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une enfance à pied

Ce rêve, début décembre et giboulées terribles, ciels complètement dévastés qui dans l’après midi deviennent des géométries de soie, géométries à deux ou plusieurs plans, il y a l’espace noir et les abscisses et ordonnées pour la place du petit rouge, du petit bleu foncé, très bien dessiné, à peine un peu, au milieu, en touffe, ébouriffé.
Ce rêve-ci, le dernier j’ai supplié, le dernier de toute l’enfance, l’enfance qui est une enfance à pied et n’en finit pas (une enfance sur les rotules, j’y descends, je dirais, non comme on descend aux Enfers mais quand même j’y descends).
Je commencerai par où le souvenir revint, moi qui ai fait une demi-journée depuis, et pas des moindres, avec la tristesse, ça oui, mais pour qui, pour quoi, je ne savais plus.
Le souvenir est revenu quand j’ai lu dans l’autre livre, Lear et cie, que les lettres allaient et venaient, circulaient, sans que personne ne les écrive ni ne les reçoive. 
Les lettres.
Bien sûr.
Les enfants étaient dans une sorte de camp de vacances ou de camp de travail ou encore de camp de concentration.
Tout de suite, les leggings bleu roi, bleu nuit, bleu à fleurs, à orchidées, de la grande (de la longue longue) jeune fille, la seule survivante, survivante qui recevait les courants de l’air trop fort pour elle. Elle s’étouffait. Les airs la gorgeaient.
Ses jambes très longues et très maigres. 
Elle est allongée, elle se meurt. C’est bientôt fini.
Constater là (et avant et aussi après, au moment où le rêve revient en beauté, si on peut dire) que ces histoires de narrateur et de destinataire, de sujet et d’objet, de l’un et de l’autre, c’est de la blague. 
J’étais l’enfant et la mère et le bourreau entre les deux. 
J’étais tous les enfants. 
J’étais aussi les paquets perdus. Parce qu’il y avait des paquets de reste, il y avait un sacré reste, beaucoup de perdu, le reste perdu était derrière la porte du camp où on avait écrit que le travail rend libre, il y avait des paquets, sur l’un d’entre eux ma mère avait écrit mon nom, son écriture, sa désirable et adorée écriture, à l’encre violette, m’était destinée, dire que j’étais morte sans avoir su qu’elle pensait à moi avant ma mort, je m’étais crue abandonnée, je voyais, dans un temps d’après coup et hypothétique (du conditionnel ?) le paquet coincé dans le corridor et je voyais le temps foutu, ces temps foutus. Le couloir devant la porte du camp (le travail rend libre, en lettres de sang et le sang dégoulinait encore en grosses traînées sur le bois de la porte).
Sur les paquets en grand contraste était la belle écriture de ma mère ; pourtant, plus que parfait, sûr de sûr, j’avais moi-même ficelé les paquets pour mes enfants qui avaient dû croire à l’abandon eux aussi.
Le seuil devant la porte du camp, l’inscription à propos du travail forcé, l’abandon à jamais, les paquets délicieux ficelés (des livres ? Penser à celui reçu au collège des Ursulines, j’avais neuf ans, premier prix de poésie, échappe-toi, avait écrit sur la première page mon oncle, c’était resté un programme), les paquets étaient à la porte, la fille en bleu et orchidées mourait, elle ressemblait, 15 ans, au jeune Marc Bourguedieu dont je racontais l’histoire, résistant dans le Médoc, déporté à Dachau, Neuengamme, déplacé sur le Cap-Arcona, l’Athen, mort au Kremlin-Bicêtre.
La fille aux jambes maigres et bleues. Bleues des pieds à la tête. Orchidées bleues ? Elle mourait, c’est sûr et le réveil a été rude. Pas très sûr comme réveil.
Les enfants étaient partis, abandonnés, il n’y avait ni retour ni consolation, les temps étaient foutus, des sortes de futur de futur, où on ne va jamais, où on ne peut rien expliquer ni réparer.

ceux-ci qui attendent 2017

Ceux-ci qui attendent 2017.
Ceux-là, très différents (télévision, chaque fois qu’un enfant passe devant il change de chaîne, cherchant mieux sans doute, toujours plus fort). Le père (flic) craint 2017. Ils vont l’avoir, on va l’avoir.
Il ne se passera rien disent ceux-ci dans la petite cuisine collective. Il y a trop d’enjeux économiques, financiers, l’Europe ne laissera pas faire.
On va l’avoir, et maintenant, au plein des affaires, quand tu entends tous les administratifs qui ont la phobie administrative, quand tu vois ceux qui font les lois qu’ils disent trop dures à appliquer pour eux-mêmes, on va l’avoir, on va l’avoir. Et qu’est ce qu’on peut leur dire à ceux qui voter ? On va leur dire que derrière tout ça, attention se cache le racisme ? On va leur dire mais tu sais, disent ceux-là, chez qui télé et père flic…
Ceux-ci attendent 2017. D’un côté tu n’auras jamais. De l’autre, après tout…
Ceux-là se sont installés à Sceaux pour le lycée et l’ascension sociale. le public mais très bon, pour les grandes écoles, après. On voulait pas me les prendre. Alors on a fait à la française. Piston.
Ceux-ci payent cher pour des écoles où nourrir les chèvres au coeur des bois mais au coeur de la ville. Mes enfants avant tout. Mes enfants ne sont pas mes porte drapeaux.
Après tout, disent ceux-ci, tu l’aurais là, la révolution. 
La révolution ? C’est le lendemain de la mort de Rémi Fraisse. On sent les désirs de violence mais surtout les désirs de forêts et de bonnes, bonnes écoles pour que nos enfants, pas nos porte drapeaux, ne soient en rien retardés, aient accès au meilleur.
Leur rythme respecté.
En fait vous avez peur ? Pas de la télé. D’autre chose. Des pauvres, non, vous avez un peu peur des pauvres ? Du périph de Paris de vous-mêmes de la révolution que vous appelez de vos voeux en 2017.
Peut-être non, peut-être non, n’avez-vous pas peur.
Hello kitty mais hello kitty ou iphone tu sais.
Oh moi c’est pas parce qu’il y avec ma fille les enfants de, et de.
C’est vrai cet entre-soi, tu as raison, mais comment faire quand tu habites à Jaures, à Montreuil, vraiment tu peux pas. Toi la province. La mixité à l’école publique ? Et puis la mixité moi je la vois autrement : on voit tellement de gens, des comédiens, des écrivains, de tous les pays, de toutes les.
Aussi on évite le périph. La pollution.
Et la société de consommation, superman les hamburgers les après midi télé et hello kitty.
Et la révolution.

se voiler la tête

Velantque caput. Ils volent une capote, propose Hugo. Mais non, ils voilent leur tête, parce qu’ils font des rites sacrés et que c’est comme ça quand on fait des rites sacrés, dit Jules, on se met une petit foulard sur la tête. Décapotable, décapiter, capitale, dit Cyllian. La tête d’une voiture, la tête d’une ville et la tête d’un homme. Et quand on dit je suis kaput, c’est du patois ? Mon grand-père il dit je suis kaput quand il est épuisé.

Quand Xabi raconte, on rit. On les voit, les trois jeunes gens, attendre la police française à Marseille, la police n’est pas là, d’abord la Turquie n’a pas prévenu, ensuite le logiciel d’hyper sécurité était en panne, on les voit, les trois, appeler la police, nous nous tenons à votre disposition et on les voit se rendre à la gendarmerie le lendemain, garde à vue pour délit de proximité et jeux de paintball. A l’aéroport personne pour les arrêter, nos trois Djihadistes dont le groupe Etat Islamique n’a pas voulu, d’ailleurs, soupçon d’être infiltrés, d’ailleurs on en reparle un peu du rôle supposé du beau-frère de l’un, dans les services secrets ?

Xabi raconte la scène rocambolesque et on rit. Penser à Fabius (avec soudain, petite hallucination temporelle) et ses égorgeurs, égorgeurs de Daesh, allons-y, en temps de guerre n’ayons pas peur des mots, ça s’appelle propagande, et c’est dommage, là, on n’arrive plus à rire.

Velantque caput. On se voile la tête. Se bouche les oreilles. Chez Ovide, on jette des cailloux derrière notre dos, dans la vieille terre qui est une ancêtre, une grand-mère. Le passé surgit, lui qui était tout dur et décharné, ossifié, le voilà s’amollir, à prendre chair. Jusqu’à la prochaine fois, jusqu’au prochain déluge, quand les dieux auront besoin de recommencer un peu l’espèce qui laisse à désirer. Egorgeurs, barbares, on aura tout entendu. 2014.

Achever la traduction, ce dimanche, du chant XII de l’Enéide, chez Virgile. Les combats de la fin étaient un peu ennuyeux. Jamais Enée et Turnus n’en finissaient. Puis la mort de Turnus, son épaule, son genou que les traductions disent jarret, jarret à terre, animal blessé, la cuisse a été traversée par un trait gros comme un arbre, un trait d’arbre. On voit l’épaule et le genou et on entend son appel à la pitié. On voit sa main, aussi, qui s’élève. Turnus dit : voici la main des vaincus.

J’en avais assez des combats, cervelle qui jaillit par les oreilles et décapitations à qui mieux mieux. Trash, diraient les enfants. C’est ça l’épopée, cette répétition sanglante et la fin, échevelée, triste à souhait, qui émerveille pourtant. Un gamin s’en va sous les ombres, abandonné. La perte, sous les ombres.

Silence sur la guerre, la France entre en guerre, les Français aussi, lit-on quand on lit par inadvertance, on ne peut pas ne pas s’arrêter un moment sur ces Français que Yahoo nous dit en guerre, parce que la guerre posée ainsi, sur les moteurs de recherche, ça tourne forcément à la guerre au-dedans, ici et maintenant -en fait, des égorgeurs ou des trancheurs de tête, c’est encore, même quand on ne traduit pas Virgile, chez Virgile qu’on a le plus de chance d’en rencontrer, du côté de chez nous. La guerre, donc. La France et les Français en guerre.

Mort parce que français, quelque chose comme ça titrait un journal et ça se répétait un peu partout. Velant caput et nous, bouchons-nous les oreilles. Comment un discours pouvait ainsi s’emballer, comment, malgré le drame, ne pas rire de l’évidente propagande, respect gardé pour celui qui est mort affreusement, d’ailleurs d’une manière inimaginable, que nous n’imaginons pas, comment pouvons-nous croire que nous pouvons voir ou imaginer ?

Entendre qu’une personne s’immole en France par le feu tous les quinze jours ? Une personne tous les quinze jours. La guerre ? Entendre que pour atteindre la riche Europe, l’Eldorado, notre jeune fille toute fortifiée, meurent huit personnes par jour, meurent affreusement, asphyxie, noyade – et parmi les huit, des enfants ? Et ce n’est pas imaginable, malgré les (rares) images ce n’est pas imaginable, comme ne sont pas non plus imaginables les raisons qui poussent à aborder aux côtes de la riche Europe où s’immole, il semble que ce soit ainsi en France, une personne tous les quinze jours ?

