quitter K, Maria S et Vaggelis G, mardi soir, avoir entendu d’eux, qui en souffrent, ceci, qui m’est aussi insupportable : tout le monde s’en moque. Tout le monde s’en moque ou fait comme s’il s’en moquait. Nous qui avons un peu de temps de pensée, quelque disponibilité, nous ne parvenons pas à tout mettre en œuvre pour empêcher les conséquences dramatiques et inhumaines d’un monde volontairement, programmatiquement, coupé en deux
la Grèce, Grèce porte et trou, fossé des migrants qui n’y échappent plus. Grèce -prison
d’abord, il y a ce qu’on a compris jusque-là le “décret Dendias” : eh bien ce n’est pas un décret. Ce n’est pas une loi, ce n’est pas une circulaire et ce n’est pas un décret. C’est un avis, un avis du conseil légal grec, me dit M, et je l’écris. Conseil d’Etat ? C’est ainsi qu’écrira T, au camp de Corinthe, quand il rédigera la lettre adressée aux députés européens : le Conseil d’Etat grec. Un avis, est-ce la raison pour laquelle on ne peut pas faire un recours devant la Cour de Justice de l’Union Européenne ? Il faut lire l’avis, il est fou : il promet la rétention indéfinie, à durée indéterminée, aux sans papiers, aux migrants dont la présence en ville, dehors, serait une atteinte à l’ordre public. Un danger social. Ils ne possèdent rien, sont pauvres dit l’avis que j’ai pris jusque là pour un décret, l’avis 44/2014, signé Chrysofoula Augerinou et Dimitris Katopodis, les migrants sans papiers doivent être retenus jusqu’à l’expulsion, surtout s’ils ne collaborent pas à leur expulsion
on y est
les pauvres, à perpétuité retenus quand on n’arrive pas à les renvoyer chez eux
le droit, donc, et K explique : il était, dans sa jeunesse, un conservateur puisqu’il croyait à la force du droit quand les copains voulaient la révolution. Aujourd’hui, à l’âge de 50 ans, ce n’est pas qu’il ne croit plus au droit, pas du tout, mais il ne s’agit plus de droit, de philosophie du droit il ne s’agit plus par le droit de protéger, distinguer – ce sont des arguties et des interprétations et des interprétations d’interprétations par chaque cour dont il s’agit, K est un peu découragé, il n’a pas bougé, lui, l’ancien conservateur qui croyait au droit et que le droit déçoit, il n’a pas bougé mais les révolutionnaires ont bougé, ou les gauchistes, c’est par le droit qu’il pensent faire bouger, lentement, lentement, les choses
et par l’art, dit Spiros, par les représentations, pour quitter les phobies. Les phobies, on en a deux, celle d’Al-Qaïda et celle des maladies, tous ces migrants qui viendraient pour te contaminer
il faut avoir d’autre rêves
il y a pire que le camp de Corinthos : il y a les ghettos du nord de la ville que les mafias louent à des familles entières, 40 personnes dans 12 mètres carrés, pour y aller on a dû mettre des masques sur la bouche, dit V
et le commissariat à l’ouest d’Athènes (se demander si c’est l’Odapone, dont parlait T, 15 jours en cachot)
changer Dublin 2, c’est la première chose à faire, même si (K) les pays du Nord ne renvoient pas beaucoup de monde en Grèce, il faut changer Dublin 2, c’est essentiel, ce sera cette peur de moins, la Grèce comme porte et non comme trou ou fosse d’oubli
un avis du conseil légal grec, ce n’est rien, ce n’est rien et pourtant elle est effective, la détention illimitée des étrangers à expulser. Si on ne peut pas faire un recours auprès de la cours de justice européenne, on peut en faire viser la constitutionnalité devant les cours constitutionnelles
à Contomini la cour a décidé qu’on ne pouvait pas décider sur une mesure mais sur la détention. Au cas par cas, donc
certes la rétention illimitée est contre le droit et les sans-papiers doivent être libérés après 18 mois de camp (18 mois puisqu’ils sont des menaces pour l’ordre public, 12 mois quand ils ne mettent rien en œuvre pour collaborer à leur expulsion, et 6 mois normalement – directive européenne, chapitre IV, paragraphe 5 : “la rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois”) mais la cour de Contomini ne peut juger que de la rétention, pas d’une mesure
et la réponse à la question des avocats grecs sur l’interprétation de l’avis est la suivante : les 18 mois grecs de rétention peuvent être prolongés d’une peine de prison indéterminée de détention (punissant le fait que le migrant enfermé n’a rien fait pour collaborer à son expulsion). La meilleure, c’est que cette détention peut se faire dans le même lieu que le premier temps d’enfermement
on a bien noté la différence : rétention et détention
et on a bien noté que les 18 mois, qui comprenaient déjà prolongation de 6 mois pour non collaboration et prolongation de 6 mois de plus pour menace à l’ordre public, ce temps très long, prévu et encadré n’est plus rien, et on recommence, cette fois sans cadre, cette fois sans terme. On a glissé, ce qui n’était pas un délit, être sans papier, était puni d’un temps de rétention ; le délit, ne pas collaborer à la fin de sa rétention est puni sans fin
tu demandes l’asile, comme T, parfois, pour avoir en tête l’idée d’un terme. Demandeur d’asile, en Grèce, tu es enfermé. Ce qui, dit K, empêche des réfugiés qui y auraient droit, de le demander – la rétention, même limitée, est longue et insupportable
il y a les degrés de l’insupportable
si comme T tu as été arrêté, pour une durée illimitée, sans papier sans demande d’asile, tu préfères devenir alors demandeur d’asile à durée de rétention, longue mais limitée
et encore : à supposer qu’on en soit encore aux 18 mois, le gars fait ses 18 mois de rétention. A Corinthe. Il sort. Dans les heures qui suivent on le rattrape, ça recommence
tu es libéré de Corinthe, le soleil blanc de Corinthe, les 11% Aube dorée de Corinthe, et tu es rattrapé : qu’est ce qu’on fait, là
les juges ne voient pas les retenus, dans le meilleur des cas leurs avocats mais on a trop honte de leur état, maigreur, barbes, saleté, maladies pour les conduire devant le juge
selon les jurisprudence en Grèce tous devraient être libérés, tous (dit K), pas un qui devrait rester en camp
il y a une question qu’évoquent K, Maria, Vaggelis, Effy : l’économie parallèle que crée la politique d’immigration. A Corinthe, au début, les gens râlaient de voir s’installer un centre de rétention sur l’ancien camp militaire. Bientôt, ils y ont trouvé des avantages, c’est finalement beaucoup de boulot : pour les travaux publics, qui réparent et construisent, l’aubaine. Pour les restaurants, comme dit T, Korinthian ou Pietis, c’est l’aubaine. Korinthian et Pietis qui servent des repas qui ne rassasieraient pas des enfants de 3 ans, dit T, sans sel, alors que les fonds européen prévus pour les repas des sans-papiers sont le double du budget prévu en Grèce pour les prisons
M qui travaille comme avocate dans un comité qui étudie le droit d’asile sait que l’Europe verse 2000 euros pour son salaire. Elle en reçoit la moitié
il faut changer les représentations, a dit K. Il y a tout ce qui tourne autour de la maladie, de la phobie des maladies apportées par les pauvres, les migrants. L’ex- ministre de la santé, ministre de l’éducation nationale aujourd’hui, dit Effy, déclarait que les femmes africaines étaient responsables de l’expansion du VIH et autorisait des listes, avec photos, de personnes porteuses du virus
l’école ? Ecoles publiques et collèges, regroupé(e)s. Les parents payent le chauffage. Le gouvernement préfère octroyer à chaque famille une somme afin que les parents envoient leurs enfants dans le privé
après 20 ans de travail, comme indépendante, pour un salaire de 800 euros par mois, je paye 500 pour la sécurité sociale ; sur 765000 personnes en Grèce, plus de 500000 vivent sans sécurité sociale
ceux / celles qui disent : je m’occupe de trois personnes ma mère, ma grande tante, sa sœur
ces policiers que tu vois au coin des rues (main sur la hanche, adossés aux voitures, gardant Alpha Bank ou la place Syntagma ou les alentours d’Exarchia, sirotant cafés frappés, les cagoles, dit M, les play-boy, lunettes de soleil, inactifs et surarmés), ces jeunes policiers gagnent plus qu’un prof : 900 euros par mois
ce jour même où Effy nous parle, à Kolonaki, on apprend que les employeurs qui ont ouvert le feu sur les clandestins bengladais qui ramassaient les fraises à Manolada n’ont pas été condamnés
les représentations, comme dit K, avocat au conseil grec des réfugiés, il faut les changer rapidement
en 1944 la France libérée faisait tirer ses gendarmes sur les tirailleurs sénégalais, appelés tels, qui osaient réclamer leur solde après 4 ans de guerre, dont 3 en camp de prisonniers dans la France de Vichy. C’était à Thiaroye
Archives de catégorie : aux bords du monde
des bulles, des noeuds, des nuées
Le récit me pose question, questions, besoin de raconter et fatigue à raconter quand le dialogue que suppose le récit semble empêché, que le monde auquel le récit est attaché ne semble pas touché par lui – ou bien quand on a l’impression qu’il faudrait, le monde, le griffer pour de bon, à coup de récits qu’on ne sait pas mener et à coup de bien d’autres choses.
