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Deneuve, Stendhal, Olstrom et les biens communs

L’année a commencé, morose. Par ici, une famille déboutée de l’asile, dehors, 2013, 3 enfants, négociations avec le président du Conseil Général  des Pyrénées atlantiques (faut-il rappeler sa couleur politique), longues, longues négociations après lesquelles les membres de RESF arrivent à un accord : la famille sera séparée mais dormira au chaud, les uns, père et fille aînée, au secours catholique de Pau et les autres, mère et petits, dans un service d’hébergement d’urgence, à Jurançon. Au matin la mère et les deux petits ont dû prendre valises sous le bras : c’est une chambre, pas un hôtel, pas un lieu où se poser et reposer en journée. Mère et petits dehors, et nouvelles négociations, cette fois avec la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Le sous-directeur promet de s’arranger pour que les enfants et les parents restent au chaud dans la journée. Réponse à 14 heures. Ce serait pour le lendemain, nous dit-on à 14h, le repos de la mère et des petits. Aujourd’hui impossible de laisser la clé de la chambre quelque part : ils resteront jusqu’au soir, la mère et les petits, dans un square, à leurs pieds les valises. C’est une histoire, une histoire de route et de déroute, une parmi tant d’autres.

Les travailleurs sans papiers de Lille font une grève de la faim, pour le droit de vivre et travailler ici eux qui y vivent et travaillent déjà ; aujourd’hui ils ont dépassé les soixante jours dans un silence qui nous assourdit.

Il y a quelques jours, apprendre que la loi d’imposition à 75% des + de 1 million par an était retoquée par le conseil constitutionnel pour une raison élémentaire : l’impôt touche un foyer, pas une personne et nos législateurs l’avaient oublié.

Et puis oh adieu Depardieu (et que le suive sa compagnie, quant à moi je ne regretterai même pas Deneuve puisque tout Deneuve, je l’ai immatérielle, belle et belle, chez Buñuel Truffaut Demy Sarmiento) et plus grave : adieu le politique, voici venus les temps d’après le politique, et où qu’on soit (bureau vacances ville campagne) on entend et subit et se sait bel et bien impuissant, impuissant comme le sont Hollande et Ayrault ou comme ils nous donnent à entendre qu’ils le sont, eux qui hésitent, inquiets de ne pas avoir la majorité et désirant avant toute chose « la constituer », à écrire une loi pour le droit de vote des étrangers aux élections locales, ce qui serait pourtant, en ces périodes de déroute, un acte de grande responsabilité, un acte de grande prévoyance et de grande intelligence – et qui serait aussi, mais peut-être est-ce un détail, ce pour quoi, entre autres détails, le président Hollande et normal a été élu.

Ce vide qu’occupait d’agitations et de communications Nicolas Sarkozy, ce vide politique est assourdissant. On ne regrette pas l’agitation, certes. Mais on apprend le vide. On se demande : comment allons-nous l’habiter ?

Bureau, vacances, ville et campagne : où qu’on soit, l’impuissance. Parfois j’attrape un fil et désire le suivre, ce fil d’écriture, le poursuivre, pour l’heure je tricote à sa place et dans le désordre, comme il l’a fait himself avant moi, une biographie d’Henry Beyle – qui s’ennuyait au matin d’un sujet commencé la veille, qui écrivait 14 pages en une heure et tombait dans la plus grande des morosités après un pic de joie et d’effervescence. La vie d’HB, on la trouvera, en feuilleton, ici. Stendhal fait vivre, en grand.

Et quoi ? Cet été un éditeur que j’estime, au catalogue d’enfer, m’a demandé de lui céder les droits d’auteurs du (seul) livre qu’il m’a publié : ce serait des frais de moins s’il pouvait vendre, pour la sauver, sa maison d’édition. On ne peut pas ne pas s’interroger. On ne s’attend pas à vivre d’un livre  mais on ne s’attend pas non plus à ce que ça tourne si vite ainsi, à la déroute : œuvre de vie où personne ne vit, les libraires très mal, l’éditeur pas du tout, l’auteur évidemment pas (et les 300 euros annuels auxquels il pouvait raisonnablement s’attendre, il y renonce dans l’espoir que la maison ne sera pas démolie), les distributeurs sans doute un peu. Au lieu de poser les choses sur la table on s’engueule les uns les autres ou on entend engueuler « le numérique », avec nuance parfois et d’autres fois sans nuance, par raccourcis et incompréhensions, par simplification binaire, le papier qui sent bon contre les mauvaises tablettes made in je ne sais où, choix d’éditeur & littérature exigeante (comme je déteste cet adjectif) contre culture de masse & populaire.

On rate une donnée : les choix, ça va rarement par 2. Ça va par trois. Chez Christophe Aguiton lire l’exemple suivant : face au monopole privé Google Maps, il existe en France un institut public de cartographie, l’IGN. Celui-ci a certes perdu la bataille contre Google, s’obstinant, par souci de rentabilité, à vendre ses cartes numériques. Troisième voie, est née « l’Open Street Map », carte coopérative libre au succès grandissant.

Alors, ce qu’il faudrait à la structure, à la maison d’édition en panne sèche, c’est, croit-on, un investisseur privé et/ou des aides de l’Etat. Dans les deux cas, l’éditeur ne vit pas de son travail, le libraire à peine et l’auteur est tout de suite prêt, dans le système marchand comme il est, à renoncer à l’idée de ses droits d’auteur, et à ceux-là mêmes, symboliques. L’auteur renonce à ses droits symboliques. Il le fait tout de suite, l’auteur, il renonce, les choses étant ce qu’elles sont, dans ce système marchand qui ne marche pas.

Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir qu’on n’en est plus à l’âge (XIXème, XXème siècles français) où gagner de l’argent et se frotter au monde est bien vulgaire au regard de la noble tâche d’écrire – la langue pour la langue et l’art pour l’art. Non, ce n’est pas le problème. C’est plutôt l’histoire d’un système qui reste le même, ne se réfléchit pas, alors que profondément s’effondrent les systèmes économiques qui le soutiennent, privé & public.

Au milieu, ils sont nombreux et pauvres, les acheteurs de livres et les faiseurs de livres et les passeurs de livres.

Alors, alors, on peut emprunter une troisième voie. Celle dont Christophe Aguiton parle, celle dont parle Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009 et qui a étudié des exemples de gestion de biens communs. Comment définir le bien commun, cette troisième voie (« OpenStreet map », Wikipedia), entre domaine de l’Etat et domaine privé ? Il existe des biens (le bois le climat la connaissance l’eau) qui appartiennent à tous et on peut choisir de ne pas les déléguer : ni à l’Etat ni au marché. Ces biens, les acteurs locaux les gèrent au moyen de normes choisies et d’arrangements coopératifs. On a dit : le climat, l’eau, la connaissance, le bois de chauffage, les semences, les logiciels libres… Et la poésie ? Et la littérature ? Et le récit ?

Dans la déroute, pensant aux biens communs, début 2013, la joie me revenait. Comment ne pas évoquer Walter Benjamin pour qui l’art de raconter meurt en même temps qu’un monde où les vieilles personnes meurent à la maison. L’art de raconter, ça va avec la mort à la maison, ça va autour du mort, ça va avec ces longs et vieux parcours, ça va avec l’expérience et les expériences et ça va avec le soin qu’on offre, le conseil qu’on tourne sous forme de conte, de récit à clef. L’art de raconter, ça meurt avec le siècle bourgeois.

Isabelle et Laetitia dans un village des landes échangent des chansons contre du bois de chauffage, des garde d’enfants contre du pain ou un sac de patates. Oui, par là-bas,  ça raconte, ça raconte, ça échange et ça raconte. Et ce n’est pas hors-sujet….

La littérature, un bien commun ? Alors à ses acteurs (lecteurs, auteurs, passeurs) de s’en occuper, d’en prendre soin, de la penser gratuite (ou presque), adressée à tous, ce serait une propriété collective, la littérature, sa diffusion serait fondée sur le partage et sur  l’attention à l’autre. Rien moins qu’un projet de société : contribution de chacun à la connaissance et possible partage des visions du monde créées par les uns, par les autres. Un projet de société, magnifique comme celui qui verrait tout de suite, si le président Hollande se souvenait de son avant-mai, les étrangers voter aux élections locales.

Dans le modèle ancien, on s’en souvient, notre auteur était prêt à céder ses droits – symboliques certes. Symboliques dans les deux sens  du terme : de maigres droits d’auteur (en ce qui me concerne, 300 euros maximum l’année de la sortie d’un livre), et symboliques parce que nous rattachant à une grande chose (la littérature) au sein de laquelle, par le droit contractualisé avec notre éditeur, on s’inscrit. On y avait renoncé, aux droits, symboliquement, on s’en souvient, pour tenter de sauver un système mourant.

Est-ce qu’on saura renoncer aussi au petit pouvoir (symbolique, lui aussi) qui semble nous être accordé quand c’est un plus ou moins grand Autre qui nous inscrit dans la grande chose (littérature) qu’on disait ? Renoncer à ce pouvoir-là pour un autre, immense, à penser ouvert et partageable et capable de transformer nos démocraties vieillies et en déroute ? Au nom d’un sacré beau projet de société ? Avec toute la confiance qu’on se fait les uns les autres, avec tout le soin qu’on est capable de se donner les uns aux autres, avec la joie, l.a, e dans l’a…

Ils aboient le signifiant

 

Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 143-252

 

Le jeune homme, c’est Actéon, petit-fils de Cadmos. Il est actif, il appelle (il a et il est alors une voix) ses camarades de boulot. On le voit à l’œuvre ou mettant un terme à l’œuvre en cours (la chasse aux gibiers est fort fructueuse, les lances sont mouillées du sang des bêtes).

