Archives de catégorie : Récits

vol d'ordinateur (après)

 

Le 16 mars 2013 quelqu’un est rentré dans la maison duhau, c’est dans la nuit, entre minuit et 4 heures du matin, je parierais sur 4 heures du matin, nous étions levés, à peine avions-nous dormi, 4 heures du matin la porte béait, un chat noir frôlait l’escalier, à cause du chat j’ai crié, la porte béait, l’ordinateur avait quitté la maison il l’avait fait emmitouflé de vêtements d’enfants, vers 8 heures trouver les vêtements d’enfants roulés dans la rue et c’est fini. Avec lui l’ordinateur toshiba 13.3 pouces emportait l’histoire recommencée de Pauvre Tom, l’Edgar de Shakespeare, j’ai laissé passer du temps et j’ai vu les eaux nous tomber dessus comme elles étaient tombées (en tempête) dans le document enfui avec toshiba sur Pauvre Tom sur pauvre Lear sur leurs accompagnants, j’ai vu les eaux nous tomber dessus, des ciels jusqu’à la cuisine, passant par le plafond (pas étanche il faut le constater), sur ma tête, sur nos têtes l’eau coulait verticale – puis horizontale courait dans les canalisations de cuivre des années 60. Des canalisations usées l’eau fluait, coulait pour de bon, se répandait au sol, sur les planches et planchers, cependant je faisais une sorte de deuil (Pauvre Tom) pensant à ce qui restait  :

– la crue des eaux, celles d’en bas et la chute de celles d’en haut

– la vraie fausse chute de Gloucester (il croit tomber sur parole de Pauvre Tom alias Edgar son fils et tombe à l’endroit où il était déjà – il était déjà tombé, répétition de la chute ou bien : nous n’irons jamais qu’à l’endroit où nous sommes)

– un autre personnage, appelé Tom par simplicité, sur les épaules de qui les eaux tombent, sur ses épaules seules, partout ailleurs le soleil ou le temps sec se maintient, sur lui et ses épaules tout tombe, il est l’excès lui-même, il rassemble l’excès

– la folie (ou assimilé), le fou ou le Fou de chez Lear

– le vagabond (à ce propos, ce que devenaient les mondes, ce que devenait le monde qu’on disait commun avec déplacements, des uns vers les autres, migrations d’ici vers là-bas, en haut toujours plus haut suivant de nouvelles routes et jouant de détours (les routes les plus difficiles sont les plus sûres, on n’attendra pas les retardataires), les déserts et les pays qu’on porte courant après le guide sous les semelles déchirées (l’aventure, faire l’aventure c’était la possibilité de finir (d’en finir) à chaque pas, ce qu’étaient à côté du désert du Niger à côté de celui de l’Algérie, à côté des traitements libyens les centres de rétention administrative français, je dis même pas les espagnols je dis pas les grecs je dis pas les autres mais les CRA français : le goulot ou le ghetto de trop, celui bien propre bien ordonné et sans passage à tabac, V ou D s’y amollissaient, y torturaient leur rapport au temps), pour ne pas lâcher il n’y avait que d’avancer, là-bas, encore, plus haut, plus loin, sans tenir compte des passages à tabac des rackets fatigues morts furtives et nombreuses jusqu’à la dernière qui vient ne vient pas va venir, sans tenir compte des insultes et des ignorances et au bout du compte, non, ça ne peut pas être ça, au bout du compte, non, pas ça, Europe, avec l’idée des euros par liasses que tu ramasses quand tu te baisses et tu te baisses plus qu’à ton tour mais pour rien, pas ça ; reste un attachement, un lien antique une figure maternelle et enfantine et de toute façon très antique, ça y est c’est l’exil

– l’image vue revue d’un homme qui porte dans ses bras un enfant ou une enfant, ici l’enfant est une fille, elle s’appelle Gabrielle, jupes, joue roses, a joué des tours aux uns aux autres, elle est liée à toute sorte d’événements dont un, que j’avais écrit, resté dans toshiba enveloppé de vêtements d’enfants qui a pris la porte le 16 mars, dont un, donc : Gabrielle rendait un jeune flic, Ziad, fou d’amour, ils revenaient de loin tous les deux, à la fin ça finit, l’histoire, ainsi : Ziad porte dans ses bras le corps déjeté de Gabrielle, ses jambes tombent, son cou est renversé, elle est morte, Ziad avance, pas lents, les ciels ne pleuvent plus sur eux,il n’y a plus rien d’un excès quelconque, fin des ciels et des routes, en même temps. Fin du récit. Des récits ? Le roi Lear et Cordélia, j’y ai pensé.

Il fallait recomposer, j’aimais l’idée que ça avait été fait, déjà, une fois ou plein de fois et qu’il fallait recommencer. Cependant les jours se suivaient, les rêves et les coups de téléphone aussi et des idées se suivaient (avec de brusques, tristes, angoissantes suspensions), il pleuvait sans cesse, on était à la fin du mois de mars, dans la nuit j’avais trouvé l’idée d’une montagne à gravir et nous la gravissions et j’avais perdu quelqu’un de très cher (je le sus par la suite : le très cher n’était pas loin, il dormait sur la pelouse, en retrait), j’avançais et tout là haut un écrivain parlait, ses paroles étaient d’or, les plaines disposées sur la haute montagne étaient d’or elles aussi, on se doutait (quant à moi la perte du très cher me mettait la puce à l’oreille) que n’étaient si faciles ni l’or ni les paroles ni les blés ni les dispositions, quelqu’un parlait auprès de moi qui commentait les paroles magnifiques de l’écrivain (ce qu’il disait de précieux, de précis) : une fille qui contredit l’écrivain et m’empêche d’écouter, j’appelle la fille Gabrielle pour simplifier, Gabrielle d’aujourd’hui et de mon rêve qui ne cesse de contredire, de trouver des difficultés et des embûches à la sérénité de l’écrivain et à ce qu’au réveil je dois bien appeler amour, à l’amour oui, qu’il exprimait, l’écrivain, non pas amour du général mais amour de Gabrielle elle-même, de la Gabrielle qui n’en voulait pas, de l’amour, qui ne voulait pas être dupe, est-ce que je sais. Qui se méfiait, Gabrielle, de ce que disait de radicalement amoureux le bonhomme sur la haute montagne aux blés crevés.

J’ai pensé à une figure échappée jusque là (restée dans le toshiba échappé) : une fille Hannah cachait une autre Hannah. J’ai quelques personnages, Hannah deux fois, Tom deux fois, Ziad et Gabrielle. Quant aux 2 Hannah, l’une est infirmière, elle a trouvé la deuxième aux urgences, la deuxième avait perdu son identité, sa mémoire, ses histoires. Elle avait sur elle beaucoup d’argent (des liasses), une perle rouge (rubis, ancienne boucle d’oreille détachée de son support) et elle était vêtue comme un homme. La première Hannah recueille la deuxième, l’habille, la cache, lui donne son prénom, à défaut de sa mémoire. Ça faisait un bon prologue, à défaut d’un bon début.

revenir à vivre

comme si on avait perdu un mot dans les sous-sols, impossible de traverser, le hall retient toute une généalogie, les uns piétinent les autres dans un espace qui ne s’élargit pas sous la pression des corps ; prenant appui sur les genoux et les fesses on cherche l’air en surface cogne au plafond et de corps en corps on est allé jusqu’à ma mort Elle est venue la mort je ne dis pas ça à cause d’un printemps mais après un trop plein de printemps, mon âge ma saison toute une époque, je n’avais qu’une solution, transformons ces corps entassés dans le hall que je dis en lettres que je dis, en histoires et récits Evaporons-nous en récits dirais-je Passons par le trou de la serrure mais personne n’y arrivait

 d’autant plus que le désir de liberté lui-même mourait que je ne savais plus nommer ; restaient les listes de poètes les prénoms  d’accompagnantes les filles sœurs Elise et l’autre celle qui fuit et Noémie Pantxika Marie et Juliette et jusque-là je tenais m’agrippais cherchant l’idée pour survivre, il y avait ce hall rempli de souffles qui m’étouffaient et il semblait, plus que tout autre chose, dégueulasse, mon élan de survivre mais je m’agrippais à la dégueulasserie c’est-à-dire que malgré la mort qui me fonçait dessus je tenais par la bride les prénoms des accompagnantes et les idées qu’elles donnaient et ça pouvait pas être si moche puisqu’elles étaient belles, adamatae (dans un sursaut de mémoire), avaient la grâce ou bien si pourtant c’était dégueulasse j’avais dans l’idée (d’un tout autre coté) une mort parfaite parfaitement déboitée, c’était déjà ça, la perfection. Tout ce qu’on n’imagine pas couler comme humeurs sur un sol de briquettes rouges coulait et collait, parfait. On le voit je résistais grâce aux listes aux prénoms et aux filles (et à l’idée venue ici-même et dans le pire des moments de relire Vie et destin.) Je luttais c’est bien ça ; pas un fichu poète pour m’aider à récupérer le tout, le porter une fois de plus, le tout, à l’hôpital avec des mots du genre : tu vas voir comment ça se passe comment ça passe comment c’est doux et triste mais triste alors d’une façon attachante, de revenir à vivre