La barbarie. L’égorgement. Contre quoi partir, excité un peu, presque passionné, en guerre. Tandis que sombrent sub umbras des ombres, en silence.

De mémoire, Yahoo peut-être encore (quant à nous : tête voilée et oreilles bouchées) annonçait que c’était mondial, cette affaire, tiens donc, ce ne sera pas fini de si tôt, ce ne sera pas la der des der, il y a bien, d’un siècle à l’autre, des différences en matière de pub, ce n’est pas le Mali non plus, ce sera long, une guerre sans fin, dit Yahoo, avec de graves conséquences sur les Français qui, le veuillent-ils ou non, se promènent-ils sur les montagnes du Djurdjura ou non, risquent gros. On dit les égorgeurs. On réfléchit, même : dire Etat islamique ou non, faire de la pub à ce qui n’est pas un Etat, à ce qui n’est pas l’Islam. Parfois on dit quand même Etat islamique, justement, pour montrer qu’il y a danger, qu’il y Etat et qu’il y a Islam. On n’hésite devant rien. Parfois, en une phrase, on résume : «cette multinationale de la délinquance religieuse sera tentée d’ouvrir un front extérieur en Europe ». La palme au Républicain lorrain qui mêle tout : fric, délinquance et religion, contre quoi on est en guerre, donc.

Paris est bien entré en guerre contre un ennemi fanatique mais aussi déterminé et puissant / la France est en guerre, il faut en être conscient, les mots sont durs mais réels / l’appel au meurtre lancé par l’État islamique sonne comme un aveu / nous sommes en guerre, faisons-la ! Jusqu’au bout.

Jusqu’au bout ? Quelle excitation. Les points d’exclamation. L’union, la première personne du pluriel. Que peut le discours ? Celui-ci, excité, excitant, que peut-il ? Gorgias, sophiste né autour de 480 avant Jésus-Christ, défend, rhéteur de talent, Hélène l’indéfendable, à cause de qui eut lieu cette longue guerre, dix ans, à Troie. Par le discours il renverse le jugement porté sur la femme infidèle et explique : « le discours a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie, d’accroître la pitié. (…) Le discours est comme la drogue ; certains discours chagrinent, d’autres charment, certains usent de mauvaises persuasions pour ensorceler l’âme ».

La propagande de guerre n’a rien inventé. L’âme ensorcelée de ma voisine, Républicain lorrain, Yahoo et cie, vous en répondrez.

pas un salaud

Filiale Selex consortium de 26 partenaires industriels, chercheurs, et universitaires. Tu les as publiés dans des revues d’ordre A, notées A, tes articles ? Ta science sociale ou humaine, ses répercussions scientifiques, scien-ti-fi-que-ment utilisables, tu sais ? Tu mesures ? Le triangle de la connaissance : éducation contrôle efficacité ? Non, éducation innovation et ? Systèmes spatiaux d’observation de la terre, équipements maritimes côtiers installés sur les drones, systèmes radars innovants, capteurs passifs. 15 millions d’euros. Des rubis dans l’histoire ? De faux rubis drones ou robots ou radars ? On en a besoin ? Les entreprises privées sont allées aussi loin qu’elles pouvaient. Elles ont déréglementé. 45 heures / semaine et cadeaux aux patrons mais on ne dit plus patrons, on ne dit plus. On ne dit plus : on s’incline et pose pour les couv. Valls 2 Valls 3 et la suite on l’a perdue, de petits bonshommes se succèdent, le roi est nu et frileux. Mourant, prisonnier. Foutu. 2 entreprises privées, mondialement puissantes, crachent sur le roi et sur les gangs et sur les pauvres et sur les chiens. Pendant qu’ici et ici ça se sépare, se tue un peu, s’affame beaucoup, bientôt on n’aveugle plus mais coupe des têtes, 2 décapitations en forêt : trucs globaux et religieux, folie furieuse à la portée de tous, c’est dans l’été que tu entends le pire et le pire c’est qu’on entend de moins en moins, tes potes lisent le dernier journal sur dernière tablette et laissent faire et laissent dire : pour 1 vie des nôtres c’est 1000 des vôtres qu’il vous faut compter ; les nôtres ont par essence et catastrophe un lien spécial à la vie, pour 1 c’est mille, c’est ça l’équilibre : c’est la disproportion ; c’est ça la justice, l’injustice.
Alors quand les mots ont voulu dire l’envers et qu’il ne fallait pas d’humour pour ça ni d’ironie ni besoin de syllogismes ou de syntaxe complexe, « 1 des nôtres c’est 1000 des vôtres », alors quand les mots ont voulu dire l’envers, il y en a qui ont choisi de se taire.
On disait les pieds-nus puis les autonomes puis les séparatistes puis les terroristes.
Les sociétés ? Tu veux parler des sociétés ? Celle de l’ex-Monsieur Pétrole qui a voulu reprendre ses possessions à l’ancienne ? L’amour ou l’usine à la papa, fini, tournés vers l’Est comme on dit, le gaz d’Ukraine et maintenant celui de schiste.
Meccanica fait des avions des jets des drones et armes à vendre au Pakistan à l’Iraq et en douce et à la Syrie de Bachar. 300 millions d’euros avec les séparatistes de là-bas, pas les mêmes, les autres, là-bas sur la carte, 300 millions pour le dictateur-Cela, pour qu’il veuille bien les drones et super technologies de Meccanica, tu crois qu’ils ont besoin de ces petits rubis qu’on trouve sur nos routes, sur le corsage des filles, en fait et partout du côté de chez nous ? Tu crois vraiment ? Mur technologique, ils disent.
C’est l’été et des cohortes de réfugiés se pressent aux frontières, à chacune des frontières, nord, nord, nord. Ficanteri a construit ces vedettes qui sur les côtes avec de longs bâtons repoussent Tchad Niger Algérie vers Tchad Algérie etc. Ficantierri : à chacun ses frontières. Ici, celles des cyborgs et des chiffres sur écrans.
Et toi – qui accumules les chiffres et prévois et utilises les termes qu’il faut, les quantités et les contrôles, tu n’es pas si mal que ça en famille. A ton fils de 15 ans qui pourrait faire un peu de sport plutôt que de bloquer sur Colon Duty : il faut t’affûter un peu. Fais pas ta roumaine à ta fille qui se plaint de sa marque de sous vêtements préférés. Tu perds un peu la tête quand femme et enfants te disent interroger, chez le psy, leur rapport au judaïsme. Et la culpabilité qui les taraude : ils n’osent pas dépenser autant d’argent que tu en gagnes. Tu les encourages. Qu’on se fasse plaisir. Le plaisir immédiat, commente ta femme Barbara, la honte, la fausse honte. Tu la fais taire d’un baiser alors que son raisonnement est super élaboré, tu le sens. Elle a reconstruit un souvenir traumatique chez le psy et elle a besoin d’en parler. Tu trouves ça très compliqué et l’embrasses avant de filer sur la véranda avec vodka et musique dans le casque. Tu vas sortir prétextant un rendez-vous de travail. Tu retrouves, un quart d’heure, une prostituée hongroise, une de celles qu’on tient là pour les clients, ça ne t’arrive pas souvent, et pas longtemps, un quart d’heure, et puis tu n’es pas là pour de bon, pour de bon ça c’est quelque chose à quoi tu crois, pour de bon, avec Barbara. Et les enfants. Tu es poussé par une force que, tu t’en faisais honneur, tu ne refuses pas d’analyser.
Barbara t’aura fichu là-dedans à tout analyser, tu t’épuises.
Elle t’épuise, en fait, peut-être.
Tu es tout sauf un salaud.
C’est l’angoisse, sans doute. Ou la honte. Ce que tu sais sans le dire, parfois ça déborde un peu : ce qui vous fait la vie la plus conne qui soit, c’est ce parfois que tu vois quand tu regardes tes enfants, milliers d’euros sur eux, parler entre eux comme des charretiers. Pute salope bâtard bouffon.
Les pots de vin offerts par Ficantieri à la Ligue tu n’y es pour rien. Tu n’as pas eu l’idée ou juste comme ça. C’est après Sofia, une des prostituées, un moment où tu as un peu basculé, le quart d’heure tu l’as franchi allègrement mais tu aurais oublié s’il n’y avait pas cette réussite au bout, le juteux contrat des vedettes en Méditerranée. Il fallait vraiment pas être sorcier pour y penser. La Ligue du Nord, où les hommes te font les démocraties. Ils disent.