La vallée : elle est pointée d’épicéas et de cyprès pointus. C’est-à-dire que tout au fond, entre les collines, des végétations se dressent, et quand on sait que Cyprès est un jeune homme (Cyparissus, Ovide raconte au livre X, plus loin, son amour pour un cerf qu’il a, par erreur, transpercé de son arme – et il ne finit pas d’en faire son deuil, si bien qu’il est changé en cet arbre pointu), on se dit qu’on est en bonne compagnie. Arbres sont les jeunes hommes et ils célèbrent l’amour et la perte (infligée par soi-même) de l’objet de l’amour.

Il y a un bois sacré. Le bois sacré c’est Gargaphie. Où la déesse Diane trousse ses jupons.  Ce bois on l’imagine très ombreux et il y a toujours une façon de s’y enfoncer plus avant. On descend et, cachée dans le bois lui-même caché dans la vallée, il y a une grotte.

Cette grotte mérite d’être décrite. Aucun art n’a travaillé la grotte. La main de l’homme n’y a pas touché. Vivant / léger / naturel sont les adjectifs qui en disent quelque chose, qui définissent les matériaux qui la composent. J’insiste sur vivant – c’est pour définir la pierre ponce, ici. Je n’oublie pas que le Cyprès était vivant aussi : ex-Cyparissus.

On a l’habitude de dire que l’art imite la nature. Il y a une chose première, aussi naturelle que possible et les constructions postérieures, humaines, vont tenter de paraître, assemblages composés, proches (bien que fictionnels, artificieux) de la forme première, copiée. C’est une autre histoire, après, de savoir si l’art préfère ne pas imiter mais suggérer ou déplacer,  ou même s’il va interroger la possibilité (ou non) de copier, de représenter. Ça s’appelle l’histoire de l’art, alors, et on s’éloigne de Gargaphie.

A Gargaphie, la nature a tenté d’imiter l’art.  L’art semble premier. L’homme semble premier. Cyparissus avant le cyprès et le geste de l’homme avant le tuf mais à son tour le tuf naturel joint l’art (le geste vivant de l’homme). Et ça peut recommencer. Bien malin alors qui dirait où ça a commencé. De quelle forme première ça s’origine. Il n’y a pas une chose au départ. La chose n’est que dans le passage et le monde est fait de choses en passage, c’est ce qu’Ovide appelle les métamorphoses, mutatas formas, les formes changées in nova corpora, en nouveaux corps. Ça passe, ça ne s’arrête pas. Sans doute est-ce la leçon d’Epicure, pas d’identité fixe mais des atomes en composition et décomposition, en assemblage.

Alors si c’est bien ainsi, si ça se compose sans cesse, si la forme se perd alors que le signifiant (le nom propre) demeure (et je me souviens qu’ Alcyone au livre XI perd son mari Ceyx dans une tempête marine :  si nos corps ne sont pas joints dans la tombe, dit-elle quand elle décide de mourir à son tour, les lettres de nos noms le seront,) si la forme se perd sans cesse, on peut aller jusqu’à imaginer que la chose est la négation d’elle-même. A va vers B puis A est B. Le chasseur va vers le cerf et le chasseur est le cerf. Alcyone est l’oiseau. Cyparissus est le cyprès. C’est la dualité qui s’invente. Le temps est parfois cette chose embrouillée et futur et passé s’emmêlent, alors les formes duelles sont  concomitantes. Le chasseur est le chassé, en même temps ou presque.

Avant de revenir au nom Actéon, au signifiant et au sujet Actéon, à l’objet de chasse Actéon et à cette thématique du double qui après les Epicuriens trouvera tout un tas de ramifications de pensée, demeurons un moment à Gargaphie : le jeune homme erre sans but. On l’a vu tout à l’heure au cœur de l’action, il intimait ses ordres à ses camarades et les lances gouttaient de sang, les filets étaient plein de bêtes. Maintenant, il fait trop chaud, il est quelque chose comme midi (moment de bascule), la terre se craquelle et les destins appellent. Le jeune homme erre.

C’est là que l’art, encore une fois, imite la nature : c’est là du moins que l’art d’Ovide imite l’art des tragiques grecs, après qu’il a imité les poètes épiques grecs, du moins celui qu’il connaissait et que l’on connaît, Homère  pour ne pas le nommer (la tempête, au livre X des Métamorphoses se veut digne de celles traversées par Ulysse – et plus tard et en latin par Enée). C’est donc l’art des Tragiques qu’Ovide imite au moment où les destins appellent le jeune homme : à quel point, disaient les chœurs d’Euripide, un homme ne peut être dit heureux avant le dernier jour de sa vie. Et la faute tragique n’est qu’une simple erreur, répète Ovide qui a lu. Voir l’erreur d’Œdipe qui court vers Thèbes en voulant fuir un père. Voir l’erreur d’Actéon, qui fonce à Gargaphie, dans le bois sombre, et au fond du bois sombre, dans la cavité ombreuse où l’eau est du nectar et où se baigne la déesse vierge au long cou. Ce genre d’erreur tragique, qui est impossible à saisir quand on court dans le bois ou sur la route de Thèbes (inaccessible malgré oracles ou signes), c’est en quelque sorte un fantasme.

Actéon peut-être « traverse le fantasme », s’il est vrai qu’il découvre alors, non pas ce qu’il est (pas d’identité fixe, on se souvient), mais ce qu’ils des-est, un pur trou, un pur petit objet (petit a, dit Lacan) chu du Grand Autre et ce Grand Autre a un bien long cou, est déesse, dépasse les autres filles, est toute nue, et la couleur de son visage est celle du soleil qui choque les nuages, cette couleur qui teint les nuages quand ils sont tout en face du soleil, quand ils le voilent – et sa couleur est aussi celle du petit matin violacé. Une couleur de grands éléments naturels, du plus grand des éléments naturels, le soleil, passé au filtre des nuages et du crépuscule. Tamisé. Pas complètement offert et pas complètement invisible, donc.

Ce qu’elle va empêcher tout de suite, Diane la vierge rose au long cou, c’est la parole. Elle interdit le récit, elle empêche  la narration, elle le fait avec ironie, voire perversité. Va raconter ce que tu as vu, va raconter ce que tu peux. Actéon a vu la couleur rose aux joues, celle du soleil filtré et de l’aurore. C’est tout. Le jeune homme prend la menace très au sérieux, il s’échappe. Il a peur. Il n’a plus de voix. Lui qu’on a rencontré, tout à l’heure, par la voix, lui qui exhortait ses camarades, lui qui était et avait une voix. Il n’était pas qu’un nom. Il était un nom avec une voix et une quête (le gibier, les cerfs). Maintenant…

Maintenant ça se confirme : Actéon n’est rien, le sujet n’est rien, le chasseur n’est rien – qu’un trou, un vide, un assemblage d’atomes qui vont se désassembler, il est un objet, il est l’objet même qu’il a chassé jusque-là.

A propos de voix : l’art imite la nature, les assemblages se décomposent et se re-composent, la poésie naturelle (pierre ponce, tuf léger ? Penser à la lyre légère d’Orphée, au livre IX), imite celle de Virgile, d’Homère et des tragiques grecs (l’art) et enfin celui qui a vu la couleur rose et fragile et le cou de la déesse, assorti de ses mains, ne peut pas raconter, en est empêché et se transforme en objet traqué. Tout cela dit quelque chose d’un art poétique en définition. On parle en effet de composition poétique. Ovide assiste aux compositions, les montre, les dit, si Actéon, lui, ne le peut pas.  Entre l’auteur et son poème (son objet), quelque chose se joue comme dualité. Comme entre chasseur et chassé. Il faudrait y revenir.

Pour l’instant Actéon fuit, se transforme, on le comprend, en cerf, en l’objet même qu’il chassait jusque-là. Ce n’est pas fini, il va se passer encore de petites choses intéressantes. Après une course poursuite ses propres chiens vont dévorer Actéon. Ils rentrent les museaux dans le corps, lacèrent leur maître sous image de cerf. Je note : l’infinie liste des noms de chiens. Je poursuis : ils se plaignent, les chiens, de l’absence de leur maître. Ils appellent Actéon. Je note : l’importance des signifiants. Noms propres des chiens et nom propre de celui qui est là sans y être, qui est là sous une forme méconnaissable, lui dont le sujet s’est absentifié (un trou, un pur vide, un objet a, affreusement prêt à subir et à jouir). Je poursuis : Ovide joue sur les verbes composés du verbe être : absum, être absent, praesum, être présent. Lacan invente « des-être » pour parler du sujet qui se découvre objet, objet de la jouissance de l’Autre. Jamais Actéon n’est plus présent que quand il est absent. Jamais Actéon n’est plus chasseur que quand il est chassé. A est B. A est encore plus A s’il est B. Parce que jamais le sujet Actéon ne peut mieux se connaître que quand il est l’autre, l’objet, celui qui souffre et pâtit et jouit.