de Chandler à Manotti

Un homme habillé comme un clown arrive plein de vivacité en bas de l’immeuble où je me protège de la pluie mais quand on mesure deux mètres, pèse deux tonnes, quand on est habillé comme un clown avec plastron, nœud papillon, costume rouge aux gros boutons voyants, la vivacité ça s’appelle autrement, en tout cas ça se présente autrement, c’est plein de râle et de ténacité et c’est, la vivacité, incontrôlable. Le clown s’appelle Moose ou Malloy c’est selon, il affirme haut et fort en bas de l’immeuble (où est témoin, héros qu’après métamorphose joyeuse je deviens, Philip Marlowe) qu’il avait un amour, que son amour chantait au cabaret, que c’était ici-même, que la voix de son amour est inoubliable. Qu’il n’y a rien qui l’empêchera de retrouver celle qui portait cette voix et avait les cheveux roux. Le grand bonhomme amoureux a fait 7 ans de bagne et après 7 ans de bagne s’est endimanché pour retrouver la fille, il ouvre les portes de l’ancien cabaret, personne ne lui répond, c’est qu’on doit le trouver bon pour Bedlam avec ses nippes et sa taille démesurée et son amour d’adolescence et à un moment il est bien obligé de retourner sur un homme qu’il interroge l’arme que celui-ci, se croyant agressé, a tirée du tiroir de son bureau. Mince, le gros bonhomme a tiré, a tué, il ne voulait pas. Il a toujours une chanteuse rousse à trouver et il poursuit donc. L’homme tué est un homme noir et on ne peut pas dire que la police se mette vraiment aux trousses du tueur : on l’oublie un peu, on le perd de vue, le gros tueur, quand on est lecteur et non témoin comme l’est Philip Marlowe. Sur le chemin de Philip Marlowe embarqué dans l’histoire de la chanteuse rousse, il y aura bientôt un contrat, un mort et une fille rousse, une autre, pas vraiment jolie celle-là mais quelque chose de plus. Philip Marlowe le privé qui passe et ne s’arrête pas passe encore une fois – devine qu’à l’intérieur de l’espèce de boite qu’est la fille rousse, si on peut dire, se cache une boite plus petite. Derrière la fille rousse qui l’aide et lui court après, il y a une autre fille, richissime blonde et belle à souhait et au milieu, des histoires, des histoires d’émeraudes rarissimes, de mage oriental, de hachich, de politiciens véreux, de fric et de flics impuissants. Des boites s’ouvrent pour en laisser voir d’autres, on monte au sommet du mat d’un bateau et au bout du compte, au bout du compte, après d’impossibles et folles quêtes et ces poupées russes que sont les femmes et les salopards, la richissime blonde chez Philip Marlowe rencontre le clown tueur d’occasion qui ne connaît pas sa force mais son amour. Le clown devant la femme inaccessible bondit, il voit, voit qu’en face de lui c’est elle, déguisée en blonde, c’est la fille rousse autrefois, c’est son amour à la voix de cabaret, celle qu’il cherche. Il a le temps de comprendre que c’est elle qui l’envoya au bagne, 7 ans auparavant, il voit le minuscule pistolet qu’elle brandit et malgré la carrure du clown et le coussin que Marlowe envoie pour amortir le choc, 5 petites balles font vaciller l’homme énorme ; énorme il est touché par celle qu’il cherchait. Elle ne voulait pas, non ne voulait pas qu’on la sache venue de là, chanteuse de cabaret, aimée d’un pauvre gars gros et bon pour Bedlam, elle qui mariée aujourd’hui et convenable est pleine d’émeraudes. Le gars bon pour Bedlam, 5 petites balles dans le corps, décide de mourir sans lutter. Rien d’autre à faire. Marlowe, il lui faut raconter. Il le fera devant la première fille, rousse, rien à voir avec la chanteuse d’antan, pas jolie, celle pour qui on dit l’histoire, tellement plus que jolie.

Je lis des romans policiers, je lis Chandler, je lis DOA, je lis Dominique Manotti, qui montre dans Bien connu des services de police comment 2005 nous est tombé dessus, comment bossent les mecs de la BAC, qui a décidé et comment quel récit collectif tiendra nos sociétés en crise, dans la peur de quels boucs émissaires, comment 2007 a succédé à 2005, qui voulut nettoyer les pauvres au Karcher et comment ce fut fait, Dominique Manotti  ne dit pas ce qui  suivit mais on s’en souvient, elle ne dit pas comment on fera maintenant pour retaper, retisser, défaire et refaire. Il reste à raconter. C’est presque une autre question mais le roman policier fait ça à merveille. Littérature qui s’adresse, dénonce et œuvre. Littérature, n’en déplaise à quelques-uns. A qui il arrive de montrer de toutes petites silhouettes, rousses fragiles complexes. Et de très grosses, d’énormes, de pleines d’amour qui ignorent leur force et qui, étranglant quand elles étreignent, sont étranglées.

que des polars

le fil de l’eau est épais, le crépuscule poisseux, retour au point de départ ou presque, en avant pour la quête et la fuite, il y a eu du passage ici, à la place de mes livres un duvet rouge, une radio, je glisse une main, mes livres sont dessous, je m’allonge, la quête commence par de l’allongement, dehors cette poisse, cette glue, temps dru comme un morceau je dirais une savonnette, une matière comme ça, qui colle et nous joue des tours, le visage perdu du Gers je ne peux l’approcher. Je deviens folle : j’ai le temps de prononcer à voix basse sans les lèvres et avec vibration intérieure Je deviens folle et ça me protège de la folie ou c’est le contraire, je ne maitrise rien et le silence n’a plus rien à voir avec une savonnette, il est l’étendue, je songe qu’il me manque des références pour penser cette étendue, le silence est l’étendue, il est blanc, à vomir, décongelé, quelque chose comme ça

tout ça qui est derrière moi et la scène de la fin, un trauma, quand donc les flics viendront-ils me chercher, je les attends grelottante. Un instituteur, même s’il n’est pas du Gers, viendra-t-il me raisonner doucement, un instituteur dis-je et la fièvre prend le dessus avec l’étendue et la savonnette qui se mélangent bien loin de ma volonté, un chat imprévisible posé par-dessus ma fièvre, je n’en jurerais pas. Je me réveille et je suis à l’hôpital, un visage de chair me surplombe. Elisabeth, ma sœur. Je lui dis Et mes livres ? Que des polars, elle répond. Entre nous c’est sans transition. Le ciel là-dessus fait des mousses bleutées. Encore un truc à elle. Qu’est-ce que tu foutais, tout le monde te cherche, dit-elle en baillant

pourquoi j'aime les romans policiers

les mois sont tous venus, ils présentaient bien, ils se serraient dans des allées comme ça, ils étaient droits et fiers, les mois, faisaient voir leurs atours et leurs architectures, que faisiez-vous dans vos allées printanières interrogeait quelqu’un à qui je devais bien avouer que je n’en savais rien, ils ont tourné comme sur des roulettes, les mois, pour se montrer, droits dans leurs plus beaux vêtements, tous ensemble, les uns derrière les autres, et sages. Avec eux les mois avaient apporté de grands moments, des moments chaleureux quelles que soient les rigueurs, on prenait dans ces moments de mauvais cafés, fumait des cigarettes, buvait des eaux de vie sans souci pour ce qui se délabrait partout ou giclait d’humeurs sanglantes et comme dans un roman policier on a détaché d’un corps, au parang peut-être, une tête, de la cervelle a bondi sur un plastron, on a trouvé un cadavre au sang séché brunâtre, un mort très ancien, à l’un qui était planqué là on a fracassé le crâne au marteau, quelqu’un a laissé échapper un cri ténu et la fille qui était attachée dans la chambre voisine on l’a délivrée mais avec deux balles dans l’épaule et un nouveau coup de parang en défense et après un deuxième giclement de sang et de cervelle, une mare. Dans une pièce abominable aux volets entrebâillés, la cuisine, où la poussière est tenue par la crasse aux meubles vernis si bien qu’elle ne pourra jamais s’envoler dans un rayon de soleil comme chez Lucrèce qui voit dans ses rayons de petites peaux ravies de rencontrer d’autres petites peaux de fantaisie, on boit un café. Sur la table de formica ou de bois verni et dégueulasse on s’accoude, tout autour il y a le sang et la cervelle et derrière la porte le danger qui demeure mais on fait du nescafé et la fille délivrée au petit visage et aux cheveux très décoiffés boit le même nescafé que nous et dans la poche d’un des cadavres elle trouve une cigarette, une gauloise rouge et blonde, qu’elle nous tend, on boit le nescafé et on fume lentement et ça c’est un fameux bon moment, un de ceux qui sont venus avec les mois qui se présentent. Il y en a d’autres mais aucun n’est plus fameux que celui-ci, celui au parang, à la fille décoiffée et aux morts dont on se fout et qui restent les morts, quand on a envie de vomir et que le café sur un morceau de table en formica met tout, la morgue, les mois, les sales petits secrets, les institutions et le monde avec sa putain, l’Histoire, en attente