avis du conseil légal

quitter K, Maria S et Vaggelis G, mardi soir, avoir entendu d’eux, qui en souffrent, ceci, qui m’est aussi insupportable : tout le monde s’en moque. Tout le monde s’en moque ou fait comme s’il s’en moquait. Nous qui avons un peu de temps de pensée, quelque disponibilité, nous ne parvenons pas à tout mettre en œuvre pour empêcher les conséquences dramatiques et inhumaines d’un monde volontairement, programmatiquement, coupé en deux
la Grèce, Grèce porte et trou, fossé des migrants qui n’y échappent plus. Grèce -prison
d’abord, il y a ce qu’on a compris jusque-là le “décret Dendias” : eh bien ce n’est pas un décret. Ce n’est pas une loi, ce n’est pas une circulaire et ce n’est pas un décret. C’est un avis, un avis du conseil légal grec, me dit M, et je l’écris. Conseil d’Etat ? C’est ainsi qu’écrira T, au camp de Corinthe, quand il rédigera la lettre adressée aux députés européens : le Conseil d’Etat grec. Un avis, est-ce la raison pour laquelle on ne peut pas faire un recours devant la Cour de Justice de l’Union Européenne ? Il faut lire l’avis, il est fou : il promet  la rétention indéfinie, à durée indéterminée, aux sans papiers, aux migrants dont la présence en ville, dehors, serait une atteinte à l’ordre public. Un danger social. Ils ne possèdent rien, sont pauvres dit l’avis que j’ai pris jusque là pour un décret, l’avis 44/2014, signé Chrysofoula Augerinou et Dimitris Katopodis, les migrants sans papiers doivent être retenus jusqu’à l’expulsion, surtout s’ils ne collaborent pas à leur expulsion
on y est
les pauvres, à perpétuité retenus quand on n’arrive pas à les renvoyer chez eux
le droit, donc, et K explique : il était, dans sa jeunesse, un conservateur puisqu’il croyait à la force du droit quand les copains voulaient la révolution. Aujourd’hui, à l’âge de 50 ans, ce n’est pas qu’il ne croit plus au droit, pas du tout, mais il ne s’agit plus de droit, de philosophie du droit il ne s’agit plus par le droit de protéger, distinguer – ce sont des arguties et des interprétations et des interprétations d’interprétations par chaque cour dont il s’agit, K est un peu découragé, il n’a pas bougé, lui, l’ancien conservateur qui croyait au droit et que le droit déçoit, il n’a pas bougé mais les révolutionnaires ont bougé, ou les gauchistes, c’est par le droit qu’il pensent faire bouger, lentement, lentement, les choses
et par l’art, dit Spiros, par les représentations, pour quitter les phobies. Les phobies, on en a deux, celle d’Al-Qaïda et celle des maladies, tous ces migrants qui viendraient pour te contaminer
il faut avoir d’autre rêves
il y a pire que le camp de Corinthos : il y a les ghettos du nord de la ville que les mafias louent à des familles entières, 40 personnes dans 12 mètres carrés, pour y aller on a dû mettre des masques sur la bouche, dit V
et le commissariat à l’ouest d’Athènes (se demander si c’est l’Odapone, dont parlait T, 15 jours en cachot)
changer Dublin 2, c’est la première chose à faire, même si (K) les pays du Nord ne renvoient pas beaucoup de monde en Grèce, il faut changer Dublin 2, c’est essentiel, ce sera cette peur de moins, la Grèce comme porte et non comme trou ou fosse d’oubli
un avis du conseil légal grec, ce n’est rien, ce n’est rien et pourtant elle est effective, la détention illimitée des étrangers à expulser. Si on ne peut pas faire un recours auprès de la cours de justice européenne, on peut en faire viser la constitutionnalité devant les cours constitutionnelles
à Contomini la cour a décidé qu’on ne pouvait pas décider sur une mesure mais sur la détention. Au cas par cas, donc
certes la rétention illimitée est contre le droit et les sans-papiers doivent être libérés après 18 mois de camp (18 mois puisqu’ils sont des menaces pour l’ordre public, 12 mois quand ils ne mettent rien en œuvre pour collaborer à leur expulsion, et 6 mois normalement  – directive européenne, chapitre IV, paragraphe 5 : “la rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois”) mais la cour de Contomini ne peut juger que de la rétention, pas d’une mesure
et la réponse à la question des avocats grecs sur l’interprétation de l’avis est la suivante : les 18 mois grecs de rétention peuvent être prolongés d’une peine de prison indéterminée de détention (punissant le fait que le migrant enfermé n’a rien fait pour collaborer à son expulsion). La meilleure, c’est que cette détention peut se faire dans le même lieu que le premier temps d’enfermement
on a bien noté la différence : rétention et détention
et on a bien noté que les 18 mois, qui comprenaient déjà prolongation de 6 mois pour non collaboration et prolongation de 6 mois de plus pour menace à l’ordre public, ce temps très long, prévu et encadré n’est plus rien, et on recommence, cette fois sans cadre, cette fois sans terme. On a glissé, ce qui n’était pas un délit, être sans papier, était puni d’un temps de rétention ; le délit, ne pas collaborer à la fin de sa rétention est puni sans fin
tu demandes l’asile, comme T, parfois, pour avoir en tête l’idée d’un terme. Demandeur d’asile, en Grèce, tu es enfermé. Ce qui, dit K, empêche des réfugiés qui y auraient droit, de le demander – la rétention, même limitée, est longue et insupportable
il y a les degrés de l’insupportable
si comme T tu as été arrêté, pour une durée illimitée, sans papier sans demande d’asile, tu préfères devenir alors demandeur d’asile à durée de rétention, longue mais limitée
et encore : à supposer qu’on en soit encore aux 18 mois, le gars fait ses 18 mois de rétention. A Corinthe. Il sort. Dans les heures qui suivent on le rattrape, ça recommence
tu es libéré de Corinthe, le soleil blanc de Corinthe, les 11% Aube dorée de Corinthe, et tu es rattrapé : qu’est ce qu’on fait, là
les juges ne voient pas les retenus, dans le meilleur des cas leurs avocats mais on a trop honte de leur état, maigreur, barbes, saleté, maladies pour les conduire devant le juge
selon les jurisprudence en Grèce tous devraient être libérés, tous (dit K), pas un qui devrait rester en camp
il y a une question qu’évoquent K, Maria, Vaggelis, Effy : l’économie parallèle que crée la politique d’immigration. A Corinthe, au début, les gens râlaient de voir s’installer un centre de rétention sur l’ancien camp militaire. Bientôt, ils y ont trouvé des avantages, c’est finalement beaucoup de boulot : pour les travaux publics, qui réparent et construisent, l’aubaine. Pour les restaurants, comme dit T, Korinthian ou Pietis, c’est l’aubaine. Korinthian et Pietis qui servent des repas qui ne rassasieraient pas des enfants de 3 ans, dit T, sans sel, alors que les fonds européen prévus pour les repas des sans-papiers sont le double du budget prévu en Grèce pour les prisons
M qui travaille comme avocate dans un comité qui étudie le droit d’asile sait que l’Europe verse 2000 euros pour son salaire. Elle en reçoit la moitié
il faut changer les représentations, a dit K. Il y a tout ce qui tourne autour de la maladie, de la phobie des maladies apportées par les pauvres, les migrants. L’ex- ministre de la santé, ministre de l’éducation nationale aujourd’hui, dit Effy, déclarait que les femmes africaines étaient responsables de l’expansion du VIH et autorisait des listes, avec photos, de personnes porteuses du virus
l’école ? Ecoles publiques et collèges, regroupé(e)s. Les parents payent le chauffage. Le gouvernement préfère octroyer à chaque famille une somme afin que les parents envoient leurs enfants dans le privé
après 20 ans de travail, comme indépendante, pour un salaire de 800 euros par mois, je paye 500 pour la sécurité sociale ; sur 765000 personnes en Grèce, plus de 500000 vivent sans sécurité sociale
ceux / celles qui disent : je m’occupe de trois personnes ma mère, ma grande tante, sa sœur
ces policiers que tu vois au coin des rues (main sur la hanche, adossés aux voitures, gardant Alpha Bank ou la place Syntagma ou les alentours d’Exarchia, sirotant cafés frappés, les cagoles, dit M, les play-boy, lunettes de soleil, inactifs et surarmés), ces jeunes policiers gagnent plus qu’un prof : 900 euros par mois
ce jour même où Effy nous parle, à Kolonaki, on apprend que les employeurs qui ont ouvert le feu sur les clandestins bengladais qui ramassaient les fraises à Manolada  n’ont pas été condamnés
les représentations, comme dit K, avocat au conseil grec des réfugiés, il faut les changer rapidement
en 1944 la France libérée faisait tirer ses gendarmes sur les tirailleurs sénégalais, appelés tels, qui osaient réclamer leur solde après 4 ans de guerre, dont 3 en camp de prisonniers dans la France de Vichy. C’était à Thiaroye

tempête, 6

Le fleuve, donc. Des cimes d’arbres renversées. Puis emportées par les courants. Te dire ça : les courants, les remous, les vagues dans le fleuve. Droites verticales. Emportant les branchages et bientôt troncs emportant jusqu’au souvenir des sous-facturations que faisaient les sociétés bidons aux hommes d’état pour leur pub qui, la différence, faisaient payer, les millions de différences, faisaient payer par les partis et t’as vu la tête des partis, la tête des écoles t’as vu et la tête des écoles d’à côté, écoles et écrivains publics d’à côté qui marchent du tonnerre et les poètes sur la place et tous ceux d’entre nous qui mangent des haricots parce que ça nourrit les haricots d’ailleurs c’est un climat à haricots. Comme je te dis. Dans les forêts des poètes s’élancent, si tu leur parles poésie ils protestent, humbles et amusés, disent ça surgit parce qu’il y a un public comme pour Orphée les bêtes et les arbres, ça remue, avance, sur la place, sur la place ou en lisière, attendant la tempête et la tempête trace un rayon jaune et fabuleux, une arche de lumière, cette sorte d’électricité qui te fend les cieux sauf que ce n’est pas encore des cieux, c’est avant, bien avant les cieux, la lumière dessine la trace comme une arche et dessous restent les sous-factures et les millions d’en plus et chaque mot de travers et les poussières, l’arche violette en rougit de surgir là en ce point d’Est, elle est un symptôme, ne se cache pas comme symptôme, éclate le symptôme qu’elle est, fabriquant un dessus par-dessus les dessous, comme du temps où un volcan cachait un géant puis le géant gigotant faisait de lui-même une île cerclée des flots fameux et calmes calmes bleus comme si tu durais, pouvais durer et endurer, les dessous matelassés de billets de banque et de factures sur ou sous et de mots tissés de travers, à l’envers, les mots les mots tu les connais, 1 quand c’est 0, 1 à la place de 0 et tu composes vivant(e) avec l’absence, le contraire possible, tu es moche à celle que tu trouves la plus belle et quand lui que tu aimes meurt tu vas jusqu’à le jusqu’à le – le- le jusqu’à en faire du bon vivant, du socle et statue, tu dresses, ériges,  suscites. Parfois d’autres fois tu annules à tire larigot. Comme je te dis.  Parfois ils en sont arrivés là, les mots, ils ont fait rotation totale si bien que tu dis 0 quand tu désires 0 et il faut inverser de nouveau, faire tourner la machine à dresser, les désirs étaient morts, les appétits seuls criaient encore et encore comme appétit, on a des doutes. Plutôt prédation ou gloutonnerie, il n’y avait plus rien de beau ou d’excitant là-dedans car cette flèche, l’élan qui va et veut (veut l’amour total), cette flèche tournait dans le vide innommable et le vide c’est grand, l’innommable une grande plaine, 0 quand c’est 0, cette flèche cherchait et crachait en même temps venin et désespoir ; bien, il fallait faire la grande rotation, tu ne me manques pas pour l’affreuse souffrance de la privation, tu ne manques pas et c’est alors que l’arche, là-haut, ce moment où Zelda rentrait au campement après une nuit d’amour (aussi simple que ça), c’est alors que l’arche traversait d’Est en Ouest, une chose qui se dresse, surgit, il te faut continuer, répéter jusqu’à plus soif, c’est alors que l’arche traversait ce qui n’était pas encore le ciel ou les cieux mais le et les devenait, l’arche brille, brise, crée le dessus, les dessus.