Du vague à l’âme, en ce qui me concerne, du vague à l’âme en ce qui concerne l’activité d’écrire, alors injustement opposée aux faits, à l’événement, à l’actualité. Au monde non raconté mais commenté, selon les termes du linguiste Harald Weinrich1. Le monde commenté ? Le dialogue dramatique, l’éditorial, le testament, le rapport scientifique, toute forme de discours rituels, les improvisations – y ajoutera-t-on l’information, les informations, ces commentaires radiophoniques ou télévisuels de l’actualité ?
Monde commenté, c’est partout où l’interlocuteur est en jeu, en jeu autant que le locuteur qui organise, lui, la narrativité. Dans le monde raconté, la fiction, le roman, on trouve à se détendre, se relâcher. Le commentaire, au contraire, va de pair avec cette tension qu’on peut dire engagement et risque : ni celui qui parle ni celui qui reçoit ne sont tranquilles. Tout commentaire est un fragment d’action2.
Joannes Etxebarria, bertuslari3 : le bertsu n’est pas de la poésie parce c’est la présence du public qui permet le surgissement de la parole, parce qu’il s’agit ici de communiquer, de le faire d’une manière subtile, belle et efficace. Ajouter que parfois un bertsu atteint la poésie. Quand il dit autre chose que ce qu’il avait pour visée urgente de communiquer. C’est donc en outre et dans un deuxième cas et à condition que. Quand la petite œuvre tient le coup hors de la présence de l’autre. Quand il tient le coup dans la détente, le relâchement. Poésie populaire, ça m’irait, dit Joannes Etxebarria.
Quant à moi, dire comme j’ai mal avec mes textes fermés, je ne sais où, juste là, écran, livres, bibliothèques ou blogs, fermés. Poser autrement la question du récit. Bouleversée à l’idée du danger, au moment de dire, du risque fou de l’abîme, là, aux pieds du diseur-improvisateur.
Un monde ? Qu’il soit commun et hors langage ? Ce n’est pas le cas : toute expérience est médiatisée, diversement, par des systèmes symboliques, par des récits. En tout cas, nous n’avons accès aux drames des hommes que par les histoires racontées. Nos vies, par épisodes, sont des histoires racontées. Ou des histoires pas racontées. Ou des histoires pas encore racontées mais qui pourraient l’être : des histoires potentielles. Paul Ricoeur4explique que le choc du possible n’est pas moindre que le choc du réel. Ces histoires qui vivent là, au-dessus, racontables, toujours racontables, sont aussi fortes que celles qui font événement et sont déjà racontées. Les histoires, toutes les histoires, sont inextricablement mêlées à l’expérience. S’il n’y a pas d’un côté le fond et de l’autre la forme, il n’y a pas non plus ici le récit et là le monde. Circularité ou continuité entre monde et discours : l’un est touché par l’autre. Syntaxe, temps verbaux, modalités, chronologie, sens de l’épisode, visée d’un but, d’une chute, expression d’une crise, ce sont les outils qui servent à commenter et à raconter. C’est de cela que le monde est pétri. Un monde qui ne serait pas dit ? C’est la béance, un trou, du réel nu, un zéro que rien ne viendrait symboliser. Le néant.
Le monde, un immense récit. Que ce récit s’adresse dans un moment de danger, du moins de risque et de tension, à un public lui-même en tension. Ou que ce récit vise la détente, la remémoration des histoires passées ou des histoires possibles.
La radio. Le bruit que fait le monde. Un sentiment partagé je crois, d’ahurissement ou d’hallucination, que ces jours-ci on appelle, entre nous, sentiment de déréalisation. On ne sait pas bien définir mais impression d’un monde coupé, d’un monde coupé de ce qui le fonde : le récit.
Le jour du dernier tour des élections européennes : Marine Le Pen apparaît aux téléspectateurs devant des affiches déjà prêtes sur lesquelles le Front national est nommé premier parti de France. Les résultats étaient sus ; les sondages valaient résultats. De là à dire que l’opinion avait été si bien préparée et fabriquée que l’acte de voter était déjà joué.
L’ombre d’autre chose : la preuve d’un récit à l’envers. Voilà bien ce qu’est une histoire, c’est quelque chose qu’on peut raconter à l’envers, c’est ce dont on connaît la fin et qu’on peut à tout moment re-raconter. On connaissait la fin ou le résultat des élections européennes en France avant le résultat du 25 mai. On pouvait dire la fin avant le début.
Premier glissement : on est dans le monde commenté, avec semblant de moments de tension et semblant d’interlocuteurs, avec mise en scène du danger, avec engagement dans la situation d’énonciation et engagement du récepteur ; pourtant on connaissait la fin. La tension est soudain relativisée. On disait la fin avant le début ? Non qu’on la connaisse mais qu’on, un on très sombre, très flou, très indéterminé, la souhaite ?
Ce n’était pas une histoire commentée mais ce n’était pas non plus une histoire racontée ; c’était de la pub. L’affaire importante du vivre ensemble était traitée comme de la pub, c’est à dire au moyen d’un autre discours, un qui anticipe sur le désir et le besoin. Dès le début on nous vendait la fin, à force d’annonces, de bruits et rumeurs, de sondages d’opinion. La situation avant l’événement est la même qu’après l’événement : le monde est intouché, inchangé, il n’y a pas d’événement. Le monde peut paraître bousculé mais ne l’est pas : il est tel qu’on l’a dit au début, qu’on l’a proféré.
Certes le Front national faisait un gros chiffre (mais dans cette histoire même les chiffres étaient trompeurs, l’abstention choisie et l’abstention subie par les travailleurs étrangers résidents en France venaient un peu changer la donne). Certes le FN serait représenté au parlement européen. Certes il s’était passé quelque chose ; pourtant ce quelque chose n’avait pas eu lieu ce jour-là : la preuve, les affiches étaient déjà imprimées le jour du résultat. L’événement, le moment de la crise, ça faisait longtemps qu’il traînait, rampait. Il ne s’était rien passé qui ne se fût déjà passé. De là à dire qu’il ne s’était rien passé. L’acte (de voter) n’avait rien changé à l’affaire.
De là à dire qu’il ne s’était rien passé.
On avait une de ces gênes, un de ces malaises.
De comprendre qu’il n’y avait aucun événement et que pourtant on posait dessus les mots de l’événement majeur, de la crise telle qu’après elle le monde dût changer et les personnages n’être plus jamais les mêmes : on entendait choc, séisme, bouleversement.On l’entendait de la bouche même de ceux qui avaient préparé, qui avaient dit, au début, la fin. On entendait, rien ne changeait.
Il y avait alors le monde du langage. Il était parti là-bas, bien loin.
Et ici, nous engloutissant, risquant de le faire en tout cas, le monde-monde.
Le monde séparé des mots.
« On nous a volé les mots. »
On ne voyait plus le monde ; on en devinait le trou irreprésentable.
On se sentait déréalisés, on le disait entre nous. Ce bruit que faisait la répétition et les contradictions du discours organisé en sophismes pervers. En réalité, nous comprenions que loin d’être déréalisés, nous étions au contraire poussés au réel, jetés dans le vide que fait le réel, c’est à dire dans l’absence, l’horreur de l’absence des mots qui signifient. Nous étions dé-symbolisés – mais c’est d’une telle évidence de vivre dans un monde que le discours habille et permet qu’il nous semblait que nous tombions dans le non sens, que nous perdions notre réalité, nous nous disions déréalisés.
Retour à la contradiction, posée par le linguiste Harald Weinrich, entre monde commenté et monde raconté. On l’a vu, la rumeur de notre actualité ne renvoie ni au commentaire ni au récit. Il s’agirait d’histoires possibles, vendues bien cher (merci Bygmalion), dont la structure narrative copie les histoires passées, la fin vendue avant l’événement. Bon, on a un vrai problème de récit. On ne sait pas du tout ce que c’est que ce récit qui annule l’événement. Qui le remplace.
Problème de récit -dans le temps de la composition narrative. Il n’y a tellement pas d’expériences en dehors de ce qui se bâtit ici, en écrivant. A partir d’images et de ces idées qu’on tord, bien qu’indicibles, dans les mots. Pas d’expérience sauf quand on noue l’abrupt à l’abrupt- mes souvenirs sont contradictoires, en pagaïe, et cette sorte d’émotion à joindre l’inconciliable. Que la chronologie soit bousculée, tu parles, ce n’est pas le signe sûr qu’un récit foute en l’air le récit en annulant l’événement. Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais même pas le début, idées et images et cette forme d’absence à soi, maladie, à partir de quoi tu montes ton petit bâtiment.