après l'écrasement

nous étions après l’écrasement, en soirée d’un printemps qui semblait finir mais si nous comptions bien nous avions encore un morceau de mai et tout juin avant l’été, la chaleur était étouffante si bien qu’il nous semblait toucher le bout, nous allions basculer, nous avions voté et respirions de quitter la désolation française, le délabrement moral français, cependant la Grèce votait aussi et on nous dit qu’elle devrait recommencer, cependant le parti néo nazi grec faisait des scores jamais atteint, cependant à Patras les arrivants de l’Afrique subsaharienne et les arrivants de Kaboul et les arrivants de l’Irak tournaient dans l’impossible circulation, ni retour ni avancée possible, Patras était le sac où finir coincés étouffants et la Grèce devait revoter le pays de l’asile impossible devait revoter le pays de l’asile impossible avait été en des temps dont on aime parler toujours le pays de l’asile sacro saint, celui de Thésée qui dit à Œdipe handicapé des yeux et porteur de tâche universelle et porteur du handicap universel Puisque j’ai dit qu’on te gardait on te garde et en mourant sur cette terre offerte par Thésée Œdipe la bénit la sacre en quelque sorte et prononce à voix basse un secret et il y a belle lurette qu’on a perdu le secret

l'homme qui rit et ces filles dont les mères mouraient

J’ai imaginé des filles dont les mères mouraient quand les corps nus des baigneurs rentraient dans l’eau glacée et j’ai voulu ailleurs croquer l’œil acidulé d’une mère ou même l’œil d’une famille le petit opercule le tain la pellicule dorée qui couvre la pupille enfin j’ai croqué dedans, le bruit grinçait il y avait dedans de mini os à mettre en bouillie j’ai marché dans un seau plein d’eau lessiveuse et je suis revenue à moi après des courses intenses comme dans l’entre temps ou l’entre monde d’un siècle médiéval, je suis revenue, me suis arrêtée, je revenais et j’aspirais l’air, je n’ai plus de mère je chantais, quant à un territoire je n’en ai jamais eu sauf peut-être celui-ci : un vieillard veillait sur moi, dans un paysage blanc, aucune grisaille, de la neige tombait, on était à deux doigts des côtes de l’Ecosse, dans le paysage dénudé sur lequel la nuit tombait un enfant marchait sans espérance et bientôt l’enfant portait contre lui un petit, le clou tient le vieux parapluie, le clou tient le pauvre clou, l’enfant marche pieds nus un enfant sur le ventre et un homme aux manières d’ours ouvre la porte de sa caravane, saltimbanque et philosophe Ursus prend soin des enfants et sur la face de l’aîné, peu à peu, doucement, plus lentement qu’il n’en faut au paysage pour mourir dans la neige et la nuit paraît un affreux rire, fait de main d’homme, rire déchiré des lèvres jusqu’aux oreilles, on a cherché la défiguration, on a cherché le monstre pour le monstre ou le rire d’outre-tombe, c’est chez Victor Hugo qu’incessamment marche un enfant abandonné dans la neige, ses pieds nus trouvent des traces de pas qui précèdent, la neige tombe avant la nuit et après la nuit la solitude que rien ne va plus arrêter. Les portes du village sont fermées ; dans une caravane un ours et un loup grondent. C’est là qu’on fait halte avec le paquet d’une petite fille à demi morte de froid. L’enfant mange, lève la tête devant le feu, tout doucement on voit ce que n’a pas fait la nature, ce rire écorché aux oreilles, fabriqué de main d’homme pour sortir l’humain du genre humain. Un rire sanglant marche sur la neige légèrement. Il frôle. Ce rire et l’enfant Gwynplaine qui le porte c’est entre autres compositions mon territoire mais pour l’heure, ce 12 mai, je suis encombrée de questions à ne savoir qu’en faire, je suis, comme écrit Anjjie Krob en afrikaners, de l’autre côté de l’injustice, j’y suis tandis que l’Europe voit la montée de partis fascistes et dans chacun de nos jours on entend de venimeuses paroles qui précèdent les grosses trouilles, celles qui mettent le couvercle sur l’enfant au masque horrible et sur tous les pauvres clous – celles qui mettent un couvercle de bêtise il faut le dire mais on se tient debout, refusant l’écrabouillement et un vieillard veille sur Gwynplaine comme il veille sur vous, malicieux ironique ou autre chose, effroyable, au rire sauvage pour plaire et inquiéter, eh bien on le voit se multiplier, le magnifique vieillard, d’abord c’est un double,  barbe œil dos bâton loques, comme écrit Baudelaire, jumeau centenaire et Baudelaire compte, sept fois de minute en minute ce sinistre vieillard qui se multipliait, on se tient debout, on entend la bêtise prendre de nombreuses formes et on voit debout comme soi le sept fois vieillard, et un huitième, et un dernier, un qui n’en finit pas d’être, de se moquer et de consoler, on pourrait à notre tour fermer la porte et le couvercle, on ne le fait pas, comme Gwinplaine et comme le vieillard on rit de ce rire en croissant tailladé de main d’homme, c’est du rire définitif, on reçoit le rire définitif du vieux qui copie celui de l’enfant et on sait qu’ils se répondent, ces deux-là, on sait qu’ils errent, sont champions de l’errance et du genre humain, tout monstres soient-ils – et tout le reste est saloperie. On rit avec eux, pas disposés pour un sou à mettre le couvercle.
 
L’homme qui rit
Victor Hugo

Noémie Lefèbvre, radieux compagnon

à Toulouse je suis venue voir mon fils qui ne va pas très bien ou plutôt mon fils radieux dans cette façon de ne pas aller très bien dans le monde comme il va et qui prépare un long départ, j’ai reçu vendredi le numéro 3 de l’Impossible et dans un café de la rue Parghaminière samedi je relis Nos territoires de Noémie Lefèbvre, cependant un homme seul écrit des vers à côté en terrasse, cependant 4 jeunes filles aux talons démesurément hauts affirment haut et fort que c’est un scandale ce vote PS, elles disent Ils ont pas le monopole de l’humanité quand toute la misère du monde vient te piquer tes allocations que t’as plus droit à rien et pourtant t’as pas un rond et tu demandes 5 euros à ta grand-mère pour le cinéma

 et plus tard mon fils infiniment radieux me dira Ne caricature pas mais j’ai entendu les filles parler haut et fort et un homme qui attendait quelqu’un écrivait sur un cahier et Nasser s’est présenté Je m’appelle Nasser et il a composé un poème il a dit et je crois qu’il me parlait Tu as manqué d’amour de mère j’ai dit Il n’y a plus de problème, il a dit Je ne suis pas ivre mais c’est vrai que j’aime l’ivresse et puis il est parti mais avant il a dit Tu dois aimer les livres moi aussi j’aime la littérature Artaud et Stendhal

 j’aurais voulu malgré le bruit des 4 filles aux gros talons penser aux territoires de Noémie Lefèbvre qui explique qu’elle est partie du sien et qu’elle y est revenue ce jour-là avec sa nièce à qui il serait bon d’expliquer qu’il faut les quitter Nos territoires pour, je ne me souviens plus, y revenir ou pas, revenir c’est peut-être moi qui ajoute, je me souviens de tout le reste, d’Emma Bovary de Marcel Duchamp du camp tout près de l’autoroute mais pas de revenir, je voulais penser aux territoires, à partir et revenir parce que si je suis à Toulouse c’est pour mon fils radieux qui se prépare à partir pour revenir et je n’oublie pas que moi-même je suis partie d’un territoire à l’âge de partir et j’y suis revenue et n’ai pas du tout trouvé le même ou alors il était déplacé il ne parlait pas la même langue il n’avait rien à voir mais surtout Nos territoires, j’étais toujours en terrasse, j’avais appris qu’on pouvait ne pas les quitter, je me promettais bien de parler de ceux qui ne les ont pas quittés et sont devenus aussi subtils que ceux qui sont partis puis revenus, je les ai rencontrés ces quelques-uns, ils fabriquaient ici des petites maisons, des lieux, des pensées et il avaient quelques fois des parcours ahurissants et beaucoup d’amour et ils fabriquaient des chambres d’agriculture indépendantes et ils avaient des façons de consoler les leurs et ils étaient restés, ils revendiquaient calmement, sans arrogance, le droit de partir celui de partir revenir et celui de rester

 mon fils qui va partir bientôt propose qu’on aille s’acheter des livres, je trouve sur la première table L’état des sentiments à l’âge adulte, je trouve dedans Victor Hugo et Mariama Sagna, une vision radieuse et une spéciale façon de dire et le week-end devient incroyable, Noémie Lefèvre m’accompagne jusqu’au bout et sur le chemin du retour au lieu de chercher à dire quelque chose sur le livre radieux qui est devenu mon compagnon je décide que j’en copierai un extrait, un extrait du moins mais dommage que je puisse pas tout recopier.

 «  Tu vois j’aurais dit à quelqu’un si j’avais quelqu’un à qui le dire, se détacher et pas déranger sont comme deux tendances opposées qui font de la vieillesse un naufrage où la solitude est volontaire et combattue à la fois, s’impose en courants contraires qui vont t’emporter de ci de là sur ton petit navire d’abandon qui n’a encore jamais navigué, entouré de profondeurs et de légèreté, loin de murs ville pont on y verrait soudain clair à mourir, trop pour ne pas y aller, comme un djinn qui aurait une dernière fois survolé les cités et soufflé les chandelles de l’éclairage public et laissé à leur folie les gens comme ils sont, innocents dans les moiteurs nocturnes, on partirait au-dessus des grands espaces maritimes, et de l’aube au couchant on verrait les changements de lumière, du matin si brutal et resplendissant au midi insolent et aux heures qui s’allongent en bleus moins brillants, presque immobiles, finissant en agonie de soleil, adieu la vie adieu les animaux et adieu les grands pouvoirs, Victor Hugo et Mariama sur le lit dérivant au-dessus de l’océan africain, puis le Samu est arrivé »

 

Pages 176-77

L’Etat des sentiments à l’âge adulte

Noémie Lefèbvre

 

la bataille d'Anghiari, fresque

1.