Le fleuve, donc. Le silence était total. Plus un oiseau plus un hibou nulle part plus un lion ni un ours. Quant aux chiens ça faisait bien longtemps et un cheval de temps à autre, tout ce qu’on pouvait manger on mangeait. Il n’y avait que les mouches aux abords de la ville, il n’y avait plus que les mouches et tout près de l’ancienne prison 4 silhouettes grelottantes de peur et d’épuisement, couvertes de cendres et d’airs poisseux, dégoulinants, dans le lot des 4 est la fille, impeccable, au milieu du désastre quasi impeccable et indifférente semble-t-il faut-il dire. Des mouches mais pas un bruit, pas un vrombissement, des mouches aux dents poussées rougies du vieux sang des morts, de pus. 4 silhouettes et l’1 d’entre elles (mâle) la plus valide, celle d’un fils qui se croyait légitime et harcelait au bord de l’abîme, il n’y a pas si longtemps, son père aveugle. Il y a toujours eu un abîme avant, et on ne tombe que parce qu’on est déjà tombé. Innocent, trompé, le pire des trompés et le pire des innocents tue son frère illégitime, l’autre Ed, l’autre, l’autre. Le légitime, harcelé et harceleur comme il tourne, qu’à cela ne tienne , il est ou n’est pas l’autre, qu’il tue, pour la peine. Ne bascule pas complètement, notre Ed, à preuve sa présence ici, dans la ville en proie aux eaux et à la folie des vents (toute chose est au roi, sauf le vent). Sa présence auprès du Grec et de la fille impassible (visage long, cheveux longs, jambes longues, le tout bien soigné malgré les conditions, rien d’affecté, rien en sueur, rien d’inquiet), sa présence auprès du vieux Kent (barbu/non barbu c’est selon, porteur de nouvelles, de lettres et bâton de vieillesse du roi – au roi tout appartient, sauf le vent), la présence d’Ed qui faisait le fou dans les forêts pour ne pas l’être atteste qu’après avoir tué son frère il n’a pas renoncé à tenter d’être le légitime comme il a toujours cru et comme on a toujours dit. Il est là, en lutte. Lutte dans la ville, au pied de l’ancienne prison, contre la tempête qui déferle et les poussières et les gros troncs d’arbres déracinés, pour libérer le roi Lear et sa fille cadette que le bâtard frère mort a emprisonnés avant sa mort, ici. On se tient les uns les autres. Que la fille impassible qui n’a pas besoin de tenir aux autres, parfois elle frétille, inflige deux ou trois coups de canne qu’elle tient dans sa main droite au sol qui frétille en réponse – ouverture théâtrale.

Ed le fils survivant et cette sorte de début de rêve : ce qui vient avant sommeil, l’espace autour de soi, petite aire, sac ou bulle, buée. La buée se dessine, c’est le rêve : un homme et une femme aux lèvres jointes pour un baiser, les bouches s’entre-dévorent, soudain ou pas soudain, lentement, affreusement lentement, les bouches se dévorent, l’une prend l’autre et le contraire, ça ne fait plus qu’un seul visage mais difforme, cubique mou à la fois, inconsistant, joues molles comme montres gluantes, après l’espace c’est le temps qui joue sa partition, les 2 que nous étions, à nous embrasser, bravo, une figure atroce, décomposée, un instant.

C’est l’image que reçoit Ed, le plus valide d’entre nous, sous le porche de l’ancienne prison de ville alors qu’on sombre dans un sommeil étrange, une sorte d’évanouissement. C’est que la tempête fait rage.

Le fleuve, donc. On ne peut plus dire vague ; et ça ne flue plus ; ça ne charrie plus ; ça se soulève, horizontalement. Une colonne de mer ourlée et verte jusqu’à la nuit, jusqu’aux couleurs de nuit : la forme d’une bête, un animal marin inconnu, baleine si seulement ça y ressemblait, droit, dressé et surgissant, la vague ou flot a décidé de ne pas rouler ni d’aller de l’avant mais de faire barrage, de faire muraille, de faire dos ou front, une bête à l’œil vu de profil, œil rond et la gueule, gigantesque, fanions d’entre mâchoires, et la gueule de baleine noire, plus grosse qu’aucune, une gueule dressée sur des pattes invisibles, plantée, pattes invisibles, dans les sols limoneux, une gorge démesurée et au-dessus de la gorge la tête de baleine, au milieu l’œil rond et unique car elle est de profil, une bête de profil, toujours pas un bruit, sauf peut-être celui que font nos 4 silhouettes (moins 1 toujours impassible) grelottantes.

des bulles, des noeuds, des nuées

Le récit me pose question, questions, besoin de raconter et fatigue à raconter quand le dialogue que suppose le récit semble empêché, que le monde auquel le récit est attaché ne semble pas touché par lui – ou bien quand on a l’impression qu’il faudrait, le monde, le griffer pour de bon, à coup de récits qu’on ne sait pas mener et à coup de bien d’autres choses.

Du vague à l’âme, en ce qui me concerne, du vague à l’âme en ce qui concerne l’activité d’écrire, alors injustement opposée aux faits, à l’événement, à l’actualité. Au monde non raconté mais commenté, selon les termes du linguiste Harald Weinrich1. Le monde commenté ? Le dialogue dramatique, l’éditorial, le testament, le rapport scientifique, toute forme de discours rituels, les improvisations – y ajoutera-t-on l’information, les informations, ces commentaires radiophoniques ou télévisuels de l’actualité ?

Monde commenté, c’est partout où l’interlocuteur est en jeu, en jeu autant que le locuteur qui organise, lui, la narrativité. Dans le monde raconté, la fiction, le roman, on trouve à se détendre, se relâcher. Le commentaire, au contraire, va de pair avec cette tension qu’on peut dire engagement et risque : ni celui qui parle ni celui qui reçoit ne sont tranquilles. Tout commentaire est un fragment d’action2.

Joannes Etxebarria, bertuslari3 : le bertsu n’est pas de la poésie parce c’est la présence du public qui permet le surgissement de la parole, parce qu’il s’agit ici de communiquer, de le faire d’une manière subtile, belle et efficace. Ajouter que parfois un bertsu atteint la poésie. Quand il dit autre chose que ce qu’il avait pour visée urgente de communiquer. C’est donc en outre et dans un deuxième cas et à condition que. Quand la petite œuvre tient le coup hors de la présence de l’autre. Quand il tient le coup dans la détente, le relâchement. Poésie populaire, ça m’irait, dit Joannes Etxebarria.

Quant à moi, dire comme j’ai mal avec mes textes fermés, je ne sais où, juste là, écran, livres, bibliothèques ou blogs, fermés. Poser autrement la question du récit. Bouleversée à l’idée du danger, au moment de dire, du risque fou de l’abîme, là, aux pieds du diseur-improvisateur.

Un monde ? Qu’il soit commun et hors langage ? Ce n’est pas le cas : toute expérience est médiatisée, diversement, par des systèmes symboliques, par des récits. En tout cas, nous n’avons accès aux drames des hommes que par les histoires racontées. Nos vies, par épisodes, sont des histoires racontées. Ou des histoires pas racontées. Ou des histoires pas encore racontées mais qui pourraient l’être : des histoires potentielles. Paul Ricoeur4explique que le choc du possible n’est pas moindre que le choc du réel. Ces histoires qui vivent là, au-dessus, racontables, toujours racontables, sont aussi fortes que celles qui font événement et sont déjà racontées. Les histoires, toutes les histoires, sont inextricablement mêlées à l’expérience. S’il n’y a pas d’un côté le fond et de l’autre la forme, il n’y a pas non plus ici le récit et là le monde. Circularité ou continuité entre monde et discours : l’un est touché par l’autre. Syntaxe, temps verbaux, modalités, chronologie, sens de l’épisode, visée d’un but, d’une chute, expression d’une crise, ce sont les outils qui servent à commenter et à raconter. C’est de cela que le monde est pétri. Un monde qui ne serait pas dit ? C’est la béance, un trou, du réel nu, un zéro que rien ne viendrait symboliser. Le néant.

Le monde, un immense récit. Que ce récit s’adresse dans un moment de danger, du moins de risque et de tension, à un public lui-même en tension. Ou que ce récit vise la détente, la remémoration des histoires passées ou des histoires possibles.

La radio. Le bruit que fait le monde. Un sentiment partagé je crois, d’ahurissement ou d’hallucination, que ces jours-ci on appelle, entre nous, sentiment de déréalisation. On ne sait pas bien définir mais impression d’un monde coupé, d’un monde coupé de ce qui le fonde : le récit.

Le jour du dernier tour des élections européennes : Marine Le Pen apparaît aux téléspectateurs devant des affiches déjà prêtes sur lesquelles le Front national est nommé premier parti de France. Les résultats étaient sus ; les sondages valaient résultats. De là à dire que l’opinion avait été si bien préparée et fabriquée que l’acte de voter était déjà joué.

L’ombre d’autre chose : la preuve d’un récit à l’envers. Voilà bien ce qu’est une histoire, c’est quelque chose qu’on peut raconter à l’envers, c’est ce dont on connaît la fin et qu’on peut à tout moment re-raconter. On connaissait la fin ou le résultat des élections européennes en France avant le résultat du 25 mai. On pouvait dire la fin avant le début.

Premier glissement : on est dans le monde commenté, avec semblant de moments de tension et semblant d’interlocuteurs, avec mise en scène du danger, avec engagement dans la situation d’énonciation et engagement du récepteur ; pourtant on connaissait la fin. La tension est soudain relativisée. On disait la fin avant le début ? Non qu’on la connaisse mais qu’on, un on très sombre, très flou, très indéterminé, la souhaite ?

Ce n’était pas une histoire commentée mais ce n’était pas non plus une histoire racontée ; c’était de la pub. L’affaire importante du vivre ensemble était traitée comme de la pub, c’est à dire au moyen d’un autre discours, un qui anticipe sur le désir et le besoin. Dès le début on nous vendait la fin, à force d’annonces, de bruits et rumeurs, de sondages d’opinion. La situation avant l’événement est la même qu’après l’événement : le monde est intouché, inchangé, il n’y a pas d’événement. Le monde peut paraître bousculé mais ne l’est pas : il est tel qu’on l’a dit au début, qu’on l’a proféré.

Certes le Front national faisait un gros chiffre (mais dans cette histoire même les chiffres étaient trompeurs, l’abstention choisie et l’abstention subie par les travailleurs étrangers résidents en France venaient un peu changer la donne). Certes le FN serait représenté au parlement européen. Certes il s’était passé quelque chose ; pourtant ce quelque chose n’avait pas eu lieu ce jour-là : la preuve, les affiches étaient déjà imprimées le jour du résultat. L’événement, le moment de la crise, ça faisait longtemps qu’il traînait, rampait. Il ne s’était rien passé qui ne se fût déjà passé. De là à dire qu’il ne s’était rien passé. L’acte (de voter) n’avait rien changé à l’affaire.

De là à dire qu’il ne s’était rien passé.

On avait une de ces gênes, un de ces malaises.

De comprendre qu’il n’y avait aucun événement et que pourtant on posait dessus les mots de l’événement majeur, de la crise telle qu’après elle le monde dût changer et les personnages n’être plus jamais les mêmes : on entendait choc, séisme, bouleversement.On l’entendait de la bouche même de ceux qui avaient préparé, qui avaient dit, au début, la fin. On entendait, rien ne changeait.