Ce n’est pas l’inversion des temps qui fait du discours médiatique, puisqu’il faut dire ainsi, un discours qui dé-symbolise le monde. L’inversion, c’est dire aujourd’hui ta mort de demain. C’est imaginer. C’est subir par métaphore. Ici, où ça parle bruyamment, ici, on on produit les affiches affirmant le Front National avant que les électeurs en décident, ici, où un ancien président UMP poursuivi par plus d’affaires que toute la Vème république réunie se propose nouveau chef de l’UMP, ici, où l’après est dit avant, ici, où il n’y a pas d’événement, ici, où on l’affirme pourtant, et d’autant plus fort qu’il n’y en a pas, ça n’inverse pas : ça écrase.
Un vrai problème de récit, donc. Greimas, linguiste et sémioticien, lie la théorie de la communication au problème de la véridiction. Dire vrai et croire vrai sont les deux éléments du contrat liant entre eux les parlants. Chaque message donné / reçu se présente ainsi : il paraît ou ne paraît pas vrai. Il est ou il n’est pas. C’est un jeu de vérité que le jeu ou l’exercice de la communication. Ce qui s’énonce dépend, du point de vue de la vérité, tant de celui qui parle que de celui qui écoute et croit, ou non.
Voilà qui donne aux auditeurs concernés que nous sommes une responsabilité énorme. Pas question de se laisser dé-symboliser ( monde sans mots parce que les mots ont filé, dénués de sens, loin de nous, mensonges donnés comme vérités, comme des histoires archisues et finies, racontées, passées).
Dans Les Nuées, pièce comique qu’Aristophane écrit au Vème siècle avant Jésus-Christ, un paysan, pour échapper à ses dettes, veut « apprendre le discours sophistique qui dit à la fois une chose et son contraire, qui démontre que les mots dette, jour du terme n’ont pas de sens »5. Le débiteur n’est lié par rien. Il n’est pas relié. Plus de monde. Les mots ont quitté le monde et le débiteur l’a quitté aussi. Des mots, des mots. Organisés et cohérents et en quoi on croit comme des fous. Ce qui se passe pour le paysan du Vème siècle avant Jésus-Christ est à l’opposé de ce qui se passe pour moi, qui écoute les informations. Les conséquences sont les mêmes pour nous deux.
Chez Aristophane, le discours crée les conditions d’un monde tout autre et tout faux. Un monde de pure fiction, inventé, dont il ne faut jamais sortir à moins de se prendre un grand coup de réalité dans la figure. Quant à moi, je crains de perdre la possibilité du récit, de l’invention du monde mais je risque aussi un gros coup de réalité : ce fascisme en quoi je ne crois plus, à force, il en profitera bien.
Ce n’est pas rien si c’est le besoin économique (échapper aux dettes) qui pousse le paysan d’Aristophane à apprendre l’art de dire blanc ce qui est noir, bon marché ce qui est cher, rendu le dû et passé le futur. Dans le film de Scorsese Le loup de Wall Street, le héros, trader de talent, commence avec quelques illusions : s’il s’enrichit, les autres s’enrichiront aussi. Le personnage qui l’initie à la vie dans les nuées lui explique tout de suite : on se fiche que les autres s’enrichissent, le tout est qu’il faut que ça tourne, tourne tout le temps, en haut, il ne faut pas que quelqu’un vienne un jour te réclamer son paquet d’argent. Il ne faut pas que les mots et le monde coïncident. En haut, dans les nuées, c’est ce qu’on appelle une bulle. On la connaît économique – elle est permise et doublée par une autre bulle, celle du discours qui a décidé, ici et là, de quitter le monde. De faire fiction, une fiction qui empêche toutes les fictions. Une qui tue le récit.
Alors il faut refaire les nœuds, rapiécer, nouer sans fatigue l’abrupt à l’abrupt.
1 Harald Weinrich, Le temps.
2Paul Ricoeur, Temps et récit, tome II, p 127.
3 Bertsulari : improvisateur en langue basque.
4Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I, page 150.
5Pierre Judet de la Combe, le jour où Solon abolit la dette des Athéniens. Libération, 31 mai 2010.
Europe, jeune fille
Ils ont dit (tous, ceux qui gouvernant ne gouvernaient plus depuis longtemps, où que ce soit ou presque sur ce continent qui s'enfouissait s'immergeait comme une vieille poche un sac si vous voulez, gonflé un peu, qui a contenu de tout, qui est vide à présent, déchiré aux coutures, palpite en descendant dans les eaux, bat comme un poumon épuisé, le poumon Europe, jolie fille promenée sur les berges de la plage de Tyr, enlevée, que ses frères cherchent de l'autre côté de la mer, une mer à traverser une mer à boire jusqu'à noyade, quant aux terres : t'as qu'à croire, ces endroits de frontière où ça coince, chez nous il y a les palais et les pauvres côte à côte, la jolie fille devenue sac gonflé de vide palpite sous les eaux, elle s'y est précipitée), ils ont dit : 11 milliards de prestations sociales en moins, c'est le tarif pour que les entreprises et pour que l'emploi, le travail des jeunes est trop bien payé et le minimum trop minimum, ils ont dit sachant qu'ils n'attendaient rien comme emplois de plus et cependant que les firmes enthousiastes investissaient dans le post-humanisme, ont dit sachant qu'ils ne cherchaient rien de ce qu'ils disaient ; ont dit pour dire, cette affaire de discours - la poche ex jeune fille que ses frères en vain poursuivaient se noyait dans la bassine d'une mer calme et douce, elle n'avait besoin de personne pour se noyer, cependant qu'une autre poche, celle des discours, voletait par dessus, l'aigle de la mêlée, les discours sans lien avec les choses qui s'enfonçaient, les mots faisaient de jolies ou de très affreuses images en haut, c'est selon, dans tous les cas les mots étaient solitaires, agencés dans des ciels crépusculaires et fermés, le drame c'était qu'ils ne disaient, les mots, aucune des choses qui étaient ni aucune des choses qu'on voulait qui soient, ils ne disaient que ce qu'on voulait qu'on voie (firmes, gouvernants, princes princesses ne gouvernant rien, on, les autres, messieurs Pétrole et tous ceux qui font des affaires à Karachi), ils ne disaient, les mots du crépuscule, que les choses qu'on voulait qu'on voie, voie un instant, voie paraître. Ce qui sombrait parce qu'on voulait que ça sombre (groupes, prédateurs, ex gouvernants, élans et plaisirs) et ce qu'on disait parce que c'était rôdé. On voulait une sorte d'entre-deux. D'une part les mots liés à rien, roulant dans les crépuscules des discours ; d'autre part, ce qui tombait, en bas, pauvres aux pieds nus, Falstafs, réfugiés de la faim. On faisait l'entre deux : une pire représentation, qui stagnait au milieu, on y fichait nos idées (on appelait ça idées mais c'était parfois résignation, d'autres fois amertume ; pour d'autres dans l'entre-deux il y avait tout à faire, ceux-là se moquaient d'en bas, se moquaient d'en haut). C'est vrai, il y avait ceux qui voulaient raccommoder, qui s'obstinaient : dire c'est faire. Ils ont dit : reprise, relance, gel des salaires, fonctionnaires et vieux au jardin. Au point où on en était. Au mois d'avril. Ils ont dit (ceux qui ne gouvernaient plus - les voir regarder à la lunette ou suivre sur des téléphones achetés sous nom d'emprunt les hommes portant valises et dans les valises les millions, les plus que trente millions d'euros avec lesquels remporter les élections garder les palais produire à la serpe des discours fermés dans les bulles crépusculaires, plein emploi relance et qu'on me vire ceux-là, fiche à la place des blancos des white tu m'as compris, expulsion des camps, priorité et vocation. Ceux qui ne gouvernent rien, les voir regarder aux frontières ceux qui passent avec les valises, dans les grosses valises l'argent des commissions gagnées sur la vente de sous-marins, ceux qui devaient toucher les trente et quelques millions font sauter les corps, tu payes ou tu meurs, dans tous les cas ne gouvernes rien, dans tous les cas tu as, cachées dans ta piscine et tes paradis, sous le manteau de tes graisses et fourrures, des morts explosées - parce que t'as pas donné l'argent que tu devais donner pour vendre les sous-marins pour la relance et pour la relance, les corps gisent en représailles de trente et quelques euros, ce sont les morts de ta corruption ce sont les morts et témoignages de tes agissements de crapaud à l'intérieur du sac vide et gras déchiré maintenant, le sac ex fille Europe qui s'enfouit toute seule mais tu l'as drôlement aidée, ça gigotait au-dedans, tu as drôlement gigoté, quand tu gigotes ça fait des corps déchiquetés, voilà ce que ça fait, il est là, ton résultat et si tu peux faire avec les mots des bulles et des semblants, les corps eux ne volettent rien, ne volettent jamais.