 L’image coupe le toit. Au milieu, la photo est rayée d’une trace verticale surexposée. A droite de la poutre de lumière un auvent protège un carré de gazon. Au premier plan est la terrasse où mènent des escaliers de béton. En bas, le corps est recroquevillé et on s’aperçoit qu’il a, même gisant, fière allure. C’est la tête d’un platane derrière le corps. Un nuage est percé de fils de communications qui s’étoilent, forment des triangles aux traits superposés. C’est un nuage  étranglé.

 L’homme au crâne rasé approche de lui la photo. La lumière hachée, répandue à grands coups de pinceaux, tombe jaune dans ses yeux. L’homme prend une loupe sur la table couverte de la nappe cirée aux motifs géométriques. Il regarde vers le haut de la pièce, la lumière orangée est surnaturelle. A un crochet un vieux sac est pendu, de cuir informe, brun. La photo tombe au pied de la table. Elle est à cheval entre deux dalles brunes, géométriques.

 Tolosa, 3 août 1968. Dans les archives du commissariat, il y a des années, on avait fait bien du remue-ménage avant de tomber sur le bon dossier et, contre toute attente sur la réponse en image à la disparition de Joxe.

 L’homme a une trentaine d’années, un blouson de daim râpé, les mains attachées dans le dos. Il incline légèrement la tête. A la femme qui a suivi, on ne voit qu’un œil, exorbité. Elle est la mère de l’homme que l’on conduit dans les couloirs souterrains du commissariat. Cinq nuits, six jours, elle demeure debout, dehors, derrière grilles et garde civils. Comme à l’église la mère est voilée. Profère de secrètes imprécations. Rien mais fleurie et pesante cette couronne de cheveux. Des cheveux épiques, un drap fait de crins sanglants. Le gros œil où la lumière plonge pliée rougit au-dessus des ridules. La vieille au fichu pleure du sang, immortalisée comme elle est, femme et mère de cire. Elle crie des prières secrètes, les dernières armes, elle maudit. Jamais Noémie E. n’a revu son fils cadet. Le 16 octobre 1963, dans l’aube grise, elle quitte le trottoir. Apprendra plus tard par la photo comment a fini Joxe : écrasé sur le ciment de la cour intérieure d’un commissariat. Après des heures à regarder, œil rougi derrière la loupe, la mère a vu les contusions. Jamais on ne retrouva trace de Joxe, du corps de Joxe. Si ce n’est, contre toute attente, sur une photo, des années plus tard.

 La chaleur est oppressante, le soleil voilé. Le ciel descend. Les lourdes nasses grises rejoignent les goudrons. Le trottoir fond. Il plonge. Un ravin s’ouvre. L’orage, Noémie ne l’a pas entendu venir. Elle se sert du parapluie comme d’une canne. Le trottoir avale ses pas. Un arbousier dont les fruits ne sont pas comestibles et un bouquet d’airelles orangées aux feuilles subtiles la reçoivent en bas. La vieille a perdu son fichu, ses cheveux blancs la drapent au pied d’un pin gigantesque qui troue les nuages là-haut et autre chose d’inconnu, qui le restera. Les cheveux sont un voile de voyage, à travers eux file la lumière, clignote.

 A droite sont les forêts. A gauche on ne regarde pas. Les troncs passent, la lumière est verdâtre, attristée, c’est la lumière rapide des sous-bois dont le principe est l’intermittence. Le noir gagne en force. Dans les sous-bois on ne serait pas étonné de voir fleurir quelque chose, une de ces fleurs d’attristement aux yeux de sang et formes de femmes grattant le sol avec les ongles en quête de quelques vers gras, de racines.

 La vieille femme est assise sur une prairie d’airelles. Le fichu qu’elle portait sur la tête est posé devant elle, à la façon d’une petite nappe. Elle porte à sa bouche des miettes invisibles. Un objet est camouflé sous les herbes qui en cet endroit ont poussé dru. Il s’agit d’un sac de cuir informe. La vieille femme se sert du sac comme d’un oreiller. Le sommeil vient. Puis la nuit. Et la lumière de nouveau. C’est une lumière dont on dirait qu’elle a connu les clairs obscurs d’avant l’électricité. Un petit vent courbe la branche d’un rosier sauvage.

 2.

 Elle a une vingtaine d’années, les toits des maisons sont craquelés d’un givre fragile. Des oiseaux de mers volent par dessus le givre et les toits. Il faut faire vite. Les ongles de pied de la jeune femme sont peints. La femme porte à cet instant un prénom d’oiseau. Paloma regarde vers le ciel et les oiseaux gris dont le plumage et les becs acérés reflètent les variations du givre. Les becs de métal froid réfléchissent les nuances et les cristaux. On dirait que les becs portent des poissons ; ce sont de drôles de croix qui planent, scintillantes.

 Paloma est modèle pour peintres madrilènes. Les portraits d’elle se succèdent, avec cette particularité que de l’un à l’autre il est difficile de reconnaître Paloma. Qu’elle se grime, imite des âges, allures ou genres  différents ne suffit pas à expliquer le registre extrêmement mobile de ses représentations. Quand viendra la mort, la femme aux masques multiples sur qui le temps n’a pas marché sera limpide et épurée. C’est du moins ce que j’imagine. Rien, dans la chronologie supposée de ses portraits, n’étaye cette idée de simplification progressive des lignes et des traits. Les portraits de Paloma se succédaient et Paloma succédait à elle-même.

 Ses souliers sont trop grands pour elle, ils la blessent. Elle fait de tout petits pas sur les pavés irréguliers. La souffrance lui arrache des larmes. Les façades des immeubles s’aplatissent en draps mortuaires. Les draps mouvants sont jaunes de blé. Du blé s’élancent de violentes flammes bleues, joyeuses. Le champ est incendié et pelé où bientôt des pierres tombent. Elles tombent du ciel, une pierre sur l’autre, un pêle-mêle de pierres. Les tumuli ou tombes ou menhirs s’accumulent. Avec ses chaussures à talons, Paloma avance. Les rochers sont gros comme des genoux ou des mamelles. Elle est arrivée en haut où est perché l’atelier du peintre qui signera Rueda le portrait qu’il fera d’elle. Paloma, les pieds en sang, est devant lui, le peintre ne cache pas son agacement. Vous n’êtes pas celle que vous dites. Il lui arrache la capeline qu’elle porte. Les cheveux de Paloma sont rouges. Elle offre au regard du peintre son corps et ses cheveux de feu ; il ne leur accorde pas la moindre attention. Il peint à la place de Paloma une femme grave et mesurée, vêtue d’un manteau couleur du ciel sage, un manteau bleuté, la femme tient dans ses bras le corps languissant de quelqu’un.

 Le 20 juillet 2011, la pluie battait. Au moment où je vois Paloma tomber aux pieds du peintre qui la représente en Piéta recevant le corps d’une sorte de Christ, je trouve dans ma boite à lettres la vingt-cinquième lettre de Goio et brusquement le ciel est rincé. Vous n’êtes pas celle que vous dites. Mais laquelle, répond Paloma interloquée. C’est qu’elle en prit, des identités. Ce jour-là, elle reste nue, dans la pose qu’elle s’est choisie, brûlante comme le ciel et les cheveux sanglants comme les pieds, sous le regard aveugle du peintre qui signe Rueda. La Piéta peinte est sans intérêt. Je range dans mon tiroir, avec la lettre de Goio, des photos d’hommes coincés dans les fortins du désert. C’est en 1920, dans le Rif. Sur l’une d’elles, un soldat tient par les cheveux la tête coupée d’un vieux chef de guerre espagnol. Les deux visages, celui aux yeux clos et celui aux yeux plissés, posent de concert. Sur une autre photo le beau-père de Michèle, fringuant, quittait son village du Tarn pour mater la révolte des Druzes en Syrie, c’était à sauve qui peut et en 1923, sauve qui peut mais j’ai vu Alexandrie.

 Le 21 juillet, en fin de journée, le ciel a brûlé. A Erromardia le lieu était mobile, il avait des plissements (des plaies). On avait l’idée d’un froissement (tête froissée chevelue par-dessus les pins, par-dessus les saules), la roche schisteuse et dans la descente, le flysch qui crache la petite eau, plus existante d’avoir appartenu à l’autre, gigantesque, dont l’idée écrase. Sur les galets le bruit physique est caressé, c’est un bruit qui est la peau ou qui est à la peau. L’arbre seul (le pin) vaut pour les autres essences. Et la réduction de la crique pour la permanence. Le sentier est exigu (avec les monstres des oliviers du Mexique, des oyats, des conifères hérissés, surpris). La matière est accroupie et dans la matière on voit pour de bon des dinosaures et chaque ultimatum de l’âme. On connaît une grève de la faim, une fermeture d’usine, le deuil d’un fils, un futur inenvisageable fait de bêtes robotisées et de paquets d’écume. On a les mains des singes. On a les poitrines velues et des cornes de vache. Io, sous les sabots de qui des terres en pointillés surgissent. On a des oreilles. Les vagues viennent et en quittant froissent nos oreilles de papier. Les galets blessés de cercles en étage et concentriques, des colimaçons en mémoire d’une mer fermée et maternelle, grattent, frottent. Un pan de  mur de mer et de lave, vertical, blanchâtre et tout là-haut c’est vert avec des nuances d’été, vif, le plus vif qu’on puisse imaginer alors qu’on a vu cent fois plus vif, en attendant le mur on le pétrit, c’est un mur à pétrir.