Ne cherchons nulle part un quelconque sujet rempli d’une quelconque identité et d’un quelconque secret intime qui le révélerait à soi-même. L’être « des-est ». Quelle bêtise d’imaginer une forme originelle, première ou remplie, dans laquelle il y aurait un secret originel.  A a filé vers B. D’ailleurs, il  y a eu cette longue course, Actéon fuyant la déesse puis fuyant les chiens.

Maintenant l’objet est déchiré, arraché, on lui rentre dedans du museau pointu. Résonne un nom propre dans les bois et  dans les airs puant de sang : Actéon !

Ce sont les chiens qui appellent leur maître. Ceux-là  sont comme Actéon, ils n’ont pas de voix, peut-être même leur a-t-on enlevée : il faut comprendre que les chiens aboient, ils aboient le signifiant.

Quand on comprend leur langage de chien on se dit : il y a bien quelque chose, ici. Du symbolique. De la littérature, de la poésie ? L’art, que la nature (grottes monts bois et déesse, chiens arbres et cerfs) essaie d’imiter ?  Mais quand la nature imite, ça finit les entrailles en l’air, réel de réel exposé, fouillé, dévoré.

Quant au fantasme jusqu’où bout duquel, corps exposé, va Actéon, est-il originaire, premier et indicible ? La chute (la mort atroce d’Actéon) donne à cette hypothèse quelque argument.  Indices : le gamin chasseur, après qu’il a donné de la voix et a exhorté ses compagnons à cesser la chasse jusqu’au lendemain, on le voit basculer. Lui, grande-gueule jusque-là, se tait. Il erre dans la forêt inconnue d’un pas incertain. Pas grande d’assurance là-dedans. Mais peut-être, après la chasse, une autre sorte de quête : qu’aurait-il besoin, sinon, d’errer incertain ? Une quête autrement difficile que celle qui consiste à prendre les bêtes au filet ou de les épingler au bout de sa lance.

La passivité d’Actéon, on la remarque, d’abord, avec l’évocation, tragique certes, des destins. Et les vers qui suivent l’entrée dans la grotte fatidique (ce passage secret,  obscur, cette grotte au fond du bois lui-même sacré et inscrit dans la géographie plus large de Gargaphie dit assez que ce qui est cherché, malgré Actéon, est d’un ressort très intime), les vers qui suivent les premiers pas d’Actéon à l’intérieur de la grotte sont nombreux, sont exactement au nombre de 21, 21 vers après qu’Actéon poussé par les destins pénètre dans les profondeurs , 21 vers où la narration ne tiendra pas compte de lui, où on ne le verra pas du tout, ou bien simplement à la fin sous forme changeante. Quand il réapparaîtra comme protagoniste, ce sera sur des pattes et pour fuir.

Pour l’heure que voit-on ? Le corps de la déesse ? Non, on voit celui de ses camarades, les nymphes, qui l’ont déshabillée quand il n’y avait personne. On voit la tête divine qui dépasse, dirigée vers ce qu’on imagine le jeune homme – mais Ovide ne dit pas qu’elle regarde. On voit qu’elle dépasse, elle dépasse du cou. On ne peut pas s’empêcher de se dire que se pose la question du phallus : la déesse, plus haute et plus dressée que quiconque. Et puis on a cette couleur aux joues de la déesse. Il faut observer la couleur.

Si Ovide ne nous dit rien du spectateur intra-diégétique de la scène, nous spectateur derrière lui, nous voyons que nous pouvons voir le visage coloré de la déesse. Cette chose dressée et autoritaire, nous en apercevons quelque chose : elle n’est donc pas fantasme (originaire, inconnu, premier). Sinon nous ne verrions rien. Combien de mythes où après avoir vu le visage d’un dieu ou d’une déesse la mort est immédiate. Ici, nous voyons une couleur comparée et la comparaison est simple : soleil, aurore. Mais précision : la couleur du visage de Diane est comparée à la couleur que fait le soleil quand il choque un nuage. Il y a un voile entre le soleil et les yeux. Le nuage est ce voile. Le visage de la vierge est donc, à sa façon, voilé. Le fantasme n’est pas nu, il n’est pas cru.

On devine le désir du côté d’Actéon-spectateur – là où ça ne bouge toujours pas (immobilité pendant 21 vers !) Désir, fantasme secondaire, celui qu’on peut ou pourra dire le cas échéant (et d’ailleurs en premier lieu la déesse interdit au jeune homme de raconter qu’il l’a vue nue). Désir pour une vierge dont les joues sont de la teinte d’un matin voilé, dont le cou est dressé, dont l’autorité est sans limite. Que des jeunes filles servent, soumises, cachent comme ce qu’il y a de plus désirable et de plus immense à chercher. Bientôt on voit les mains de la déesse, elles puisent l’eau qu’elle va jeter au garçon.  Cou, joues, mains. Et on ne voit plus. Actéon est mutique lui qui a erré, incertain, qui s’est perdu et a fini dans une grotte au fond d’un bois inconnu, lui qui a aperçu des fragments de déesse, lui dont le désir de chasseur a été excité, lui qui a débusqué le plus enfoui  – et qui pourra(it) parler, en dire quelque chose.

Et là, ça bascule de nouveau. Le désir se change en peur et le chasseur en proie à chasser. Changement de A en B, comme on disait, de sujet à objet. Mais comment ça se passe, alors ? Il me semble que l’autre, le prochain (cause d’amour, ou de désir) le prochain en tant qu’irréductiblement autre, c’est l’effroi-même. Bien-sûr ici c’est une déesse que ce prochain et une déesse est, de toute façon, effroyable. Mais tant d’autres histoires fantastiques montrent des personnages (des « prochains ») se transformer en bêtes, en monstres, en affreuses choses terrifiantes. Ici, Actéon a peur. Ovide le dit. La déesse ajoute la peur. C’est donc qu’elle est, objet ou cause de désir, effrayante, monstrueuse. Le monstre qu’elle est, le monstre qu’est le prochain (de toute façon) teint de monstruosité celui qui regarde et qui désire, qui plonge en l’autre.

La grimace atroce du prochain, la grimace qu’est le prochain se reflète sur moi (Actéon). Sujet et objets : monstrueux, de même monstruosité.

Chasseur versus cerf chassé. Au milieu : les joues de la déesse de la chasse, ses mains et ses paroles qui font taire. La peur fait galoper. L’autre est difforme et soi-même est l’autre, difforme. Et on se souvient de ceci, la nostalgie même, la mélancolie même, qui prouve encore, si c’est nécessaire, qu’il y a un objet perdu qu’on veut rejoindre et on n’y arrive jamais, l’objet reste perdu : les cyprès pointus parsèment le bois. Issus de Cyparissus, le gamin qui pleurait son animal, un magnifique cerf blanc et pur.

 

 

fragments d'école, introduction

 

 

En 2010, alors que j’enseignais dans un collège plutôt aisé d’un centre-ville bourgeois, j’ai senti le besoin d’écrire ce  qui se passait dans l’espace de la  classe – ou ce que j’y  vivais. Cette année-là a été une année de bascule ;  enseigner me devenait insupportable – pour des raisons complexes et sensibles, que je me suis mise aussitôt, par écrit, à tenter de comprendre. Conquérir (ou reconquérir) le désir d’être là, d’apprendre (à ma place de prof) avec les autres, au milieu, en un groupe, conquérir ou reconquérir le désir d’aider les autres à apprendre : ça passait par la compréhension de ce qui était si difficile – et la compréhension passait par l’écriture. J’ai pris l’habitude de noter des morceaux d’école,  de réécrire des bribes. Ecrits tels que je les ai vécus, éprouvés mais aussi tels que je les ai recomposés. J’ai fait le rêve que ceux à qui ils s’adressent, tels et tels élèves, nommés, disent à leur tour, racontent à leur façon.

J’écrivais en guise de préface ou d’introduction à ce que je considérais alors (2010) comme la chronique d’un échec annoncé :

Quand je pense au prof devant une classe comme je sais les classes, offrant (dans le vacarme même, portant la voix, sur- articulant les maladies intimes de l’âme, celles  de Julien Sorel ou de Gregor Samsa, les lamentations d’Ariane et les jeux de construction syntaxique dans lesquels ses douleurs se disent), offrant dans le vacarme ou le silence ennuyé, toujours parlant trop fort, ou parlant trop, ou parlant seul, malgré tout, un moment de grâce, quelque chose dont se saisir : j’ai le cœur serré.

Je suis celle qui hurle que m’émeut le moment où Ariane, délaissée sur l’île où l’oublia Thésée, après qu’elle l’a traité de sale bête, se tait pour donner la parole à Ovide qui nous fait le coup du paysage, de l’hiver, du lieu qui permet la parole et les larmes :

 C’est le temps où la terre est semée d’une vitre

De neige, et cachés sous les feuilles, les oiseaux pleurent.

 A l’infirmerie du collège Largenté, Sœur Saint François me donnait refuge et des pastilles pulmoll. La tachycardie attrapée là bas jamais disparue, les vies de saints en images et récits, Bernadette avait de l’asthme et j’en eus, elle voyait apparaître la dame en bleue et je craignais de voir apparaître quelque chose derrière les rideaux. Redoutant l’appel je croyais l’avoir entendu et je vivais fébrile, malade, cœur et poumons, grandiose en secret. 