aucun métier
J'arrête. La première heure c'est l'illusion. La deuxième, l'inquiétude et la perte de l'aisance rhétorique si on peut dire aisance et si on peut dire rhétorique. En fait c'est le bégaiement assuré. C'est l'abîme devant toi, ce qu'il y a à expliquer, comme on est tombé déjà, champs flous à perte de vue et les mots par dessus comme des oiseaux perchés. La troisième heure, le désespoir. Essayer de saisir le désespoir comme il vient, à défaut d'autre chose : il n'y a rien à dire, rien à partager, il n'y a aucun imparfait du subjonctif pour nous sauver la vie, c'est à dire qu'il n'y a plus que l'agacement de piétiner dans la demi mesure, il n'y a plus que le savoir tordu et sec qu'il n'y a rien pour te, pour nous sauver la vie, aucun imparfait du subjonctif, aucun tableau méticuleusement tracé, alors on gigote, ricane, alors se perd des yeux et perd les traces, ça nous arrive, en général on a 14 ans, on a 14 ans de nouveau et le savoir sec et triste qu'il n'y a rien à faire (aucun métier, tu entends aucun), rien à faire si ce n'est rester chez soi, jardin ou blues, blues au jardin, migraine, aucun métier, nul savoir faire, le jour où tu sauras ranger tes papiers et plier du linge repassé mais tu n'as pas appris comme tu n'as pas appris à apprendre ni à faire apprendre - ni n'as appris à ranger les mots ni les tableaux ni même les conjugaisons, les imparfaits du subjonctif dont tu veux qu'ils te surprennent toujours autant te sauvent la vie et qu'ils soient une fête, on sautillerait tous ensemble, rirait, pleins d'imperfections, d'irrégularités, ah les verbes défectifs que nous sommes.
temps mêlés
Le lycée professionnel Ambroise Croizat est dans les Landes, aux portes, comme on dit, du Pays basque. A Tarnos, dans la ville des Forges, l’ex ancienne petite ville des Forges, où on transformait le fer venu d’Espagne.
Les Forges ont fermé en 1965. Ambroise Croizat était mort, alors, depuis plus de dix ans, lui qui, d’abord secrétaire général de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie, avait fondé, devenu ministre du travail, la Sécurité sociale et le régime des retraites.
Ambroise Croizat doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe.
Enfin, pas tout à fait.
Au lycée professionnel qui porte son nom, enseigne Christine, qui a décidé qu’en cours de français cette année ses élèves de 3ème prépa-pro recevraient, en classe, un auteur dont ils liraient un texte.
Christine et Marie-Claire ont préparé la salle, acheté des galettes des rois et du jus d’orange. Comment et pourquoi écrit-on, comment montre-t-on la première fois ses écrits, à qui, qu’est ce qui nous donne de l’élan, qu’est ce qui nous choque tant qu’on en témoigne ? Qu’est ce que ça fait, d’écrire ?
Christine avait donné André des Ombres aux enfants.
C’est un livre sur les traces de mon arrière grand père qui a connu les bords de deux siècles, le dix-neuf et le vingt, dans la guerre des tranchées. Pont à Mousson, c’est là que commence le livre, qui s’emporte jusqu’à Addis Abeba puis s’installe à Saint Vincent de Tyrosse, tout près de la petite ville des Forges et du lycée professionnel Ambroise Croizat.
Un livre qui va, par sauts et gambades, du premier massacre de masse européen à l’invention du chemin de fer et au transport, à dos de chameau dans le désert, des linotypes, tout près de là où rôdait quelques décennies auparavant Arthur Rimbaud.
Un livre d’histoires de famille avec paroles qui tracent un destin, assignent, le malheur est entré dans la maison disait la marâtre de mon grand-père, et c’est Emma, ma grand-mère, qui racontait.
Il y a une femme, dans cette histoire, qui abandonne son enfant mais vous l’aimez bien quand même, elle s’appelle Virginie.
Il y a une marâtre comme dans Blanche Neige.
Il y a beaucoup de femmes. Il y a celle qui raconte.
Mais c’est difficile, de lire ce livre parce que les temps sont tout mélangés.
On n’a pas vraiment compris.
C’est difficile de lire ce livre ; Christine a dit aux enfants de le lire quand même, que quand on pensait ne pas comprendre on comprenait quand même. C’est magnifique de dire ça. Et c’est vrai que le plus difficile, en fait, c’est de ne pas comprendre : nos machines à interpréter et à entendre sont tellement prêtes. C’est tout un art de ne pas comprendre.
Oui, les temps sont mélangés dans le récit, c’est ce qu’on peut dire de plus vrai, l’aujourd’hui et le temps de la guerre et le temps de l’orphelinat et les dix ans de mon grand père en Ethiopie. Ça se succède, ça s’enroule, ça n’en finit pas, et tous les temps se retrouvent, mêlés en un même lieu qui est même pas un lieu, les Enfers.
La question ne se fait pas attendre : pourquoi ? Pourquoi, donc, les temps sont-ils si mélangés ?
Les temps, quand on pense, vit, saisit ou essaie de saisir quelque chose de nos vies, nous viennent en bazar, ils ne se présentent pas dans un ordre chronologique, ils ne sont pas ordonnés, ils ne disent pas “bonjour je suis le temps grand-père, puis voici le temps père”. Non, ils se bousculent au portillon.
Et puis les temps, ce n’est jamais sans l’idée des générations, descendants et ascendants, ceux qui portent le récit et l’incitent, ceux pour qui on le porte, tout ça est parfaitement concomittant, avant et après.
Ma grand-mère, sa parole, la phrase d’une autre, marâtre, un enfant abandonné, une femme plumassière qui ne sait pas comment tenir les choses de sa vie de femme, un mari à la guerre et un enfant tout petit, le mythe que c’est d’être mordu par un serpent au talon et de frôler la mort, dans l’histoire d’André mon grand père comme chez Ovide, où Euridyce en meurt bel et bien, de la morsure au talon – et on sait comme il doit chanter, son amoureux, après, pour aller la chercher.
Et puis, quand en 1916 dans la forêt d’Argonne on voit des chevaux jouer les guirlandes dans les arbres, quand tout de suite après les chameaux portent, là où d’autres monnayaient des armes, les machines et les lettres de plomb pour que vive ce qui vivra, l’information de masse, quand on passe de Pont à Mousson à Djibouti et d’Ivry à Dire Daoua, quand Emma est morte mais parle toujours, quand, oui, les morts parlent, pourquoi les temps, eux, resteraient-ils bien rangés comme rien ne l’est jamais ?
Non, les temps se sont cassés la figure comme elle s’est cassée, la figure, ou la gueule, des soldats de la grande guerre.
Bien sûr je n’ai pas dit tout ça. On a réfléchi ensemble.
Et soudain, la surprise. La surprise, le cadeau. Une idée qu’a eue Christine.
Chacun des adolescents de la classe prépa-pro du lycée Ambroise Croizat avait porté un objet de famille. Cette photo, c’est l’orphelinat où était mon grand-père, jamais sa mère n’a voulu l’abandonner pour de bon alors il n’a pas pu être adopté. Les recherches sur l’histoire de sa famille, je voudrais bien les continuer. Il a quatre-vingts ans, mon grand-père et il est en grande forme. Ce rasoir, mon papy se rase avec. Il n’aime pas les rasoirs électriques. Il est important pour moi, ce rasoir, je le donnerai à mon fils. Cette vierge de plomb dans une sorte de tout petit étui, mon arrière-grand père la portait sur lui pendant la guerre. La première guerre mondiale. Elle lui a porté chance en quelque sorte. Cette photo c’est la seule que j’ai d’eux. C’était à Strasbourg et je ne les ai jamais revus. Ça, c’est pendant la guerre d’Algérie. Non, il n’en a jamais parlé. C’est un camion de la collection de mon grand-père qui est un grand collectionneur, il est passé à la télé. Non, moi je n’ai pas porté d’objet. Comme formation je veux faire chaudronnier et mon grand-père était chaudronnier et mon père n’était pas chaudronnier. C’est un pistolet pour tirer sur des cibles dans la forêt. J’y allais avec mon grand-père qui est chasseur quand j’étais petit. Il est décédé. Ils sont beaux sur leur photo de mariés, mes grands-parents.
horizon collectif, les poètes en question
A la fin de Contre attaque en Espagne, Ramon Sender, journaliste et écrivain engagé dans la guerre civile espagnole, raconte, « avec le moins de paroles possibles » la mort de sa femme assassinée par les franquistes. Il écrit, dans un paragraphe qui cherche le silence (typographiquement séparé du corps du texte) : « je ne pourrai en écrire plus là dessus. Entre mes sentiments intimes et la passion politique des masses desquelles je suis une partie il est des chemins qui ne peuvent encore se cheminer. Pour moi, en ce moment, c’est impossible. »
Plus tard, au Mexique, en Californie, Sender a appris à cheminer dans le milieu de ces chemins-là : sentiments intimes et passion politique. Il trouvera une voix pour ses romans. Une voix au croisement de la fiction onirique (on peut dire ça) et du journalisme (de l’Histoire).