Paloma en prières. Ce n’est pas le portrait que peignit le jeune étudiant en arts signant Rueda qui, raconta Paloma, l’avait giflée ce jour-là. De celui-ci on ne connaît que le vrai faux portrait en capeline bleue, la Piéta bleue. Paloma en prières, je le trouvai dans la maison de Tolosa où je passai au début de l’été 2011. Paloma y est plus belle que jamais, absolument reconnaissable bien que plus âgée que sur les autres portraits. Chez Carmen, à Tolosa, le portrait aux prières est rangé dans l’album photographique, à côté des grands-pères et de la fille quand elle était enfant et déguisée en clown. Carmen suppose qu’il appartenait à la mère, elle ne l’a jamais remarqué, collé entre deux pages, jamais. C’est ainsi peut-être que la mère priait. Juste une image pieuse. La mère de Carmen est celle de Goio. La mère mourut sans avoir revu son fils. Les derniers mois elle était accablée de diabète et de fatigue et on lui coupa les orteils du pied gauche. On rogna jusqu’à la cheville. Enfin, au dessus du genou. Ce qui restait de la jambe était encore bleu. Elle s’éteignit. Quelques jours auparavant, elle avait noué dans un mouchoir deux parts de touron, une pour toi, une pour Goio, avait-elle dit à sa fille. Regarde quel beau ciel nous arrive brusquement. Elles avaient levé la tête, toutes les deux, la mère et la fille.

Au Plaza Berri un homme se tenait debout, coudes au comptoir, haut perché sur ses talons, vêtu d’une robe à petites fleurs délavée, ancienne et boutonnée jusqu’au col. La robe laissait voir des genoux énormes, des mollets poilus aux veines bleues. Les pieds noueux avaient fait sauter les boucles des escarpins noirs. Le patron, silencieux jusque là, occupé de mots croisés, me prit à part. Ne crois surtout rien à ce propos, c’est respect. Le patron du Plaza Berri sifflait ses mots. L’œil sur le bord des dents. Chaque jour depuis la mort de sa femme, il met une de ses robes. Le patron ouvre les bras, les garde en l’air un l’instant. La contrariété le surprend ainsi, ailes déployées, je reprends un café.

 Une femme au comptoir, la tête sur l’épaule, lasse, fouille au fond de son sac. Elle fait glisser sur le comptoir, jusqu’à moi, un petit portrait, cinq centimètres sur cinq. C’est une femme dit-elle. Elle est belle et confuse, n’est-ce pas. C’est évident, on dirait un homme. Le problème, poursuit lentement la femme alanguie du comptoir, c’est qu’elle m’empêche de dormir. Elle m’empêche littéralement de dormir. Gardez l’image, elle a l’air de vous plaire.

 Paloma en homme. Moustachue comme elle était. L’artiste inconnu avait peint à même le bois et les couleurs étaient par endroits écaillées. Le nez de Paloma était droit, long, légèrement trop long. Le chemisier s’ouvrait sur un buste musclé, les veines du cou étaient tendues. Quand je quittai le Plaza Berri, il ne me restait de la jeune insomniaque qui m’avait offert le portrait et à qui je m’identifiai douloureusement qu’une trace de femme dessinée au masculin et une brutale affection. La jeune femme du portrait et l’inconnue qui me l’offrit se confondirent. Je l’appelai Paloma et commençai, avec la collection de ses images, mes nuits d’insomnies.

 Paloma en homme,  une ombre de moustache sous le nez aquilin, l’œil fier, se met à réciter des slogans. Paloma en prières porte un foulard dont la soie est défraîchie. Le nez est plus subtil que sur le premier portrait. Paloma la Piéta bleue reçoit dans ses bras le corps languide d’un homme jeune, crucifié et féminin, la chair de l’homme langé est blanche, nue, trouée. Les hanches de l’homme sont épaisses et derrière, Paloma, menue, vêtue de bleu, a l’air de bien s’ennuyer.

 Il est un autre portrait que j’ai appelé La mère aux mains vide, l’enfant est minuscule, j’ai pour lui et la mère qui le porte beaucoup de pitié, je ne retrouve plus au matin la précision de mon rêve. L’enfant pas tout à fait mort palpitait encore avant de s’éteindre. Maintenant la mère a les mains vides. Elle maquille ses yeux, s’ils coulent ils seront démasqués, noirs et noirs corbeaux, plus jamais mère mais corbeau. La mère aux yeux maquillés revenait les mains vides. Paloma aux mains vides.

 Le 12 août 2011 je devais me livrer à un long déplacement. La veille j’avais reçu de Goio la vingt-sixième lettre. Sur une feuille vierge il avait collé quatre photos. Chaque photo représentait un pont accompagné de sa légende. Le pont chinois (le pont le plus long du monde) est en bas à gauche, celui de Donostia à droite et en haut au-dessus de la Chine est un pont néolithique. Je ne me souviens pas du quatrième. J’imagine une mince bande de terre s’avançant dans les mers – je voudrais qu’une digue longue et mince à souhait, une lame, troue l’océan horizontalement.

 3.

 Le commissariat surmonté des cornes noires de nuages superposés tremblait sous l’orage. Le 3 août 68, dans l’appartement, la lumière tombe. L’homme au crâne rasé a ramassé la photo. Comme on sort une dernière carte, il approche la loupe du bord droit de la photo. Encore et encore. Qu’est-ce que tu vois, là ? Ah, dit la vieille femme, je l’ai assez vue. Quelque chose qui cloche. La vielle femme ne voit pas. Sur le toit, là, où la photo est corrompue, une forme barre la ligne de lumière. L’homme approche l’œil de la loupe. Un homme, dit-il. Accroupi, on ne lui voit que la tête. Qui ? Celui qui l’a jeté. Un homme qu’on ne voit qu’à partir du menton mais je n’ai aucun doute, c’est le mort. Qui ? Le mort. C’est lui qui l’a fait. Regarde. Le mort d’hier, c’est lui qui l’a jeté.

 Ils se sont esquintés les yeux sur la photo. La tache était trop floue pour qu’on soit sûr. Le fils premier de la vieille femme n’en démordait pas. Le mort d’hier, on le voyait, répétait Emilio fils de Noémie, on le voyait, sur la photo, tronqué, mesquin, rigolard, regarder, du toit du commissariat, pour peu qu’on se donnât la peine, le fils second de Noémie, Joxe, étalé sur le ciment.

 Dans cette même cuisine où il tourne maintenant comme pour l’approfondir ou la rendre sensible (à force de tourner peut-être que de l’espace surgira quelque chose, une certitude), Emilio, fils de Noémie, frère du mort défénestré par celui qui, goguenard, se fait prendre en photo après exploit et qui le 2 août 1968 tomba, frappé d’une balle, dans l’escalier de sa maison, tête la première et sans théâtre, Emilio (triste tête disait Joxe quand il revenait avant qu’il ne revienne plus jamais, mauvaise graine, Joxe en rajoutait), Emilio dans cette même cuisine où il tourne aujourd’hui a vu un jour d’automne Noémie dresser le couteau de cuisine, porter la lame à son cou et couper à la plus fragile veine du cou. Mon sang tout frais. Trois gouttes sur la table de la cuisine. C’était peu avant que ne tombe par la fenêtre du commissariat Joxe et que Méliton Manzanaz, tout de suite après la chute, ne soit pris en photo, rigolard, en plein théâtre, par un collègue anonyme amusé. 

 Ovide a brûlé, avant l’exil, les XV livres de ses Métamorphoses, c’est du moins ce qu’il écrit du Pont aux amis de Rome, c’est ainsi qu’il tente de fabriquer pour les Métamorphoses une légende comparable à celle de l’Enéide que Virgile suppliait, agonisant, qu’on brûlât ; si souvent les feux furent vains, feux pour la mémoire et feux paradoxaux, des feux pour la conservation, conservation en creux, fragile mais certaine de l’immense texte, sempiternel, vagabond, brûlé en ses bords, condamné mais lisible, avec failles doutes et fautes, auréolé d’améliorations futures que la mort ou l’exil ou l’infidélité des amis empêchèrent. Le texte s’ouvre et meurt Ovide dans un mystère.