Il y avait alors le monde du langage. Il était parti là-bas, bien loin.

Et ici, nous engloutissant, risquant de le faire en tout cas, le monde-monde.

Le monde séparé des mots.

« On nous a volé les mots. »

On ne voyait plus le monde ; on en devinait le trou irreprésentable.

On se sentait déréalisés, on le disait entre nous. Ce bruit que faisait la répétition et les contradictions du discours organisé en sophismes pervers. En réalité, nous comprenions que loin d’être déréalisés, nous étions au contraire poussés au réel, jetés dans le vide que fait le réel, c’est à dire dans l’absence, l’horreur de l’absence des mots qui signifient. Nous étions dé-symbolisés – mais c’est d’une telle évidence de vivre dans un monde que le discours habille et permet qu’il nous semblait que nous tombions dans le non sens, que nous perdions notre réalité, nous nous disions déréalisés.

Retour à la contradiction, posée par le linguiste Harald Weinrich, entre monde commenté et monde raconté. On l’a vu, la rumeur de notre actualité ne renvoie ni au commentaire ni au récit. Il s’agirait d’histoires possibles, vendues bien cher (merci Bygmalion), dont la structure narrative copie les histoires passées, la fin vendue avant l’événement. Bon, on a un vrai problème de récit. On ne sait pas du tout ce que c’est que ce récit qui annule l’événement. Qui le remplace.

Problème de récit -dans le temps de la composition narrative. Il n’y a tellement pas d’expériences en dehors de ce qui se bâtit ici, en écrivant. A partir d’images et de ces idées qu’on tord, bien qu’indicibles, dans les mots. Pas d’expérience sauf quand on noue l’abrupt à l’abrupt- mes souvenirs sont contradictoires, en pagaïe, et cette sorte d’émotion à joindre l’inconciliable. Que la chronologie soit bousculée, tu parles, ce n’est pas le signe sûr qu’un récit foute en l’air le récit en annulant l’événement. Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais pas la fin ? Tu ne sais même pas le début, idées et images et cette forme d’absence à soi, maladie, à partir de quoi tu montes ton petit bâtiment.

Ce n’est pas l’inversion des temps qui fait du discours médiatique, puisqu’il faut dire ainsi, un discours qui dé-symbolise le monde. L’inversion, c’est dire aujourd’hui ta mort de demain. C’est imaginer. C’est subir par métaphore. Ici, où ça parle bruyamment, ici, on on produit les affiches affirmant le Front National avant que les électeurs en décident, ici, où un ancien président UMP poursuivi par plus d’affaires que toute la Vème république réunie se propose nouveau chef de l’UMP, ici, où l’après est dit avant, ici, où il n’y a pas d’événement, ici, où on l’affirme pourtant, et d’autant plus fort qu’il n’y en a pas, ça n’inverse pas : ça écrase.

Un vrai problème de récit, donc. Greimas, linguiste et sémioticien, lie la théorie de la communication au problème de la véridiction. Dire vrai et croire vrai sont les deux éléments du contrat liant entre eux les parlants. Chaque message donné / reçu se présente ainsi : il paraît ou ne paraît pas vrai. Il est ou il n’est pas. C’est un jeu de vérité que le jeu ou l’exercice de la communication. Ce qui s’énonce dépend, du point de vue de la vérité, tant de celui qui parle que de celui qui écoute et croit, ou non.

Voilà qui donne aux auditeurs concernés que nous sommes une responsabilité énorme. Pas question de se laisser dé-symboliser ( monde sans mots parce que les mots ont filé, dénués de sens, loin de nous, mensonges donnés comme vérités, comme des histoires archisues et finies, racontées, passées).

Dans Les Nuées, pièce comique qu’Aristophane écrit au Vème siècle avant Jésus-Christ, un paysan, pour échapper à ses dettes, veut « apprendre le discours sophistique qui dit à la fois une chose et son contraire, qui démontre que les mots dette, jour du terme n’ont pas de sens »5. Le débiteur n’est lié par rien. Il n’est pas relié. Plus de monde. Les mots ont quitté le monde et le débiteur l’a quitté aussi. Des mots, des mots. Organisés et cohérents et en quoi on croit comme des fous. Ce qui se passe pour le paysan du Vème siècle avant Jésus-Christ est à l’opposé de ce qui se passe pour moi, qui écoute les informations. Les conséquences sont les mêmes pour nous deux.

Chez Aristophane, le discours crée les conditions d’un monde tout autre et tout faux. Un monde de pure fiction, inventé, dont il ne faut jamais sortir à moins de se prendre un grand coup de réalité dans la figure. Quant à moi, je crains de perdre la possibilité du récit, de l’invention du monde mais je risque aussi un gros coup de réalité : ce fascisme en quoi je ne crois plus, à force, il en profitera bien.

Ce n’est pas rien si c’est le besoin économique (échapper aux dettes) qui pousse le paysan d’Aristophane à apprendre l’art de dire blanc ce qui est noir, bon marché ce qui est cher, rendu le dû et passé le futur. Dans le film de Scorsese Le loup de Wall Street, le héros, trader de talent, commence avec quelques illusions : s’il s’enrichit, les autres s’enrichiront aussi. Le personnage qui l’initie à la vie dans les nuées lui explique tout de suite : on se fiche que les autres s’enrichissent, le tout est qu’il faut que ça tourne, tourne tout le temps, en haut, il ne faut pas que quelqu’un vienne un jour te réclamer son paquet d’argent. Il ne faut pas que les mots et le monde coïncident. En haut, dans les nuées, c’est ce qu’on appelle une bulle. On la connaît économique – elle est permise et doublée par une autre bulle, celle du discours qui a décidé, ici et là, de quitter le monde. De faire fiction, une fiction qui empêche toutes les fictions. Une qui tue le récit.

Alors il faut refaire les nœuds, rapiécer, nouer sans fatigue l’abrupt à l’abrupt.

1 Harald Weinrich, Le temps.

2Paul Ricoeur, Temps et récit, tome II, p 127.

3 Bertsulari : improvisateur en langue basque.

4Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I, page 150.

5Pierre Judet de la Combe, le jour où Solon abolit la dette des Athéniens. Libération, 31 mai 2010.

tempête, 5

Je tente de ne rien oublier de ce qui s’est passé avant l’intervention de cette poche d’orage devinée pour finir : matin sans café par manque de temps pour le café, départ précipité et déjà, 8:00, douleur à la nuque, nuque brisée pas tout à fait brisée mais quelque chose tire vers le haut tandis qu’autre chose tire vers le bas, pointe et s’enfonce, deux mouvements, penser que la veille L rédigeait un devoir soulignant la tension entre l’horizontalité des fleuves éternels charriant les morts, la mort, et la verticalité d’un pont qui se dresse, Octobre, Eisenstein, un pont qui se rompt ou se dresse et lève avec lui un cheval blanc, merveilleux et foutu. La révolution était en marche.

Pas moi. J’étais pas en marche.

Moi je prenais la voiture ; voiture, temps et moi nous hésitions : si nous avions froid ou chaud, si nous étions assez sympathiques pour un printemps, ou pas. S’il nous fallait faire des efforts. Le premier cours dans une salle nouvelle avec des élèves nouveaux, la remarque d’une fille bien attentive, ces deux-là, pas à côté Madame, je vous promets, ok, clin d’œil, je comprends dis-je bêtement alors que je ne comprenais pas mais devinais l’incompatibilité ; l’un des deux garçons, agressif : qu’est ce que vous comprenez donc si bien ?

Rien.

Rien, m’en vouloir de rien, mini-sadisme, je me reprenais tout de suite et ça passait inaperçu, dehors le vent souffle et même même les rideaux puisqu’une fenêtre est restée ouverte, les rideaux verts gonflent, une voilure, on rit un peu quand une fille se prend la voile dans les cheveux, on a avec nous un bruit chuintant puis on se tait.

Les uns expliquent aux autres ce que sont les complétives, les verbes d’énonciation, le rôle du subjonctif et le conditionnel comme un futur dans le passé. Il est 8:30 du matin et on fait de petits gestes – qui aident. Avec les mains. De petites grimaces. Toi tu joues le rôle du verbe principal.Tu te lèves. Va choisir un ou une subordonné(e). 

Après, c’est l’heure de solitude, bienvenue et bien aimée, dans le vent, les cheveux drôlement tirés en arrière parce que je marche contre. Il faudra y penser pendant les migraines, c’est une analogie, la tête tire en avant en arrière dans le vent. Je pense autre chose, une histoire qui ferait bien une histoire mais je l’oublie tout de suite.

Après, les cours s’enchaînent, et toujours le vent. Il souffle si fort qu’on ne s’entend pas ; on se tait. On l’écoute. On va traduire un poème d’amour, on s’y prépare, une élégie c’est à dire un chant de deuil mais quand Lesbie pleure son moineau, tout le monde rit. Le moineau de Lesbie finit en mauvaise blague. On écoute Robert Johnson, Youtube, moi ça m’est un peu égal que le son soit mauvais. C’est fini.

Avec P au téléphone : chez Ross Thomas, il n’y a rien de stable, tout est mobile, les lieux, l’argent, l’argent surtout, des liasses incroyables de billets et des coffres d’or, les héros, toujours (?) deux par deux, des barbouzes qui ont changé de vie, qui ont agi au Vietnam et qui ont agi dans les années 80 au milieu des guérillas de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Il y a ceux qui savent que les premiers ont agi et ceux qui ne savent pas tout mais ont servi de boucs-émissaires et savent plus que s’ils savaient, sortes de messagers, chez Oedipe le gars de l’escorte du roi au croisement des routes se sauve et vingt ans plus tard il revient pour dire combien ils étaient sur le chemin quand on tua le roi. Ils étaient ? Non, il était, 1 seul, et c’est un indice.

Songer avoir lu que s’il y a quelque chose qui est comparable au départ des jeunes convertis en Syrie 2014 (pas si nombreux que ça, en fait), c’est le départ dans les années 80 de tout un tas de jeunes gens en Amérique latine qui voulaient empêcher le Nord de dominer le Sud mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais dire que dans les romans de Ross Thomas tout est dans le dialogue, dialogues et échanges sont des planches de salut – par ailleurs tout est si mouvant. Justement tout est si mouvant que tu as un doute : le dialogue l’est aussi, mouvant et il est de la triche – qui triche ? Sans doute les deux qui parlent trichent. Deux qui parlent trichent. Ils le font bien et les mots prononcés il faut les dénuder pour les comprendre ; ce qui compte n’est pas leur noyau, leur petite chair malade mais leur mise en situation. Prenons le dialogue au niveau du signifiant, au niveau le plus superficiel, c’est qu’on est dans le jeu, c’est qu’on a (et/ou n’a pas) les codes, personne n’a tous les codes, c’est ce qui est vachement excitant. Tout est si faux, traîtrise – et bizarrement, ça ajoute du vrai au dialogue. Parce que dans l’instant précis où ça parle, tout pèse. Peu importe que les mots, eux, ne valent que pour leur costume. Rien n’est plus pesant ni plus vrai que l’instant où s’échangent les mots et les liasses de billets. C’est pour ça que c’est vrai : c’est lourd. Toute branche branle, mais ce moment où les regards se croisent, et les paroles.