Je donne cet exemple car il me semble que Sender, pris dans un temps de très grande détresse, est passé magistralement de cette interrogation, comment faire avec sentiments intimes et passion politique, à une sorte de réponse : ses romans, quelques années après.
La question se pose à lui en plein traumatisme de guerre, dans le chagrin muet, après qu’il a perdu sa femme, en présence du réel tout nu : « cette tête avec toute une joue, une oreille et le cuir chevelu arraché qui mettaient à jour secs, blancs, parfaitement différenciés, le temporal, les maxillaires, les mastoïdes, comme la tête de bois d’un cabinet anatomique », la question se pose à lui en fascisme avéré, enfants morts parsemant la rue – si bien, écrit Sender, que les scènes n’ont rien à envier à ce qu’a vu – et en a fait- en son temps Goya. Il a des raisons, en 1937, de ne pas savoir cheminer du chemin politique au chemin intime et de celui-ci à celui-là. De ne pas savoir donner forme à l’écriture, d’être saisi de mutisme à cet endroit d’embranchement.
C’est quelque chose qu’en 2013, je comprends tout à fait.
En 2013, je peux me demander quoi faire de mes états d’âme, comment inscrire dans le flot historique auquel nous appartenons la traduction de quelques vers ou chants de Virgile, la passion pour ce que fait Hamlet avec Laërte au fond du tombeau d’Ophélie, le rêve de montrer dans le texte un fleuve gigantesque en crue comme les emportements de l’âme.
Être partie des masses, être avec et pour les autres, engagé dans un projet collectif et là-dedans tenir sa part de « sentiments intimes » (un chagrin sans pareil dans le cas de Sender), sa part de visions, de fantaisies et de cauchemars. D’images personnelles, fabriquées, refabriquées, montées de toutes pièces, empruntées, métamorphosées.
Sans les horizons des masses, sans l’horizon des autres, je ne tiens pas debout. Je tombe. Il me faut joindre la joie horizontale (politique) à la verticalité de la vision (ce que Sender appelle sentiment intime) qui, on pourrait le croire, ne concerne que moi (un moi pourtant fabriqué à partir de tant d’autres).
Joindre l’horizon collectif à la verticalité de la vision ou de la douleur (intime).
L’écrire. C’est la vie qui redouble, qui explose, géante, un peu ogre, qui appelle.
Ecrire ou les lire, visions, figures, espaces recréés, constructions.
Pourquoi ça coince ? Un peu de honte ?
Impression que ces constructions-là, ces images et figures et sentiments intimes, Mississipi dans Si je t’oublie Jérusalem, pluies torrentielles vécues par Lear dans la forêt, Hamlet qui ferraille avec Laërte dans la tombe d’Ophélie, Enée aux Enfers, tout ça, qui m’habite, ne bouge pas le réel, l’horizon collectif. Pas assez. Jamais assez.
Pourtant, j’y tiens. J’y tiens et je tiens à les partager. Elles me font vivre.
Parfois, écrire (et avec l’écriture : lire et faire lire) s’installe à l’embranchement le plus fragile (les dehors appellent plus fort, on se sent plus nul que jamais), et pourtant.
Parfois quelque chose vient comme à la fin de Contre attaque en Espagne : de la désespérance. Quand on ne fait pas l’expérience qu’on est bel et bien partie des autres, quand tombe la passion politique, tombe tout le reste.
Parfois, quand l’horizon est mort, plus rien ne tient – même pas une de ces visions qui est matière d’écriture.
Sans horizon collectif, Hamlet dans la tombe, le fils qui rencontre le père aux Enfers, Didon suicidée, nos histoires, nos dialogues, nos métamorphoses, nos déplacements : on s’en fiche. Et ce qu’on amène à l’horizon collectif, ce sont ces images là, ces récits, ces mythes qui nous ont fabriqué et continuent à nous mouvoir, en lien, en lien aux autres, d’une façon symbolique.
*
Un constat : écrivains, nous sommes fermés dans notre petit monde – même si on n’a pas de petit monde, même si on vit en province (et une province qui n’est qu’à peine la France…). De fait on n’écrit, ou plutôt on ne publie, le regrettant certes, que pour nous. Pour nous et notre petit groupe de proches, écrivains comme nous, critiques et amis. J’exagère à peine.
Les maisons d’édition sont de plus en plus nombreuses, “l’offre littéraire” de plus en plus importante, la publicité autour d’une dizaine de titres toujours aussi ciblée, aussi efficace. Cependant que peu de monde a accès (matériellement) à la production littéraire qui se crée dans les marges. C’est que si (fort heureusement) la démocratisation de l’écriture s’accomplit, la démocratisation de l’accès à la lecture va plus lentement. Entrer dans une librairie est un plaisir et une facilité inouïe pour la plupart de ceux qui me lisent ici. C’est un petit malaise pour plein de gens que je connais. C’est impossible pour plein d’autres.
Les livres ne vont que vers les mêmes. Qui, ceux-là, les mêmes, les prennent pour objet de comparaison, comme références et non oeuvres destinées à un donner enseignement ou du plaisir. J’exagère, bien sûr, à peine.
Par ailleurs, ni auteurs ni éditeurs ne semblent penser à ce que peut le livre, à ce qu’il devient. Je peux donner aujourd’hui à lire un texte sur mon blog : j’aurai autant de lecteurs que s’il est publié chez un éditeur petit économiquement – mais grand par ses choix. Bien sûr cela ne change rien à la question du public : livre matériels ou immatériels, les mondes sont tout aussi petits et cloisonnés. Bien sûr je me publie alors à compte d’auteur – même si ça ne me coûte rien. Bien sûr je ne suis pas, alors, “prescrit”, conseillé.
Dans le cas où je crois encore à la garantie que m’offre une “maison”, je dois savoir que l’éditeur ne s’en sort pas économiquement quand il me publie et qu’il ne me permettra pas, à moi auteur, de m’en sortir – ni même d’être symboliquement rétribué. Ça ne me coûtera et ne me rapportera rien. Ça ne rapportera rien à l’éditeur et ça lui coûtera beaucoup. Ça ne rapportera presque rien au libraire. Ça rapportera un peu au diffuseur et au distributeur. Jamais l’éditeur ne me paiera en droits d’auteurs, ces droits si mal pensés, parce qu’il ne peut pas me payer.
Bien sûr, ça rapportera à l’auteur, à l’éditeur, au libraire transmetteur, autre chose : du plaisir, du contentement, le sentiment d’avoir fait quelque chose d’important.
Mais c’est là que quelque chose est enrayé. Important pour qui ? Pour nous, certes, auteurs et éditeurs et amis et critiques. C’est tout ?
Nous sommes dans un exemple inouï de monde clos et d’économie qui ne fonctionne pour personne. Nous trouvons des solutions horizontales sympathiques et alternatives : nous donnons à lire librement nos textes sur nos blogs et revues en ligne. Formidable richesse que cette infinie architecture textuelle, qui pourrait ne s’arrêter jamais. Pourtant l’outil ne change pas la structure de réception et nous n’atteignons que les mêmes, ceux à qui l’accès est donné par le milieu. Les réseaux sociaux renforcent la clôture, tout cela se satisfait assez agréablement il faut le dire. On peut même être assez content de soi et de ses difficultés faire une sorte de nouveau romantisme : un poète ne gagne pas d’argent.
Hélas un poète qui ne gagne pas un peu d’argent, ou plutôt qui ne revendique pas d’en gagner un peu, ou plutôt qui n’a pas du tout affaire avec les choses de la circulation économique, même si bien sûr celles-ci doivent être repensées (et peut-être ce bien culturel qu’est la littérature devrait-il être proposé comme bien commun), un poète qui ne se soucie pas de l’économie qui soutient sa production, quelle que soit cette économie, a peu de chance d’agir dans le champ social. Son art, tout libre soit-il, n’agit pas, n’agira pas.
Ce n’est pas moins intéressant de toucher 100 personnes que 6000, mais dans l’état actuel des choses, vue l’organisation de ce petit monde de la littérature, papier ou web, ces 100 lecteurs seront toujours les mêmes : des amis, des proches, des écrivains, de grands lecteurs cultivés. Notre réseau.
A force, on n’écrit plus ce qu’on a à écrire.
On risque d’écrire pour ceux qui sont déjà là. On est loin d’écrire pour un peuple qui manque, pour ce qui manque, avec ce qui manque et ce qui se cherche.