Le même chagrin trente-cinq ans après, devant toute hostilité scolaire. Devant tout ratage scolaire et même devant toute réussite. Devant l’école. C’est écrit pour et avec ceux avec qui à l’école je crois je n’y arrive pas (Yedmel, Rémi S.) ou qui avec l’école n’y arrivent pas du tout. Ceux que l’on voit s’attrister progressivement, passer de l’humour potache ou cynique à une tristesse noire. Ceux qui y restent des années de plus, y abîment leur corps. Avec et pour ceux qui ne peuvent pas se lever le matin (Marie O., D.) Avec ceux qui y souffrent courageusement, y gardent enthousiasme de façade (L., Thomas P.). C’est écrit avec le désir de faire de l’école un lieu habitable, ré-habitable.

*

C’est ce récit d’échec, sous le titre A Biarritz, autopsie d’un échec, qui constitue le premier volet d’un ensemble que je voudrais composé d’expériences variées et que j’appellerais Fragments d’école. Parce que les expériences le sont, variées. Je ne suis pas toujours celle qui hurle les choses intimes d’Ariane et d’Ovide… Le deuxième volet, sous le titre ZEP RAR ECLAIR etc , essaie de rendre compte de ce que j’ai vécu, modestement, aux places très circonscrites, que j’y ai occupées, dans ces collèges qui sont aux marges de nos villes. Le troisième volet, Œdipe Vincent et les autres  regroupe une série de moments vécus dans un collège rural à taille humaine, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Biarritz.

*

J’ai évoqué  mon expérience professionnelle malheureuse, année 2010 à Biarritz, qui m’a poussée à tenter de comprendre le sens de cette douleur, et à écrire. On n’a pas besoin d’en savoir beaucoup sur l’école ni d’être hardi sociologue pour imaginer que les conditions d’enseignement dans un collège public sur la côte atlantique chic n’ont rien à voir avec les conditions d’enseignement dans un collège de Sarcelles par exemple. Qu’est-ce que je vivais si mal ? Peut-être mon niveau de résistance (de résilience) au vivre (apprendre) ensemble était-il particulièrement faible, ou bien j’étais, quant à la qualité de ce vivre (apprendre) ensemble, très (trop) exigeante. J’avais moi-même une expérience contrastée d’élève : à la fois passionnée par ce que j’apprenais et douloureuse de la communauté (des Ursulines) dans laquelle j’apprenais. Plus tard : passionnée par l’idée (généreuse) d’apprendre ensemble et en même temps désireuse de toujours de plus de solitude. Rien  n’allait pas de soi.

Chez les enfants et adolescents que j’ai rencontrés, j’ai trouvé toujours passionnante la manière propre d’apprendre et comprendre. J’ai trouvé passionnant ce qui, dans l’apprentissage, ne va pas de soi. Ce qui concerne le fait d’apprendre ou de ne pas apprendre (ou d’apprendre comme ci ou comme ça, ou d’échouer à apprendre) me touche particulièrement ; ce n’est pas une empathie de fortune, c’est qu’il y a là comme un nœud, un cœur, quelque chose qui est plus fort que tout, plus fort que de savoir qui on est, ce qu’on va faire dans la vie ou ce qu’on veut y faire : le fait d’apprendre, ça va avec la puissance symbolique qu’on acquiert, c’est une joie folle, jamais atteinte, toujours à gagner et qui appartient (doit appartenir) à tous. Alors si on en est privé, si on nous en prive, pour une raison ou une autre ou si on s’en prive soi-même, c’est insupportable.

« Apprendre ensemble » : qu’est-ce qu’ensemble apporte à ce nœud d’apprendre ? Juste, sans doute, la dimension très humaine. On est du côté du très humain. Les générations que nous fréquentons (dans notre temps de vie) ont ceci en commun : l’école. Nous avons été des élèves et nous avons des parents qui ont été des élèves et nous avons des enfants qui sont, seront ou ont été des élèves. L’école est une expérience partagée : voisins, collègues, amis, inconnus. Combien disent à l’âge adulte : j’aurais voulu faire du latin, voulu écouter les cours de géo. Combien disent les blocages en maths, en orthographe, en tout ce qui est norme et règles et combien disent les joies, le super prof d’histoire qui mimait les cours, les cours d’anglais où on apprenait tout – sauf l’anglais. Combien disent les humiliations et combien n’osent pas écrire une lettre. Combien en ateliers d’écriture, plus tard, ne veulent pas écrire parce qu’ils craignent, 30 ans après, l’école. Et d’autres demandent à être, qui ont 40, 50 ans, évalués dans leur pratique de l’écriture. On a 50, 70, 80 ans et toujours de nouveaux récits d’école à produire. Ma grand-mère avant de mourir : sa honte quand la maîtresse lui donnait des coups de badine sur les mains parce qu’elle parlait occitan (patois, disait-elle). Grande douleur et superbe importance de l’école dans nos vies. Cela, que nous partageons avec nos parents, grands-parents, enfants, petits-enfants pourquoi pas, voisins, amis et les autres…

 

 

 


 

 

lettre à I., magnifique éditrice papier

Je veux te dire un mot à propos de tout ce qui circule en ce moment et que tu as partagé avec moi, le comité de défense  des métiers du livre, l’appel des 451, celui de la librairie Tropique.

C’est peu de dire que je suis dubitative, je ne suis pas d’accord.

On ne pose pas bien la question.

Il y a évidemment une question. Je ne vais pas la poser exhaustivement mais ici lancer rapidement quelques pistes…

Selon moi, la grande question, avant toutes autres, avant même celle de défendre les libraires (j’en adore certains) c’est pour qui ils bossent et pour quoi (au nom de quoi) les défendre.

Ce qui me peine plus que la disparition des libraires au profit de l’achat via internet c’est… que ce sont toujours les mêmes qui ont accès aux choses que l’on juge, toi et moi, les meilleures

Ni toi ni moi n’avons vraiment besoin des conseils avisés d’un libraire,

On aime trouver en librairie ce à quoi on ne s’attend pas, c’est vrai, et c’est du bonheur, ça arrive, c’est du bonheur en plus, comme ça arrive de discuter avec quelqu’un ou de lire un livre et dans la discussion ou le livre trouver un livre dont on avait eu l’idée mais seulement l’idée, ou bien il est complètement neuf, ce livre-là, et on va y voir de plus près après en avoir reçu l’idée

On le sait, ni toi ni moi n’avons besoin des libraires comme prescripteurs, sauf pour ces rencontres-là, de hasard, belles comme des rencontres de hasard  (mais qu’on a ailleurs, justement, toi ou moi) : d’autres instances sont pour nous “prescriptrices”

Personne ici dans mon quartier (ZUP de petite ville) ne met un pied dans la librairie de la ville (il faut passer le pont et personne n’oserait, de toute façon, non pas passer le pont, mais entrer là-dedans)

Donc, pour qui le libraire est-il prescripteur ?

Pour quelques personnes, oui : pour la femme du toubib, pour choisir entre le Goncourt et le Médicis, pour un cadeau…

J’exagère, hein ! La librairie est très importante pour ce groupe social qui n’hésite pas à rentrer dans la librairie et ne sait pas bien comment s’y diriger. Oui. Je connais des adolescents dont les parents donnent (et aiment donner) des conseils de lecture – et qui préfèrent les recevoir des libraires.  Oui, c’est important. Quand j’étais enfant & adolescente, un libraire m’a offert des bouquins. Je les ai toujours. C’était Sender, Vittorini….

En fait : oui, le libraire a un public, celui entre vous/ moi et mes voisins /amis de quartier qui savent à peine que les librairies existent – et ce n’est ni à cause d’Amazon ni à cause des “livres immatériels”….

Que les libraires ne s’en sortent pas c’est un fait, un triste fait, et c’est, on le dirait bien, la disparition d’un métier, peu à peu.

Mais je ne crois pas qu’on retiendra quelque chose de ce métier en se braquant contre la “dématérialisation” du livre ou en croyant que derrière le numérique il n’y a pas de l’humain.

Il y a de l’humain dans le livre numérique parce qu’il y a des textes et de très beaux textes. Infiniment humains.

Parce qu’il y a du travail.

Du lien, de la fabrication, du lien social, contrairement à ce qu’imagine le comité pour la défense des métiers du livre, dans une grande ignorance.

Je suis engagée dans l’aventure avec le collectif  publie.net / (& publie papier depuis peu – impression à la demande) comme je suis engagée auprès de Cheyne. Toi (et ton beau travail), François Bon & toute l’équipe de publie.net et Cheyne, vous êtes de ceux qui me donnez de l’enthousiasme parce que vous défendez des œuvres et des moyens humains, terriblement humains (travail collectif, respect, beaucoup de paroles, de relectures mutuelles, de temps et de critiques) de proposer ces oeuvres le plus justement possible et de les faire connaître.

Parmi ceux que j’ai cités : tu travailles papier, Cheyne hyper traditionnel (linotypie), publie.net numérique (e-pub) !

Je ne crois pas qu’on gagne à opposer moyens humains et papier contre numérique et déshumanisation

J’en connais des humains (avec ou sans papiers) affreusement déceptifs et pour qui je n’aurais pas envie de me battre une seconde.

La frontière n’est pas là.

Elle est ailleurs, par exemple à l’endroit de la pensée ou  non pensée de ce qu’on fait (voir ceux qui sont emportés, malgré la qualité de leur catalogue, par « un toujours + » dévastateur, voir cette surproduction d’objets de papier aussitôt pilonnés qu’imprimés, avec tout le ridicule qui va avec, frais de stockage que l’on sait, de distribution…

Il y a quelque chose qui n’est pas juste là-dedans. Cheyne l’a compris depuis longtemps (30ans), il y répond à sa façon. Publie.net le comprend aussi, il innove.

