Villa Chagrin

Remue.net
Le matricule des anges
La croix
La villa Chagrin, à Bayonne, fait l’angle des boulevards Alsace-Lorraine et Jean-Jaurès. Derrière, l’Adour est haut, au mois de mars. En 1938, on enfermait à la villa Chagrin ceux qui tentaient de rejoindre l’Espagne, ou ceux qui la quittaient. » C’est de ce côté-là que rôdent les souvenirs de la narratrice – une femme qui vient de perdre son amour. Tout en songeant à l’homme aimé, celle-ci se penche sur le destin de Marthe Arnaud qui fut la compagne du peintre Bram Van Velde (1895-1981) de la fin des années 1930 jusqu’à sa mort accidentelle en 1959. Les traces du séjour à Bayonne de Marthe et de Bram – années difficiles de silence et de dénuement – croisent celles de la disparition qu’est en train de vivre la narratrice. Même économie, même réserve, même intensité réduite à l’essentiel: l’errance fantomatique des deux destins autour de la villa Chagrin révèle, en Marie Cosnay, une styliste dont l’inspiration reste encore très proche de la poésie.
Jean-Maurice de Montremy, La Croix, jeudi 18 mai 2006

Le monde des livres
La Villa Chagrin, à Bayonne, fait l’angle des boulevards Alsace-Lorraine et Jean-Jaurès. En 1938, on y enfermait ceux qui tentaient de rejoindre l’Espagne ou ceux qui la quittaient. Sujet hollandais, revenu depuis peu de Majorque après la mort de sa femme Lily, Bram van Velde est arrêté lors d’une promenade dans les environs, avec sa compagne Marthe Arnaud-Kuntz faute de papiers d’identité, il est emprisonné quatre semaines à la Villa Chagrin où il réalise une série de dessins – le Carnet de Bayonne. C’est en ce lieu précis, à mi-chemin entre l’Adour et la maison où vit la narratrice, que se croisent deux histoires celle où, douloureusement, elle perd de vue l’homme qu’elle aime, et celle qui unit Bram à l’énergique Marthe, qui en 1959, devenue presque aveugle, mourra renversée par une voiture. Le tissage subtil des notations brèves, la densité poétique de l’écriture mêlent magnifiquement le récit et l’hommage au peintre qui écrivait à Beckett : « Mon travail c’est un saut, un salto vers la vie, vers l’énergie qui fait vivre.
Monique Petillon,  Le Monde, vendredi 31 mars 2006

Marie Cosnay’s Roman-fleuve
par Warren MOTE

Villa Chagrin (2006), Marie Cosnay’s third book in a body of work that now includes eleven titles, may not be a roman-fleuve in the strict sense of that term (indeed it may not even be a novel), but a river most certainly runs through it, from first page to last. That river is the Adour, as seen from its right bank, across from Bayonne, in a place called Saint-Esprit. At some seventy-five pages, this text is certainly no Jean-Christophe, no Chronique des Pasquier. Nonetheless, it flows in full spate, picking up and melding along its way an impressive variety of narrative currents: the story of the painter Bram van Velde and his companion, Marthe Arnaud-Kuntz; an examination of the nature of disaster, conceived both as a collective phenomenon and as a personal one; a love story wherein absence looms far larger than presence; a meditation on the image and the fate of the image in representation; a parable of writing and its uses; and more besides. Like the Adour, Villa Chagrin is very fluid, very dynamic. Its author, a classicist by profession, is well placed to understand why a river seemed so apt to Heraclitus as a figure of time; and just like a river, this novel (for that is what I shall call it) is mutable in astonishing ways.

Michel Charles has argued eloquently for a vision of the literary text as an artifact constantly in motion, one that is difficult to apprehend in any way other than on the run, as it were.i That way of looking at textuality is particularly productive in the case of a work such as Cosnay’s, wherein a powerful continuity is achieved through a narrative technique that seems, on the face of it at least, constantly interrupted. The multiple diegetic threads that I mentioned contribute to that sense of interruption. More telling still is the fact that Cosnay structures her novel like a diary, with dated entries and a progressive intercalated narration. Maurice Blanchot reminded us long ago that any discourse at all relies in some measure on interruption for its coherence,ii and in that perspective it is easier to understand how Cosnay enlists multiplicity in the service of singularity. The image of the river is also helpful in that regard, as is Michel Charles’s characterization of literary textuality as “essentiellement un long discours, où le récit apparaît par intermittence” (199). One important consideration that such a manner of conceiving a work of literature suggests is that any reading we bring to it must strive to be as mobile as the text itself—a tall order, certainly, and one that inevitably calls us to attention.

The incipit of Villa Chagrin invokes both time and space, and appears to situate the narrative instance precisely: “Le 15 novembre je suis restée à la maison, évitant la brume sur l’Adour et le flot cotonneux aperçu la veille vers sept heures quarante cinq quand j’allais dans l’invisible, roulant vers le lieu le plus familier de la ville” (9). Yet that invocation relies significantly on imprecision for its effect, and the narrator insists upon phenomena (“la brume,” “le flot cotonneux,” “l’invisible”) that serve to thematize the notion of imprecision. It is a technique that Marie Cosnay will exploit throughout her novel, and one that is deeply imbricated in the fluvial images that teem therein.