On risque d’écrire ce qu’on sait déjà, ce qu’ils savent déjà, les proches, les habitants du petit monde, ceux qui sont déjà là. On risque, sans le savoir, sans le vouloir, d’écrire ce qu’ils attendent. C’est sympathique, un petit monde, un groupe, ça peut même être agréable et rassurant et bien sûr, on en a besoin, aussi, comme on a besoin d’une famille. Mais ce que veut la littérature, ce qu’elle peut quand elle est prise dans le champ social et qu’elle y agit, c’est à dire créer des formes et des motifs qui surprennent et bousculent, inventer des visions et des “états d’âme d’une luminosité particulière”, comme dit Döblin, ça ne marche pas, quand le processus de fermeture en est arrivé là. Quand ce sont les mêmes qui écrivent et reçoivent. Quand personne d’autre n’a besoin, comme quelque chose d’inattendu et de radical, de mes états d’âme, de cette luminosité que dit Döblin, de mes images folles, quand personne n’a besoin d’Achab ou de Don Quichotte. Achab, le roi Lear et Don Quichotte n’existent pas sans ce que j’appelais plus haut un horizon collectif. Collectif, collectif, mixte, mélangé, ouvert.
Je pense à une action intitulée A l’école des écrivains, proposée par la Maison des écrivains et de la littérature, qui invite des écrivains dans les classes des collèges classés ambition réussite, c’est à dire situés dans des zones géographiques défavorisées et dans lesquels la mixité sociale, par volonté politique, a disparu. Dans l’un de ces collèges, on a lu mon livre Trois meurtres – jugé difficile parce qu’il mêle des bribes d’Histoire et d’histoires. Les adolescents ont écrit à partir de passages choisis. La situation historique visitée à la fin de ce livre est l’année 1962 à Alger. Les adolescents de Lormont ont presque tous choisi des événements historiques qui les touchaient, qui touchaient leur enfance proche : le 11 septembre 2001, la mort de Ben Laden.
La documentaliste du collège avait lu, chaque midi et peu à peu au CDI, le livre aux adolescents. Puis je suis intervenue. Parler autour de ce qu’ils avaient compris et ressenti, donner corps au livre, tout cela était très vivant, on s’appropriait le texte, on pouvait le rejeter ou l’accepter, ce n’était pas sacré du tout, on pouvait se laisser émouvoir ou le laisser très loin de soi, on pouvait parler d’expériences, et écrire aussi, en suivant une trame proposée ou librement, ou même dessiner après ce qu’on avait entendu et imaginé. Il n’y avait pas de grands lecteurs spontanés dans cette classe. Mais de très fortes personnalités, des réflexions, de celles qui donnent à réfléchir. Il y eut de beaux textes écrits après, lus au milieu de la classe qui applaudissait chaque camarade qui lisait son texte.
Il y a à Paris une rencontre, chaque dernier vendredi du mois, organisée par la compagnie Résonance, à laquelle j’ai participé une fois, en compagnie de Marcel Moreau, invitée par Seyhmus Dagtekin. La rencontre a lieu dans le XVIIIème, deux poètes et un musicien interviennent devant un public, pour une fois, complètement mixte. La mixité tient au fait que la compagnie Résonance, agréée Jeunesse et Education populaire, a ses locaux au rez de chaussée d’une tour dans une cité aux bords de Paris, non loin du périphérique. Les poètes invités font venir dans cette zone géographique à l’écart des lieux parisiens des auditeurs habitués à la poésie contemporaine. Les gens du quartier sont présents, spectateurs, et co-organisateurs de l’événement. Le but de la compagnie Résonance est de replacer l’artiste dans la cité. Les échanges se poursuivent après lecture par un repas où auditeurs, poètes et organisateurs du quartier se retrouvent dans les locaux de l’association. Les enfants sont présents, on y voit même des ados, c’est leur lieu, ça parle, échange.
Je pense aussi aux ateliers d’écriture, de plus en plus nombreux, qui sont proposés par les médiathèques. Public libre, les gens qui viennent là entretiennent avec l’écriture un rapport parfois timide et toujours d’enthousiaste. L’atelier est un moment privilégié pour lire, en un groupe qui ne fait pas un milieu ni un petit monde de connaisseurs experts, des textes, des morceaux d’oeuvres qui ne sont pas les plus connues. Voilà un lieu où le récit s’écrit au milieu, et pas dans un milieu. S’écrit, se lit, se dit, s’échange.
Je rêve que s’invente un autre rapport à la culture que celui qu’on connaît en ce début de XXIème siècle. Une autre scène pour la culture. Je m’ennuie dans ce petit monde clos qui est en train de périr doucement. Il faudrait inventer de nouvelles formes de réception. Les trois que j’ai citées, collège, lieux de transmission, groupes de lecture et écriture sont intéressants. Retrouver, avec l’oralité et la mise en commun, un horizon d’attente collectif et mélangé ?
J’en viens à ce qu’écrivait Alfred Döblin en avril 1921 et qu’on trouve en version française dans un petit livre paru récemment chez Agone, L’art n’est pas libre, il agit.
“On reste des mois, des années penché sur son oeuvre, on y concentre sur quelques centaines de pages, en prise avec son époque, son âme, son imagination, son énergie intellectuelle, son expérience, on livre enfin son oeuvre : qu’on en attende aucun écho en Allemagne ! Si elle a du succès, on récolte… des critiques. Jadis, il y a fort longtemps, les auteurs épiques se tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient vivants. Un coup appelait un contrecoup, on savait qu’on était là. On voyait, entendait, on sentait ceux pour qui on était là. Les villes ont détruit tout cela. Chacun est devant son papier et y va de sa peinture. Il peut toujours trouver du réconfort à entendre gratter sa plume. Les masses ne sont pas solidaires, elles se frôlent seulement. Qu’elles parlent une langue commune est un phénomène purement extérieur.”
Cette question est fondamentale : il faut que quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour de bon, à moins, en ces temps de crise, de s’attendre à voir certains d’entre nous, les plus coupés, les plus isolés, sombrer dans l’amertume du réel qui prend à la gorge et rend violent, tandis que le autres, les munis, croient se plaire dans un huis-clos de plus en plus triste et cynique – et qui les rend tout aussi amers et violents.
Döblin écrit encore, un peu après les années 20 : “le livre, c’est la mort de la langue véritable. A l’écrivain épique qui ne fait qu’écrire échappe la puissance formatrice essentielle de la langue ; je cultive depuis longtemps le slogan : détachons nous du livre, mais je ne vois pas clairement le chemin pour l’auteur épique d’aujourd’hui, à moins que ce ne soit celui d’une… nouvelle scène.”
L’art prendra de nouveau tout son sens sur cette nouvelle scène, que nous appelons sans la voir se définir encore, lorsqu’il mettra en présence auteurs et récepteurs de tous milieux.
*
Nous sommes à Auschwitz. Primo Levi, au chapitre 11 de Si c’est un homme, va chercher de l’eau avec Jean, étudiant alsacien, attaché au département de chimie et préposé à l’entretien de la baraque. Les deux hommes profitent de la route pour parler un peu. Des langues : l’italien, le français, l’allemand.
Soudain, après 3 points de suspension, Primo Levi se souvient qu’il se souvint : « …. Le chant d’Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit. Mais nous n’avons pas le temps de choisir, cette heure n’est déjà plus une heure. »
Primo Levi explique à Jean qui est Dante, qui est Virgile, qui est Béatrice. Il récite quelques vers. Le vent émet une voix, récite Primo Levi, « comme s’il fut la langue qui parlait, il émit une voix et nous dit : quand… »
Brusque trou de mémoire.
Primo Levi traduit au fur et à mesure les vers dont il se souvient, il le fait pour Jean (en adresse, et en adresse, vues les circonstances, urgente). Puis il a un trou de mémoire après quand, « quando ».
Puis c’est un autre vers : « Ma misi me per l’alto mare aperto ».
Misi me : « je me mis, mais plus audacieux, misi c’est rompre un lien, c’est se jeter sur un obstacle à franchir, une impulsion – que nous connaissons bien », dit Primo Levi.
C’est l’envoi, misi, je me suis envoyé, jeté.
Il y a urgence à se souvenir du Chant d’Ulysse, de Dante. Ce soir-là Primo Levi recompose le poème, avec des trous, des déclins, une flûte, comme chez Mandelstam, à son équinoxe. C’est le Chant d’Ulysse pour l’errance, la mer, le désert et l’impulsion, pour le Moyen âge, pour les anachronismes fascinants qu’il faut absolument pouvoir expliquer et offrir à Jean – mais ce pourrait être un autre chant, un autre poème, dans lequel on trouverait les mêmes mystères et dont on pourrait analyser sans fin, avec les disjonctions imposées par les conditions, avec les mêmes trous dans le temps recomposé, la syntaxe et le vocabulaire.
Faire ce travail de remémoration (« peine perdue, le reste est silence. D’autres vers me traversent l’esprit : la terra lagrimosa diede vento, non c’est autre chose) rend Primo Levi à sa condition d’humain qui dit et mesure, même avec « les trous », le temps. Ce soir-là Primo Levi donnerait sa soupe, écrit-il, pour trouver la jonction entre deux vers. Il veut tout expliquer à Jean. Il veut lui parler de l’Histoire, il veut lui parler de « quelque chose de gigantesque que je viens d’apercevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui ».