 De Montmorency à Genève, de Neuchâtel à l’île de la Motte, d’Angleterre à Ermenonville un autre passe, philosophe qui aima l’eau et peu (ou trop) les hommes et repasse, errant, vêtu à l’arménienne, évitant les cailloux jetés à sa fenêtre, ne les évitant plus, toujours plus exposé cherchant retraite plus étroite, vif et arménien, plus vif, plus épuisé et plus arménien. Il marche, dément. Les collines sur le lac de Bienne  font avec les eaux calmes du lac un contraste salvateur, cotonneux. Les collines l’enveloppent. Il faut partir encore, sur le passage un livre est condamné à être brûlé – mais ils ne brûleront pas les auteurs, dit le philosophe qui ne veut plus écrire. Ils les saisissent. Ou pour éviter le scandale font mine de les saisir. Ils les offrent, comme en d’autres temps, à l’exil. Les exils se ferment, ce sont des goulets étroits, des îlots, reste un rempart de végétation, une haie. La folie croît.

 Quand l’écrivain ou l’exilé sort de sa chambre, lui sautent au visage des acanthes aux questionnements bavards. Les acanthes ne lui laissent aucun répit. Qui es-tu, qu’as-tu à dire et comment te tiens-tu, de quel droit, devant nous. L’auteur (l’ermite / l’exclus) connaît alors une sensation familière, une sorte de complexe d’élargissement suivi de rétrécissement. Le corps ne maîtrise plus l’horizontalité, grossit, maigrit, recommence, une infinité de fois, jusqu’à ce que les bavards ou les acanthes qui font face, grands, gigantesques, tout nez, tout front, se découragent et quittent décontenancés les lieux, le lieu où l’autre devait se tenir pour parler.

 Les volets sont fermés et le corps de l’exilé (l’écrivain, l’ermite) est allongé, mou, sans ramage, immobile, dénué d’épaisseur, de largeur, il n’existe qu’à peine, et qu’il produise malgré lui des images sexuelles tragiques, cela ne regarde que lui et le regarde tristement vue la solitude qu’il ne bravera pas ne sachant, par manque de corps et par manque d’esprit pour inventer le corps, la braver. Il fut une temps de petite peau, alors la bataille s’était tenue, les javelots croisés, le sang avait coulé, c’était sous l’œil aimant et maternel qui voulant tout embrasser, tout conserver, échoua.

Aloysia ou Notre besoin de consolation ….

Quand Elise arrive, elles posent les masques. Chacune pose sur la table marquetée le masque peinturé d’une bouche violine, charnue. Sur le front du masque de Valentina, des cornes noires sont dessinées, des troncs d’arbre noueux, des tigrures. Elles épongent la sueur derrière les oreilles. La cérémonie a été épuisante.

Elise est arrivée très tard. Nous diras-tu ton prénom de ville, Aloysia ? Le visage d’Aloysia se fige. Elle retient son souffle. Des bruits de bottes, un cliquetis d’armes et de ceinturons sévères : une cohorte peut-être passe. Le front d’Aloysia est rayé horizontalement. Quatre ou cinq lignes d’âge, arquées, dessinent ses joues. Les hommes en armes ont disparu. Le silence est lourd.

Elise est préoccupée, elle ne veut rien savoir pour l’instant – ni des hommes en meute ni des pouvoirs d’Aloysia. Peut-être la scène d’Aloysia, promise et préparée, la cérémonie, dure-t-elle encore. On fait le rêve de quitter le rêve et éveillée au fond du rêve il s’agit de s’éveiller encore, une dernière fois, de toute urgence. Le danger est physique, on veut nous rétrécir, peut-être par les oreilles, peut-être par ailleurs, la lumière est cisaillée, les brises sont cisaillées, l’espace entre l’assaillant armé et moi-même (dont on ne voit que les oreilles) est réduit, se réduit, on me touche. Une voix prononce qu’il ne s’agissait pas de  moi : on cherchait des choses légères, on cherchait les choses ténues et flottantes qui font courir les rêves.

Elise Dmitriev porte ses mains à ses tempes. Il y bat un sang costaud, épais, le sang de la plante des pieds, le sang de ceux qui s’agenouillent, décident de l’heure du feu et tombent surpris pourtant, hagards. Elise frissonne. Une imagination. Comme les soldats d’Aloysia, une hallucination. Le petit ours qu’est Aloysia sourit, tout s’est bien passé, dit-elle encore. Et : comme on a voyagé.

La cérémonie était réussie. Aloysia le répète. Valentina a mal à la gorge. Il y a dans l’air une pointe de réprobation. Mais où. Six ou douze grands oiseaux s’envolent dans un froissement de velours. Ce sont des oiseaux en armes, l’épée cachée sous le plumage. Ou bien : un oiseau aux ailes grasses et luisantes (d’une matière qui laisse venir la lumière ou l’image) devient Valentina. Un oiseau devient Valentina, plane très lentement par-dessus les toits. Les angles se chevauchent défiant les géométries. Quelques fils tendus brusques se rompent. Le vide entre les corps ou les images fourmille. L’oiseau garde en lui un cri secret, très profond, très secret. Le cri malgré la rétention va exprimer un peu de lui en larmes salées. Les larmes coulent le long du bec de l’oiseau. Finissent en flaque dans laquelle les enfants en bas jouent. Derrière chaque temps (instant, laps d’un son, de syllabe), d’autres temps se cachent. Les yeux dans le vide, léthargique, Valentina, pose une joue sur la table.

Les camarades sont assises autour de Valentina. On a bien voyagé, répète Aloysia. Qui parfois fait bouger le bras (du bout de la bottine) ou les hanches du cadavre caché sous la chauffeuse.

Aloysia ne nous a jamais montré la lettre dont elle dit qu’elle l’a trois fois perdue et trois fois miraculeusement retrouvée. Elle nous a raconté l’anecdote du dernier retour de la lettre, retour imprévisible et enchanté : les lampions étaient allumés au bord de l’étang du Canet, on fêtait la sainte Agathe, un héron pourpré clopinait. Dans son bec l’oiseau tenait la lettre perdue. Le héron crache la lettre sur les roseaux. Aloysia la retrouve et l’égoutte. Depuis, elle la cache. La lettre assigne, dit Aloysia, à Aloysia un sort incomparable, le sort qu’eurent ceux et celles qui comme elle sont nés coiffés. Un sort et des devoirs : toutes sortes d’actions à mener et non des plus faciles. La cérémonie à laquelle a participé Valentina cette nuit est un point culminant sur le chemin du sort incomparable et mystérieux promis à Aloysia.

Elise est arrivée très en retard. Elle n’a pas assisté à la fabrication du cadavre qu’Aloysia pousse maintenant du bout du pied, nerveusement. D’abord, elle n’a pas compris. Les filles ont posé les masques. Il fallait boire à la coupe magique dont les parois sont écrites et guérisseuses. Aloysia tranchait l’air de coups de canif. Parfois, elle s’arrêtait et effrayée guettait des présences ennemies. Rien ne semblait plus vrai que la bataille menée.

On est au mois de février 1877. Le chemin est marécageux. La jeune femme veut se lever. Elle a donné naissance à un enfant féminin née en avance et coiffée. Pilar a longuement marché, l’enfant dans les bras. Elle trouve refuge. Elle demande de quoi écrire, c’est du français d’oreille tranché de catalan, personne ne le sait car personne ne lit la lettre. La destinataire est l’enfant qui vient de naître, au mois de février 77. Pilar craint de ne pas survivre et confie la lettre à la métayère qui les nourrit. Elle lui confie la poche amniotique qui couvrait la tête de l’enfant à sa naissance. Dans les champs où elle glane, Pilar tombe d’épuisement comme elle s’y attendait. Cela bien qu’elle ait de nombreuses raisons de survivre. Ce jour le ciel est verdâtre, des corneilles le rasent et Pilar de ses deux mains le pousse, le pousse, le recule farouchement, en vain.

Avec la poche amniotique et la lettre de sa mère, l’enfant de sexe féminin conserve, en souvenir de sa mère, un mystérieux bol de rondeur parfaite. Sur les parois du bol est gravé un texte guérisseur. De ces trois objets, la lettre trois fois perdue et une fois dans le bec d’un héron absurdement retrouvée, le bol de guérison et la coiffe de naissance, la jeune fille ne se sépare pas.

L’orpheline a quatorze ou quinze ans. Jusqu’en juin elle a travaillé à Castres. Mi-juin elle s’est sauvée, a fait un morceau de chemin à pied, le reste en train. Au début du mois d’août 1891 elle détroussait les passants à la porte de Pantin. Elle y a rencontré Elise. Bientôt toutes les deux ont recueilli Valentina malade des nerfs et revenue de Suisse. Valentina a des mains d’homme, a creusé des tunnels, fait du mauvais théâtre, lavé les draps des riches. Elle raconte qu’elle était cantatrice et a perdu, il y a vingt ans, avec son domicile parisien, sa voix.

Quelque chose m’a ouvert à la gorge. J’ai sorti un quart de lobe d’oreille. Une once de peau. J’ai avalé l’air avec le huitième de ma bouche. J’ai pris ce que je pouvais prendre avec la moitié, le quart, moins que ça, qui restait. Tellement j’ai pris dans tellement peu de contenant.

Elise et Aloysia calment Valentina. Aloysia fait quelque pas de danse, s’assied de nouveau, ses pieds ne touchent pas le sol mais en gigotant un peu elle parvient à remuer le corps de l’homme caché sous la chauffeuse.