Those images are extremely various, and they serve a variety of purposes. From time to time, Cosnay personifies the river, in order to underscore the narrator’s state of mind, either by identification or by contrast: “Le fleuve était imperturbable” (10). It is a thing both alive and reactive, whose spirits and modes of being change continually: “Non loin de la villa Chagrin, à Saint-Esprit, je regardais l’Adour. Il dégueulait un peu. Des ponts successifs le barraient. La brume est venue” (35). Like the narrator and every other human that she puts on stage, the river has traversed a significant span of both time and space in order to arrive at the here and the now: “Ville où la rivière joint le fleuve qui sur deux cents kilomètres a parcouru jusque-là les monts rougis de bruyère” (10). Though one might have imagined that the prison which lends its name to the book would have served as the center of Cosnay’s novelistic topography, it is in fact the river instead. Speaking of her own house, the narrator remarks, “Non ce n’est pas loin de la prison. Ni de l’Adour qui est par rapport au point du Mandrill l’endroit symétrique” (11).

That symmetry marks Villa Chagrin indelibly, and the point upon which it hinges is the river itself. In that perspective, it is the river which guarantees the rest of Cosnay’s landscape, conceived both literally and figuratively. As the narrator tells the story of Bram van Velde, for example, the incidents and anecdotes she provides take their place in a chronology that the river certifies, through metaphor. Moreover, in contemplating the river, the narrator becomes convinced of a broader existential lesson, one that might have seemed obvious from the start, but whose truth is so trivially conspicuous that it demands confirmation at a deeper level: “La vie passe en effet” (62). The river perceives each of the narrator’s gestures, and serves as a mute witness to her circumstances and her thoughts. It observes her both as she acts and as she refuses to act: “Je viens au coin des boulevards Alsace-Lorraine et Jean-Jaurès, non loin de l’Adour et non loin de chez moi. J’ai jeté les photos prises par l’homme que j’aime, je me suis allongée, victime de paludisme peut-être, de tremblements nouveaux, je me suis allongée dans le soleil qui regardait l’Adour, j’y suis, c’est le moment. Pas encore” (56).

Finally, and as if inevitably, the river serves as an image of the text itself. Both are phenomena whose nature is difficult to grasp upon first encounter, things that change and that change again, but which are nonetheless governed by a directional logic—that is to say, both of them go somewhere. Importantly, the manner in which the river resists representation limns a discourse on representational difficulty that flows unabated through Villa Chagrin. “L’homme

i  See Introduction à l’étude des textes 138: “Or, dans la pratique, justement, dans l’opération de lecture, le texte se présente non comme un objet immobile que l’on pourrait contempler d’un seul regard, mais comme un défilé d’énoncés aux frontières floues, les passage en continu, et selon des rythmes variables, avec des pauses parfois aléatoires, d’une suite d’objets qui se recoupent incessamment les uns les autres. Il y a là une dynamique, qui est celle de la lecture.”

ii  See “L’Interruption,” and especially this crucial insight: “L’interruption est nécessaire à toute suite de paroles; l’intermittence rend possible le devenir; la discontinuité rend possible la continuité de l’entente” (107).

Adèle, la scène perdue

Les derniéres nouvelles d’alsace

À propos de Adèle, la scène perdue {Jean-Marie Barnaud, Jean-François Manier et Jean-Pierre Simeon, distinguèrent cette pépite – long poème – travaillée tout autant que polie par la secrète et lancinante question des amours disparus. Est ce l’histoire de cette passion qu’elle tente de saisir ? (…) Bribes et fragments s’entremêlent et fondent cette gravité, paradoxale – à la fois source de menace et de force… Rêves, maisons, soeur, frère… Les incises, instantanés polaroïds intimes, révèlent les sillons tracés par la vie. “On regarde ce que fait le désir/ On se lasse/ Le désir c’est le dessin impossible du visage – toujours jeune, clair, taillé pour un rêve, un départ.” Du visage chéri ne demeure que le souvenir éclaté de sensations de moments, de gestes. (…) Regard vagabond, éclairé par la lumière de Bayonne, Marie Cosnay capte en mosaïque impressionniste ces divers moments. Comme le ferait l’oeil numérique d’une caméra fouillant l’espace et le temps Montage en parallèle, art du champ contre-champ, le puzzle sensitif se constitue. (…)
Veneranda Palladio, Les Dernières Nouvelles d’Alsace.