L’histoire des arbres à planter quand une caravane démarre, c’est Tonio qui nous l’a dit. Le même soir : celui qui possède les histoires et les colporte, dans ces formes de théâtre, les Pastorales, en Soule, c’est le clown, un bohémien, un bouffon du roi, un qui n’est pas dans le champ du pouvoir et peut tout dire au pouvoir. La tête ici les pieds là. Lear et son fou et cette manie de disperser ou ne pas disperser son territoire, sa maison, tant pis pour ceux qui n’ont pas, les cadets, qui partent curés ou soldats, le rouge ou le noir, ou bien émigrent pêchent la baleine ou bien font les artisans, qu’on dit cagots et qu’on tient l’écart. Cordelia, elle, n’aurait rien, c’était à cause d’un défaut de paroles, il lui manquait un mot ou une phrase, chez elle c’était pas sadique du tout, mais rien ne peut sortir de rien. On en revenait au rien. Lear allait se disperser, disperser ses territoires, la cadette émigrait, vendue un peu, à bas prix. Pas cagot, princesse, Cordelia, et soldate exilée. C’était une journée.

La nuit est venue.

Les personnages des romans de Ross Thomas sont infiniment fiables en leur instant de présence et ne sont jamais fiables hors de scène (penser tout ce que cachent leurs délicieuses silhouettes aux costumes subtils ou peignoirs de chinoiserie). Les personnages viennent ici faire de l’esprit, gagner le match de la conversation ou l’interrogatoire.

La nuit est venue.

Auparavant nous avons partagé un repas avec Jasone et JM qui s’aimaient depuis trente ans et ça se voyait. C’est à dire, des personnages comme Jasone et JM ont trouvé, semble-t-il, 30 ans auparavant, à inventer un terrain où être deux : étrangers /familiers à la fois, juste comme il faut, jamais trop ennemis, jamais à s’étouffer de terreur, jamais à trahison et balle au cœur.

Moi non. Je veux dire moi non, je n’ai pas su.

Chez Ross Thomas, on meurt vite : une balle tirée de loin, en cachette, avec silencieux, en plein cœur. Il y a ces délicieux généraux d’âge, raffinés et pleins de bonté qui se font du café comme toi et moi et souffrent de migraines comme toi et moi et se souviennent parfaitement de ce qu’ils ont fait au Salvador.

Bref, pour finir la journée, du roman d’espionnage comme de la tragédie antique.

Quand la nuit est venue, je résume : lexomyl, xyzall, prothiadhen, propanolol, j’en passe – je passe l’autre, par exemple, le somnifère. La peur, bien sûr.

La nuit a commencé. Je ne peux pas en dire beaucoup plus : elle a commencé contre mon gré et ce qui est paradoxal et me sert de sommeil à rêves est arrivé, sans doute fort tard. Droguée comme je suis. Tard dans la nuit, un comble, à revivre la journée. Un mot sadique dit à un enfant, rien, le jeu des subordonnées mais les élèves portaient des têtes de lapins comme dans un film de David Lynch ou bien ils étaient des personnages que je connais, V se moquait de quelqu’un, se moquait de quelqu’un d’autre.

C’est un moment très important. C’est là que je pouvais tenter de comprendre de quoi il était question. Quelqu’un d’autre s’appelle Suzanne. Suzanne prononcée comme si on parlait mal, un peu d’accent de Californie mais moi les accents – je ne repère pas puisque, c’est bien évident, je n’ai pas d’oreille.

V se moque de Suzanne ; Suzanne mal prononcée est un peu moi, ; d’ailleurs il y a ce moment où V explique qu’il dit Suzanne alors que ce n’est pas du tout le bon mot.

De quoi il est question : ça y est, entre le rêve et la journée s’est glissée une petite différence, sinon tout aurait été copie conforme, quel ennui, l’anicroche a eu lieu puis le rêve poursuit sa route chronologique. Lesbie pleure son oiseau mort, on avance, comme pressé, on écoute du blues, les élèves en profitent pour jouer en ligne, tant pis, tape dans les mains, s’éparpille. Puis à toute allure le couple blanc ou gris, Jasone et JM, donnent des explications sur l’amour, disent que la tragédie c’est quand ta vie dépend d’un mot et d’un autre, de ceux que tu joues là comme au casino tu joues les sommes que sont ta vie et une autre, des millions, sans comparaison. Ils rient. Les millions éparpillés, nous tombent en pluie.

Et je me réveille. L’anicroche, certes. Dans le rêve, il y a quelque chose de plus : Suzanne – je – ne – sais – qui, un double et quelqu’un d’autre. Parfaitement.

Et parallèlement quelque chose manque.

Il y avait dans cette journée quelque chose que j’ai pas su revoir en rêve, quelque chose de trop, de trop gros. Le trop gros, je l’ai vu en vain, qui enflait les rideaux et pas seulement les rideaux. Je dis en vain parce qu’il s’est passé ceci : je l’ai vu comme si je ne l’avais pas vu. Il y avait dans la réalité du vent en trop ; beaucoup de vent, une grosseur, une qui appartient aux rêves, aux films et aux histoires ; pourtant c’était dans la première partie, dans la partie vraie ou la partie en vrai. Dans la deuxième partie, la partie rêve, la tempête avait disparu. Je l’avais pas super bien entendu (à cause du fait que je n’ai pas, n’ai jamais eu d’oreille). Mon rêve avait supprimé le vent et la tempête tant je les avais découragés, vent et tempête.

Il fallait recommencer.

Je recommençais. D’abord, être à ce point privée d’oreilles, être à ce point privée, je dirais. Je commençais par la privation. Ce que ça faisait de se montrer ou d’être vue oreilles en moins, on me les a coupées, alors les pansements, oui, bien sûr. Sans oreilles : c’est aussi sans savoir et sans science.

Un temps, pour compenser, je ne mangeais pas, ou très peu. Tout l’éther très malin alors me prendrait pour sœur, je m’élèverais.

On recommence.

Salle de classe. Pas ces deux-là à côté. Merci, je comprends. Vous comprenez quoi ? Rien.

Le vent, alors, s’engouffre.

Il a pris la porte de la discussion. N’importe quelle porte ou ouverture, j’ai dit rien et il est entré. Le vent est entré. Le rideau a soufflé. C’est le moment parfait. Tu as 15 ans, te sens bête de la tête aux pieds. De la tête surtout. Les pieds trop larges ou trop courts. Patauds. De ne jamais y arriver, ne pas avoir les airs légers, les subtilités. Le vent est entré. Il a ouvert une vitre, je précise qu’on est dans la partie deux, remixée. On a recommencé. La vitre s’est brisée, ça a donné de petits bruits défaillants. C’était le fin couloir du vent, le tunnel ou tuyau du vent, il vrombissait. Nous autres, les pauvres sans oreilles (tu sais : ça te pend au nez d’être ainsi, du coup, après l’oreille, privée de langue), eh bien nous les pauvres qui n’avions pas d’oreille regardions les volutes bien repliées sur elles-mêmes, des perfections rouges et violentes, couleur d’air, les roulures ou tournures remplissaient la salle de classe, ne s’éparpillaient pas, elles faisaient la tornade droite sombre et fumeuse, ourlée comme un rêve jamais défait.

Nous les pauvres.

Ce qu’elle a fait, la tornade, un peu aiguisée en sa pointe il faut le dire, dans la salle de classe. Elle nous a touchés au cœur, nous tous, les pauvres d’oreilles. 

tempête, 4

 

Le capitaine MacWhirr navigue sur les mers de Chine. Je le vois, bien costaud, barbu ou mal rasé, tenir debout, pas un mot de trop. Pas une imagination de trop, mais ces événements réels que sont les faits marquants de la mer, récifs, courants.

Il en est qui ne se heurtent jamais aux choses, les regardent pourtant, les tripotent et considèrent. Rage de dents, acouphènes de folie, la maladie, de son aiguille, te pénètre, laps après laps, sans espérance – mais après, quand tu n’as plus mal, tu ne sais plus te figurer ce qu’a été la longue durée de l’agonie ni son intensité, tu nies, oublies, tu es de bonne foi. Fabrice s’endort à Waterloo ou se retrouve dans un autre Waterloo, un de fraternité et de chaleureuses idées. Toujours dans une autre image, que tu rêves à la place de celle qui jamais ne se laisse habiter. On dit que tu as de l’imagination. C’est ce que MacWhirr ne connaît pas, pas du tout. Les mers de Chine sont étroites : pas la place d’aller y voir autre chose que des faits marquants, des courants, des récifs et la pointe d’une île. De toute façon, ça suffit, images, déplacements et métaphores : une honte, MacWhirr donnerait raison à qui pense les poètes capables de te foutre une république en l’air, d’abord ils s’attaquent aux rythmes, formes, normes et contrats et donc, de proche en proche, aux lois de la cité. Les déplaceurs de sens.

En tout cas quand Jukes pour parler de la chaleur explique qu’il a la tête dans une couverture de laine, MacWhirr est furieux. Pour quelles raisons Jukes ou n’importe qui aurait-il eu la tête langée dans une couverture ? Alors, pour quelle raison imager ainsi la chaleur ? Pour quelle raison cette couverture de laine ? Qu’est-ce que tu sais de la chaleur provoquée par une couverture de laine qui envelopperait ta tête ?

Les eaux glissent, bien sûr elles peuvent un peu te secouer mais au bout du compte tu rapportes un salaire, de quoi nourrir tes enfants. Un capitaine doit savoir un minimum de choses sur les tempêtes circulaires, les ouragans, les cyclones et les typhons. Le capitaine MacWhirr a su ce qu’en disent les livres puis il a oublié. Bien sûr, comme un qui part au boulot sur les flots pour nourrir ses enfants restés à terre, les eaux fortes l’ont chahuté mais la colère démesurée, sans limite, il ne l’a jamais connue. L’horreur, la mort, l’irrémédiable terreur que recèlent certaines gaines de vie ? Il n’en rit pas, il n’a rien du cynique ou du provocateur. Simplement, il ignore.