La frontière se trouve aussi à l’endroit  de l’engagement / désengagement. QUI les livres vont-ils atteindre ? Si on ne se pose pas la question, c’est juste une grande erreur (politique).

J’achète beaucoup de livres (trop pour mon budget, et jecontinuerai) et j’achète aussi des e.pub de chez publie.net que je lis sur une petite machine un peu rose – et j’adore ça aussi… Mon plaisir de lecture est intact…. il est grand…

On se trompe de combat, vraiment

Les beaux objets qu’on fabrique et qui portent des textes forts existeront toujours (ce que tu fais, ce que font Cheyne, Attila, Passage du Nord-Ouest, Vagabonde, plein  d’autres !)

Les objets qui portent les textes numériques et qui ont des fonctions différentes selon les gens (moi ils m’accompagnent en voyage et dans mon lit et dans mon jardin,  ils me proposent l’aventure publie.net, ils me donnent accès à des textes contemporains novateurs) continueront à exister…

La question ce n’est pas : sur quel support je lis ?

Ce soir, je vais prendre mon vieux Budé Tome I de l’Enéide et Shakespeare que j’ai en Pléiade.

Puis je finirai Contact, de Cécile Portier, sur ma liseuse.

Puis le petit texte de Claude Ponti, collection Ouvrez, publie.net.

Parce que j’ai envie de Portier de Shakespeare de Virgile et de Ponti, et que ce sont les contenus qui me guident.

La question, c’est comment a-t-on accès aux textes, comment se guide-t-on dans l’océan ou du livre papier ou du livre numérique ?

« On » : mes gamins, mes élèves, mes collègues, mes voisins…

On peut être aussi peu et mal renseigné par quelque “humain” que ce soit (libraire, prof) que par Amazon.

Tu le sais.

Et encore je parle d’Amazon car on a du mal à pardonner leur déloyauté (frais de port non payants) mais il y a sur internet de merveilleux sites d’exploration littéraire et qui informent : lekti où je t’ai découverte, toi et ton catalogue, publie.net où la création française est enthousiasmante, remue.net avec d’excellentes critiques, coaltar, D-fictions, je peux en citer des quantités, et je ne dis rien, ici, des blogs d’auteurs, qui sont d’une richesse qui rend la vie prodigieuse de découvertes et de lectures.

Comment les livres peuvent-ils atteindre des lecteurs partout, je veux dire dans les «cercles » les plus différents ?

Si je regarde à la petite échelle de mon quartier, ce sont les médiathèques qui y arrivent bien – le mieux, avec des clubs de lecteurs… Et l’éducation populaire…

Les libraires ? Sans doute va-t-il falloir que le métier se réinvente. C’est dur, et c’est la raison pour laquelle ici on organise en librairie des ateliers d’écriture. 6 personnes payent et 3 ne payent pas, ou payent très peu, afin de rendre l’aventure possible à ceux qui la souhaitent. Le libraire prend une marge. Il vend ou espère vendre quelques livres.

Autre chose : la critique littéraire. Et si les libraires prenaient le relais ? Des soirées autour de quelques ouvrages ou thématiques qu’ils présenteraint, eux, à leurs clients, après y avoir un peu réfléchi ?

Mais je pense à ce que m’a dit il y a une quinzaine d’années, une libraire indépendante (on ne parlait alors pas du tout d’Internet, elle et moi, encore moins de livres « dématérialisés », comme dit le comité de défense des métiers du livre) : je m’installais dans une petite ville de province et je regrettais de ne pas trouver en librairie ce que j’y cherchais, de petits éditeurs diffusés par eux-mêmes, des revues de poésie (en province la revue de poésie n’existait pas ! ) ;je lui proposais une liste d’éditeurs, de livres ou de revues qu’elle ne connaissait pas et avec qui elle pouvait peut-être prendre contact pour une collaboration. Elle m’a répondu : « oui, mais comment je vais savoir si c’est bon ? »

Elle était noyée, c’était un océan pensait-elle – et ce sont les même mots qu’on entend de la part de ceux qui aujourd’hui pensent que l’océan Internet les noie, ils ne savent qu’y trouver, trop c’est trop, et comment dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ?

Eh bien non, ce n’est pas trop. Ce n’est jamais trop. Parce qu’écrire le monde c’est le rendre un peu vivable. Parce qu’il n’y a pas de raison que si moi j’écris toi tu n’écrives pas (et à quel point j’aime pour cette raison les ateliers d’écriture avec des adultes) et parce qu’après tout pour savoir « si c’est bon », lis.

Lis, lis, dévore, et soit ça te tombe des mains (tu fermes les yeux) soit tu poursuis et il y a une chance que ce soit bon. Après est-ce que ça dessine une œuvre ? Tu le sauras après coup, pas de précipitation.

En fait : une histoire de confiance en soi.

Aux gamins c’est bien aussi de dire ça : vous savez lire. N’ayez pas peur.

 



 

 

 

Juliette Yacine Mathilde Jacques Guillaume

Yacine est lecteur pour fœtus, au Centre.

Cette année — il énumère pour Mathilde — il leur a déjà lu

L’Idiot de Dostoïevski

À l’Est d’Eden de Steinbeck

 Regain de Giono

Et là, il est en train de leur lire Une phrase sur ma mère de Prigent.

Il tend le livre à Mathilde. Elle passe sa main dessus, l’ouvre, elle veut    bien lui prêter main forte.

Yacine Mathilde Guillaume Jacques. Quatre personnages. Le métier que fait Mathilde l’amoureuse de Yacine, c’est du vélo. Et puis aussi quelque chose au Centre, une sorte de petit boulot. Non loin il y a la mer elle y est sentinelle Mathilde, ramasseuse de cadavres clandestins. Les humains font monter le niveau de la mer. Il y a longtemps Mathilde a aimé Guillaume, fils de Jacques. Jacques est gérant d’un centre de beauté – il est  lisse débordé père de sourde et ignorante malveillance. Guillaume ne va pas très bien, essaie de faire sortir le long des couloirs intérieurs de son corps de sacrées images, une petite Mathilde, elle serait sur son vélo, déboucherait là, droite au bout de lui tout droit aussi.

L’action est à Sète et on est dans un roman qui tourne, tourne, il a pour titre Poreuse. C’est Juliette Mézenc qui l’écrit, elle habite à Sète comme Mathilde. Et on le trouve sur publie.net.

Poreuse la lecture : sur une page un mot (un geste) envoie d’un clic de souris vers une autre page, un autre geste. D’images en rêves et en récits on monte : on pourrait être au cinéma, et c’est une histoire d’aujourd’hui. Un fils dépressif caché allongé, un père qu’on n’a aucun mal à imaginer hurlant vers le volcan, sorti tout droit de bourgeoisie et de chez Pasolini, un mec bien, Yacine, qui fait la lecture aux fœtus, une fille qui pédale, se blesse, vient et revient sur la plage où débarquent des migrants comme il en débarque tout l’été sur les rives de notre Méditerranée, et ça fait fuir les touristes – mais ça doit pas gêner assez, les corps défaits, puisque on continue de monter des murs, celui d’Erdine fera 12 kilomètres de long.

Il faut l’entendre la langue de Juliette, elle a pris en elle, au-dedans, porteuse et poreuse, le courage des migrations, la douleur des exils, la précision de survivre.

On était cinquante personnes, on est rentrés dans un pirogue, on avait un GPS, qui nous montrait le chemin. Depuis le deuxième jour, le GPS s’est tombé dans l’eau, ça ne marchait plus, on ne sait plus là où on est. Le pirogue, ça bougeait trop, y avait beaucoup de vagues, sur les pirogues et y avait quelqu’un là-dedans, il ne pouvait plus se lever, il avait trop faim, il avait trop froid, il était malade aussi. Même si on le levait, il se tombait. Il est mort. On l’a emmené, au port de Ténérife. Les gens de Ténérife, y nous a vus dans l’eau, avec un hélicoptère. Depuis qu’il nous a vus, on a levé notre main à lui. Après, l’équipe de sauvetage est partie, il nous cherchait avec un bateau, à ce moment-là (rire) j’étais très content, parce que je, j’ai (rire) je croyais que j’étais mort. Quand je suis arrivé à Ténérife beaucoup de prières, pour Dieu, parce que, on croyait tous qu’on était morts.

Physiquement, j’étais mal parce que, mes muscles des genoux, ça me faisait très mal. Et aussi j’avais arrêté de manger, ça faisait trois jours. J’avais trop de faim. Ils ne voulaient pas que je vienne, ils avaient très peur, mais, je les ai forcés, ils m’ont laissé partir, mon père, il est cultivateur. Ma mère, elle est ménagère. Et, la pluie, ça ne pleut pas beaucoup là-bas. J’étais un peu fort en étude, mais, j’avais peur après pour mon avenir, parce que je voyais mes grands frères à la maison, ils avaient les diplômes, ils n’avaient rien.