Le Polyraphe N°36-38

Comment commence une histoire ? Qu’est ce qui peut faire origine ? (…) Si le temps, ici, fait problème, c’est plutôt que l’événement lui-même, dans sa brièveté soudaine, est une histoire très longue, ou plutôt le moment où les histoires les plus anciennes, même d’avant la naissance, reprennent leur droit et s’imposent
(…) L’errance en voiture du “je” ou d’“elle” (le texte ne choisit pas, et ce n’est ni “l’auteur” ni le personnage qui se nomme dans les pronoms, mais l’un et l’autre, alternativement ou sans que l’on puisse décider, seulement quelqu’un qui peut tenir les phrases et faire que le texte avance) ne s’explique pas par cette mort initiale dans la famille. (…) Là aussi, comme dans les traductions de Marie Cosnay, la grammaire joue un rôle premier ; la syntaxe se voit confier la tâche de faire avancer l’histoire. Cela en réaction contre des poétiques de l’instant, de la rupture, qui posent qu’en fractionnant les phrases, qu’en rompant le lien “aliénant”, parce que généralisant, entre le sujet et le prédicat, on se donne un accès à quelque chose comme une vérité première, expressive, immédiate et non logique, du langage, comme si l’on retrouvait par là une origine perdue. L’écriture prend ici un penchant inverse et non naïf ; elle vise la linéarité. Cette visée, paradoxalement, ouvre, permet à une durée imprévue de s’instaurer, ouvre à des lieux, des paysages, des présences concrètes et changeantes. (…)
Pierre Judet de La Combe (EHESS)

Le matricule des anges
Adèle fouille les recoins, à la recherche des angles morts, ceux qui, en temps normal, obèrent la vision, et qui, ici, révèlent les éclats d’une fulgurante intuition. Pour nous les faire entrevoir, Marie Cosnay déploie les points de vue, élaborant ce qui ressemble à un gyroscope de la douleur : narration directe de  l’événement, parcelles de la mémoire d’Adèle, atelier de l’écrivain, trois voix, trois rythmes, dans un assemblage précis. Poésie en prose plus encore que récit ou roman, Adèle, la scène perdue déroule en effet une étonnante continuité (et cohérence) au coeur des questionnements partagés, de la mélodie syncopée qui les soutient, et des brusques virages de ton de la narratrice : qu’elle s’éloigne et emploie “on” indéfini, ou nous prenne à partie par un “vous”, à la fois injonction et déportation – et que ce moi lecteur ait ou non envie de vivre par procuration ces événements et ces états – la langue l’emporte, nous entraîne, dans le respect des espaces de silence nécessaire au dévoilement de l’insaisissable. (…) Poète avant tout, douée, ici comme dans son précédent opus (Que s’est-il passé ?) d’une force limpide au service du mystère de la mémoire, Marie Cosnay est d’abord une voix qui fait de son texte un corps vivant, sachant vivre avec son secret, garant de l’intimité et de l’intégrité, pour que tout au bout du périple advienne une réelle naissance : “Adèle, c’est le prénom d’une femme, je m’y suis confondue./ Qu’est-ce qui pouvait bien se passer, dans la souffrance de nepas pouvoir raconter, si ce n’est l’avènement d’une femme ?”
Lucie Clair.

 

 

Que s'est il passé ?

Le matricule des anges n°45
Le premier livre de Marie Cosnay, née en 1965, est un long poème dans lequel une question lancinante, secrète, va être posée. Une voix, prometteuse, s’ouvre sur l’histoire d’un amour disparu, peut-on penser, lors d’un accident de la route. Le visage de cet homme ne reste là que dans le souvenir éclaté de moments, de gestes, jusqu’à même s’inscrire dans des sensations presque abstraites. On pense parfois, tant les temps
narratifs sont croisés et cadrés telles des photographies, à La Jetée du cinéaste Chris Marker, ou encore, à cause de la lenteur sourde des questions (filiales, paternelles, celles des rapports entre homme/femme) au Retour passeur du poète Jean Daive. La gravité du livre est contrebalancée par une économie de langue manifeste, laquelle a l’efficace de nous confronter au retour d’une vérité simple, celle d’une mémoire de l’autre impossible à effacer : “Forcenée je veux tirer l’eau le visage/ qui dort./ Je pense que c’est notre mesure de passer/ la mesure, s’efforcer, s’appliquer avec/ du courage à fonder ce qui était/ premièrement debout (…)”.
Lucie Clair

Le polygraphe
C’est une histoire d’amour et de mort. Ce n’est pas une histoire. Trop de mots manquent. C’est un secret. (…) Texte enfin tout entier du côté de la poésie, si c’est “entre les lignes” que cela se passe, comme le voulait Pierre Reverdy, entre vivre et écrire, voir et concevoir. Si la poésie est plus acte que dépôt d’écriture, un moment de l’existence en route vers son sens. Cela qui échappe toujours, cela que la narratrice de Marie Cosnay s’applique à saisir, cela qui définit sa posture : “si je faisais un film, je voudrais que l’image s’emporte à la recherche de ce qu’elle ne montrera jamais” ou encore “je pense que c’est notre mesure de passer / la mesure, s’efforcer, s’appliquer avec / du courage à fonder ce qui était /premièrement debout”. (…) Oui, il y a de l’excès dans ce texte (…). Marie Cosnay prend le risque de l’illisible, celui de heurter le sens commun, le bon sens, celui qui aime à lier, à s’emprisonner et à s’endormir au filet de quelques fictions toujours plus ou moins bien ficelées. Ce risque d’illisibilité est aussi celui de la poésie si, selon les mots de Pierre Reverdy, elle “est dans ce qui n’est pas”. Beau risque !
Alain Freixe


Des aubes particulières