Elise, amie de Jenny Marx, pose le pied à Paris le 22 mars 71. C’est le tout début de la guerre sociale. En pleine journée Paris dort ; Elise a des rendez-vous. 71 sera la contrepartie de 48. Les indigents dans la rue, les rhumatisants, les infirmes vivent de la charité publique, l’Assistance publique a fermé ses portes et les administrateurs sont partis avec les caisses. Sur l’île Saint-Louis Elise a rejoint Noémie et son frère Elie. Elle a vingt ans. Ce qu’elle voit ce jour-là sur le trottoir la surprendrait si elle y accordait la moindre importance. Elie et Noémie lui donnent des informations capitales. Ce qu’elle voit, que le frère et la sœur ne voient pas, pourrait l’effrayer si elle en tenait compte, un présage dit-elle aujourd’hui (peut-être étais-je aussi épuisée du voyage qu’excitée par la révolution que nous épuisions de paroles), un présage de ce qui viendrait vers moi plus tard, à Pantin, ce qui dans la nuit grasse trancha dans l’épaisseur de mes jours et m’offrit deuxième désir et deuxième force.

Elle écoute Noémie et Elie. Elle ne regarde pas l’enfant mendiante qui approche. La mendiante rétrécit à mesure de l’approche. Elise oublie le phénomène et l’enfant mais toujours plus petite l’enfant tend la main. Elise baisse les yeux. Elle a la berlue. Elie et Noémie donnent quelques pièces à l’enfant sans montrer le moindre étonnement. L’enfant a rétréci, l’enfant m’arrive aux genoux. Elise s’interroge si la succession de secondes où s’élabore la pensée suffit à rétrécir une enfant pour de bon et elle revient au beau visage de Noémie dont les yeux vont au vert dans le mois de mars et de Paris et aux paroles d’Elie On a trouvé dans les Ministères abandonnés des télégrammes, celui-ci de Jules Ferry : une partie des bataillons, une minorité, obéit à un comité occulte qui n’a pas d’autre but que de rassembler fusils canons et munitions. Un bon général pourrait reprendre en main les bons éléments.

Maintenant l’enfant est aux chevilles et aux talons, elle lève les yeux vers moi, visage mutin et transformable, les yeux d’un chat, je ferme les miens, les rouvre à toute vitesse, l’enfant féminin est sur mes bottines, une boule de poils à mes pieds. Noémie attire mon attention et je reprends plus loin, ailleurs, où sont nos espérances. L’assemblée de Thiers devait légitimer le coup d’état contre Paris. Tu parles, l’affaire des canons pouvait s’arranger dix fois. Cependant le corps minuscule et douillet a trouvé un gîte, recroquevillé sur le cuir de mes bottes.

Vingt ans plus tard la petite bête m’appelle, ou sa pareille, c’est à Pantin. Je l’ai prise sous mon aile. J’ai appris à sortir certaines nuits, m’a dit Aloysia tout de suite. Ne t’inquiète pas si je quitte la chambre portée sur le dos d’un griffon ou d’un chat, c’est que j’ai à faire.

Au mois de mars 1871, une petite bête s’est pelotonnée sur les chaussures d’Elise pendant que Noémie et Elie racontent leur journée du 18 et rêvent de faire jusqu’à Versailles la chasse aux fuyards. Excitée par la puissante réalité de ce qui jusque là était une idée, Elise avait secoué la tête et nié la mendiante à ses pieds.

Aujourd’hui elle regarde sans un mot Aloysia qui fait bouger le corps sous la chauffeuse servant de lit et de cachette. Elle se mord les lèvres nerveusement.

Au début du mois de septembre, Valentina était arrêtée. Quelques mois plus tard c’était au tour d’Aloysia. Le procès serait retentissant. Quant à Elise, elle s’était échappée, munie d’un faux passeport et d’un homme de vingt ans son cadet. Peut-être avait-elle rejoint la Russie et ce qui s’y préparait. Au mois de septembre 1892 à Paris, les fleuves charrient de piètres mémoires. L’angoisse ne touche rien. Un mort ou dix mille ou l’effroi de mourir (les yeux vides déjà, on n’a plus qu’à se présenter) d’un seul, de dix mille, ce n’est pas grand-chose.

Le 30 août 1892, des gens d’armes entrèrent au cinquième étage de l’appartement de la rue des Pyrénées. Ils frappèrent à la porte, n’obtinrent pas de réponse, forcèrent la serrure, trouvèrent le corps de ce qui fut un jeune homme glissé sous la chauffeuse, le corps dans un état tel qu’on  ne pouvait que deviner le jeune homme. Les gens d’armes se munirent de masques, de pinces et de pelles et lorsqu’ils descendirent le corps langé dans un linceul de fortune les riverains, cloués en bas, frémirent d’horreur. Pour toutes pièces à conviction les gens d’armes ramassèrent des hardes, trois masques artisanaux qui représentaient des animaux sauvages.

Valentina, que les voisins appellent la folle, disparut à son tour. Elle a déguerpi, toute nue si vous voulez savoir, c’est comme ça que je me souviens. Je l’ai dit à mon mari, la folle court toute nue, courir pour courir, il a dit, un 15 août, la pauvre fille. Les voisins étaient formels. Quant à l’étrangère, ils s’en étaient toujours méfiés.

Je prenais des notes, debout, carnet sur un genou. Des enfants s’accrochaient aux jupes des femmes. Une étrangère, une socialiste, avec les bonnes manières. Les bonnes manières, grommelle un petit homme qui tient à la main un torchon. Elle en avait jusque là, des valises. Ils ont fait trois trajets jusqu’à la voiture, elle était au bras d’un joli monsieur au visage de fille. On l’a vue monter dans la voiture. Zou. On s’en méfiait, de là à se douter. Pourtant : elle part avec sa flopée de valises et un gosse qui n’a pas vingt ans, c’est peu avant le 15, attendez. Elle a salué, rien expliqué, c’était pas son genre. Pour être polie, oui, oui. Cette odeur, avec la chaleur, au début, on ne situait pas. Je dirais le 13, le lundi, il faut vérifier. C’était un beau jeune homme qui partait avec elle, tête tendre et bouclée, j’aurais dit une demoiselle. C’est lui qui conduisait la voiture. Enfin ça me ferait quelque chose que ce soit… Vous croyez ? Dire qu’elles l’ont découpé… Vous pensez que…

Oh on aurait vu, nous autres. Comment ça, on n’aurait rien vu ? Quelqu’un d’autre dans l’appartement avec les deux filles ? Non jamais, pensez, j’aurais vu, sur le même palier, la fenêtre sur la rue. La femme rit, non, personne d’autre, et de la visite, jamais.

On a recomposé tant bien que mal le cadavre, on a posé sur ses yeux un bandeau noir. On a rempli d’étoupe les trous vides de chair. Le bras droit est détaché du corps. Non, ce n’est pas le garçon de la Russe, dit la voisine. Elle ne l’a vu qu’une fois mais elle est sûre de ses cheveux blonds et bouclés et de sa haute taille. Celui-ci est petit. Brun comme tout. Comme on nous l’a arrangé, ce petit monsieur.

Le corps d’Aloysia, arc-bouté, est tendu comme celui d’une acrobate. Une  machine à vapeur passerait sous le pont de son dos cambré. Elle reste ainsi de longues minutes puis, bras en croix, tombe. On est au début du mois d’août. Aloysia ne répond à aucune question. Quand on pense qu’elle a froid, on la couvre. Ses yeux sont une petite fente blanche. La prunelle disparaît. Sur la peau laiteuse éclatent des fleurs rosées, des griffures étoilées. Elise pose la main sur le ventre moucheté. De l’ongle elle écrit à même la peau. Elise. Les lettres rougissent, gonflent, durcissent, de petits tumuli de chair se dressent, s’horripilent. La peau est écrite comme le sont les parois du bol magique. La peau est sous l’ongle d’Elise. Aloysia se redresse et sans remarquer le nom durci sur son ventre elle veut savoir si elle a parlé. C’était incompréhensible, dit Elise.

Les voisins étaient formels : seules deux femmes vivaient dans l’appartement. L’étrangère, qu’on avait identifiée, prénom Elise, nom Dmitriev, et l’autre, qui n’avait pas toute sa tête, sous la protection de la première. Tout s’est précipité : la première a accumulé vingt ans de bagages et s’est sauvée au bras d’un jeune homme au visage d’ange, dans une Peugeot dernier modèle, la capote blanche faisait un auvent ou une couronne à la fière étrangère et les bagages tenaient tant bien que mal les uns sur les autres. L’autre s’est enfuie deux jours plus tard, le 15 août, c’est l’aube et elle est nue. On recherche, fin août, la folle et la Russe.

Début septembre, Valentina est arrêtée. On ne retrouve ni ne retrouvera Elise. Les propos de Valentina sont confus : il est question de la viande d’un jeune homme que l’on tenta de rendre plus douce. Pour cela il fallut ouvrir, coudre, découdre et recommencer. Jamais l’opération ne fut réussie. Jamais on ne put se rassasier.

Les placards étaient vides, les lits défaits, quelques couvertures pliées sur les chaises. Trois ou quatre gouttes de sang, sur le sol, près du lit, avaient séché. Le sang a rempli les rigoles du bois. Je gratte les traces de mon ongle. Je voudrais pour mon repos un édredon qui épouse chaque forme. C’est ici qu’a eu lieu le rite barbare que la rumeur grossit.