Aujourd’hui sur le pont il fait chaud, beaucoup trop chaud. Dans la chambres des machines la température atteint 47°. Le mécanicien regarde l’horizon et le ciel puis le ciel et l’horizon ; et l’horizon se dresse puis se recouche, tranquille. Le soleil de tout petit diamètre est devenu brun et une flopée de nuages verdâtres et lamentables sont infiniment immobiles, groupés là. Il fait plus chaud que tout et une immense vague, lente, oblige Jukes, sur le pont, à poser la main par terre. Suivie d’une autre vague dont on dit qu’après tout elle n’est pas si terrible. Dans la nuit, MacWhirr lit un livre sur les tempêtes. Demi-cercles, quadrants, courbes isométriques, saute du vent et analyse du baromètre, autant dire : parlottes et vues de l’esprit. Il y aurait un gouffre, pas sûr, s’il y avait un gouffre, et c’est pas sûr, il est devant et pour le nommer il y a les mots et les chapitres, les détours, pour le nommer comme pour l’éviter il y a les mots, on parle parle t’ordonne de courir à l’envers, pas regarder, quitte à dépenser une fameuse dose de charbon, quitte à te dérouter, à faire 300 milles de plus. Parler, écrire des chapitres et faire les détours, c’est tout un. La chair redevient verbe et MacWhirr (mal rasé mal dormi), qui semble ne pas souffrir de la chaleur, n’est pas d’accord. L’Évangile ne peut pas aussi mal nous conseiller et même si elle le faisait. Lui MacWhirr, sans imagination, continuerait droit sur le gouffre, par bon sens et mesure, avec ou contre les Évangiles, on s’en va pas au nord quand on veut aller au sud, parlottes, on ne fuit pas devant le grain. Il continue à glisser sur les eaux, le capitaine, va nourrir ses enfants qui sont à terre, leur écrira sa lettre mensuelle : le temps se maintient. On ne va pas faire un détour pour un trop gros calme et le baromètre qui descend. D’ailleurs, MacWhirr supporte assez bien la chaleur.

Premièrement : ne pas omettre le désir secret du gros bonhomme planté là, qui a lu le chapitre sur les tempêtes pendant la nuit, qui ne sue pas, qui dit qu’il y a de toute façon tant de mauvais temps de par le monde, que la seule chose à faire est de les traverser, impassible et avec le moins d’imagination possible, on ne peut pas omettre, là, le désir du gros bonhomme d’être dedans le grain, le gouffre. Voyons voir ce fameux grain qu’on dit sans savoir mais qu’on parlotte parlotte. Ceux qui pensent qu’il faut subtilement rester à des 50 milles du gros grain en nommant subtilement le gros grain qui n’existe pas. Du moins tu ne peux pas savoir s’il existe puisque tu es, toi, à 50 milles de là.

Deuxièmement : il y a les Chinois. Il sont sur le pont, maltraités en premier lieu par les éléments et en second lieu par les hommes d’équipage. La chose qu’on comprend, c’est qu’ils ont de l’or, l’or juste qu’ils ont gagné, ils se disputent parce que les boites à or ou à dollars se brisent et hommes et dollars sont jetés ici et là, par dessus bord aussi bien, à un moment on attache les hommes et rassemble l’or et on verra bien – s’il y a quelque chose à voir. On se doute bien que cette histoire de masse d’hommes et de masse d’or dans la tempête, ce n’est pas tout à fait rien.

Troisièmement : on ne se déroute pas. Chaque fois dire  que cette fois on est dedans et pourtant, c’est à venir, encore. On y est. Bon sang, dit Jukes (hurlant contre le bruit), bon sang, cette fois nous sommes en plein dedans, le vent nous vient devant, la mer aussi. Jukes regarde le ciel, il n’y a plus d’étoiles : peut-être sont-elles dans ses yeux. Peut-être, encore mieux, sont-elles, les étoiles, dans les yeux du capitaine. Celui-ci hurle qu’il faut garder le cap, quoi qu’il en soit. Un début de début d’événement et ce n’est qu’un début. Les étoiles dans les yeux de MacWhirr, c’est pour mieux regarder. Si tu crois qu’on peut parler, c’est non.

L’important, c’est que vous entendiez les bruits, vous, les grondements de bêtes fauves, les cliquetis des gamelles qui basculent, le cliquetis des verres qui se brisent, les hurlements d’équipage et les cris des coolies. Notre MacWhirr ne peut pas se chausser, les bottes glissent d’un côté et de l’autre de la cabine. Cependant, les ténèbres couvrent les ténèbres. Les deuxièmes ténèbres, nouvelles venues, palpitent, une peau, frémissent. C’est alors, après ce voile tremblant posé sur les airs, que la vraie chose arrive. Difficile sans image : il y a celle (image) du bouchon qui déborde. Dans le flacon, la colère était tenue, maintenant elle jaillit, gicle à l’avant et le résultat, outre la déflagration, est l’éparpillement des hommes. Une tempête s’en prend à l’homme personnellement. C’est sa fonction. Une tempête est un courroux personnel contre l’homme, contre les hommes. Résultat : la tempête-courroux isole les hommes, les rend tout à fait solitaires – et propres à mourir. Comme ils le sont mais ils oublient toujours. La tempête leur rappelle comment vont les choses, une par une, comment vont les hommes, un par un : tout seul au fond du gouffre quand on ne peut pas passer. Pour passer il faut des jambes bien solides, comme le capitaine. Malgré les jambes solides on ne tient plus très bien aux hommes qu’on aime ; MacWhirr et Jukes se séparent, Jukes qui lutte de chaque muscle de son corps est emporté dans les airs, les zéphirs, le Notos, les vents, les brises, il vole, ça c’est fait, mais il vole seul, Jukes.

Les ténèbres donc avec leurs doubles voiles, le voile du dessus plus palpitant que l’autre, plus obscur, aussi. Les dents neigeuses des vagues, le dos de la mer comme d’un monstre et au-dessus nulle étoile, mais ce bleu éclatant des nuages ; de chaque muscle tenir à quelque chose, pied du mât, la barre. On voit dans la noirceur des récifs, celui d’un rocher, on voit filer les canots de sauvetage, Jukes le dit au capitaine, au creux de l’oreille du capitaine, les canots viennent de filer, monsieur et monsieur répond : bien, bien ils viennent de filer, voilà une information.

Le trésor perdu des Chinois, là-bas, les caisses d’or dégringolent et s’ouvrent, l’or se répand, en dollars, les bagarres des hommes qu’on descend en groupe forcé dans la cale, on se doute que ce n’est pas tout à fait rien. Que quelque chose nous rappelle ou va nous rappeler à la bonté. On ne peut pas le dire comme ça, pas en présence, en tout cas, d’un grand gaillard ou escogriffe qui n’a jamais eu la moindre imagination – alors la bonté. Le grand gaillard répond, quand tout clame, c’est à dire quand la mer de Chine est en proie au typhon et escalade les navires et s’escalade elle-même : passez donc, tenez le cap.

La vague : elle est impossible et surgit pourtant et contrairement à MacWhirr et Jukes je ne la vois pas. Les vents poussent gigantesques, l’atmosphère elle-même bondit, se rue, venue des profondeurs du globe, sur le navire où sont les hommes – qui à la barre, qui dans les soutes et les deux, capitaine et second, sur le pont. Il faut noter que le capitaine a la voix calme. La voix est toute proche. Il faut noter que les deux hommes, MacWhirr et Jukes, s’enlacent, s’étreignent. La colonne surgie des bas fonds va se briser sur eux qui se tiennent joue contre joue, oreille contre joue et lèvre sur lèvre et main sur la cuisse. C’est tout ce qu’il y a quand on est dans le gouffre : l’autre. C’est tout ce qu’il doit y avoir. Et quand on se détache, bien forcés, le vent d’en haut et le vent d’en bas se joignent et ils finissent tous les deux ici, dans la tête, les vents assourdissants, dans la tête de Jukes dans celle du capitaine qui jusque-bien calme passait dans le gouffre comme on saute à cheval – par dessus un canyon. Un instant la voix calme s’inquiète, la voix qui ne s’inquiète jamais s’inquiète, elle appelle, elle lance un appel hurlant pour couvrir le vacarme : Jukes, Jukes !  

(L’appel hurlant dans ma nuit personnelle, quand le gouffre c’est, à 2:00 du matin, l’immense conscience des temps, des épaisseurs antérieures et post-postérieures si bien que tel héros, penseur ou poète à changer le monde n’est qu’un mini-sillon, fente bientôt recousue – et la nuit dure, pas sûr qu’on puisse reposer les pieds ou les pattes par terre un de ces jours s’il y a un jour.)

Tempête. C’est un peu comme si on était détachés, alors. Il reste nos fonctions, capitaine et second et l’inquiétude qu’il y a dans la voix du capitaine qui par définition est une voix qui ne s’inquiète pas redouble le truc de la tempête qui surgit alors même qu’elle est impossible. C’est l’impossible qui a lieu une deuxième fois. MacWhirr s’inquiète : une deuxième vague nous écrase, MacWhirr s’inquiète et le rempart qui tenait le gouffre sous nos coques et pieds et nous gardait à quelques mini encablures de lui, le gouffre, s’effondre. Ce qui reste ? Nos fonctions. Lèvre sur lèvre, main sur la cuisse, tête de Jukes entre les mains de MacWhirr et l’appel, l’appel. Le type qui disait : allons tout droit, faisons face, s’inquiète maintenant, celui qui ne faisait pas de détours doute – et c’est la dégringolade. Ce qui reste ? Nos fonctions. Jukes se révolte. Il est le second, MacWhirr le capitaine et la tempête gagne toujours qui sépare les hommes des hommes, ceux-là se sont tenus enlacés, ils se sont étreints et ils se séparent : Jukes se révolte contre la hiérarchie et le commandement. La tempête impossible a lieu. Elle gagne toujours. On est bien offusqué, réduit à aller à la mort, seul, un par un. D’ailleurs les Chinois se disputent pour les ors qui gigotent, se dispersent, se confondent. On les a bien accrochés, Chinois et coffres, pour qu’ils ne soient pas écrasés. Pourtant ils se démembrent, se battraient au sang pour un dollar, la grosse tempête pour la grosse lutte des hommes et c’est ainsi que ça gagne toujours. Que ça s’attaque à l’homme, sépare l’un de l’autre, divise.

Et pourtant. C’est ça, la tempête, le furieux renversement. L’impossible devient possible puis, retour à la phase n° 1, c’est ça, on saute par dessus le gouffre, on n’a pas touché le fond et les pattes on les pose quelque part, animal qu’on est devenu, l’impossible redevient impossible. Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes, il n’y a pas de place pour les discoureurs, il n’y a pas de toujours, pas de jamais, il suffit de faire face, faire face est le seul moyen de passer au travers.