L’œuvre qu’avec cette urgence Primo Levi trouve et retrouve, travail de rythme, de pensée, dans les conditions les plus tragiques qui soient, il la retrouve pour la partager. Quelque chose de l’ordre de l’humain (l’opposant russe de tout à l’heure parlait de foi), de l’inattendu, de la fulgurance, suggère que quelque chose n’est pas absurde, suggère non une idée de salut, ce serait bien sûr indécent, mais de consolation ponctuelle : une explication du destin.
La reconstruction de l’œuvre, le fait de pouvoir reconstituer, fragment après fragment, l’œuvre existante, et même dans le cas de Primo Levi en camp d’extermination, affirme qu’un homme est un homme, affirme la temporalité humaine et l’énonciation comme « quelque chose de gigantesque », comme « une fulgurante intuition » comme « l’appartenance à l’espèce des hommes ». Elle refigure, pour un moment, le réel.
Il n’y a ni Lear ni Hamlet ni Don quichotte, aucune vision personnelle, aucun état d’âme personnel qui ne tienne si un horizon collectif ne se présente pas, ne peut pas se penser. Réciproquement, l’horizon n’est véritablement humain que quand il s’appuie sur ces figures d’exception, ces rythmes-là, sur Ulysse, la mer où il navigue, Béatrice, la folie des vents.
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On s’approvisionnait à l’étranger, on faisait faire les voyages à quelques-uns à qui bien contents on donnait quelque chose, généreux mais si la situation ne se rétablissait pas on devrait trouver une solution, il fallait tenir le niveau, non pas tant pour nous que pour. Il y avait les assurances-vie souscrites c’était une sacrée décision à prendre que. On avait recours à ce qu’on avait gardé depuis quelques générations, que nos parents nous avaient gardé jalousement et on en avait voulu à nos parents que ce fût jalousement. La connaissance, souvent, servait plus à échanger des plaisanteries sous-entendues qu’à comprendre et s’enthousiasmer – les enthousiasmes les trouver dans le plaisir de tenir (en même temps qu’on posait le meilleur système qui fût pour tous, école santé mariage pour tous, sans l’habitus bourgeois de la peur de perdre car on n’avait pas peur, n’avait jamais eu peur), de tenir la connaissance et les vacances au ski et la familiarité de certains lieux, d’autres y sont timides toi tu y exhibes ton fair-play, ton esprit, ton état d’esprit, c’est ouvert à tous, tu loues la mixité puis tu fais une bonne blague. Tu critiques les lieux du savoir, tu les as fréquentés et tu peux, en connaissance de cause et du haut de ton amour pour les lieux du savoir, les critiquer. Tu n’as jamais eu peur, tu as dit (tu t’es entendu dire : Baudelaire est très surévalué, dans l’histoire de la littérature je retiens Cervantès et Montaigne) que tu n’avais pas peur, c’est notre plus grand privilège cette absence de peur, ça rend moins con, tu l’as dit et c’est vrai jusque là tu as été favorable aux politiques les plus généreuses et quand on a vu tourner au vinaigre la vie comme elle va tu as signé des pétitions et tu as pris la parole tu as dit qu’il fallait sortir des cercles tu as relu ceux qui disaient qu’il fallait trouver de nouvelles scènes mais les scènes étaient toujours plus vieilles et plus innocentes toujours moins agissantes et tu n’as pas trouvé ; tu es, pourtant courageux, au bord du découragement et les scènes minuscules tu as dit : après tout ça commence comme ça et il n’y a qu’à et on s’y sentait bien, de toute façon, n’empêche. Tu prenais les images qui passaient – à regarder avec mon fils qui à 5 ans sait mieux que moi se servir de l’Ipad télécharger les vidéo, cette violence-là les enfants la prennent-ils de face, fonction de leur maturité affective et du lien qui (tu as réfléchi, puis tu as fait quitter l’école à tes enfants parce qu’ils s’y ennuyaient, ils y frôlaient la violence de ceux qui n’ont pas autant et c’est bien malheureux mais je ne vais pas faire d’eux des otages, otages de mes opinions politiques, otages et opinion, alors tu as inventé d’autres écoles et), le choc des mots, ces mots-là sont des mines pour eux qui, 10 ans, n’ont pas les réponses comment les auraient-ils, mon enfant ne dort pas il dévore tous les livres ce qui lui passe entre les mains, mines que les mots sur quoi sautent les corps d’enfants ; et toi qui n’as pas peur n’as jamais eu peur tu as peur maintenant ou c’est autre chose, une gêne peut-être, une gêne aux entournures, tu cherches entre mots, images, mines, jeux video et zapping tu cherches les responsables de 10 à 11 car tu n’as pas le temps ailleurs, parfois ça te prend entre minuit et 2 heures du matin : mauvaise conscience, c’est donc que tu as mauvaise conscience, tu te rendors pensant que quand tout ça sera fini tu feras repeindre la salle de jeux, de couleurs claires il faut prévoir une baie sur le balcon qui donne sur les toits.
Tu as des insomnies.
Tu as inventé d’autres écoles, elles respectent le rythme de l’enfant et tu te ronges les ongles, heureux des rythmes respectés de tes enfants.
Ils ont pleuré hier soir, tu as caché les Misérables édition jeunesse Ecole des loisirs parce que.
Je supporte tout les video de tout mais pas quand c’est la violence faite aux animaux.
Les enfants se réveillent la nuit, dire qu’on a commencé à quitter la ville, heureusement avait-on anticipé pour les écoles qui ont fermé après l’hôpital, on a les médecins privés et amis des amis mais ça ne va pas durer, la plupart partent déjà ou les très pauvres ou les très riches, tu te retrouves comme un con avec ton assurance-vie l’argent des travaux pour la salle de jeu parce qu’après l’hôpital et l’école ce sont les banques qui ferment on dit qu’il n’y a plus personne déjà dans les bureaux mais tu fais l’autruche, je fais l’autruche tu m’entends, mais attends, je vais te présenter quelqu’un qui te dira, à coup sûr tu pourras récupérer ce qui, ne cédons pas à la panique, comme on avait ri d’acheter les mauvaises conserves au Carrefour Markett de la ville basse, se permettant une blague puisqu’on a le sens de l’humour et puis l’humanité et rien rien à voir avec ceux qui accusent : on fera pas la queue avec les pauvres.
Le pharmacien n’a pas quitté la ville ? C’est pour les huiles essentielles je me passerais de tout sauf d’huile essentielle de thym pour l’hiver et si le gaz ne revient pas on va, c’est pour les enfants, sais-tu qu’il y a pénurie d’aspirine, d’aspirine quand même.
Je me réveille la nuit, on entend les pas de ceux qui partent portent leurs gosses sur les épaules comme des balluchons et sur le ventre des sacs Quechua avec toiles de tente et duvets, sais-tu où ils vont, vers le Nord on dit qu’en bas c’est déjà inondé, ça monte, monte.
On a caché des huiles essentielles, des raviolis en conserve ne pensant jamais les manger mais on les a commencées, on a décidé de partir mais nous c’est pas sur les routes, on a passé l’âge et.
On ne dit rien aux enfants, on a commencé la salle de jeux, on fait les peintures, on les avait.
Je me réveille la nuit et le cœur, le cœur, je n’ai plus de valériane, c’est le grand départ (un train qui ne s’arrêtera pas), c’est le grand départ cardiaque, 1 h du matin plus rien à faire, demain la lassitude, sentir fluer la fatigue le long, courir, de chaque veinule, plume, vaisseaux, les ongles, les 20 que j’ai, les vaisseaux du crâne, chacun de la nuque, comment plus longtemps.
Nous on ne devenait pas raciste. On n’était pas devenus racistes. Après c’est les enfants, c’est pas pareil, les enfants on s’est battu pour les avoir (tu te souviens, les injections), comment veux-tu qu’on les expose, psychiquement je veux dire, alors on regarde des video marrantes et pour la télé-réalité, après tout ils sont épuisés, non ? Psychiquement, je veux dire.
non variable
On dit que les immolations se poursuivent. Hier très légèrement au nord de chez nous à l’ouest un homme a préparé le sacrifice, a envoyé un 1er mail puis un 2ème mail, il y avait ce décompte des jours travaillés dans l’année on lui avait dit On tombe sur une entourloupe vous devez 600 euros (cependant le patron des usines R promettait 30% de son revenu variable et s’il n’en recevait rien du variable, pas 70% mais rien, du variable, pour 1 année touchait aux 3 millions), une entourloupe alors l’homme 40 ans rentre chez lui, sourire tranquille aux voisins, 1 mail et un 2ème mail à Pôle emploi, je vais mourir devant chez vous, 1 coup de fil, On vous fait cadeau des 600 euros et lundi c’était fermé et mardi il y avait les flics mais il faut partir en bouquet et beauté, l’homme est venu en bus le mercredi s’est aspergé d’essence dans le dos des flics, quand on veut finir en bouquet apothéose on finit on asperge on cachette on court le briquet dans la main droite on dresse les mains on court encore tandis que les flammes montent lèchent, on vient mourir devant les flics devant la porte de Pôle Emploi, ils lui avaient dit On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômages alors que vous travailliez vous ne nous l’aviez pas déclaré 600 euros un non variable de 600 euros que vous devez à l’Etat et tout ça ça va finir avec sourire, tranquille, il cachait bien son jeu s’il était déprimé, un bidon d’essence le dernier, un briquet le dernier et les flammes jusqu’aux pieds des flics qui veulent l’empêcher de finir en bouquet pour le non variable à payer 600 euros, 40 ans, On va vous les retirer les 600, on appelle les flics les pompiers vous ne monterez pas la gerbe puissante que vous êtes avec vos 600 euros de moins / de plus avec votre entourloupe votre sourire tranquille, vous ne la monterez pas votre gerbe de feu, il l’a montée puis elle est tombée, dedans un corps, ce corps, 40 ans, 600 euros, pieds des flics et seuil de Pôle Emploi.
l'ABCDIRE, le retour
ABéCéDire se veut « dictionnaire des idées reçues » pour aujourd’hui. Il comporte près de 60 entrées, 60 regards sur notre temps, proposés par 15 auteurs différents. Des avant-gardes au dandysme, à la dialectique prévention/répression, en passant par l’infantilisation dans les ID-TGV, les zones d’attente, le management ou l’héroïsation dans les rhétoriques politiques.