Une silhouette reste tapie derrière le muret qui sépare de la rue les jardins ouvriers. La première personne, de sexe masculin, qui traversera l’espace, nous l’attraperons. La petite silhouette est seule, accroupie, prête à bondir. L’homme est de taille moyenne. Il est brun et chantonnant. Il boite légèrement, ce qui est un détail. Il est jeune et tête nue. Il porte un foulard autour du cou et si ce n’est le léger vacillement d’une jambe sur l’autre il semble en pleine possession de ses moyens. Nous, pense la silhouette informe et accroupie, allons le prendre à la gorge. C’est ce qui se passe. Un lacet l’entoure au cou, le rougit en cercle, creuse une rigole entre le buste et le regard, c’est vite fait, il tombe dans un râle tiède, bref, poli. Il est impeccable, bien mis, le pied gauche n’est pas chaussé. Il est à terre. La petite silhouette disparaît complètement sur et sous le cadavre. Couchée, plaquée contre le corps sans vie, la silhouette ne bouge pas. Elle connaît un instant de panique. On est le 12 août 1892. C’est un dimanche peut-être, les cloches d’une église sonnent, du moins la petite silhouette les entend. Elle reprend confiance. Du canif elle déchire les vêtements de l’homme. Le corps est nu. C’est alors qu’elle l’aime en sa totalité. Elle peut le toucher. Elle peut le toucher jusqu’à la disparition. C’est l’heure de Valentina. Tout s’est passé comme prévu. Valentina rampe. Quel léger frottement. On se redresse. Valentina et Aloysia portent le corps, il est 5 heures du matin. Les deux filles courent. 12 août 1892, 5 heures 20 du matin. Elles ont 20 minutes de retard. Elles couchent le corps au milieu de la pièce, sur le plancher, attendent. Aloysia montre un moment d’inquiétude : l’homme n’avait qu’une chaussure, ce n’est peut-être qu’un détail mais elles ont vingt minutes de retard et quand elles posent le corps à terre, Elise n’est pas dans la pièce. On va commencer sans elle.

Quel est ton prénom de mère, demande Elise à la jeune fille. Le soir est tombé. Aloysia joue avec le masque fabriqué pour l’occasion. Dans la nuit, après qu’Elise a posé maintes fois la question, Aloysia répond. On voit la petite bête nue qu’elle est, moustachue, cornée et griffue. Une dernière fois elle se pelotonne. Le prénom donné par ta mère à ta naissance. Elise, dit Aloysia, c’est mon prénom de naissance, Elise.

Elise Dmitriev est arrivée en retard. Aux environs de midi elle ouvre la porte. Les deux filles ne sursautent pas. Nous avons voyagé, a dit Aloysia. Je ne sais pas à quel moment j’ai compris, dirait Elise si on la retrouvait. Elles avaient coupé, tranché, attendri, mangé, cousu, recoupé et remangé. Quand je suis arrivée le corps était sous le lit, je ne l’ai pas vu tout de suite. Nous avons bu à la coupe d’Aloysia.

Sous une latte de plancher flottante de l’appartement condamné, les enquêteurs trouvent, au milieu du mois de septembre, un canif au manche de corne. Sur la corne on lit Aloysia. De toute évidence il y a, dans l’histoire du meurtre de la rue des Pyrénées, une troisième personne.

Le 15 août Valentina a quitté l’appartement où est caché le  mort déchiqueté. On la voit rôder, complètement nue, aux alentours de la rue Puebla. Arrêtée, elle avoue avoir mangé de la chair d’homme. Nous avons bu, dit-elle, dans le vase dont le texte, gravé sur les parois, guérit. Il combat les poisons, les morsures, les fièvres, les maux de ventre, les abcès et les éruptions. Il agit contre les pertes de sang et le mauvais œil. Il faut boire l’eau qui a touché le texte. Il guérit de l’oubli. Il ramène les amours perdues et réconcilie les frères ennemis. Il guérit les hésitations.

Quand en janvier 93 la police arrête dans le cimetière du Père Lachaise une fille malingre, collée au corps en décomposition d’un jeune homme dont elle a profané la tombe, on fait le rapprochement avec le fait divers de l’été. La jeune femme tient contre elle un vase de facture orientale. Les gens d’armes ont toutes les peines du monde à soulever la fille. Elle est dotée d’une force extraordinaire. Le feuillet, plié en huit, déchiré aux pliures, qu’elle a rangé au fond du bol d’Aden, restera illisible. La tristesse s’alourdit, il fait une nuit poisseuse. On peut aller à la mort, dormir avec elle, la fréquenter, y goûter.

Le chemin est droit. S’il sillonne c’est plus loin, là où je ne vois pas. Je suis attentive à chaque mouvement de terrain. Un orne, on dit un frêne à manne, immense, à ma gauche, forme une étape. Un chant d’oiseaux inconnus dans les branches de l’orne me sert de chant des sirènes mais je poursuis, quelque chose attend devant et c’est pourtant le temps (la moitié de mon âge) où j’ai cessé pour de bon de penser que quelque chose attend. Je vois ce qui dégringole : on va couper tout ça en petits morceaux, cou, épaules, nuque, nuque, et cet endroit du cou où ça passe, circule. Il y a ce qui dégringole et ce qui résiste à la dégringolade, y résiste de toutes ses forces. Je marche dans ce double état de résistance et de perte. D’attente et de fin de l’attente. Il y a quelque chose là-bas qui m’est destiné. Cela ne me met pas en grande joie, j’ai passé le cap des grandes joies. Le chemin est droit, il dure toute la nuit, autrement dit il court tout au long du rêve. Il est trop tôt pour m’éveiller. Il est trop tôt. J’ai oublié quelque chose. Une silhouette élégante, légèrement pliée sur elle-même, me fait un signe de main. Je m’approche et l’avise : sur cette femme il n’y a pas de visage. Je sursaute. J’ai vu ce qui tient entre l’attente et la non-attente, entre ce qui dégringole et ce qui refuse de le faire.

A l’aube du 23 mars 1892, jour de l’exécution de la sentence, dans la cellule de celle qu’on appelle Aloysia, les gardiens ne découvrent rien ni personne, ni ombre ni chuchotement. La tête de Valentina roule dans la sciure.

La femme sans visage n’était pas devant comme dans mon rêve mais légèrement en surplomb, elle servait de guide mais de guide trompeur, borne d’en haut, illusoire. Un demi corps de lézard tressaute sous les pierres. Nous avançons, les lauriers roses et les fougères préhistoriques nous frottent aux épaules, nous sommes suivis par de petits membres épars, masculins, féminins, morts et vivants et joyeux, ils marchent derrière nous, pas gênés, ils sont nos fiers enfants, ils l’affirment, quand même furent-ils coupés brutalement, quand même furent-ils nés ainsi, l’œil à l’oreille, la jambe à l’épaule. 

Aloysia quitte Castres pour Paris. A quinze ans elle a déjà vécu de longues journées d’usine. Elle a emporté avec elle la coiffe avec quoi elle est née, la lettre rédigée par sa mère catalane, le bol des légendes et des guérisons. Elle possède de petits poings encolérés. Quand elle rencontre Elise dans la nuit de Pantin, c’est l’aubaine. Elle s’installe rue des Pyrénées dans l’appartement du deuxième étage. A Elise qui a lutté sur les barricades une enfant paraît dans la nuit de Pantin sous le nom d’Aloysia. Qu’à cela ne tienne. A Elise l’amour venait facilement. Elise porte assistance aux enfants transformables et affamés.

Cependant Aloysia est dans le paysage (un bosquet de roses s’embrouille, la terre est capricieuse, les feuilles de fougères entravent le pied du rosier, pointées deux branches s’évadent, craquent en tombant, poussées par le poids des fleurs, l’une l’autre, parallèles). Aloysia est le paysage. Des flocons s’échappent, volètent. Aloysia les prend. Elle devient les flocons. Elle a ramassé de vieilles choses dont elle s’est ornée, ravaudée. Des lettres, des tas de paperasses, des vieux journaux. Elle a mis tout ça contre sa poitrine. Que quelque chose fuie et c’est la fuite entière. Elle préfère ne pas crier. Il s’agit de rester calme, de calmement fomenter la croissance (la conquête, le salut). Elle ne veut pas faire peur à ceux qui approchent. La plupart de ceux qui approchent, elle ne les voit pas. Ils fondent dans le paysage qu’elle est, au milieu des fougères. Les herbes grasses, poussées trop vite, piquent la plante des pieds. Elle travaille à apprendre à distinguer. D’abord les femmes, ça, ça va tout seul. Aloysia-le-paysage est heureuse. On fait des entraînements toutes ensemble et Aloysia-le-paysage devient de nombreuses Aloysia c’est à dire de sombres paysages – avec des zébrures dans le ciel comme en orage et des fentes dans les grottes qui logent les géants. On fait un effort de rassemblement puis un effort d’accroissement. Ogresse, la petite figure d’Aloysia qui connaît chaque mort par son prénom a faim. Si on la prenait par les coudes pour la traîner n’importe où (bûcher, mur des fédérés, place des guillotinés), elle hurlerait et chaque temple tomberait. De fait elle fuit. Elle fuit en sifflant, file. Elle a faim. Elle veut. Elle prend. L’enfant-joie qu’elle a fabriquée de toutes pièces, que personne n’y touche. C’est un duel à mort.