 

 

 

 

 

en écrivains en écrivant

Autant qu’on soit capable d’apercevoir ce que nous supportons en souffrance, ne nous voilà pas dans une contradiction à peu près comparable à celle dans lesquelles étaient pris les auteurs du XIXème ? George Sand encourage la révolution sociale de 1848 et est terrifiée en 71 par la Commune de Paris, Flaubert déteste les bourgeois qui le lisent et n’aspire pas à ce que les ouvriers apprennent à lire pour devenir aussi bornés, dit-il, que des bourgeois. Sand et Flaubert sont, je crois, paniqués par la question : pour qui on écrit ? Pour qui on va écrire ? Bien sûr ils ne posent pas la question : quand on pose clairement la question de nos angoisses, on a de grandes chances d’être, dans le moment historique qui est le nôtre, à peu près cohérent avec soi-même.

Il s’agit du public. Et peut-être, à un moment où le statut d’écrivain est reconnu (l’art pour l’art, détaché des contraintes et des finalités de commande), ces écrivains se demandent-ils : si le peuple apprend à lire mais aussi apprécier « le style » et « les livres sur rien » puis apprend à écrire, ne perdrons-nous pas cette place symboliquement puissante obtenue de haute lutte ? Si autour on apprend à écrire…  La question est là. Moins nombreux on sera à cet endroit-là, plus nous, on y sera assuré.

La question du public, pour qui on écrit, c’est Sartre qui la pose de façon claire et qui agace beaucoup, plus tard, en 1948. On peut comprendre que ce soit agaçant : on n’est pas loin de l’idée d’une demande à laquelle l’offre devrait répondre. Mais ce n’est pas ce que dit Sartre, et il nous faut tenter de s’éloigner du modèle publicitaire et de propagande (que nous connaissons mieux que Sartre encore) pour entendre dans cette question du public, des lecteurs, que quelque chose (mais quoi, c’est à mettre en œuvre ensemble), doit être pensé.

Je n’écris pas en pensant à un type de public, je n’écris pas un roman dans l’intention de convaincre, il m’arrive d’écrire pour témoigner, il m’arrive d’écrire des billets de blogs, des textes pour  ABCDire.  Jamais un de ces textes, je l’espère du moins, je le crois, ne vise à simplifier la réflexion. Les personnages d’Emmy ou de Valentina dans A notre humanité posent la question du corps, métamorphosé quand il est en proie à l’angoisse et à la solitude de la nuit, à la folie. Ce n’est pas une question où réponse est attendue. C’est de l’ordre de la sensation, la sensation se partage, ne cherche à  convaincre personne ni à livrer message. J’en ai besoin puisque c’est l’endroit où je peux dire JE et à partir duquel, après, je dirai le reste. Je fais part d’une sensation, de ma folie. Je ne pense pas un public. Je ne m’en pose pas la question. Cependant elle se pose. Exemple. J’enseigne en collège. J’ai connu les zones sensibles et les campagnes. Parmi mes élèves, qui sont mes futurs lecteurs ? Je vais au festival littéraire de la Baule ou aux petites Dionysies dans le Jura : qui sont mes lecteurs ? Je publie des textes sur Médiapart : qui sont mes lecteurs ?

Gamins et leurs parents de ZEP et des campagnes sont-ils incapables d’aller vers ce que nous écrivains ou écrivant, nous disons essentiel – une façon infiniment mouvante et échappant aux façons normatives de représenter le monde ? Nous sommes persuadés qu’il ne s’agit pas de capacités mais d’accès et de modes d’accès. Bien sûr. Par ailleurs, nous avons comme public, une fois le livre écrit, ceux qui ont tout ce qui faut comme richesses symboliques, ceux qui savent déjà, sont convaincus, participent au même monde que nous, dans le meilleur des cas avec qui nous partageons, à qui nous  faisons des clins d’œil, que nous comprenons d’emblée ou presque, qui nous comprennent parce nos références sont communes  … Agréable “entre soi” mais avouons que pour le peuple qui manque, c’est raté. La question du public, une fois le livre écrit, se pose bel et bien.

Et puis comment ne pas le dire : il nous arrive d’avoir des doutes au sujet de la vanité ou de la non-vanité de ce qu’on fait. Ça nous arrive. On sait qu’on a vendu notre dernier livre à 300 exemplaires ; quand c’est à 500 on est content. On ne le dit jamais, mais, quand on publie sous un label qui n’est pas un gros label, c’est le cas.

Oui la question du public se pose,  elle rend modeste, c’est pas mal… Mais il ne faudrait pas qu’elle nous rende amer sans que nous le voyions venir, ce moment de bascule dans l’amertume. Posons la question avant. Et d’une manière qui nous convienne.

On vit un début d’époque où l’on peut diffuser plus ou moins librement de l’écrit, via blogs, édition numérique, édition à la demande. Je ne rentre pas dans les détails mais regardant (d’un peu trop haut sans doute) la situation, on se dit qu’on ne peut pas revendiquer d’un côté « le meilleur pour le plus grand nombre » (c’est je crois ce que nous faisons, voulons faire) et de l’autre côté se crisper sur droits et labels. On ne peut pas multiplier les ateliers d’écriture (nous en vivons en partie) et ne pas remettre en question la notion de l’auteur. On ne peut pas regretter qu’il y ait trop de livres, on ne peut pas regretter qu’il y ait trop d’auteurs. Il y a de fort mauvais livres, bien sûr, mais nous aussi, c’est mon cas du moins, on s’est construit et nourri de mauvais livres – que nous avons appris (grâce à l’école) à voir insuffisants, faciles, dangereux même en ce qui concerne les visions du monde qu’ils contribuent à former. Nos outils contemporains permettent une diffusion plus facile et plus étendue des mauvais et des très bons livres : on ne peut pas décider, sous le prétexte qu’on ne s’en sort pas sinon, à rétrécir le champ. Oui ça meurt derrière et autour de nous, éditeurs, diffuseurs, libraires n’en parlons pas, auteurs ce n’est pas brillant. Mais quelque chose d’autre que l’interdiction pure et simple de la circulation libre des livres est à repenser si nous ne nous voulons pas aussi schizophrènes et bourgeois qu’un auteur bourgeois du XIXème siècle.

Une question se pose aujourd’hui comme hier : qui est prescripteur ? Dans le cas d’une plus grande diffusion des textes qui prescrit ? Qui lit ? Comment ? La presse critique littéraire est d’ores et déjà dépassée par les blogs de littérature. Les prescripteurs c’est vous ou moi.

C’est là que le plus important est à faire : il faut que les profs soient prescripteurs ; c’est un sujet si vaste. Il faut que nous allions dans les écoles et dans les médiathèques, c’est une façon urgente de s’engager, c’est la plus importante, elle aidera à recomposer le tissu perdu, à rejoindre les genoux des jours noueux, comme dit Mandelstam, les genoux des classes sociales et culturelles complètement disjoints aujourd’hui. C’est terrifiant de voir l’abîme creusé entre ceux qui n’ont pas besoin de l’école parce qu’ils ont mieux à la maison (je caricature à peine) et ceux qui n’en ont pas besoin parce qu’ils ne sont pas en état de profiter de ce qu’elle voudrait bien leur proposer. Il est urgent que nous agissions dans ce sens, nous qui avons les mots, la parole, nous qui les et la brandissons, urgent que nous agissions expérimentalement selon ce que nous savons intellectuellement : nous ne voulons pas la garder pour nous à tout prix, cette parole. Urgent parce que très concrètement, sans ça, c’est Marine Le Pen dans 5 ans.

La question de la résistance de la langue, comme on dit. Bien sûr. On a raison, c’est ce qui fait la littérature. On ne fait pas de propagande, de publicité, c’est une langue nouvelle qu’on crée et c’est elle qui résiste et proteste. Comme pour la question du public et de l’offre et de la demande qui serait une si mauvaise chose pour la littérature, on a raison. Mais on en est un peu à répéter de vieilles choses. Elles ne sont pas devenues idiotes, ces choses, la preuve : chaque jour nous nous isolons à notre table de travail,  nous n’obéissons à aucun public, nous écrivons pour celui qui manque, dans l’absence au monde, en quelque sorte, loin du bruit et de la fureur. La résistance à la langue de communication on la met en jeu chaque jour.

Mais quand on pense à Claude Simon, qui disait ceci clairement, à savoir qu’un livre ne bouleverse pas le monde mais grain à  grain peut-être la façon de se le représenter, quand on pense à Claude Simon qui s’oppose à Sartre, on oublie un peu qu’il allait dans les comités d’entreprise, chez Renault par exemple, ses livres étaient lus par les ouvriers de Renault et  il trouvait d’ailleurs que les questions qui lui étaient posées alors étaient souvent plus malignes que celles des journalistes…

On pense à la poésie, celle qui a résisté de toutes ses forces à un régime d’oppression, on pense à celle de Mandelstam. Olga Sedakova raconte quelque chose d’important là-dessus :

Je vais vous raconter une histoire que je tiens directement de celui-là même à qui elle est arrivée.

C’était un dissident qui, dans les années soixante-dix, avait été arrêté et, des mois durant, avait dû subir des interrogatoires quotidiens.

On exigeait de lui qu’il signât toutes sortes d’accusation et qu’il fit en outre une confession publique, comme il était d’usage à cette époque.

“A un moment donné, raconte t’il, tout m’est devenu indifférent.

Je me suis réveillé avec le sentiment que j’étais prêt ce jour-là à signer tout ce qu’ils exigeaient de moi.

Non parce que j’avais peur, mais parce tout m’était devenu indifférent. Rien ne signifiait plus rien.