Enfin : on avait dit bonté, c’est sans doute justice qu’il faut dire et après qu’on a chahuté dans les remous, ce qui se passe est de l’ordre de l’autorité, MacWhirr redevient MacWhirr. Il dit qu’il préférerait ne pas perdre le navire. Et qu’il faut être le plus juste possible.

Ce qui se passe est de l’ordre de l’autorité et de la justice, d’une justice qui a survécu aux gouffres, d’une justice imparfaite comme sont les justices qui survivent aux gouffres. Pas de parlottes : les Chinois sont des Chinois à qui vous redistribuerez avec équité les dollars ramassés, qui ont roulé des coffres éventrés. Répartissez à part égale entre les Chinois à qui on a arraché l’âme sur l’entrepont (et ça tombe bien, ils n’avaient pas d’âme, comme le capitaine MacWhirr n’en a pas, dénué qu’il est d’esprit et d’imagination), les dollars qui leur reviennent. 

tempête, 3

Une jeune femme, un peu la pietà de Michel-Ange, aussi jeune qu’une pietà, plus heureuse, quoique. Son homme qui tourne mal, beau type brun, élancé, emporté et dont on comprend, si mes souvenirs sont bons, qu’il est désœuvré et qu’il a des idées ou illusions. Leur enfant minuscule. L’inquiétude dans laquelle est la jeune femme, pietà d’autrefois, l’euphorie qui lui revient toujours, c’en est une que tu fais tomber, qui se relève systématiquement, répétition incessante de la chute – et la joie qui succède. Jeune couple avec enfant, jolie maison, quelque ennui, une grand-mère qui observe ou accompagne, discrète. L’homme, c’est de la ville qu’il rêve, des usines, du boulot qu’il n’y a qu’à se pour que, des distractions, séductions ; une femme brune, cheveux courts si je me souviens bien, débarque là-dedans, suscitant l’idée qu’on peut être plus actif et malin que ça, plus libre et géant plus que ça, ailleurs qu’à la place où on est.

Qu’il parte avec elle. Elle le veut et il veut qu’elle le veuille, il embrasse la femme brune de la ville, dans le secret embrasse la ville et la virilité qu’elle lui donne, plonge dans un désir confondu, fille brune violente, ville et jeu. Il lutte, probablement lutte et la pietà s’attriste, berce l’enfant, pleure souvent.

Puis renaît à la vie comme on sait faire aussi, si mes souvenirs sont bons, à peine l’homme égaré (brun, grand, enfantin, fendu, au visage, d’une tristesse verticale) lui propose-t-il une ballade sur le lac, une fête là-bas, une journée de fête. La pietà, petite fille.

La fête, nous on sait. Pas elle, pas lui : presque lui ne sait pas, il est bel et bien divisé en deux.

Ils prennent le bateau et il y a le pressentiment du chien, finalement ils sont deux à savoir, le chien et la partie de l’homme qui n’a pas d’autre solution que celle de noyer son ennui de cette façon fatale. L’homme : tout penaud, pas fier de lui du tout mais c’est un effort à faire, premier ou dernier, ça commence comme ça, couper dans la morosité, la mollesse, noyer dans les eaux sombres et une fois pour toutes la blondeur, la blancheur, le doux ennui et tout ce qu’il devient, lui, en sa compagnie.

A se foutre à l’eau.

Le chien a deviné qui les suit à la nage. Le chien a deviné les meurtres à venir, l’un contre elle si joyeuse, l’autre contre lui si embourbé dans la peur de disparaître. Dans la peur de de ne pas savoir faire venir, ici, où il est, la joie, des joies. Sans un mot, l’homme ramène le chien à la berge, sans un mot et cette journée d’amour, soupçon, elle commence bizarrement.

Là, à cet endroit, on peut se demander si dans l’inquiétude, chagrin ou mini soupçon, elle ne s’y retrouve pas un peu, la jeune pietà de Michel-Ange. Un peu. A peine.  Du moins sait-elle peut-être, vaguement, quelque chose de ce qui l’attend. L’homme triste et sombre à mes côtés. Comme si de tout temps c’était fichu. Silence donc, il rame.

La fête a eu lieu.

Je passe parce que le moment raté où il veut la tuer, après quoi oui il ira avec la fille brune et violente à la ville, ce moment je l’ai oublié.

C’est un moment raté : c’est le moment où la pietà comprend pour de bon et la vie lui revient, pulsion tenace de vie. Elle échappe, ne veut plus rien savoir de l’homme, elle pleure et lui, de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu de lui, la division la plus secrète, la plus obscène (finalement il prenait possession d’elle, l’avalait comme les eaux allaient l’avaler, le plus secourable des hommes devenu monstre de dangerosité), lui de voir qu’elle a vu ce qu’elle a vu : c’est la honte, comme s’il montrait ses fantasmes ou le noyau au fond du noyau de ses rêves, comme s’il se déchirait, comme si la petite copie qu’il y avait alors, spectre, fantôme, imitait la forme initiale en grimaçant, comme si les deux qu’il était restaient là plantés, ni en campagne ni en ville mais dans cet espace fait exprès pour pourrir de honte, il suffisait qu’elle eût vu ce qu’elle avait vu pour qu’il se dégoûtât, exposé, cupide, creux, boyaux et ventre, le tout en double, multiple et multiplié et les mains pour tuer avancent crochues et le désir, le désir bi-face, gueule de travers, les dents, double ligne. Bref.

De voir qu’elle a vu, fait marche arrière. Il veut les morceaux rabibochés.

Je pense à ma grand mère Emma excusant l’inexcusable pour le plaisir d’excuser : il a eu un mauvais moment.

Il voudrait quand il a raté le moment voudrait se recomposer devant elle et que ça n’ait pas eu lieu. Qu’elle n’ait pas vu le moment ; ça suffirait. Mais elle pleure et refuse.

On passe.

Elle finit par accepter, je ne sais plus comment, faire confiance de nouveau, croire en l’un qu’il peut être, ou en l’autre – un autre à recomposer, rafistoler.

On va faire de lui un autre homme, d’aspect. On rafistole. Coiffeur. Il a perdu un peu de sa tristesse et il y a là une reconquête à faire, c’est à la fois très pratique, être tombé et se relever avec une reconquête à faire, on t’y aide, de façon à ce que tu te sentes un mec bien, un mec mieux, un peu en tout cas, assez peut-être, pourquoi pas. Chez le coiffeur il va se passer un événement, l’événement de toujours, de mieux en mieux, de mec mieux en mec toujours mieux.

L’événement : un type grossier, pas un qui a voulu tuer quelqu’un, un type à qui tout est permis et rien donné s’approche un peu trop de la pietà qui a séché ses larmes. Le type s’approche, fait des des mines pas du tout séduisantes lui qui cherche à séduire facile, vulgaire. Vraiment le pauvre type n’a pas une chance, il s’y prend très mal et ne comprend rien. L’homme anciennement divisé et sombre, sombre, va lui casser la gueule. La jeune pietà joyeusement les sépare, bref ils s’aiment ces deux-là, avec le désir qui sait ce qu’il cherche, dans l’instant, et ce qu’il exclue, contre quoi il se rassemble (le désir) et s’entend. Comme il se fortifie d’un salopard qui drague dans les salons de coiffure.

Le jeune couple retrouvé fait la fête, je passe.

Ils rentrent, heureux je crois me souvenir.

Sur le lac.

C’est le retour, un drôle de retour.

Jusque-là il y a eu un renversement, non du bateau et de la jeune femme qui devait être avalée par les flots, mais de la situation. Les amoureux rentrent après quelques métamorphoses.

Elle, elle dort tant elle est tranquille, ne pense plus du tout qu’il a voulu la tuer et pourrait encore vouloir parce que quand on a voulu ça, eh bien en quelque sorte le germe est planté, celui du renversement.

La situation s’est retournée. Retour, il veille sur elle, certes il a bu, certes a joué et je ne me souviens plus sur combien de trucs il a tiré, combien de trucs il a visé, fête foraine, il a trouvé des cibles, a un peu bu, n’empêche il est là dans la bateau du retour, sur le lac qui sépare la campagne de la ville, l’ennui des excitations, il est là, solide et rasé de près et souriant et à peine fatigué et elle, elle dort paisiblement contre lui.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Tout ce qu’il y avait à l’intérieur à l’aller, la tempête fantastique qu’il y avait en lui : l’image décollée de lui-même et comme d’un geste, d’un geste des deux mains sur le cou fragile de la gosse, pietà qui s’y attend – tu t’y attendais, ne dis pas autre chose – il voulait tout basculer.

Paisiblement, il faut le dire vite.

Le lac moutonne. L’homme est debout à tenter de rétablir les choses mais le lac secoue drôlement. Les cieux bougent, les arbres se couchent. Comme je ne me souviens plus très bien, je regarde la scène sur Youtube, via Google, Murnau Aurore Tempête, ça commence par le vent sur la ville, les manèges tournent et les rideaux volettent et le vent siffle tandis que l’homme fier et rasé de près tient contre lui la jeune femme blonde qui dort sur le lac, retour, il a oublié qu’il a voulu la tuer, complètement oublié, et la ville s’emporte, les rideaux et les manèges et les silhouettes courent, les silhouettes courent en tous sens, petites bribes de choses que les airs sifflants veulent bien vous laisser, choses noires et debout, la colère est terrible, c’est alors qu’on se dit : tiens, on assiste au renversement d’un renversement, tempête. Tempête. Les eaux maintenant, celles qui devaient avaler. Les dents des vagues que provoque la tempête sont d’argent boursouflé, gonflent et elle, le fille innocente se dit-on, pense-t-on, comme ça, dort toujours. Innocente ? elle qui avait deviné tout ça, quelque part, aller et retour et comme on n’échappe pas à la querelle de soi et de soi, les deux tristes dégueulasses qu’on est toujours, soi contre soi. Retour. Pourtant il faut le voir, lui, debout, sous la poudre qu’est devenu l’air, il faut voir le grain de l’air voilé, il faut le voir, lui, s’agiter et tenter de rétablir la barre et ce n’est que quand l’éclair coupe en deux le ciel qu’elle, pietà, se réveille, et la suite : elle tombe, est perdue, noyée et pour de bon. Puis le chagrin de tous, et sa culpabilité à lui.

C’est le moment du renversement du renversement, peut-être qu’on n’échappe pas aux pulsions de mort et au plaisir d’au-delà du plaisir. Et puis : le doigt de la tempête, quelque chose a fait tourner d’un côté, quelque chose (des ciels, des villes, des dents des vagues) a fait tourner de l’autre.

Elle est tombée à l’eau.

Eh bien ce n’est pas ça. Ce n’est toujours pas ça, on croit le renversement du renversement et la fille, pietà de Michel-Ange, aussi jeune et belle, on la croit morte à souhait.

Eh bien non. Elle vit. C’était une noyade ratée.

C’est donc bien qu’on échappe.

Tempête. L’aurore, Murnau.