traces d’un pied

Dur n’ont pas foulée, que n’a pas fait fondre l’Auster  humide.

Le cou montre le muscle, le fanon descend aux épaules,

Les cornes sont petites, c’est vrai, mais tu les jurerais

Faites à la main, plus pures que des gemmes diaphanes.

Aucune menace sur le front, rien d’effrayant dans l’œil,

Une tête qui porte la paix. La fille d’Agénor s’étonne

Qu’il soit si beau, qu’il ne menace d’aucun combat.

Malgré sa douceur, elle a peur de le toucher, d’abord.

Bientôt elle approche et tend des fleurs à sa bouche blanche.

L’amant se réjouit, et avant le plaisir espéré

Donne aux mains  des baisers; il peine, peine à différer les autres.

Maintenant il s’amuse, fait des bonds dans l’herbe verte,

Maintenant il allonge son flanc de neige sur le sable roux ;

Peu à peu elle n’a plus peur, alors il offre son flanc

A la main de la jeune fille, il offre alors ses cornes à entortiller

De guirlandes fraîches. Elle ose, la fille du roi,

Elle ne sait qui elle touche, monter sur le dos du taureau.

Le dieu quittant la terre et le rivage sec pas à pas

Pose d’abord la trace de ses faux sabots dans les eaux,

Puis plus loin, à travers les flots de la pleine mer

Il emporte sa proie. Elle a peur. On l’enlève, elle regarde vers

Le rivage quitté, d’une main elle tient la corne, l’autre est posée

Sur le dos. Tremblante, sa robe frissonne dans la brise.