C’est alors que soudainement me revint à l’esprit un poème de Mandelstam, du premier au dernier vers : de la flûte grecque, le thêta et le iota…

J’ai alors éprouvé sans doute, la même chose qu’éprouvent les croyants, d’après ce qu’ils m’en avaient raconté, après avoir pris part à la communion

– c’est du moins ce que ce jour-là j’ai pensé : il s’agit sans doute de la même chose.

Le monde est là, tout entier, entièrement, et nous y participons : communion avec le monde.

Après avoir vécu cette expérience, je savais désormais en toute certitude que je ne signerais rien.”

C’était désormais impossible. Et eux aussi, ils l’avaient compris : de ce jour-là, ils ne s’acharnèrent plus sur moi et m’expédièrent là où il fallait.”

Cette histoire ne serait pas tellement stupéfiante s’il avait été question de vers ayant quelque contenu doctrinal évident ou une finalité morale. Mais ces vers sont plutôt de ceux que l’on appelle difficiles et obscurs, des vers dont le sens ne se dévoile que de façon immanente à même leur chair sonore, et ne s’en laisse dégager qu’avec douleur — à la manière peut-être dont Marsyas, ches Dante, est arraché della vagina della membra sua, du fourreau de ses membres. Je me permettrai de citer intégralement ces vers et, ce faisant, de reprendre souffle après nos considérations informes sur la forme pour laisser la parole à sa pure présence : l’intensité même du seuil. Je dis “reprendre souffle” car tout ce qui ne révèle pas de cette intensité-là est en réalité très exténuant.

De la flûte grecque le thêta et et le iota –

A croire qu’il ne lui manquait que la voix –

Sans avoir été façonnée, sans calcul,

Elle mûrissait, languissait, franchissait les fossés.

Et on ne peut l’abandonner,

Les dents serrées, la forcer à se taire,

Ou de la langue la pousser à parler,

Ni non plus la pétrir de ses lèvres.

Et le flûtiste ne connaît pas le repos :

Il lui semble être seul,

Sa mer natale l’avoir jadis,

Modelée lui-même dans une glaise lilas..

Porté par le clair et ambitieux murmure,

Le tapotement de ses lèvres qui se souviennent,

Il s’empresse d’être parcimonieux,

Et s’empare des sons avec un soin avare.

A sa suite nous ne le répèterons pas,

Mottes de glaise malaxées entre les paumes,

Et lorsque de la mer je me suis rempli,

Mesure est devenue pour moi malemort..

Et de mes lèvres moi-même je ne suis plus l’ami –

Et c’est ici que le crime s’enracine –

Et sans le vouloir vers le déclin, le déclin,

L’équinoxe de la flûte j’incline.

7 avril 1937

In Olga Sedakova in Poésie et anthropologie

Alors oui, c’est la langue de Mandelstam qui donne la force concrète et immédiate de résister, de tenir bon. On trouve des histoires comme  celle de ce dissident russe dans l’Espagne franquiste. La poésie orale basque, le chant improvisé, complexe et travaillé, où les réalités interdites sont dites par métaphores, est un exemple. La même chose dans la poésie canaque, ce sont les métaphores qui disent les destructions de masse de 1916. Mais on ne vit pas sous un régime totalitaire. Et si nous attribuons à notre langue, à nos langues, ces mêmes enjeux, nous avons infiniment raison. Et si nous lui attribuons la même effectivité, je crois que nous nous trompons un peu.

en trois lettres

protection

Les caméras de surveillance dans les bus parisiens, on les appelle, c’est écrit au-dessous, caméras de protection. A la piscine où Thierry multiplie les 100 mètres, près de chez nous, à Bayonne, les cabines handicapées, et seules les cabines handicapées, sont équipées de caméras. Caméras de protection des handicapés. Adieu pudeur des handicapés. Surveillons éventuels agresseurs d’handicapés et corps des handicapés. Le surveillé est le protégé. Ou le protégé est le surveillé.

zen

L’IDTGV, ces trains moins chers que les TGV ordinaires, sont coupés en deux. IDTGV ZEN / IDTGV ZAP. On dirait une blague d’auteur de livre pour enfant. Chez les Zen, c’était mon aller. Le concept, nous a dit le jeune homme d’une voix faussement suave, d’une voix qui se forçait à être suave (je pensais à l’entretien d’embauche, comment on devait lui demander de faire plus mielleux), le concept, c’est la zen attitude. Alors rangez vos appareils à téléphoner, a dit le jeune homme qui de mielleux devenait bête. 22 ans au plus. Il insiste, se prend au jeu : et ne m’obligez pas à venir parmi vous ! Parce que… Menace restée vaine. Mon retour, c’est le ZAP. Ici on devrait aller vite, communiquer, se distraire. On distribue des ballons aux enfants. Dans le premier quart d’heure du trajet, du moins. L’hôtesse nous est présentée par haut-parleur et voix mielleuse plus âgée qu’à l’aller. Votre charmante hôtesse. A son tour. Elle dit à quel point elle est heureuse… Elle se nomme, je suis votre Barystar. Elle nous propose, nous qui sommes ZAP, de nous dire bonjour les uns aux autres, de nous saluer. Barystar, si j’ai bien compris. Bar et star. Baby. Je me suis demandé si elle vivait ça comme un truc super, d’être barystar, bébé et star du bar. Si elle le vivait bien – à l’oral, en cette minute où elle nous parle sans nous voir. Le mot nouveau, étrange, attira notre attention, oh pas longtemps. Un vieux monsieur sourit, désabusé.

copé

Copé, interrogé entre les deux tours des Législatives, expliquait qu’entre le FN et l’UMP il y avait une différence rédhibitoire. C’est sur France inter, lundi 11 je crois. Je conduisais. C’est entre midi et deux. Il y a une différence essentielle, insiste-t-il. Le journaliste le renvoie à la politique sécuritaire qui fut celle des dernières années. Différence essentielle, répète-t-il. Mince, alors, je pense. Et Copé : entre le FN et nous il y a cette incompatibilité dans la vision de l’Europe. Ah oui.

On a reproché à Jean-Luc Mélenchon d’avoir des sympathies pour Mikis Théodorakis, qui a tenu des propos antisémites que je n’ai pas retenus et qui me sont, presque autant que le tweet de Valérie Trierweiller, indifférents, non à cause de l’antisémitisme, qui ne m’est pas indifférent, mais parce qu’ils sont des ragots et que je peux avoir les mêmes à la maison, collège, quartier – presque. Machin a mangé avec Truc qui a dit quelque chose d’antisémite et donc Machin est antisémite. Ici plus précisément c’est : Machin a relayé une pétition contre les mesures d’austérité en Grèce et Truc l’a relayée. A relayé la même pétition que Machin qui avait dit des choses antisémites. Au passage on oublie que Truc a été décoré de la légion d’honneur sous Copé et cie mais ce n’est pas le propos. Si Machin a mangé avec Truc qui a dit un truc antisémite, Machin est antisémite. Et la question, qui tombe alors sous le sens, ce serait, selon Copé, Juppé et Kosciusko-Morizet : alors pourquoi nous, on serait pas raciste ? C’est vrai, pourquoi on nous reprocherait de nous rapprocher du FN puisque Mélenchon relaie les pétitions contre l’austérité en Grèce ? Pétitions qui etc etc. Le raisonnement est aussi enfantin et foireux que l’accompagnement dans nos IDTGV ZAP et ZEN. Pourtant tout le monde cherche : Theodorakis est-il antisémite ? Mélenchon le savait-il ? Antisémitisme de droite, de gauche ? C’est pas nous, c’est lui qui… En attendant

littérature engagée

Mercredi 21 mars 2012, Lille. La littérature et la lutte sociale qu’elle peut mener. C’est dans le cadre du séminaire doctoral de Dominique Viart. La littérature se frotte au champ urbain, s’essaie au témoignage, au documentaire, au récit de l’Histoire. Hésite peut-être à se dire engagée. Craint-elle de se voir affublée, avec l’engagement, d’un public de circonstance ? En 1947 Sartre[1] répondait à cette objection : pas de public mais des lecteurs. Elle disparaîtrait, la littérature qui se ferait pure distraction ou pure propagande. Le monde peut se passer de littérature. Encore mieux le monde peut se passer de l’homme.

Plus ou moins fermés dans nos bureaux et conforts, nous sommes, c’est le pari, frottés au monde, en ce début de deuxième décennie du XXIème. Faisons l’hypothèse que ce qu’écrivait Sartre en 1947, à savoir que l’écrivain français est le seul à rester un bourgeois, a changé. Le champ littéraire français, après qu’il s’est cru autonome, loin des vicissitudes des marchés et de ce qui va avec, échanges, hommes et pouvoirs, cherche à côtoyer le réel. Nous sommes au milieu.

Et nous devons y être : en ce printemps 2012 plus que jamais. Quelle que soit notre façon d’être au milieu. Les minuscules grains de sable à glisser dans les rouages de la communication simplificatrice compteront. Les mots ont un sens et, ils l’ont fait jusqu’à la tragédie, parce qu’avec eux va la pensée, ils savent s’emballer. Les métaphores poussent le réel. La langue finit, si je ne prends pas soin d’elle, par penser à ma place.