Leslie Kaplan, et Alain Helissen nous rappellent que le langage est un enjeu pour la démocratie.
Pourquoi cette tentative de pastis citoyen ? Tout nous renvoie au « trop de réalité » dont parle Annie Le Brun , à la démobilisation par la trivialité contenue dans ce pseudo-réalisme paradoxal, fuite en avant dans l’abstraction et les conventions de l’Economisme avec sa grande Hache.
Il y a donc plus que jamais urgence de nous asseoir sous l’ arbre à contes, l’arbre à palabres ! C’est le projet de l’Abécédire, qui veut aussi mettre en commun les instruments et ingrédients d’un petit laboratoire de l’ambivalence, remonter la généalogie de nos consentements, et de l’aplatissement du réel en nécessité, dire la complexité !
Antoine Berce, Michel Chantrein, Marie Cosnay
les mains des coiffeuses pour dames
Coline, en classe de 4ème, m’a dit : mon frère il ne pense qu’à la musique, c’est pas une vie, ça, il faut être un peu plus sérieux pour avoir un métier.
Je connais un type qui reçoit de nombreux adolescents dans son cabinet, il dit : ils sont narcissiques, les jeunes d’aujourd’hui. Narcissiques, le type en question doit savoir de quoi il parle.
Peut-être ont-il la trouille, les adolescents d’aujourd’hui et la trouille a différentes façons, c’est vrai que la façon de Coline, à la fin des années 70, on ne l’aurait pas choisie.
Julie est en 5ème et comme la déesse Diane dans le mythe d’Actéon elle dépasse tout le monde, dans la classe, d’une bonne tête. Elle vient me voir à chaque début de cours, elle a mal quelque part, voudrait rentrer chez elle, aller à l’infirmerie. Aujourd’hui elle a dit : j’ai tellement de symptômes, a souri d’un air entendu, peut-être savait-elle ce qu’ils racontaient, ses symptômes.
Paul a 12 ans, il ne peut pas aller à l’école. Il a mal au ventre. Il joue sur son ordinateur le long des journées tristes et regrette les cours d’histoire qui le passionnaient. Ses parents décident un jour que malgré la violence que ça lui fait il ira au collège, passons sur le parcours de combattant, Paul va à l’école et il dit qu’il ressemble à tout le monde, maintenant, ça fait du bien.
Théo caresse son ventre sous le tee-shirt, depuis qu’il a un peu poussé, les angoisses de corps l’ont quitté, l’espace n’est pas le même espace, il se lève le matin et se couche le soir, le corps répond.
Alexandre s’est fait couper les cheveux et quand on lui dit que ça lui va bien, il dit, l’enfant de 12 ans : maintenant je les garderai toujours comme ça.
Léa, 11 ans, dit qu’elle a eu un Ipad a Noël, elle est étonnée d’apprendre qu’on peut y lire des livres, je lui montre lesquels, elle dit : je n’ai pas le droit. Tu n’as pas le droit de télécharger un livre ? Je suis sceptique mais elle insiste : non, juste la musique et les films.
Gustavo et Esteban racontent à la classe épatée le mythe de Phaéthon, l’un dit et l’autre mime, façon break dance.
Gaétan, quand on lit que les chevaux de César, consacrés au Rubicon et à ce moment entre tous qui décide de l’avenir de César Rome l’Occident, « ont pleuré abondamment » en présage de la mort de Jules, dit : ils avaient quelque chose de divin ces chevaux et ils pleuraient sur toute la suite des temps.
Ils ont la trouille, les enfants, ils regardent des bêtises sur leurs écrans, reçoivent plus d’excitations qu’ils n’en supportent et ils ont mal partout. N’empêche, ils sont là, courageusement, à comprendre les chevaux qui pleurent et à défaire la mécanique d’une proposition relative.
C’est pas comme ma coiffeuse – elle n’a pas cette chance. Elle aurait voulu prendre quelqu’un a mi-temps pour s’occuper, à mi-temps, de son bébé de 4 mois Les charges sont trop élevées, dit-elle. Elle poursuit : gauche ou droite, tous les mêmes. Ils savent s’occuper que des homos. Et de faire payer les petits. Ils ne devraient pas fâcher l’église en ce moment.
Ah ?
Les islamistes sont là ! Dans un an tu ne pourras plus sortir dans le quartier sans le voile !
Le quartier aimerait protester, mais il est comme moi : estomaqué. Ah.
Oui et si tu le portes pas on te coupera les mains !
Ou la tête ?
La tête oui, et pire.
Bien, les islamistes me couperont pire que la tête, si les charges pour les petits continuent à être élevées et si on continue à maltraiter, avec ces histoires d’homos, l’église.
Ma coiffeuse : narcissique, trouillarde ? Bien sûr c’est la bêtise qui nous saisit d’abord mais ça n’explique rien – et puis ce n’est pas juste. La coiffeuse prend en vrac la peau des choses reçues, elle la compose, recompose au gré de ses besoins de réassurance. Elle pose toute sa colère son mal-être sa tristesse de femme aimée à demi sur un objet, un seul, dicté par les années qu’on a derrière – mais pas seulement.
La guerre au Mali, avec les représentations qu’elle convoque de cohortes d’assassins, colonnes d’islamistes prêts à couper les mains : ce sera peut-être une réussite de François Hollande. Si la guerre dure peu, si les conséquences sur les Touaregs sont pensées, si et si, si la Françafrique n’est pas dans le coup, peut-être, alors, ce sera cette guerre, une réussite personnelle de François Hollande.
Mais on ne peut pas avoir oublié : presque 20% des voix à Marine Le Pen au 1er tour de mai 2012. On l’a lu, on l’a dit alors : si on rate quelque chose, là, si on oublie les petits, comme dit la coiffeuse d’elle-même, on est mal.
Aujourd’hui, les flics eux-mêmes font des descentes musclées dans les camps de Roms, Valls n’y voit rien à redire, un maire socialiste, près de Lyon, organise une classe spéciale Roms dans une salle du commissariat de police et Hollande s’en va défaire les Islamistes du Nord Mali.
Étonnant comme la coiffeuse de mon quartier reçoit les choses : ses symptômes ne sont pas physiques comme ceux de la petite Julie et du petit Théo. Elle grossit l’objet (la colonne d’Islamistes s’approchant de Bamako et de chez elle, déterminés, les assassins, à couper pire que la tête à quiconque est une femme et toute petite, toute petite et pleine de charges). Et elle rétrécit le sujet. Petite. Courbée sous les charges. Pour qui on ne fait rien, ni la gauche ni la droite (ni son mari ?)
On le sait, que ça fonctionne, grosso modo, comme ça. Et on sait ce que peuvent les représentations quand on est si fragile. Nos adolescents narcissiques de tout à l’heure le savent, eux, en tout cas. Malgré ou avec leurs écrans, jeux, ras le bol, fatigues et renoncements. Le journal Le Monde publie une enquête ce 28 janvier : les français ont peur de l’islam et sont en recherche d’autorité. Le dire et le répéter n’alarme plus ?
C’est un devoir, un devoir urgent pour François Hollande, de prévoir la loi pour le vote des étrangers aux élections locales. Ce n’est pas un gadget. Les étrangers voteront et c’est à eux qu’on parlera alors. Aucune indulgence pour le terrorisme, bien sûr mais une attention à ne pas tout confondre, islam, islamisme, terrorisme, assassins… Ce qu’entendra la coiffeuse de mon quartier sera différent de ce qu’elle entend aujourd’hui. Et ce qu’elle pourra recomposer comme monde à la mesure de sa compréhension (comme on le fait tous) ne sera pas celui qu’elle fabrique aujourd’hui – plein de cohortes barbues qui viennent amputer les mains des coiffeuses pour dames dans les quartiers populaires.