Pierre Popovic, ce mercredi, à Lille, rappelle les paroles de l’ouvrier Champmatthieu, dans Les Misérables : « dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu’il faut des espaces, voyez-vous. L’hiver, on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c’est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. A quarante ans, un homme est fini. Moi, j’en avais cinquante-trois, j’avais bien du mal. »

Au tribunal, devant la juge des libertés décidant de la rétention des étrangers dits sans-papiers, devant le portail d’une école, dans ma salle de classe, dans le hall des gares, je le comprends, c’est le corps qui est engagé. Engagé tout entier. Et aux endroits stratégiques, nuque et cœur, il souffre. Migraines, arythmie cardiaque. Le corps vient dans la langue. Comme j’étouffe, m’épuise. Et là-bas, dans mon bureau ? La fenêtre donne sur le morceau de jardin aux lagerstroemia malades De l’élan épique. Des métamorphoses, des personnages rocambolesques qui dépassant leur propre vie y échappent. Des filles qui boivent trop, marchent vite et courent sans limite. L’idée que la voix comme le corps n’a pas de bornes. Que même en lambeaux elle tient. On s’accroche à elle, équilibristes. La voix peut faire des fugues et des difficultés. Elle verse dans le fantastique, rêves et femmes s’inversent.

Les Champmatthieu et ceux qui marchent sur les toits (s’échappent, mentent, font les guerres en robe rouge, se griment) sont les mêmes. Le sujet plein d’inquiétude claudique vers les uns et vers les autres. Le sujet plein d’incertitude quant à ses formes, est pareil aux uns et aux autres. Des aventuriers.



[1] Sartre, Qu’est ce que la littérature, Gallimard, 1948

pour l'absentéisme des profs

On ne compte pas les annonces vaines, exclamations, sorties ridicules du candidat Sarkozy (de « l’environnement, ça commence à bien faire » à « l’épuration”).

Il y en a une qui doit nous faire réagir tous – peuple à qui on s’adresse, peuple dont on se moque : parents d’élèves, collégiens, lycéens, professeurs, étudiants, enfants que nous fûmes et tous ceux qui avec l’école ont un rapport ancien, lointain : c’est celle qui consiste à proposer, après avoir supprimé en 5 ans 66000 postes d’enseignants et combien de personnels adultes (infirmières, conseillers d’orientation, etc), que «désormais tout enseignant qui voudra travailler davantage pourra le faire avec 26 heures de présence dans l’établissement au lieu de 18 heures de cours, avec en contrepartie une augmentation de son traitement de 25%, soit près de 500 euros net par mois”.

On se moque de nous. L’infaisabilité technique d’une telle proposition est évidente. Que faire par exemple des différences entre certifiés et agrégés ? Onze heures supplémentaires d’agrégés, cela combien coûte à l’Etat ? Rien là-dedans n’a été prévu, pensé, il s’agit d’une annonce de plus, dénuée de réflexion.

Une telle proposition tente de manipuler ceux qui avec l’école ont entretenu un rapport difficile. Elle tente d’aller vers ce “peuple ” dont Sarkozy, sans craindre le ridicule, tente de se faire, maladroitement, le candidat. Les parcours scolaires difficiles demeurent blessants, des années après. L’école est depuis de nombreuses années si mal pensée (ne se fixant comme objectifs que l’adaptation des enfants à la société sans imagination qu’elle suit, bon gré mal gré) qu’elle détient ce pouvoir immense de rendre vives et actuelles les grandes douleurs qu’elle a provoquées.

Pour moi l’école a été une joie et une chance. J’y ai beaucoup appris et je l’ai aimée. J’ai le souvenir de ceux pour qui elle était violente. Je connais un grand nombre d’adolescents aujourd’hui pour qui elle l’est. J’en sais qui veulent s’échapper. Je me souviens de ceux qui voulaient s’échapper – et l’ont fait. Certains se sont inventé des vies possibles et ne risquent aucune amertume.

Sous contexte de misère croissante et de crise grave, il est dangereux de dire qu’un prof qui travaille de 15 à 18 heures peut travailler 10 heures de plus. C’est donc qu’il n’a pas fait pas grand-chose, jusque-là ? C’est donc qu’il n’a pas fait grand-chose, pendant que nous pensions, nous, qu’il pensait, lisait, réfléchissait pédagogiquement, préparait, corrigeait, lisait, choisissait des textes, des chants, des images, des monuments, des effets de style et de syntaxe ? Voyons : nous avons été malheureux à l’école. Nos enfants le sont (en réalité presque tous les enfants le sont aujourd’hui, collèges difficiles ou non, ce n’est pas vraiment une hypothèse farfelue mais un vrai problème). Nous n’avons pas pour eux de perspectives réjouissantes. Et on nous insuffle l’idée que les profs peuvent, comme ça, sur une proposition du chef de l’Etat, facilement on dirait, travailler 10 heures de plus ? C’est donc qu’il n’a pas fait pas grand-chose, jusqu’à ce jour, le prof ?

Une telle proposition humilie et méprise les profs un peu plus, on le voit. Comment imaginer un enseignant qui ferait, sans les voir passer, 10 heures de plus, c’est-à-dire prendrait par exemple en charge 3 classes d’Histoire-Géographie de plus ?

Une telle proposition humilie et méprise les élèves puisqu’on n’hésite pas à leur proposer des professeurs dont on sait très bien qu’ils ont des limites et ne sont plus capables de transmettre un contenu passionnant au-delà d’un certain nombre d’heures par semaine. Bien Mais on ne s’est pas posé la question des contenus. On ne s’est pas soucié de savoir s’il resterait du temps au professeur pour en perdre à rêver aux contenus, au plaisir des contenus, pour corriger sérieusement ses copies, pour bâtir les cours avec le meilleur des bon sens. Ce n’est pas grave : des adultes devant des élèves et c’est ce qui compte et peu importe la formation de ceux-ci. Peu importe ce que l’on fera subir à l’école publique. Peu importent les enfants des pauvres. Parce que c’est de ça dont il s’agit : on parle aux pauvres et on parle aux fils et filles de pauvres, à mes fils, à mes élèves, à qui il suffit bien d’avoir un prof hagard et épuisé. Dépassé. Pour les autres, on sait faire, ça se passera ailleurs, on saura les former.

Surtout on humilie et méprise ce peuple à qui on essaie de parler. On ne le prend tellement pas au sérieux qu’on ne cherche à rien argumenter. On ne démontre rien de la faisabilité d’une telle proposition. Mais c’est bien à propos de l’environnement que Nicolas Sarkozy a pu dire « oh ça commence à bien faire ! »

Oh, l’éducation, ça commence à bien faire !

Il y aurait fort à dire sur l’école. Sur les contenus, les classes, les groupes, le collège unique, les ex-ZEP, les collèges d’élite, les options, les SEGPA, la formation des profs, les RASED, l’école maternelle, Montessori et Freinet, les classes à projet, le numérique, le temps de travail, les vacances, les rythmes scolaires. Il y a mille idées à exploiter. Voir ici et ici. Au lieu de ça, 10 heures supplémentaires. On se moque de nous tous.

Je travaille treize heures par semaine. C’est cette année dans un collège tranquille, à la campagne, où entre l’administration, la vie scolaire, les profs, les élèves et les parents d’élèves ça roule plutôt bien. Où les enfants, dans la grande majorité, apprennent, où les enseignants enseignent et imaginent même plein de projets riches et créatifs. Malgré ces conditions que certains peuvent m’envier, je les comprends, je travaille treize heures et je suis épuisée. C’est vrai, je peux peu, je me fatigue vite, c’est vrai.

Le mépris (de tous) affiché par le candidat Sarkozy quand il parle de 10 heures supplémentaires n’a d’égal que son immense ignorance de ce qu’est ce métier. Je ne veux pas parler du temps de lecture et de nourriture nécessaire qui permet d’offrir à son tour quoi que ce soit, je ne veux pas parler du temps de correction et de préparation, je ne veux même pas parler de l’intelligence qui consiste à apprendre à travailler moins de toute façon pour lire plus – ou cuisiner plus, prendre soin de soi, faire du vélo, raconter des histoires à ses enfants….

Simplement parler de ce qu’est un corps engagé dans le travail de la classe. Un corps devant trente autres (ça c’est le cas partout, même chez moi…). Un corps aux aguets de ce qui va se passer, l’attention de l’un, la perte d’attention de l’autre, variations de l’âme, soucis des adolescents assis et contraints ici, rêveries. Un corps aux aguets qui cherche, 15 ou 18 heures par semaine, à garder un enthousiasme d’acteur intact, à susciter l’enthousiasme pour garantir l’apprentissage et qui essaie en même temps de ne jamais oublier que lui non plus ne comprend pas, ne sait pas, cherche toujours, approfondit… Ce difficile équilibre là, entre faire, savoir-faire et remise en question permanente, il faut être drôlement en forme pour le trouver. J’en connais beaucoup, des profs comme ça, ils sont formidables, ils font 15, 18, parfois 20 heures. Ils ne feront pas plus.

*

Et puis, vive l’absentéisme des profs. C’est vrai : qui, parmi les parents d’élèves, ne le sait pas ? Nos enfants ne tiendraient pas le coup s’il n’y avait ces quelques (rares) plages de temps imprévu où aller au CDI feuilleter les magazines, en étude terminer ses devoirs ou le plus souvent écrire de petits mots au voisin, ou ne rien faire, rêver, bavarder, occuper le lieu du collège d’une autre manière que celle qui est réservée, d’habitude, aux 30 corps contraints et assis dans une classe bruyante devant un adulte de plus en plus épuisé et blafard qui essaie de trouver ça aussi intéressant qu’il le croyait lundi matin …